19.

L'avion à bord duquel Andrew avait pris place se posa en début de soirée à l'aéroport international Ezeiza. À sa grande surprise, Marisa était venue le chercher. Il lui avait envoyé plusieurs mails, mais elle ne lui avait donné aucun signe de vie depuis leur dernière conversation téléphonique. Lors de son précédent voyage, ils s'étaient retrouvés à l'hôtel, le lendemain de son arrivée.

Andrew remarqua que plus le temps passait, plus il avait l'impression que les événements s'éloignaient de l'ordre dans lequel ils s'étaient déroulés précédemment.

Il reconnut la vieille Coccinelle dont les bas de caisses étaient si corrodés qu'il s'était demandé à chaque soubresaut si son fauteuil ne finirait pas par traverser le plancher.

– J'ai cru que vous étiez partie pour de bon en vacances avec l'argent que je vous ai envoyé, vous m'aviez promis de me donner des nouvelles.

– Les choses ont été plus compliquées que prévu, Antonio est à l'hôpital.

– Qu'est-ce qui lui est arrivé ? demanda Andrew.

– Nous avons eu un accident de voiture sur le chemin du retour.

– Grave ?

– Assez pour que mon petit ami se retrouve avec un bras dans le plâtre, six côtes fêlées et un traumatisme crânien. Il s'en est fallu de peu pour que nous y restions tous les deux.

– Il était en tort ?

– Si l'on considère qu'il n'a pas freiné au carrefour alors que le feu était rouge, oui, mais comme les freins ne répondaient plus, je suppose que sa responsabilité n'est pas engagée...

– Et sa voiture était aussi bien entretenue que la vôtre ? demanda Andrew qui n'arrivait pas à décoincer la ceinture de sécurité de son enrouleur.

– Antonio est maniaque avec son automobile, par moments je me demande s'il ne l'aime pas plus que moi. Il n'aurait jamais pris la route sans avoir tout vérifié. On a sciemment saboté nos freins.

– Vous suspectez quelqu'un ?

– Nous avons localisé Ortiz, nous l'avons espionné et pris en photo. On a posé quelques questions sur lui, probablement trop, ses amis ne sont pas des enfants de chœur.

– Ça n'arrange pas mes affaires, il doit être sur ses gardes maintenant.

– Antonio est dans un sale état et vous ne pensez qu'à votre enquête. Votre sollicitude me touche au plus haut point, monsieur Stilman.

– Je manque de tact, mais je suis désolé pour votre fiancé, il s'en sortira, rassurez-vous. Oui, je m'inquiétais pour mon article. Je ne suis pas venu ici non plus pour chanter dans une chorale. Quand a eu lieu l'accident ?

– Il y a trois jours.

– Pourquoi ne m'avez-vous pas prévenu ?

– Parce que Antonio n'a repris connaissance qu'hier soir et vous étiez la dernière de mes préoccupations.

– Vous avez gardé les photos ?

– Le boîtier a été très endommagé, la voiture a fait plusieurs tonneaux. Nous utilisions un vieil appareil pour ne pas attirer l'attention avec un modèle trop cher. La pellicule est probablement voilée, je ne sais pas ce que nous pourrons en tirer. Je l'ai déposée chez un ami photographe, nous irons la chercher ensemble demain.

– Vous irez seule, demain, je prendrai la route de Córdoba.

– Vous ne ferez sûrement pas une chose aussi stupide, monsieur Stilman. Avec tout le respect que je vous dois, si Antonio et moi qui sommes d'ici avons fini par nous faire repérer, je ne vous donne pas une demi-journée avant que les hommes d'Ortiz ne vous tombent dessus. Et puis vous n'avez pas besoin de faire tous ces kilomètres. Il vient chaque semaine à Buenos Aires visiter son plus gros client.

– Et quand aura lieu son prochain séjour ?

– Mardi prochain, s'il est fidèle à ses habitudes. C'est ce que nous avons appris là-bas en interrogeant le voisinage, et c'est probablement ce qui nous a valu l'accident.

– Je suis désolé, Marisa, je ne pensais pas vous faire courir des risques, si j'avais su..., dit-il en toute sincérité.

Andrew ne se souvenait pas de cet accident, plus rien ne se produisait comme avant. Au cours de son dernier voyage, c'était lui qui avait photographié Ortega et l'appareil lui avait été volé dans une ruelle de la banlieue de Buenos Aires, alors que trois hommes s'en étaient pris à lui.

– Vous pensez vraiment qu'un homme qui a mis tant d'énergie à changer d'identité pour éviter la prison se laissera démasquer sans réagir ? Dans quel monde vivez-vous ? reprit Marisa.

– Vous seriez surprise si je vous le décrivais, répondit Andrew.

Marisa se rangea devant l'hôtel Quintana dans le quartier bourgeois de la Recoleta.

– Allons plutôt voir votre ami, je déposerai mes affaires plus tard.

– Antonio a besoin de repos et les heures de visites sont terminées. Je vous remercie de cette attention, nous irons demain. Il est en soins intensifs à l'hôpital General de Agudos, c'est tout près d'ici. Je passerai vous chercher vers 9 heures.

– Vous ne travaillez pas au bar ce soir ?

– Non, pas ce soir.

Andrew salua Marisa, récupéra sa valise sur la banquette arrière et se dirigea vers l'entrée de l'hôtel.

Une fourgonnette blanche s'engouffra sous le porche. Assis à l'avant, un homme visa Andrew dans la mire de son objectif et le photographia en rafales. Les portières arrière s'entrouvrirent, laissant descendre un deuxième comparse qui alla s'installer tranquillement dans le hall. La camionnette redémarra et poursuivit sa filature. Son conducteur n'avait pas quitté Marisa depuis qu'Antonio et elle étaient partis de Córdoba.

Andrew sourit quand la réceptionniste lui tendit les clés de la chambre 712. C'était celle qu'il avait occupée dans sa précédente vie.

– Vous pourriez demander à la maintenance de changer les piles de la télécommande de la télévision ? demanda-t-il.

– Nos services d'entretien les vérifient chaque jour, répondit l'employée.

– Eh bien, faites-moi confiance, celui qui s'en est occupé n'a pas bien fait son boulot.

– Comment pourriez-vous le savoir alors que vous n'êtes pas encore monté dans votre chambre ?

– Je suis extralucide ! dit Andrew en écarquillant grands les yeux.

La chambre 712 était conforme au souvenir qu'il en avait gardé. La fenêtre était bloquée, la porte de la penderie grinçait sur ses gonds, un filet d'eau fuyait de la douche et le réfrigérateur du minibar ronronnait comme un chat tuberculeux.

– Services d'entretien mon œil, râla Andrew en jetant son bagage sur le lit.

Il n'avait rien mangé depuis New York, la nourriture à bord de l'avion avait l'air trop infect pour s'y risquer, et il avait une faim de loup. Il se remémora avoir dîné, lors de son précédent séjour, dans une parrilla située juste en face du cimetière de la Recoleta. Il s'amusa en refermant la porte de sa chambre, à l'idée de déguster la même grillade pour la seconde fois.

Lorsque Andrew sortit de son hôtel, l'homme qui avait pris place dans le hall abandonna son fauteuil et lui emboîta le pas. Il alla s'asseoir sur un petit banc, juste en face du restaurant.

Tandis qu'Andrew se régalait, un employé du service de maintenance de l'hôtel Quintana acceptait un généreux pourboire pour aller inspecter les affaires du client de la 712. Il exécuta sa mission avec la plus grande minutie, ouvrit le petit coffre-fort de la chambre avec son passe de service, photographia toutes les pages du carnet d'adresses d'Andrew, celles de son passeport, ainsi que de son agenda.

Une fois tout remis en place, il vérifia le fonctionnement de la télécommande de la télévision, en changea les piles et repartit. Il retrouva son généreux commanditaire devant l'entrée de service de l'hôtel et lui rendit l'appareil numérique que ce dernier lui avait confié.

*

Repu, Andrew dormit comme un loir, sans qu'aucun cauchemar vienne troubler son sommeil et il se réveilla ragaillardi aux premières heures du matin.

*

Après avoir avalé un petit déjeuner dans la salle de restaurant de son hôtel, il alla attendre Marisa sous le porche.

– Nous n'allons pas voir Antonio, dit-elle dès qu'Andrew monta à bord de sa Coccinelle.

– Son état s'est aggravé dans la nuit ?

– Non, il va plutôt mieux ce matin, mais ma tante a reçu un appel très désagréable au milieu de la nuit.

– Comment ça ?

– Un homme qui s'est gardé de se présenter lui a dit qu'elle ferait bien de surveiller les fréquentations de sa nièce, si elle voulait lui éviter de sérieux ennuis.

– Les amis d'Ortiz ne perdent pas de temps, dites donc.

– Ce qui m'inquiète vraiment, c'est qu'ils sachent déjà que vous êtes en ville et que nous nous connaissons.

– Et ces mauvaises fréquentations, ce ne peut être que moi ?

– Vous n'êtes pas sérieux, j'espère ?

– Vous êtes ravissante, il doit y avoir pas mal de garçons qui vous tournent autour.

– Épargnez-vous ce genre de réflexion, je suis très amoureuse de mon fiancé.

– Il n'y avait aucun sous-entendu déplacé dans ce compliment, assura Andrew. Vous savez sur quelle rue donne l'entrée de service de l'hôpital ?

– Ça ne servirait à rien de jouer au plus malin, les hommes d'Ortiz peuvent avoir placé un complice à l'intérieur du bâtiment. Je ne veux faire courir aucun risque à Antonio, il en a déjà suffisamment pris comme ça.

– Quelle est la suite du programme ?

– Je vous conduis chez ma tante, elle en sait plus que moi et que beaucoup de gens dans cette ville. C'est une des premières Mères de la place de Mai. Et soyons clairs sur un point, vous ne m'avez pas payée pour que je vous serve de guide touristique !

– Je n'appellerais pas vraiment cela du tourisme, mais je prends bonne note de votre remarque... et de votre excellente humeur.

*

Louisa vivait dans une petite maison du quartier de Monte Chingolo. Pour accéder jusque chez elle, il fallait traverser une cour ombragée par la floraison d'un grand jacaranda mauve, et dont les murs étaient couverts de passiflores.

Louisa aurait fait une très belle grand-mère, mais la dictature l'avait privée d'avoir un jour des petits-enfants.

Marisa accompagna Andrew jusqu'au salon.

– Alors c'est vous le journaliste américain qui enquête sur notre passé, dit Louisa en se levant de son fauteuil où elle faisait ses mots croisés. Je vous imaginais plus beau que ça.

Marisa sourit tandis que sa tante fit signe à Andrew de prendre place à la table. Elle se rendit dans la cuisine et revint avec une assiette de gâteaux secs.

– Pourquoi vous intéressez-vous à Ortiz ? demanda-t-elle en lui servant un verre de limonade.

– Ma rédactrice en chef trouve son parcours intéressant.

– Votre patronne a de drôles de centres d'intérêt.

– Comme comprendre ce qui peut conduire un homme ordinaire à devenir un tortionnaire, répondit Andrew.

– Elle aurait dû venir à votre place. Je lui aurais désigné des centaines de militaires qui sont devenus des monstres. Ortiz n'était pas un type ordinaire, mais il n'était pas le pire d'entre eux. C'était un officier pilote des gardes-côtes, un second couteau. Nous n'avons jamais eu de preuves formelles qu'il ait participé à la torture. Ne croyez pas que je cherche à l'excuser, il a commis des actes terribles et il devrait, comme beaucoup d'autres, croupir au fond d'une cellule pour ses crimes. Mais comme beaucoup d'autres aussi, il s'en est tiré, tout du moins jusqu'à aujourd'hui. Si vous nous aidez à prouver qu'Ortiz est devenu ce commerçant qui répond au nom d'Ortega, nous pourrons le faire traduire en justice. Tout du moins nous essayerons.

– Que savez-vous de lui ?

– D'Ortega, pour l'instant pas grand-chose. Quant à Ortiz, il vous suffira de vous rendre aux archives de l'ESMA pour obtenir son pedigree.

– Comment a-t-il fait pour échapper à la justice ?

– De quelle justice parlez-vous, monsieur le journaliste ? Celle qui a amnistié ces chacals ? Celle qui leur a laissé le temps de se fabriquer de nouvelles identités ? Après le retour de la démocratie en 1983, nous, les familles de victimes, avons cru que ces criminels seraient condamnés. C'était sans compter sur la veulerie du président Alfonsin et la puissance de l'armée. Le régime militaire a eu le temps d'effacer ses traces, de nettoyer les uniformes maculés de sang, de cacher le matériel de torture en attendant des temps meilleurs, et rien ne garantit que ces temps-là ne reviendront pas un jour. La démocratie est fragile. Si vous vous croyez à l'abri du pire parce que vous êtes américain, vous vous trompez autant que nous nous sommes trompés. En 1987, Barreiro et Rico, deux hauts gradés, fomentèrent un soulèvement militaire et réussirent à museler notre appareil judiciaire. Deux lois honteuses furent votées, celle du devoir d'obéissance qui établissait une hiérarchie des responsabilités en fonction du rang militaire et celle encore plus ignominieuse du « Point final » qui prescrivait tous les crimes non encore jugés. Votre Ortiz, comme des centaines de ses comparses, s'est vu offrir un sauf-conduit qui le mettait à l'abri de toute poursuite. Ce fut le cas pour un grand nombre de tortionnaires, et ceux qui parmi eux se trouvaient en prison furent libérés. Il aura fallu attendre quinze ans pour que ces lois soient abrogées. Mais, en quinze ans, vous imaginez bien que la vermine avait eu le temps de se mettre à couvert.

– Comment le peuple argentin a-t-il pu laisser faire une telle chose ?

– C'est amusant que vous me posiez cette question avec tant d'arrogance. Et vous, les Américains, vous avez traduit en justice votre président Bush, son vice-président Dick Cheney ou votre secrétaire à la Défense pour avoir autorisé la torture dans les prisons irakiennes pendant les interrogatoires, l'avoir justifiée au nom de la raison d'État ou pour avoir créé le centre de détention de Guantánamo ? Avez-vous fermé ce centre qui défie les accords de la convention de Genève depuis plus d'une décennie ? Vous voyez combien la démocratie est fragile. Alors ne nous jugez pas. Nous avons fait ce que nous avons pu, face à une armée toute-puissante qui manipulait à son avantage les rouages de l'appareil d'État. Nous nous sommes contentés pour la plupart de faire en sorte que nos enfants puissent aller à l'école, que nous ayons quelque chose à mettre dans leur assiette et un toit sur leur tête ; cela demandait déjà beaucoup d'efforts et de sacrifices pour les classes appauvries de la société argentine.

– Je ne vous jugeais pas, assura Andrew.

– Vous n'êtes pas un justicier, monsieur le reporter, mais vous pouvez contribuer à ce que la justice soit rendue. Si vous démasquez celui qui se cache derrière Ortega, si c'est bien d'Ortiz qu'il s'agit, il aura le sort qu'il mérite. Alors je suis prête à vous aider.

Louisa se leva de sa chaise pour se rendre jusqu'au buffet qui trônait dans son salon. Elle sortit d'un tiroir un dossier qu'elle posa sur la table. Elle en parcourut les pages en humectant chaque fois son doigt et s'arrêta pour retourner l'ouvrage afin de le présenter à Andrew.

– Voilà votre Ortiz, dit-elle, en 1977. Il avait la quarantaine, déjà trop vieux pour piloter d'autres avions que ceux des gardes-côtes. Un officier à la carrière sans grande envergure. Selon le rapport d'enquête que je me suis procuré dans les archives de la commission nationale sur la disparition des personnes, il aurait été aux commandes de plusieurs vols de la mort. Depuis l'appareil qu'il pilotait, nombre de jeunes hommes et femmes, parfois de simples gosses tout juste sortis de l'adolescence, ont été jetés vivants dans les eaux du río de La Plata.

Andrew ne put retenir une moue de dégoût en regardant la photo de cet officier qui posait, plein de superbe.

– Il ne dépendait pas de Massera, le chef de l'ESMA. C'est probablement ce qui l'a aidé à passer entre les mailles du filet pendant le peu d'années où il risquait d'être arrêté. Ortiz était sous les ordres d'Héctor Febres, le préfet des gardes-côtes. Mais Febres était aussi le chef du service de renseignements de l'ESMA, il avait la charge du secteur 4 qui comptait plusieurs salles de torture et la maternité. Maternité est un bien grand mot pour ce réduit de quelques mètres carrés où les prisonnières venaient mettre bas comme des animaux. Pire que des animaux : on leur couvrait la tête d'un sac en toile de jute. Febres forçait ces femmes qui venaient d'accoucher à rédiger une lettre demandant à leur famille de prendre en charge leur enfant le temps de leur captivité. Vous savez ce qui arrivait par la suite. Maintenant, monsieur Stilman, écoutez-moi bien, car si vous voulez vraiment que je vous aide, nous devons passer un pacte, vous et moi.

Andrew remplit de limonade le verre de Louisa. Elle le but d'un trait et le reposa sur la table.

– Il est fort possible que, pour ses services rendus, Ortiz ait bénéficié des faveurs de Febres. Entendez par là, qu'on lui ait remis l'un de ces bébés.

– Il est fort possible ou vous savez que c'est le cas ?

– Peu importe, car c'est précisément le sujet de notre pacte. Révéler la vérité à l'un de ces enfants volés demande d'infinies précautions auxquelles nous, les Mères de la place de Mai, sommes très attachées. Apprendre à l'âge adulte que vos parents ne sont pas vos parents, et de surcroît qu'ils ont collaboré de près ou de loin à la disparition de ceux qui vous ont donné la vie, n'est pas sans conséquences. C'est un processus difficile et traumatisant. Nous nous battons pour que la vérité éclate, pour rendre leur véritable identité aux victimes de la dictature, mais pas pour détruire la vie d'innocents. Je vous dirai tout ce que je sais et tout ce que je pourrai apprendre sur Ortiz, et vous, tout ce que vous pourriez apprendre sur ses enfants, c'est à moi et à moi seule que vous en parlerez. Vous devez vous engager sur l'honneur à ne rien publier à ce sujet sans mon autorisation.

– Je ne vous comprends pas Louisa, il n'y a pas de demi-vérités.

– Non, en effet, mais il y a des vérités qui doivent prendre le temps d'être révélées. Imaginez que vous soyez l'enfant « adopté » de cet Ortiz, voudriez-vous apprendre sans ménagement que vos parents légitimes sont morts assassinés, que votre vie n'a été qu'une vaste tromperie, que votre identité est un mensonge, jusqu'à votre prénom ? Voudriez-vous découvrir tout cela en ouvrant le journal ? Avez-vous déjà songé aux conséquences qu'un article peut avoir sur la vie de ceux qu'il concerne ?

Andrew eut la désagréable sensation de voir l'ombre de Capetta rôder dans la pièce.

– Il est inutile de nous emballer pour le moment, car rien ne prouve qu'Ortiz ait adopté l'un de ces bébés volés. Mais, au cas où, je préférais vous prévenir pour que nous soyons bien d'accord, vous et moi.

– Je vous promets de ne rien publier avant de vous avoir consultée, même si je vous soupçonne de ne pas tout me dire...

– Nous verrons la suite en temps utile. En attendant, prenez garde à vous. Febres comptait parmi les plus cruels. Il avait choisi « Jungle » pour nom de guerre, parce qu'il se targuait d'être plus féroce que tous les prédateurs réunis. Les témoignages des rares survivants qui sont passés entre ses mains sont effroyables.

– Febres est toujours vivant ?

– Non, hélas.

– Pourquoi hélas ?

– Après avoir bénéficié de la loi d'amnistie, il a passé la majeure partie du restant de sa vie en liberté. Ce n'est qu'en 2007 qu'il fut enfin jugé, et encore, pour seulement quatre des quatre cents crimes qu'il avait commis. Nous attendions tous son jugement. Celui d'un homme qui avait attaché un enfant de quinze mois sur la poitrine de son père avant d'actionner la gégène pour faire parler son supplicié. Quelques jours avant son procès, alors qu'il bénéficiait d'un régime de faveur en prison, où il vivait dans des conditions de rêve, on l'a retrouvé mort dans sa cellule. Empoisonné au cyanure. Les militaires avaient trop peur qu'il parle, et justice n'a jamais été rendue. Pour les familles de ses victimes, c'était comme si la torture n'avait jamais cessé.

Louisa cracha par terre après avoir dit cela.

– Seulement voilà, Febres a emporté dans sa tombe ce qu'il savait de l'identité des cinq cents bébés et enfants confisqués. Sa mort ne nous a pas rendu la tâche facile, mais nous continuons notre travail d'enquête, sans relâche et avec foi. Tout cela pour vous dire de faire attention à vous. La plupart des hommes de Febres sont encore vivants et libres, et ils sont prêts à décourager, par tous les moyens, ceux qui s'intéressent à eux. Ortiz est l'un des leurs.

– Comment faire pour établir que derrière Ortega se cache Ortiz ?

– Le rapprochement photographique est toujours utile, nous verrons bien ce qu'il reste de la pellicule de Marisa, mais plus de trente années séparent le commandant à l'air prétentieux qui figure dans mon album et le commerçant de soixante-quatorze ans qu'il est aujourd'hui. Et puis une simple ressemblance ne suffira pas à la justice. La meilleure façon d'arriver à nos fins, bien que cela me semble impossible, serait de le confondre et d'obtenir ses aveux. Par quels moyens ? Ça, je n'en sais rien.

– Si j'enquêtais sur le passé d'Ortega, nous verrions bien si son parcours tient la route.

– Vous êtes d'une naïveté déconcertante ! Croyez bien que si Ortiz a changé d'identité, cela ne s'est pas fait sans complicités. Son existence sous le nom d'Ortega sera bien ordonnée, depuis l'école où il aurait étudié, en passant par ses diplômes, ses emplois, y compris une fausse affectation sous les drapeaux. Marisa, viens m'aider dans la cuisine, je te prie, ordonna Louisa en se levant.

Resté seul dans le salon, Andrew tourna les pages de l'album. Chacune contenait la photo d'un militaire, son rang, l'unité à laquelle il appartenait, la liste des crimes qu'il avait commis et, pour certains d'entre eux, la véritable identité de l'enfant ou des enfants qu'il s'était vu offrir. À la fin de l'album, un cahier recensait cinq cents de ces bébés dont les véritables parents avaient disparu à jamais. Seuls cinquante d'entre eux portaient la mention « identifié ».

Louisa et Marisa réapparurent quelques instants plus tard. Marisa fit comprendre à Andrew que sa tante était fatiguée et qu'il serait bon de se retirer.

Andrew remercia Louisa de son accueil et lui promit de l'informer de ce qu'il découvrirait.

De retour dans la voiture, Marisa resta silencieuse et sa conduite trahissait sa nervosité. À un carrefour où un camion lui refusa la priorité, elle klaxonna et lança une bordée d'injures, dont Andrew, bien qu'il parlât couramment l'espagnol, ne comprit pas entièrement la signification.

– J'ai dit quelque chose qui vous a énervée ?

– Ce n'est pas la peine de prendre un ton si guindé, monsieur Stilman, je travaille dans un bar et je préfère que l'on soit direct avec moi.

– Qu'est-ce que votre tante voulait vous dire sans que je l'entende ?

– Je ne sais pas de quoi vous parlez, répondit Marisa.

– Elle ne vous a pas demandé de la suivre dans la cuisine pour que vous l'aidiez à débarrasser les verres de limonade, vous les avez laissés sur la table et vous êtes revenue les mains vides.

– Elle m'a dit de me méfier de vous, que vous en saviez plus que vous ne le prétendiez et, puisque vous lui cachiez des choses, on ne pouvait pas vous faire entièrement confiance. Vous ne m'avez pas rencontrée par hasard au bar de l'hôtel, n'est-ce pas ? Je vous déconseille de me mentir, sauf si vous préférez rentrer en taxi et faire une croix définitive sur mon aide.

– Vous avez raison, je savais que votre tante était une Mère de la place de Mai et que grâce à vous je pourrais la rencontrer.

– Je vous ai servi d'appât en quelque sorte. C'est agréable. Comment m'avez-vous trouvée ?

– Votre nom figurait dans le dossier que l'on m'a remis, ainsi que votre lieu de travail.

– Pourquoi mon nom était-il dans ce dossier ?

– Je n'en sais pas plus que vous. Il y a quelques mois, ma rédactrice en chef a reçu une enveloppe qui contenait des informations sur Ortiz et sur un couple de disparus. Une lettre accusait Ortiz d'avoir participé à leur assassinat. Votre nom s'y trouvait aussi, comme votre lien de parenté avec Louisa, et une mention assurant que vous étiez une personne de confiance. Olivia Stern, ma rédactrice en chef, s'est passionnée pour cette enquête, elle m'a demandé de remonter la piste d'Ortiz et au travers de son histoire de retracer les années sombres de la dictature argentine. L'an prochain, on célébrera son triste quarantième anniversaire, tous les journaux s'empareront du sujet. Olivia aime bien avoir un train d'avance sur la concurrence. Je suppose que c'est ce qui la motive.

– Et qui avait adressé cette enveloppe à votre rédactrice en chef ?

– Elle m'a dit que l'envoi était anonyme, mais les informations qu'il contenait suffisamment étayées pour que nous les prenions au sérieux. Et jusque-là, tout semble le confirmer. Olivia a des défauts et un caractère difficile à cerner, mais c'est une vraie professionnelle.

– Vous avez l'air bien proches tous les deux.

– Pas plus que ça.

– Moi, je n'appellerais pas mon patron par son prénom.

– Moi si, privilège de l'âge !

– Elle est plus jeune que vous ?

– De quelques années.

– Une femme, plus jeune que vous et qui est votre patronne, votre ego a dû en prendre un coup, dit Marisa en riant.

– Vous voulez bien me conduire aux archives dont votre tante nous a parlé ?

– Si je dois jouer au chauffeur de maître pendant votre séjour, il va falloir penser à me dédommager, monsieur Stilman.

– Et vous me parliez de mon ego ?

Marisa fut contrainte de s'arrêter dans une station-service. Le pot d'échappement de sa Coccinelle traînait dans son sillage une gerbe d'étincelles ; le moteur pétaradait et le bruit devenait assourdissant.

Pendant qu'un mécanicien s'efforçait d'effectuer une réparation de fortune – Marisa n'avait pas les moyens de s'offrir un pot d'échappement neuf – Andrew s'éloigna et appela son bureau.

Olivia était en réunion, mais son assistante insista pour qu'il patiente un instant.

– Quelles sont les nouvelles ? demanda-t-elle essoufflée.

– Pire que la dernière fois.

– Qu'est-ce que ça veut dire ?

– Rien, répondit Andrew furieux de la bourde qu'il venait de faire.

– Je suis sorti de salle de conférences pour vous...

– J'ai besoin d'une rallonge.

– Je vous écoute, dit Olivia en attrapant un stylo sur son bureau.

– Deux mille dollars.

– Vous plaisantez ?

– Il faut graisser les gonds si nous voulons que les portes s'ouvrent.

– Je vous en accorde la moitié et pas un dollar de plus jusqu'à votre retour.

– Je m'en contenterai, répondit Andrew qui n'en espérait pas tant.

– Vous n'avez rien d'autre à me dire ?

– Demain, je partirai pour Córdoba, j'ai toutes les raisons de croire que notre homme se cache par là-bas.

– Vous avez la preuve que c'est bien lui ?

– J'ai bon espoir d'être sur une piste sérieuse.

– Rappelez-moi dès que vous aurez du nouveau, y compris chez moi, vous avez mon numéro ?

– Quelque part dans mon carnet, oui.

Olivia raccrocha.

Andrew eut plus que jamais envie d'entendre la voix de Valérie, mais il se refusa à la déranger à son cabinet. Il lui téléphonerait dans la soirée.

La voiture était prête à repartir, assura le mécano, sa réparation lui permettrait de parcourir un bon millier de kilomètres. Il avait rebouché les trous et fixé le silencieux avec de nouvelles attaches. Alors que Marisa fouillait ses poches pour le payer, Andrew lui tendit 50 dollars. Le mécanicien le remercia plutôt deux fois qu'une et lui ouvrit même la portière.

– Vous n'aviez pas besoin de faire ça, dit Marisa en s'asseyant derrière son volant.

– Disons que c'est ma contribution au voyage.

– La moitié de cette somme aurait suffi à le payer, vous vous êtes fait avoir.

– Vous voyez combien j'ai besoin de vos services, répondit Andrew, le sourire aux lèvres.

– De quel voyage parlez-vous ?

– Córdoba.

– Vous êtes encore plus têtu que moi. Avant de vous aventurer dans une telle folie, j'ai une adresse pour vous. Bien plus proche que Córdoba.

– Où allons-nous ?

– Moi, je rentre me changer, je travaille ce soir. Vous, vous prenez un taxi, répondit Marisa en tendant un papier à Andrew. C'est un bar que fréquentent les anciens Montoneros. En arrivant là-bas, faites preuve d'humilité.

– Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?

– Au fond de la salle, vous verrez trois hommes attablés en train de jouer aux cartes. Leur quatrième comparse n'est jamais revenu de son séjour à l'ESMA. Et, chaque soir, ils rejouent la même partie, comme un rituel. Demandez-leur poliment si vous pouvez prendre place sur la chaise vide, proposez de leur offrir à boire, une seule tournée, et débrouillez vous pour perdre un peu, par courtoisie. Si vous êtes trop chanceux ils vous chasseront, et si vous jouez trop mal, ils feront de même.

– À quel jeu jouent-ils ?

– Au poker, avec nombre de variantes qu'ils vous expliqueront. Quand vous aurez gagné leur sympathie, adressez-vous à celui qui est chauve et qui porte une barbe. Il s'appelle Alberto, c'est un des rares rescapés des centres de détention. Il est passé entre les mains de Febres. Comme beaucoup de survivants, il est rongé par la culpabilité et parler de ce qui s'est passé lui est très pénible.

– Quelle culpabilité ?

– D'être en vie quand la plupart de ses copains sont morts.

– Comment le connaissez-vous ?

– C'est mon oncle.

– Le mari de Louisa ?

– Son ex-mari, ils ne se parlent plus depuis longtemps.

– Pourquoi ?

– Cela ne vous regarde pas.

– Plus j'en saurai et moins je risque de commettre un impair, argua Andrew.

– Elle a consacré sa vie à traquer les anciens criminels, lui a choisi de tout oublier. Je respecte leurs choix.

– Pourquoi me parlerait-il alors ?

– Parce que le même sang coule dans nos veines et nous avons tous les deux le sens de la contradiction.

– Où sont vos parents, Marisa ?

– Ce n'est pas la bonne question, monsieur Stilman. Celle que je me pose tous les jours est qui sont mes vrais parents, ceux qui m'ont élevée ou ceux que je n'ai jamais connus ?

Marisa se rangea le long du trottoir. Elle se pencha pour ouvrir la portière d'Andrew.

– Vous trouverez un taxi à la station juste devant. Si vous ne rentrez pas trop tard, passez me voir au bar. Je finis mon service vers une heure du matin.

*

Le bar était conforme à la description que Marisa en avait faite. Il avait traversé les âges sans que la décoration en soit affectée. Les couches successives de peinture avaient fini par orner les murs d'une composition des plus baroques. Le mobilier se résumait à quelques chaises et tables en bois. Une photo de Rodolfo Walsh, journaliste et dirigeant légendaire des Montoneros, assassiné par la junte, était accrochée au fond de la salle. Alberto était assis juste en dessous. Le crâne chauve et le visage mangé par une épaisse barbe blanche. Lorsque Andrew s'approcha de la table où il jouait en compagnie de ses amis, Alberto leva la tête, l'observa un instant avant de reprendre sa partie, sans un mot.

Andrew suivit à la lettre les consignes de Marisa. Et, quelques instants plus tard, le joueur à la droite d'Alberto l'autorisa à se joindre à eux. Jorge, qui se trouvait à sa gauche, distribua les cartes et misa 2 pesos, l'équivalent de 50 centimes.

Andrew suivit la mise et consulta son jeu. Jorge lui avait servi un brelan, Andrew aurait dû surenchérir, mais, se souvenant des conseils de Marisa, il jeta ses cartes à l'envers. Alberto sourit.

Nouvelle donne. Cette fois, Andrew avait entre les mains une quinte royale. Il se coucha encore et laissa Alberto empocher la mise qui s'élevait à 4 pesos. Les trois tours suivants se déroulèrent de la même façon et, soudain, Alberto jeta ses cartes avant la fin du tour en regardant Andrew droit dans les yeux.

– C'est bon, dit-il, je sais qui tu es, pourquoi tu es là, et ce que tu attends de moi. Tu peux arrêter de perdre ton argent en passant pour un imbécile.

Les deux autres compères rirent de bon cœur et Alberto rendit ses pesos à Andrew.

– Tu n'as pas remarqué qu'on trichait ? Tu croyais avoir autant de chance que cela ?

– Je commençais à m'en étonner, répondit Andrew.

– Il commençait ! s'exclama Alberto en regardant ses deux amis. Tu nous as servi le verre de l'amitié, cela suffit pour que nous discutions, même si nous ne sommes pas encore des amis. Alors comme ça, tu penses avoir mis la main sur le commandant Ortiz ?

– En tout cas, je l'espère, répondit Andrew en reposant son verre de Fernet-Coca.

– Je n'aime pas l'idée que tu mêles ma nièce à cette histoire. Ce sont des recherches dangereuses que tu entreprends. Mais elle est plus têtue qu'une mule et je ne la ferai pas changer d'avis.

– Je ne lui ferai courir aucun risque, je vous le promets.

– Ne fais pas de promesses que tu ne peux tenir, tu n'as aucune idée de ce dont ces hommes sont capables. S'il était là, il pourrait t'en parler, dit Alberto en désignant le portrait accroché au-dessus de lui. Il était journaliste comme toi, mais dans des circonstances où l'on faisait ce métier au risque de sa vie. Ils l'ont abattu comme un chien. Mais il a résisté avant de tomber sous leurs balles.

Andrew observa la photographie. Walsh semblait avoir été un homme charismatique, le regard porté vers le lointain derrière ses lunettes. Andrew lui trouva un air de ressemblance avec son propre père.

– Vous l'avez connu ? demanda Andrew.

– Laisse les morts dormir en paix et parle-moi de ce que tu veux écrire dans ton article.

– Je ne l'ai pas encore rédigé, et je ne voudrais pas vous faire de promesses que je ne pourrais tenir. Ortiz est le fil conducteur de mon papier, c'est un personnage dont le destin intrigue ma rédactrice en chef.

Alberto haussa les épaules.

– C'est étrange comme les journaux s'intéressent toujours plus aux bourreaux qu'aux héros. L'odeur de la merde doit mieux se vendre que celle des roses. Discrets comme vous l'avez été, il est sur ses gardes. Vous ne l'attraperez jamais dans sa tanière, et il doit se déplacer accompagné.

– Ce n'est pas très encourageant.

– On peut s'arranger pour être à armes égales.

– S'arranger comment ?

– J'ai des amis encore vaillants qui se réjouiraient d'en découdre avec Ortiz et ses comparses.

– Désolé, je ne suis pas venu organiser un règlement de comptes. Je veux juste interroger cet homme.

– Comme vous voudrez. Je suis sûr qu'il va vous accueillir dans son salon et vous offrir le thé en vous racontant son passé. Et il prétend qu'il ne veut faire courir aucun risque à ma nièce, s'esclaffa Alberto en regardant ses compagnons de jeu.

Alberto se pencha sur la table, approchant son visage de celui d'Andrew.

– Écoutez-moi bien, jeune homme, si vous ne voulez pas que votre visite soit une perte de temps pour tout le monde. Pour qu'Ortiz vous fasse des confidences, il faudra être très convaincant. Je ne vous parle pas de faire un usage excessif de la force, ce ne sera pas nécessaire. Tous ceux qui ont agi comme lui sont des lâches, au fond. Quand ils ne sont pas en meute, ils ont des couilles plus petites que des noisettes. Intimidez-le juste ce qu'il faut et il vous pleurera son histoire. Montrez-lui que vous avez peur, il vous tuera sans le moindre remords et donnera vos restes en pâture aux chiens errants.

– Je prends bonne note de vos conseils, dit Andrew, s'apprêtant à quitter la table.

– Restez assis, je n'ai pas terminé.

Andrew s'amusa du ton autoritaire de l'oncle de Marisa, mais il préférait ne pas s'en faire un ennemi et obtempéra.

– La chance est avec vous, poursuivit Alberto.

– Pas si le jeu de cartes est truqué.

– Je ne parlais pas de notre partie. Mardi prochain, il y aura une grève générale et les avions resteront cloués au sol. Ortiz n'aura d'autre solution pour venir visiter son client que de prendre la route.

À écouter Alberto, Andrew déduisit que Marisa l'informait de leurs moindres faits et gestes.

– Même s'il est accompagné, c'est sur cette route que vous aurez le plus de chance de le serrer... à condition que vous acceptiez qu'on vous donne un coup de main.

– Ce n'est pas l'envie qui me manque, mais je ne cautionnerai aucune action violente.

– Qui vous parle de violence ? Vous êtes un drôle de journaliste, à croire que vous ne pensez qu'avec vos mains quand moi, je réfléchis avec ma tête.

Dubitatif, Andrew observa Alberto.

– Je connais bien la route no 8, je l'ai parcourue tant de fois que si vous me conduisiez à Córdoba, je pourrais vous en décrire les alentours les yeux fermés. Elle traverse des paysages sans âme, des kilomètres durant, elle est aussi très mal entretenue... et on y dénombre bien trop d'accidents. Marisa a déjà failli y laisser sa peau et je ne voudrais pas que cela se reproduise. Comprenez-moi bien monsieur le journaliste, les amis de cet homme s'en sont pris à ma nièce et le temps de leur impunité est désormais révolu. À quelques kilomètres de Gahan, la route se divise pour contourner un calvaire. Sur la droite se trouvent des silos derrière lesquels vous pourrez vous planquer en l'attendant. Mes camarades peuvent faire en sorte que les pneus de la voiture d'Ortiz crèvent à cet endroit précis. Avec toutes les saloperies qui tombent des camions, ils ne se méfieront pas.

– Soit, et ensuite ?

– Il n'y a jamais qu'une seule roue de secours dans une voiture et lorsqu'on se retrouve en pleine nuit dans un endroit où les téléphones portables ne passent pas, qu'est-ce qu'il vous reste à faire sinon marcher jusqu'au village le plus proche pour aller chercher de l'aide ? Ortiz y enverra ses hommes et attendra dans la voiture.

– Comment pouvez-vous en être certain ?

– Un ancien officier dans son genre ne se départ jamais de son arrogance, ni de la haute estime qu'il a de lui-même ; en marchant dans la boue à côté de ses hommes de main, il se mettrait à leur niveau. Je peux me tromper, mais je connais bien les types comme lui.

– D'accord, Ortiz se retrouve seul dans la voiture, et de combien de temps disposons-nous avant que ses hommes reviennent ?

– Comptez un quart d'heure aller, un quart d'heure retour et le temps de réveiller un garagiste au milieu de la nuit. Vous aurez tout le loisir de le cuisiner.

– Vous êtes certain qu'il voyagera de nuit ?

– Dumesnil est à sept heures de route de Buenos Aires, rajoutez-en trois si la circulation est dense. Croyez-moi, il partira après le dîner, un homme conduira la voiture, un autre assurera sa sécurité et celui que vous présumez être Ortiz dormira paisiblement sur la banquette arrière. Il voudra franchir la banlieue avant que la capitale ne s'éveille et prendre le chemin du retour aussitôt son rendez-vous terminé.

– C'est un plan bien ficelé, à un détail près : si les pneus de sa voiture éclatent tous en même temps, il y a de grandes chances qu'elle finisse dans le mur et lui avec.

– Sauf qu'il n'y a pas de murs à cet endroit ! Juste des champs et les silos dont je vous ai parlé, mais ils sont trop loin de la route.

Le front entre les mains, Andrew réfléchissait à la proposition d'Alberto, il releva la tête et observa la photographie de Walsh comme s'il cherchait à sonder les pensées de son défunt confrère, figé dans le passé derrière sa paire de lunettes.

– Bon sang, monsieur Stilman, si vous voulez la vérité, il faut avoir le courage d'aller la chercher ! protesta Alberto.

– D'accord, je marche, mais pour interroger Ortiz, il n'y aura que Marisa et moi. Je veux votre parole qu'aucun de vos hommes n'en profitera pour lui régler son compte.

– Nous avons survécu à ces barbares sans jamais leur ressembler, n'insultez pas quelqu'un qui vous vient en aide.

Andrew se leva et tendit la main à Alberto. L'homme hésita un instant et lui tendit la sienne.

– Marisa, vous la trouvez comment ? demanda Alberto en reprenant ses cartes.

– Je ne suis pas sûr de bien comprendre le sens de votre question.

– Moi, je suis sûr du contraire.

– Elle vous ressemble, Alberto, et vous n'êtes pas du tout mon type de femme.

*

De retour à l'hôtel, Andrew s'arrêta au bar. La salle était bondée. Marisa courait d'un bout à l'autre du comptoir, jonglant avec les cocktails. Le col ouvert de sa chemise blanche laissait entrevoir les rondeurs de sa poitrine quand elle se penchait, et les clients assis sur les tabourets ne perdaient rien du spectacle. Andrew l'observa un long moment. Il regarda sa montre, il était une heure du matin, il soupira et se retira dans sa chambre.

*

Dans la pièce flottait une odeur de tabac froid et de désodorisant bon marché. Andrew s'allongea sur le couvre-lit. Il était tard pour appeler Valérie, mais elle lui manquait.

– Je te réveille ?

– Ce n'est pas la peine de chuchoter tu sais, je m'endormais, mais je suis heureuse que tu aies appelé, je commençais à m'inquiéter.

– Ce fut une longue journée, répondit Andrew.

– Tout se passe comme tu veux ?

– Ce que je voudrais, c'est être allongé à côté de toi.

– Mais si tu l'étais, tu rêverais d'être en Argentine.

– Ne dis pas ça.

– Tu me manques.

– Toi aussi tu me manques.

– Tu travailles bien ?

– Je n'en sais rien, demain peut-être...

– Demain peut-être quoi ?

– Tu me rejoindrais ici ce week-end ?

– J'en rêverais, mais je ne crois pas que ma ligne de métro passe par Buenos Aires, et puis je suis de garde ce week-end.

– Tu ne voudrais pas venir me garder, moi ?

– Les Argentines sont si belles que ça ?

– Je n'en sais rien, je ne les regarde pas.

– Menteur.

– Ton sourire me manque aussi.

– Qui t'a dit que je souriais ?... Je souriais. Rentre vite.

– Je te laisse te rendormir, pardon de t'avoir réveillée, j'avais besoin d'entendre ta voix.

– Tout va bien, Andrew ?

– Je crois, oui.

– Tu peux me rappeler n'importe quand si tu n'arrives pas à dormir, tu sais ?

– Je sais. Je t'aime.

– Moi aussi, je t'aime.

Valérie raccrocha. Andrew se rendit à la fenêtre de sa chambre. Il aperçut Marisa qui sortait de l'hôtel. Pour une raison qu'il ignorait, il espéra qu'elle se retourne, mais Marisa grimpa à bord de sa Coccinelle et démarra.

*

Andrew fut réveillé par la sonnerie de son téléphone. Il n'avait aucune idée de l'endroit où il se trouvait ni de l'heure qu'il était.

– Ne me dis pas que tu dormais encore à 11 heures du matin ! demanda Simon.

– Non, mentit Andrew en se frottant les yeux.

– Tu as fait la fête toute la nuit ? Si tu réponds oui, je prends le premier avion.

– J'ai fait un sale cauchemar et j'ai enchaîné avec une insomnie jusqu'au petit matin.

– Mouais, je vais essayer de croire ça. Pendant que tu te reposes, moi je suis à Chicago.

– Mince, j'avais oublié.

– Pas moi. Ça t'intéresse ce que j'ai à te raconter ?

Andrew fut pris d'une violente quinte de toux qui l'empêcha de respirer. En regardant la paume de sa main, il s'inquiéta d'y découvrir des taches de sang. Il s'excusa auprès de Simon, promit de le rappeler et courut dans la salle de bains.

Le miroir lui renvoyait une image terrifiante. Sa peau était d'une pâleur cadavérique. Il avait les traits émaciés, ses yeux enfoncés dans leurs orbites faisaient saillir ses pommettes. Il lui semblait avoir vieilli de trente ans au cours de la nuit. Une nouvelle quinte de toux projeta des postillons de sang sur le miroir. Andrew sentit sa tête tourner, ses jambes devenir molles. Il s'accrocha au rebord de la vasque et s'agenouilla avant de tomber sur le sol.

Le contact du carrelage froid sur ses joues le raviva un peu. Il réussit à basculer sur le dos et fixa le plafonnier dont la lumière vacillait.

Des bruits de pas dans le couloir lui laissèrent espérer l'arrivée de la femme de chambre. Incapable d'appeler au secours, il essaya d'attraper le cordon électrique du séchoir à cheveux qui pendait à quelques centimètres. Tendant son bras au prix de mille efforts, il réussit à s'en saisir, mais le cordon lui glissa des doigts et se balança mollement sous ses yeux.

Quelqu'un introduisait une clé dans la serrure de sa chambre. Andrew craignit qu'en devinant la pièce occupée la femme de chambre renonce à y entrer. Il essaya de s'agripper au rebord de la douche, mais s'immobilisa en entendant les voix de deux hommes qui chuchotaient de l'autre côté de la porte de la salle de bains.

On fouillait sa chambre, il reconnut le grincement du placard que l'on venait d'ouvrir. Il tendit à nouveau la main pour attraper ce satané séchoir, comme s'il s'agissait d'une arme.

Il tira sur le fil, l'appareil tomba sur le carrelage. Les deux voix se turent brusquement. Andrew réussit à s'asseoir, et à s'adosser à la porte, poussant de toutes ses forces sur ses jambes pour empêcher qu'on l'ouvre.

Il fut catapulté en avant, un violent coup de pied avait fait voler la serrure en éclats et propulsé la porte vers l'intérieur de la salle de bains.

Un homme le saisit aux épaules et tenta de le plaquer au sol, Andrew lui résista, la peur avait dissipé son vertige. Il réussit à balancer son poing sur la figure de son agresseur. L'homme, qui ne s'y attendait pas, s'effondra dans le bac de douche. Andrew se releva pour repousser le second assaillant qui se jetait sur lui. Il attrapa le flacon de savon liquide à portée de main et le lui balança. L'homme évita le projectile, le flacon explosa sur le carrelage. Deux crochets au visage projetèrent Andrew contre le miroir, lui fendant l'arcade sourcilière. Le sang se mit à jaillir et obscurcit sa vision. La lutte était inégale, Andrew n'avait aucune chance. Le plus costaud des deux agresseurs le bloqua à terre, l'autre sortit un couteau de sa poche et lui planta la lame au bas du dos. Andrew hurla de douleur. Dans un ultime effort, il attrapa un éclat du flacon et entailla le bras de l'homme qui tentait de l'étrangler.

L'homme, à son tour, poussa un hurlement de douleur. En reculant, il glissa sur le savon répandu au sol et son coude alla heurter le poussoir de l'alarme d'incendie.

Une sirène assourdissante se mit à résonner ; les deux hommes détalèrent.

Andrew se laissa glisser le long du mur. Assis par terre, il passa sa main dans son dos, sa paume était ensanglantée. La lumière du plafonnier vacillait encore au moment où il perdit connaissance.

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