5.

Andrew avait passé les dix premiers jours de juin à Buenos Aires. De retour de ce second voyage en Argentine, il retrouva Valérie plus rayonnante que jamais. Un dîner en ville, réunissant les fiancés et leurs témoins respectifs, donna lieu à l'une des soirées les plus agréables qu'il ait connues. Colette lui trouva beaucoup charme.

En attendant le mariage prévu pour la fin du mois, Andrew passait ses journées et nombre de ses soirées à peaufiner son article, rêvant parfois qu'il obtiendrait le prix Pulitzer.

La climatisation de son appartement avait rendu l'âme et le couple avait investi le deux pièces de Valérie dans l'East Village. Il lui arrivait de rester jusqu'au milieu de la nuit au journal, le bruit de son clavier empêchant Valérie de dormir lorsqu'il travaillait chez elle.

Il faisait une chaleur insoutenable en ville, des orages qualifiés d'apocalyptiques à la télé frappaient presque quotidiennement Manhattan. En entendant le mot apocalypse, Andrew n'imaginait pas à quel point sa propre vie allait bientôt basculer.

*

Il en avait fait la promesse solennelle à Valérie : pas d'escapade dans un club de strip-tease, pas de virée dans l'un de ces night-clubs où traînaient des filles esseulées, il s'agissait juste de passer une soirée à refaire le monde, entre amis.

Pour son enterrement de vie de garçon, Simon invita Andrew dans l'un des nouveaux restaurants en vogue. À New York, les restaurants en vogue ouvrent et ferment au même rythme que les saisons.

– Tu es vraiment sûr de toi ? demanda Simon en lisant le menu.

– J'hésite encore entre le chateaubriand et le filet mignon, répondit Andrew d'une voix distante.

– Je te parlais de ta vie.

– J'avais bien compris.

– Alors ?

– Qu'est-ce que tu veux que je te dise, Simon ?

– Chaque fois que j'aborde le sujet de ton mariage, tu bottes en touche. Je suis ton meilleur ami quand même ! J'aimerais juste partager ce que tu vis.

– Menteur, tu m'observes comme si j'étais une souris de laboratoire. Tu voudrais savoir ce qui me trotte dans la tête au cas où ce genre de chose t'arriverait un jour.

– Aucun risque !

– J'aurais pu dire ça il y a quelques mois.

– Alors qu'est-ce qui s'est vraiment passé pour que tu fasses le pas ? interrogea Simon en se penchant vers Andrew. D'accord, tu es mon rat de laboratoire, maintenant dis-moi si tu ressens un changement en toi depuis que tu as pris cette décision.

– J'ai trente-huit ans, toi aussi, et je ne vois que deux chemins s'offrir à nous : continuer à batifoler avec ces créatures de rêve qui évoluent dans les endroits à la mode...

– Ce qui est plutôt joyeux comme programme ! s'exclama Simon.

– ... Et devenir l'un de ces vieux beaux solitaires qui flirtent avec des filles de trente ans leurs cadettes en croyant rattraper une jeunesse qui court plus vite qu'eux.

– Je ne te demande pas de me faire une leçon sur les choses de la vie, mais de me dire si tu penses aimer Valérie au point de vouloir passer toute ton existence avec elle.

– Et moi, si je ne t'avais pas demandé d'être mon témoin, je t'aurais probablement répondu que cela ne te regarde pas.

– Mais je suis ton témoin !

– Toute mon existence, je n'en sais rien, et puis ça ne dépend pas que de moi. En tout cas je n'imagine plus ma vie sans elle. Je suis heureux, elle me manque quand elle n'est pas là, je ne m'ennuie jamais en sa compagnie, j'aime son rire, et elle rit beaucoup. Je crois que c'est ce que je trouve de plus séduisant chez une femme. Quant à notre vie sexuelle...

– C'est bon, interrompit Simon, tu m'as convaincu ! Le reste ne me regarde absolument pas.

– Tu es témoin, oui ou non ?

– Je n'ai pas à témoigner de ce qui se passe dans le noir.

– Ah, mais nous n'éteignons pas la lumière...

– Ça va Andrew, arrête ! On peut passer à autre chose ?

– Je vais opter pour le filet mignon..., dit Andrew. Tu sais ce qui me ferait vraiment plaisir ?

– Que je t'écrive un beau discours pour la cérémonie.

– Non, je ne peux pas te demander l'impossible, mais j'aimerais bien que l'on aille finir la soirée dans mon nouveau bar préféré.

– Le bar cubain de TriBeCa !

– Argentin.

– J'envisageais quelque chose de différent, mais c'est ta nuit, tu ordonnes, j'exécute.

*

Le Novecento était bondé. Simon et Andrew réussirent à se frayer un chemin jusqu'au bar.

Andrew commanda un Fernet noyé dans du Coca. Il le fit goûter à Simon qui grimaça et opta pour un verre de vin rouge.

– Comment fais-tu pour boire ce truc ? C'est amer au possible.

– J'ai éclusé quelques bars à Buenos Aires ces derniers temps. On s'y fait, crois-moi, on finit même par y prendre goût.

– Très peu pour moi.

Simon avait repéré dans la salle une créature aux jambes interminables, il abandonna aussitôt Andrew en s'excusant à peine. Seul au comptoir, Andrew sourit en regardant son ami s'éloigner. Des deux chemins de vie évoqués plus tôt, nul doute sur celui que choisissait Simon.

Une femme prit place sur le tabouret que Simon venait de quitter et lui décocha un sourire alors qu'il commandait un second Fernet-Coca.

Ils échangèrent quelques phrases anodines. La jeune femme lui avoua être surprise de voir un Américain apprécier cette boisson, c'était assez rare. Andrew répondit qu'il était un type assez rare dans son genre. Elle sourit un peu plus et lui demanda ce qui pouvait bien le distinguer des autres hommes. Andrew, décontenancé par la question, le fut encore plus par la profondeur du regard de son interlocutrice.

– Que faites-vous dans la vie ?

– Journaliste, balbutia Andrew.

– C'est un métier intéressant.

– Ça dépend des jours, répondit Andrew.

– Dans la finance ?

– Oh non, qu'est-ce qui vous fait penser ça ?

– Nous ne sommes pas très loin de Wall Street.

– Si j'avais pris un verre dans le Meatpacking District vous auriez pensé que j'étais boucher ?

La jeune femme rit de bon cœur et Andrew aima son rire.

– Politique ? reprit-elle.

– Non plus.

– D'accord, j'aime les devinettes, dit-elle. Vous avez le teint hâlé, j'en déduis que vous voyagez.

– Nous sommes en été, vous aussi vous avez le teint hâlé... mais, en effet, mon métier me fait voyager.

– J'ai la peau mate, question d'origines. Vous êtes grand reporter !

– On peut dire ça, oui.

– Sur quoi enquêtez-vous en ce moment ?

– Rien dont je puisse vous parler dans un bar.

– Et ailleurs que dans un bar ? susurra-t-elle.

– Uniquement en salle de rédaction, répondit Andrew qui sentait soudain une vague de chaleur le gagner. Il prit une serviette en papier sur le comptoir et s'essuya la nuque.

Il crevait d'envie de la questionner à son tour, mais le seul fait de se prêter à sa conversation amorçait un jeu moins anodin que celui des devinettes.

– Et vous ? bredouilla-t-il en cherchant désespérément Simon du regard.

La jeune femme consulta sa montre et se leva.

– Je suis désolée, dit-elle, je n'avais pas vu l'heure, je dois partir. J'ai été enchantée, quel est votre nom ?

– Andrew Stilman, répondit-il en se levant à son tour.

– À une autre fois peut-être...

Elle le salua. Il ne la quitta pas des yeux. Il espéra même qu'elle se retourne au moment où elle franchirait la porte du bar, mais il ne le sut jamais. La main de Simon, en se posant sur son épaule, le fit sursauter.

– Qu'est-ce que tu regardes comme ça ?

– On s'en va, tu veux bien ? demanda Andrew d'une voix pâle.

– Déjà ?

– J'ai besoin de prendre l'air.

Simon haussa les épaules et entraîna Andrew à l'extérieur.

– Qu'est-ce que tu as, tu es blanc comme un linge, c'est ce truc que tu as bu qui ne passe pas ? s'inquiéta-t-il en sortant de l'établissement.

– Je veux juste rentrer.

– Dis-moi d'abord ce qui t'est arrivé. Tu fais une tête ! Je veux bien qu'on respecte tes secrets professionnels, mais là, tu n'étais pas en train de bosser à ce que je sache !

– Tu ne comprendrais pas.

– Qu'est-ce que je n'ai pas compris à ton sujet, ces dix dernières années ?

Andrew ne répondit pas et se mit à remonter West Broadway. Simon lui emboîta le pas.

– Je crois que je viens d'avoir un coup de foudre, murmura Andrew.

Simon éclata de rire. Andrew accéléra le pas.

– Tu es sérieux ? demanda Simon en le rejoignant.

– Très sérieux.

– Tu as eu un coup de foudre pour une inconnue pendant que j'étais aux toilettes ?

– Tu n'étais pas aux toilettes.

– Tu es tombé raide amoureux en cinq minutes ?

– Tu m'as laissé seul au bar plus d'un quart d'heure !

– Apparemment pas si seul que ça. Tu peux m'expliquer ?

– Il n'y a rien à expliquer, je ne connais même pas son prénom...

– Et ?

– Je crois que je viens de croiser la femme de ma vie. Je n'ai jamais ressenti une chose pareille, Simon.

Simon attrapa Andrew par le bras et le força à s'arrêter.

– Tu n'as rien rencontré de tel. Tu as un peu trop bu, la date de ton mariage approche, et l'ensemble forme un cocktail assez redoutable.

– Je suis sincère Simon, je n'ai vraiment pas envie de plaisanter.

– Mais moi non plus ! C'est la trouille qui parle. Tu pourrais t'inventer n'importe quelle raison pour faire marche arrière.

– Je n'ai pas la trouille, Simon. Enfin, je ne l'avais pas avant d'entrer dans ce bar.

– Qu'as-tu fait quand cette créature t'a parlé ?

– Je lui ai tenu une conversation sans aucun intérêt et je me suis senti pathétique après son départ.

– Mon rat de laboratoire est en train de découvrir les effets secondaires de la potion du mariage, ce qui est assez original quand on sait qu'elle ne lui a pas encore été inoculée...

– Comme tu dis !

– Demain matin, tu ne te souviendras même pas du visage de cette femme. Voilà ce que nous allons faire, nous allons oublier cette soirée au Novecento et tout rentrera dans l'ordre.

– J'aimerais que ce soit aussi simple que ça.

– Tu veux que nous revenions demain soir ? Avec un peu de chance, ton inconnue sera là, en la revoyant tu en auras le cœur net.

– Je ne peux pas faire ça à Valérie. Je me marie dans quinze jours !

Même s'il lui arrivait parfois d'afficher une certaine désinvolture qu'on aurait pu confondre avec de l'arrogance, Andrew était un homme honnête doté de convictions. Il avait absorbé bien trop d'alcool pour avoir les idées claires, Simon avait probablement raison, c'était la peur qui le faisait dérailler. Valérie était une femme exceptionnelle, une chance inespérée que la vie lui accordait, sa meilleure amie Colette n'avait eu de cesse de le lui répéter.

Il fit jurer à Simon de ne jamais révéler à personne ce qui venait de se passer et le remercia de l'avoir raisonné.

Ils montèrent dans le même taxi, Simon déposa Andrew dans le West Village et promit de lui téléphoner vers midi pour prendre de ses nouvelles.

*

À son réveil, le lendemain, Andrew éprouva le contraire de ce que Simon avait prédit. Les traits de l'inconnue du Novecento étaient bien présents dans sa mémoire, tout comme l'odeur de son parfum. Dès qu'il fermait les yeux, il revoyait ses longues mains jouant avec le verre de vin, il se souvenait du timbre de sa voix, de son regard et, alors qu'il se préparait un café, il ressentit un vide, ou plutôt une absence, et l'impérieuse nécessité de retrouver celle qui pourrait la combler.

La sonnerie du téléphone retentit ; Valérie le ramena à une réalité qui lui tordit le cœur. Elle lui demanda si sa soirée avait été à la hauteur de ses espérances. Il raconta avoir dîné en compagnie de Simon dans un bon restaurant et pris un verre dans un bar de TriBeCa. Rien de bien extraordinaire. En raccrochant, Andrew se sentit coupable d'avoir menti pour la première fois à la femme qu'il s'apprêtait à épouser.

Il y avait bien eu un petit mensonge quand, en rentrant de Buenos Aires, il avait juré à Valérie être déjà allé faire ajuster le costume qu'il devait porter à leur mariage. Comme pour effacer sa faute, il appela le tailleur sur-le-champ et prit rendez-vous avec lui à l'heure du déjeuner.

Voilà peut-être la raison de cette mésaventure. Toute chose avait un sens dans la vie, il s'agissait ici de lui rappeler la nécessité d'ourler le pantalon de son costume de marié et de raccourcir les manches du veston. Tout cela ne lui était arrivé que pour lui éviter la fâcheuse déconvenue de se présenter devant sa future femme dans un habit qu'on aurait cru emprunté à son grand frère.

– Tu n'as même pas de grand frère, imbécile, grommela Andrew en se parlant à lui-même, et dans le genre imbécile, difficile de trouver pire que toi.

À midi, il quitta le journal. Pendant que le tailleur traçait à la craie blanche les retouches nécessaires au bas des manches du veston, en pinçait le dos, assurant qu'il fallait reprendre ici et là si l'on voulait qu'il ait de l'allure, se plaignait pour la énième fois du fait que son client s'y prenait vraiment au dernier moment, Andrew ressentit un profond mal-être. La séance d'essayage terminée, il ôta le costume, que le tailleur emporta, et se rhabilla à la hâte. Tout serait prêt le vendredi suivant, Andrew n'aurait qu'à passer en fin de matinée.

Lorsqu'il ralluma son portable, il découvrit plusieurs messages de Valérie. Elle s'inquiétait, ils avaient rendez-vous pour déjeuner du côté de la 42e, et elle l'attendait depuis une heure.

Andrew l'appela pour s'excuser, il invoqua une réunion impromptue en salle de conférences : si son secrétariat avait affirmé qu'il était sorti, c'était uniquement parce que, dans ce journal, personne ne prêtait attention à quiconque. Deuxième mensonge de la journée.

Le soir, Andrew se présenta chez Valérie, avec un bouquet de fleurs. Depuis qu'il l'avait demandée en mariage, il lui en faisait souvent livrer, des roses parme, ses fleurs préférées. Il trouva l'appartement vide et un petit mot griffonné à la hâte posé sur la table basse du salon.

« Suis partie pour une urgence vétérinaire. Je rentrerai tard. Ne m'attends pas. Je t'aime. »

Il descendit dîner chez Mary's Fish. Pendant le repas, il ne cessa de regarder sa montre, demanda l'addition avant même d'avoir fini son plat principal, et, à peine sorti, sauta dans un taxi.

De retour à TriBeCa, il arpenta le trottoir devant le Novecento, brûlant d'envie d'y boire un verre. Le portier, qui assurait la sécurité de l'établissement, sortit une cigarette et demanda à Andrew s'il avait du feu. Andrew avait arrêté de fumer depuis belle lurette.

– Vous voulez entrer ? C'est très calme ce soir.

Andrew prit cette invitation pour un second signe.

La belle inconnue de la veille n'était pas assise au comptoir. Andrew parcourut la salle du regard, le portier ne lui avait pas menti, et il lui suffit d'un rapide coup d'œil pour constater qu'elle n'était pas revenue. Il se sentit grotesque, avala son Fernet-Coca et demanda la note au barman.

– Un seul verre ce soir ? lui dit ce dernier.

– Vous vous souvenez de moi ?

– Oui, je vous ai déjà vu ici, enfin je crois, quoi qu'il en soit, cinq Fernet-Coca d'affilée hier, ça ne s'oublie pas.

Andrew hésita un instant avant de demander au barman de lui en servir un autre et pendant que ce dernier remplissait son verre, il lui posa une question étonnante venant d'un homme qui allait bientôt se marier.

– La femme qui se trouvait à côté de moi, vous vous souvenez d'elle aussi, c'est une habituée ?

Le barman fit mine de réfléchir.

– Des jolies femmes, j'en vois beaucoup dans ce bar. Non, je n'y ai pas prêté attention, c'est important ?

– Oui, enfin non, répondit Andrew. Il faut que je rentre, dites-moi ce que je vous dois.

Le barman se retourna pour taper l'addition sur sa caisse enregistreuse.

– Si d'aventure, dit Andrew en glissant trois billets de vingt dollars sur le comptoir, elle repassait et vous demandait qui était l'homme au Fernet-Coca, voici ma carte de visite, n'hésitez pas à la lui remettre.

– Vous êtes journaliste au New York Times ?

– C'est ce qui est écrit sur cette carte...

– Si un jour vous aviez envie de faire un petit papier sur notre établissement, ne vous gênez surtout pas.

– Je n'oublierai pas d'y penser, dit Andrew, et vous non plus, n'oubliez pas.

Le barman lui fit un clin d'œil en rangeant le bristol dans son tiroir-caisse.

En sortant du Novecento, Andrew vérifia l'heure, si l'intervention de Valérie avait tardé, il serait peut-être rentré avant elle, dans le cas contraire, il prétendrait avoir travaillé tard au journal. Il n'était plus à un mensonge près.

*

À compter de ce soir-là, Andrew ne connut plus de répit. Jour après jour, il sentait son calme l'abandonner. Il eut même une violente altercation avec un collègue de travail qu'il avait surpris le nez dans ses affaires. Freddy Olson était un fouille-merde, jaloux de lui, un type dérangeant, mais Andrew n'avait pas pour autant l'habitude de s'emporter. Les deux dernières semaines de juin, c'était son excuse, seraient chargées en événements majeurs. Il devait conclure la rédaction de cet article qui l'avait conduit à deux reprises en Argentine et qui, l'espérait-il, rencontrerait autant de succès que son sujet en Chine. La date de remise à laquelle il s'était engagé était fixée au lundi suivant, mais Olivia Stern était une rédactrice en chef pointilleuse, surtout lorsqu'il s'agissait d'une enquête qui occuperait une page entière dans l'édition du mardi. Elle aimait avoir son samedi pour relire et élaborer les suggestions qu'elle communiquerait à son auteur par courriel le soir même. Drôle de journée que ce samedi où Andrew prêterait serment devant Dieu, drôle de dimanche où il devrait se faire pardonner auprès de Valérie d'avoir dû retarder leur voyage de noces à cause de son fichu travail et de ce dossier auquel sa patronne attachait tant d'importance.

Rien de tout cela n'avait réussi à effacer l'inconnue du Novecento de l'esprit d'Andrew. L'envie de revoir cette femme virait à l'obsession, sans qu'il en comprenne la raison.

Le vendredi, en allant chercher son costume, Andrew se sentit plus perdu que jamais. Le tailleur l'entendit soupirer alors qu'il se regardait en pied dans la glace.

– Quelque chose vous déplaît dans la coupe ? demanda-t-il d'une voix désolée.

– Non, monsieur Zanelli, votre travail est parfait.

Le tailleur observa Andrew et releva l'épaule droite du veston.

– Mais quelque chose vous tracasse, n'est-ce pas ? reprit celui-ci en plantant une épingle au bas de la manche.

– C'est plus compliqué que cela.

– Vous avez résolument un bras plus long que l'autre, je ne l'avais pas remarqué aux essayages. Donnez-moi quelques minutes, nous allons corriger cela tout de suite.

– Ne prenez pas cette peine, c'est le genre de costume que l'on ne porte qu'une seule fois dans sa vie, n'est-ce pas ?

– Je vous le souhaite, mais c'est aussi le genre de photographies que l'on revoit toute sa vie, et lorsque vos petits-enfants vous diront que votre veste n'était pas ajustée, je ne veux pas que vous leur racontiez que vous aviez un mauvais tailleur. Alors laissez-moi faire mon travail.

– C'est que j'ai un article très important à finir pour ce soir, monsieur Zanelli.

– Oui, et moi j'ai un costume très important à terminer dans le quart d'heure. Vous parliez d'une chose qui semblait compliquée ?

– En effet, soupira Andrew.

– Quel genre de chose, si ce n'est pas indiscret ?

– J'imagine que vous êtes tenu par le secret professionnel vous aussi, monsieur Zanelli ?

– Si vous faites l'effort de ne pas écorcher mon nom, je m'y tiendrai, c'est Zanetti, pas Zanelli ! Ôtez-moi ce veston, et installez-vous sur cette chaise, je vais travailler pendant que nous discutons.

Et tandis que monsieur Zanetti ajustait la manche du costume d'Andrew, celui-ci raconta comment, un an plus tôt en sortant d'un bar, il avait renoué avec son amour d'adolescence, et comment, dans un autre bar, il avait rencontré, à la veille de son mariage, une femme qui l'obsédait depuis que leurs regards s'étaient croisés.

– Vous devriez peut-être vous abstenir quelque temps de fréquenter les établissements de nuit, cela vous simplifierait l'existence. Je dois reconnaître que ce n'est pas banal comme histoire, ajouta le tailleur en allant chercher une bobine de fil dans le tiroir d'une commode.

– Simon, mon meilleur ami, me dit tout le contraire.

– Votre Simon a une étrange conception de la vie. Puis-je vous poser une question ?

– Toutes les questions que vous voudrez si cela peut m'aider à y voir plus clair.

– Si c'était à refaire, monsieur Stilman, si vous aviez le choix entre ne pas avoir renoué avec la femme que vous allez bientôt épouser ou ne pas avoir rencontré celle qui vous tourmente, que préféreriez-vous ?

– L'une est mon alter ego, l'autre... je ne connais même pas son prénom.

– Alors vous voyez que ce n'est pas si compliqué.

– Vu sous cet angle...

– Étant donné notre différence d'âge, je vais me permettre de vous parler comme un père, monsieur Stilman et, vous disant cela, je dois vous avouer que je n'ai pas d'enfant, donc très peu d'expérience en la matière...

– Faites quand même.

– Puisque vous me le demandez ! La vie n'est pas comme l'un de ces appareils modernes où il suffit d'appuyer sur un bouton pour rejouer le morceau choisi. Pas de retour en arrière possible et certains de nos actes ont des conséquences irréparables. Comme de s'enticher d'une illustre inconnue, aussi envoûtante soit-elle, à la veille de son mariage. Si vous vous entêtez, je crains fort que vous le regrettiez sérieusement, sans parler du mal que vous feriez autour de vous. Vous allez me dire que l'on ne commande pas à son cœur ce qui doit être ou pas, mais vous avez aussi une tête, alors servez-vous-en. Qu'une femme vous trouble n'est en rien blâmable, à condition toutefois que cela n'aille pas plus loin qu'un simple trouble.

– Vous n'avez jamais eu l'impression d'avoir croisé l'âme sœur, monsieur Zanetti ?

– L'âme sœur, quelle idée ravissante ! À l'époque de mes vingt ans, je croyais la rencontrer chaque samedi soir en allant danser. J'étais très bon danseur dans ma jeunesse et un vrai « cœur d'artichaut ». Je me suis souvent demandé comment on pouvait se persuader d'avoir rencontré l'âme sœur avant même d'avoir construit quelque chose ensemble.

– Vous êtes marié, monsieur Zanetti ?

– Cela m'est arrivé quatre fois, c'est vous dire si je sais de quoi je parle !

En le saluant, monsieur Zanetti avait affirmé à Andrew que les deux manches étant maintenant à la bonne longueur, rien ne pouvait plus nuire à ce bonheur qui l'attendait. Andrew Stilman sortit de chez son tailleur bien décidé à porter haut son costume de mariage le lendemain.

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