– Si vous teniez tant que ça à rencontrer Antonio, il suffisait de me le demander, dit Marisa en entrant dans la chambre d'hôpital.
Andrew la regarda sans répondre.
– Je vous l'accorde, ce n'était pas le moment de faire de l'humour, je suis désolée, ajouta-t-elle. Ils vous ont drôlement amoché, mais vous avez eu beaucoup de chance m'a dit l'interne.
– Question de point de vue ! La lame d'un couteau est passée à dix centimètres de mon rein. Les toubibs ont une étrange conception de la chance.
– La police a dit que vous aviez surpris des voleurs ; c'est de plus en plus fréquent m'a raconté le flic à qui j'ai parlé. Ils cherchent les ordinateurs portables, les passeports, les objets de valeur que les touristes laissent à l'hôtel.
– Vous croyez à cette version des faits ?
– Non.
– Alors nous sommes deux.
– Vous aviez un ordinateur dans votre chambre ?
– Je travaille à l'ancienne, stylo et carnets.
– Ils sont repartis les mains vides, j'ai récupéré vos affaires, elles sont en sécurité chez moi.
– Vous avez mes carnets de notes ?
– Oui.
Andrew soupira de soulagement.
– Il va falloir vous reposer si vous voulez interroger Ortiz mardi prochain. Vous êtes toujours partisan d'une approche civilisée ?
– Je ne suis pas là pour me reposer, dit Andrew en tentant de se redresser dans son lit.
La douleur le fit grimacer et il fut pris d'un vertige. Marisa s'avança vers lui pour le retenir. Elle arrangea ses oreillers et l'aida à se réinstaller confortablement. Puis elle lui tendit un verre d'eau.
– J'en avais déjà un à l'hôpital... C'est infirmière que j'aurais dû devenir plutôt que barmaid.
– Comment va votre ami ?
– Ils doivent le réopérer la semaine prochaine.
– Et à mon sujet, que disent les médecins ?
– Que vous devez rester au calme quelques jours, monsieur Stilman, annonça le docteur Herrera en entrant. Vous l'avez échappé belle.
Le médecin s'approcha d'Andrew et examina son visage.
– Vous auriez pu perdre l'œil. Heureusement, le cristallin et la cornée n'ont pas été touchés, vous vous en tirerez avec un hématome qui se résorbera tout seul. Vous aurez peut-être la paupière fermée pendant quelques jours. Nous vous avons suturé une sérieuse entaille au niveau des reins, mais mon interne de service vous a déjà rassuré à ce sujet. En revanche, votre état général n'est pas fameux. Je tiens à vous garder en observation pour vous faire subir des examens complémentaires.
– Quel genre d'examens ?
– Tous ceux que je jugerai nécessaires. Je crains que vous ayez une petite hémorragie quelque part. Comment vous sentiez-vous avant cet incident ?
– Pas au mieux de ma forme, avoua Andrew.
– Vous avez eu des problèmes de santé récents ?
Andrew réfléchit à la question. « Récents » n'était pas le terme approprié, mais comment avouer au docteur Herrera qu'il souffrait des séquelles d'une agression mortelle qui n'aurait lieu que dans quelques semaines ?
– Monsieur Stilman ?
– J'enchaîne malaises et épisodes de violentes douleurs au dos, j'ai tout le temps froid.
– Il pourrait s'agir d'un simple pincement vertébral, bien qu'un pincement vertébral ne soit jamais simple à traiter. Mais j'ai la conviction que vous perdez du sang quelque part et je ne vous laisserai pas sortir tant que je n'en aurai pas le cœur net.
– Je dois être sur pied lundi au plus tard.
– Nous ferons de notre mieux. Vous avez failli y rester. Réjouissez-vous d'être en vie et de vous trouver dans l'un des meilleurs services hospitaliers de Buenos Aires. Cet après-midi nous vous ferons passer une échographie de l'abdomen, si les résultats ne donnent rien, j'envisagerai un scanner. Reposez-vous maintenant, je repasserai à la fin de mon service.
Le docteur Herrera se retira, laissant Andrew seul avec Marisa.
– Vous avez mon téléphone portable ? demanda Andrew.
Elle le sortit de sa poche et le lui remit.
– Vous devriez avertir votre journal, suggéra-t-elle.
– Certainement pas, ils me feraient rapatrier ; je préfère que personne ne sache ce qui m'est arrivé.
– Une enquête est en cours, la police voudra vous interroger dès que vous irez mieux.
– Les investigations ne mèneront nulle part, alors pourquoi perdre du temps ?
– Parce que c'est la loi.
– Marisa, je ne manquerai pas une seconde fois mon rendez-vous avec Ortiz.
– Pourquoi « une seconde fois » ?
– Oubliez ça.
– Faites ce que le toubib vous a dit et reposez-vous. Vous serez peut-être rétabli à la fin du week-end. Je vais prévenir mon oncle d'attendre quelques jours.
*
Le jeudi, échographies, radiographies, doppler, prises de sang s'enchaînèrent, entrecoupés de longues attentes dans des antichambres de salles d'examen où Andrew devait patienter en compagnie d'autres malades.
On le raccompagna à sa chambre en début de soirée et bien qu'il dût garder la perfusion qui lui faisait un mal de chien, il fut autorisé à se réalimenter normalement. Le personnel hospitalier était bienveillant, les brancardiers attentionnés et la nourriture convenable. Si ce n'était le temps perdu, il n'y avait pas de quoi se plaindre.
Sans nouvelles de ses résultats, Andrew appela Valérie. Il ne lui révéla rien de ce qui lui était arrivé, se refusant à l'inquiéter et redoutant qu'elle aussi exige qu'on le rapatrie.
Marisa vint lui rendre visite avant d'aller prendre son service au bar. En la voyant partir, Andrew ressentit le désir de la suivre. La mort qui lui rôdait autour depuis trop longtemps lui donnait l'envie soudaine de vivre à cent à l'heure, d'aller renouer avec l'ivresse sans plus jamais avoir à se soucier des lendemains de gueule de bois.
*
Samedi, le docteur Herrera se présenta en fin de matinée accompagné d'un cortège d'étudiants. Andrew n'appréciait guère d'être observé comme un cobaye, mais il se plia au rituel.
Son arcade sourcilière avait pris de jolies proportions, Andrew ne voyait plus que d'un œil. Le docteur le rassura, l'inflammation se résorberait d'ici quarante-huit heures. L'échographie rénale avait bien révélé un léger saignement, les autres résultats étaient normaux. Herrera se réjouissait d'avoir vu juste. Il suspectait une fièvre hémorragique avec syndrome rénal, probablement d'origine virale. Les symptômes ressemblaient d'abord à ceux d'une grippe. S'ensuivaient maux de tête, douleurs musculaires, lombalgies et saignements. Il n'y avait pas de traitement spécifique pour cette maladie que le temps guérissait sans laisser de séquelles. Le docteur Herrera demanda à Andrew s'il avait récemment campé en forêt, la maladie se transmettant à l'homme par l'inhalation de particules provenant des déjections de rongeurs sauvages.
Andrew, qui aimait son confort plus que tout, lui assura qu'une telle idée ne lui aurait jamais traversé l'esprit.
– Auriez-vous pu vous blesser avec un outil ayant traîné dans les bois, du matériel de bûcheron ou de chasseur ?
Andrew pensa aussitôt à Olson, et il serra les poings tant il rêvait à cet instant de lui fracasser la mâchoire.
– C'est possible, dit Andrew en contenant sa colère.
– Soyez plus prudent la prochaine fois, dit le docteur en souriant, ravi de la perspicacité dont il avait fait preuve devant ses étudiants. Si tout va bien, je vous laisserai sortir lundi après-midi, c'est bien ce que vous souhaitiez ?
Andrew acquiesça d'un mouvement de tête.
– Vous devrez vous ménager. Votre plaie au bas du dos n'est pas plus grave que cela, mais il faudra lui laisser le temps de cicatriser et veiller à ce qu'elle ne s'infecte pas. Quand devez-vous rentrer aux États-Unis ?
– À la fin de la semaine prochaine, en principe, répondit Andrew.
– Je vous prierai de repasser faire une petite visite de contrôle avant de reprendre l'avion. Nous en profiterons pour vous ôter les fils. À lundi et bon week-end, monsieur Stilman, dit le docteur en se retirant avec ses élèves.
*
Un peu plus tard dans l'après-midi, Andrew reçut la visite d'un policier qui prit sa déposition. Après que ce dernier lui eut expliqué qu'il n'y avait aucune chance qu'on arrête les coupables, l'hôtel ne disposant pas de caméras de surveillance, Andrew renonça à porter plainte. Soulagé d'éviter une paperasserie inutile, le policier laissa Andrew poursuivre sa convalescence. En fin de journée, Marisa, qui avait passé l'après-midi auprès de son fiancé, vint lui rendre visite et resta une heure à son chevet.
Le dimanche, Louisa, ayant appris par sa nièce ce qui était arrivé, se rendit à l'hôpital et apporta à Andrew le repas qu'elle avait cuisiné. Elle passa une bonne partie de l'après-midi en sa compagnie. Il lui raconta quelques épisodes de sa vie de journaliste, elle lui relata les circonstances qui l'avaient conduite à devenir une des Mères de la place de Mai... Puis elle lui demanda s'il avait rencontré Alberto.
Andrew lui parla de la partie de cartes et Louisa s'emporta en disant que cela faisait trente ans qu'il ne faisait plus que jouer au poker et prendre du poids. Cet homme si intelligent avait renoncé à sa vie autant qu'à sa femme, et elle ne décolérait pas à son sujet.
– Si vous saviez comme il était beau lorsqu'il était jeune, soupira-t-elle. Toutes les filles du quartier le voulaient, mais c'est moi qu'il avait choisie. J'avais su me faire désirer, je lui laissais croire qu'il m'était totalement indifférent. Et pourtant, chaque fois qu'il s'adressait à moi ou me souriait en me croisant, je fondais comme une glace au soleil. Mais j'étais bien trop fière pour le lui montrer.
– Et qu'est-ce qui vous a fait changer d'attitude ? demanda Andrew amusé.
– Un soir... répondit Louisa en sortant un Thermos de son cabas... le docteur vous autorise le café ?
– Il n'a rien dit, mais depuis que je suis ici on ne me sert qu'une tisane infecte, avoua Andrew.
– Qui ne dit mot consent ! s'exclama Louisa en lui servant une tasse sortie de son sac à provisions. Un soir, donc, Alberto est passé chez mes parents. Il a sonné à la porte et a demandé à mon père l'autorisation de m'emmener me promener. C'était au mois de décembre. L'humidité ne faisait qu'ajouter à la chaleur étouffante qui régnait chez nous. J'étais au premier étage de notre maison et j'épiais la conversation.
– Qu'a dit votre père ?
– Il a refusé et a éconduit Alberto en lui assurant que sa fille ne voulait pas le voir. Comme je prenais un malin plaisir à contrarier mon père sur tout, j'ai descendu l'escalier en courant, passé un châle sur mes épaules, pour ne pas choquer papa, puis j'ai suivi Alberto et nous sommes partis. Je suis certaine qu'ils avaient manigancé ça ensemble. Mon père n'a jamais voulu l'avouer, Alberto non plus, mais à la façon dont ils se sont moqués de moi pendant des années chaque fois que quelqu'un évoquait ma première soirée avec Alberto, j'en reste convaincue. La promenade a été bien plus plaisante que je ne l'avais supposé. Alberto ne me faisait pas la cour comme tous ces garçons qui ne rêvent qu'à vous mettre dans leur lit le plus vite possible. Lui me parlait de politique, d'un monde nouveau où chacun serait libre de s'exprimer, où la pauvreté ne serait pas une fatalité. Alberto est un humaniste, aussi utopiste que naïf, mais profondément généreux. Il avait une voix grave qui me rassurait, un regard qui me faisait chavirer. À refaire ainsi le monde, nous n'avions pas vu le temps passer. Lorsque nous avons pris le chemin du retour, l'heure à laquelle mon père m'avait autorisée à rentrer, et il l'avait suffisamment crié dans notre dos alors que nous descendions la ruelle, était dépassée depuis longtemps. Je savais que papa nous attendrait sur le pas de la porte, peut-être même avec son fusil chargé de gros sel pour donner une leçon à Alberto. Je lui ai dit qu'il était préférable que je rentre seule, pour lui éviter des ennuis, mais Alberto a insisté pour me raccompagner.
« Au coin de ma rue, je lui ai demandé son mouchoir et je l'ai enroulé autour de ma cheville. Puis je me suis appuyée sur son épaule, et j'ai feint de boiter jusqu'à ce que nous arrivions à la maison. En me voyant, mon père s'est calmé aussitôt et a accouru vers nous. Je lui ai raconté que je m'étais tordu la cheville et que nous avions mis deux heures à rentrer, car je devais m'arrêter tous les cent mètres pour reprendre mon souffle. Je ne sais pas si papa m'a crue, mais il a remercié Alberto d'avoir ramené sa fille saine et sauve. L'honneur aussi était sauf, c'est ce qui comptait le plus. Quant à moi, en me couchant, je ne pensais plus qu'à l'émotion que j'avais ressentie lorsque Alberto m'avait prise sous son bras et lorsque ma main avait touché son épaule. Six mois plus tard, nous étions mariés. Nous n'étions pas bien riches, les fins de mois étaient difficiles, mais Alberto se débrouillait toujours pour joindre les deux bouts. Nous avons été heureux, vraiment heureux. J'ai vécu à ses côtés les plus belles années de ma vie. On riait tellement ensemble. Et puis une nouvelle dictature s'est installée, plus terrible que les précédentes. Notre fils avait vingt ans quand ils l'ont kidnappé. Alberto et moi n'avons eu qu'un enfant. Il ne s'est jamais remis de sa disparition, notre couple non plus. Nous avons survécu chacun à notre façon, lui dans l'oubli, moi dans la lutte, les rôles étaient inversés. Si vous étiez amené à revoir Alberto, je vous interdis de lui dire que je vous ai parlé de lui. C'est promis ?
Andrew promit.
– Depuis que vous êtes venu me rendre visite, je dors mal. Ortiz ne figurait pas en première place dans mon album, ce n'était qu'un second couteau, comme je vous l'ai dit, un officier à la carrière sans envergure. Mais, maintenant, je ne peux m'empêcher de songer qu'il pilotait peut-être l'avion d'où ils ont jeté mon fils dans le río de La Plata. Je voudrais que vous le retrouviez et que vous le fassiez avouer. Il n'y a pas pire horreur pour une femme que de perdre son enfant, c'est le plus grand drame qui puisse frapper un être humain, plus redoutable que sa propre mort. Mais si vous imaginiez la douleur de ne pouvoir se recueillir sur sa tombe, de n'avoir jamais vu sa dépouille. Savoir que celui qui vous appelait jadis maman, courait se jeter dans vos bras en vous serrant de toutes ses forces...
Louisa marqua une pause.
– ... Quand l'enfant qui était votre lumière disparaît sans laisser de traces, lorsque vous savez que plus jamais vous n'entendrez sa voix, votre existence n'est plus qu'enfer.
Louisa se rendit à la fenêtre pour cacher son visage. Elle inspira et poursuivit, le regard porté vers le lointain.
– Alberto s'est réfugié dans l'oubli, il redoutait que la douleur le pousse à une vengeance aveugle. Il ne voulait pas devenir comme eux. Moi, je n'avais pas peur de ça. Une femme peut tuer sans le moindre remords celui qui lui a volé son enfant. Si j'en avais eu l'occasion, je l'aurais fait.
Andrew eut une pensée furtive pour Mme Capetta. Louisa se retourna vers lui, les yeux rouges, mais le regard fier.
– Trouvez-le, je vous le demande du fond du cœur, ou du moins, de ce qu'il m'en reste.
Louisa se leva et attrapa son cabas. En la voyant partir, Andrew eut l'impression qu'elle avait vieilli depuis le début de leur conversation. Et toute la nuit, il songea à sa rencontre avec Ortiz, espérant pour la première fois que le plan d'Alberto fonctionne.
*
En fin d'après-midi, le téléphone d'Andrew sonna. La contorsion à laquelle il dut se livrer pour saisir l'appareil réveilla la douleur.
– Quand tu dis « je te rappelle dans cinq minutes », tu...
– Je suis à l'hôpital, Simon.
– Tu rends visite à quelqu'un ?
– Non, je suis à l'hôpital...
Andrew raconta son agression à Simon, lui faisant promettre de n'en rien dire à Valérie. Il voulut le rejoindre immédiatement, mais Andrew le lui interdit. Il s'était déjà suffisamment fait remarquer depuis son arrivée à Buenos Aires et la venue de Simon ne ferait que compliquer les choses.
– Je suppose que ce n'est pas le moment de te faire mon rapport sur la femme de Capetta.
– Si, au contraire, je n'ai pas grand-chose à faire du week-end.
– Elle passe ses après-midi dans ce petit parc à tricoter pendant que son gamin joue dans le bac à sable.
– Tu lui as parlé ?
– Quand je t'ai dit qu'elle tricotait, ce n'était pas au sens figuré.
– Rien d'autre ?
– Non, à part qu'elle me semble bien trop belle pour avoir épousé un type comme ce Capetta dont tu m'as parlé, mais c'est probablement la jalousie qui me fait dire ça.
– Belle comment ?
– Cheveux noirs, yeux ébène, le regard volontaire avec une expression de solitude et de profonde souffrance.
– Tu as perçu tout cela juste en l'observant ?
– Ce n'est pas parce que j'aime les femmes, toutes les femmes, que je ne leur prête pas attention.
– Simon, c'est à moi que tu parles...
– Bon d'accord... Elle prenait un café dans un McDonald's, son môme revenait avec un plateau un peu trop lourd pour lui. Je me suis arrangé pour qu'il me rentre dedans. J'ai sacrifié un jean à ta cause. Sa mère s'est levée, elle s'est confondue en excuses. Avec deux grimaces, j'ai fait rire le gamin qui était au bord des larmes, je lui ai donné dix dollars pour qu'il aille se rechercher un Coca et des nuggets, et sous prétexte d'utiliser les serviettes en papier qui étaient sur la table, je me suis assis avec elle le temps que son fils revienne.
– Voilà qui te ressemble beaucoup plus.
– Ça me fait une peine folle que tu aies cette image de moi.
– Qu'est-ce qu'elle t'a raconté ?
– Qu'elle s'était installée à Chicago après le décès de son mari, pour se construire une nouvelle vie avec son fils.
– ... Qu'elle prive d'un père qui est pourtant bien vivant, drôle de veuve !
– La dureté de son visage quand elle évoquait son mari, c'était à vous glacer le sang. D'ailleurs, il y avait quelque chose de terrifiant chez elle.
– Quoi ?
– Je ne saurais te le décrire, simplement je me sentais mal à l'aise en sa compagnie.
– Elle t'a parlé d'un voyage à New York ?
– Non, et quand je lui ai dit en la quittant que si elle s'y rendait et avait besoin de quoi que soit, elle pouvait m'appeler, elle m'a assuré qu'elle n'y retournerait jamais.
– Elle a dû penser que tu lui sortais le grand jeu.
– Si je l'avais fait, elle aurait certainement changé d'avis.
– Évidemment !
– Oui, évidemment ! Mais compte tenu de ma mission, je me suis tenu à carreau. Je n'étais qu'un homme d'affaires, en visite à Chicago, père de trois enfants, et amoureux de sa femme.
– Qu'est-ce que ça t'a fait de te retrouver dans la peau d'un père de famille ? Pas trop épuisé ce matin ?
– Je pensais que tu me manquais, mais finalement...
– Tu la crois capable de tuer quelqu'un ?
– Elle en a la force, elle ment sur sa vie et sur ses intentions, il y a quelque chose de réellement dérangeant chez elle. Ce n'est pas Nicholson dans Shining, mais je t'assure que son regard fout la trouille. Enfin, Andrew, qu'est-ce que tu vas perdre ton temps à Buenos Aires, si tu crois vraiment qu'on va t'assassiner dans quelques semaines ?
– On m'a offert une deuxième chance, Simon, protéger Valérie de mes errances, mais aussi mener à terme une enquête dont l'issue ne compte pas seulement pour moi. J'en suis encore plus conscient aujourd'hui qu'hier.
Andrew demanda un dernier service à son ami. Dès qu'ils eurent raccroché, Simon alla acheter un bouquet de fleurs et le fit livrer chez Valérie accompagné du petit mot qui lui avait été dicté.
Pendant ce temps, dans sa chambre d'hôpital à Buenos Aires, Andrew eut l'impression d'entendre la voix de Louisa lui murmurer à l'oreille : « Si Mme Capetta te croit responsable de la perte de sa fille, prends garde à toi. »
*
Andrew passa de nouveaux examens le lundi matin et le docteur Herrera le laissa quitter l'hôpital en début d'après-midi.
Marisa patientait dans sa voiture. Après une courte halte à l'hôtel, ils se rendirent au bar où Alberto et ses copains les attendaient.
Andrew s'assit à la table au fond de la salle, Alberto était seul. Il déplia une grande feuille de papier et dessina l'itinéraire qu'emprunterait Ortiz.
– À la sortie de Villa Maria, un camion en panne en travers de la route l'obligera à quitter la nationale 9. Son chauffeur bifurquera au sud, pour rattraper la 8. Pendant ce temps-là, vous irez jusqu'à Gahan. À la hauteur du calvaire que vous reconnaîtrez facilement à sa statuette de la Vierge Marie sous une petite pyramide en verre, vous repérerez sur votre droite trois silos à grains à cinquante mètres de la route. Un petit chemin de terre y conduit. Vous vous planquerez là, tous feux éteints, avec Marisa. Profitez-en pour dormir à tour de rôle.
« Si Ortiz quitte Dumesnil vers 21 heures, il arrivera à Gahan vers 4 heures du matin. Nous aurons fait le nécessaire, la chaussée sera couverte de morceaux de ferraille, si sa voiture dépasse le calvaire, ce sera en roulant sur les jantes.
– Et si ce n'était pas lui qui passait le premier ?
– Il n'y aura personne d'autre à cette heure-là.
– Comment pouvez-vous en être absolument certain ?
– Des amis surveilleront les sorties d'Olivia, de Chazon, d'Arias, de Santa Émilia, de Colón, et de Rojas. Nous saurons au quart d'heure près où il se trouve et nous ne piègerons la route que lorsque nous serons sûrs qu'il est en approche du calvaire.
– Il y a une ville qui s'appelle Olivia ? demanda Andrew.
– Oui, pourquoi ? répondit Alberto.
– Pour rien.
– Une fois sa voiture hors-service, restez planqués jusqu'à ce que ses hommes partent à Gahan. À un contre trois vous ne feriez pas le poids. Je crois savoir que vous avez eu affaire à eux récemment et, à voir votre tête, on n'est pas très rassurés quant à l'issue d'un combat.
– Et moi, je ne compte pas, demanda Marisa ?
– Toi, tu restes dans la voiture et tu conduis. Je t'interdis de quitter le volant, même si notre courageux journaliste se fait tirer dessus. Tu m'as bien compris, Marisa, et je ne plaisante pas ! S'il t'arrivait quelque chose, ta tante viendrait m'abattre ici en plein jour.
– Elle ne sortira pas de la voiture, promit Andrew qui reçut aussitôt un coup de pied de Marisa dans le tibia.
– Ne traînez pas, Gahan est à deux bonnes heures d'ici, vous aurez besoin de temps pour repérer les lieux, prendre vos marques et vous fondre dans le paysage. Ricardo vous a préparé de quoi dîner en route, il t'attend à la cuisine, Marisa. File, j'ai deux, trois mots à dire à monsieur.
Marisa obéit à son oncle.
– Vous vous sentez capable de remplir cette mission jusqu'au bout ?
– Vous le saurez demain, répondit nonchalamment Andrew.
Alberto l'empoigna par l'avant-bras.
– J'ai mobilisé beaucoup d'amis pour mener à bien cette opération, il en va non seulement de ma crédibilité, mais de la sécurité de ma nièce.
– C'est une grande fille, elle sait ce qu'elle fait, mais il est encore temps de lui interdire de m'accompagner. Avec une bonne carte routière, je devrais trouver ce bled sans trop de difficultés.
– Elle ne m'écouterait pas, je n'ai plus assez d'autorité sur elle.
– Je ferai de mon mieux, Alberto, et vous, faites en sorte que cette mission, comme vous l'appelez, ne vire pas au drame. J'ai votre parole qu'aucun de vos hommes n'essaiera de régler son compte à Ortiz ?
– Je n'en ai qu'une et je vous l'ai déjà donnée !
– Alors, tout devrait se dérouler sans problèmes.
– Prenez ça, dit Alberto en posant un revolver sur les genoux d'Andrew, on ne sait jamais.
Andrew le rendit à Alberto.
– Je ne crois pas que cela renforcerait la sécurité de Marisa, je n'ai jamais utilisé d'arme à feu. Contrairement aux idées reçues, tous les Américains ne sont pas des cow-boys.
Andrew voulut se lever, mais Alberto lui fit signe que leur conversation n'était pas terminée.
– Louisa est venue vous voir à l'hôpital ?
– Qui vous l'a dit ?
– Je me suis assuré de votre bon rétablissement pendant votre séjour, au cas où les hommes d'Ortiz auraient eu l'idée d'achever leur besogne.
– Alors vous connaissez déjà la réponse à votre question.
– Elle vous a parlé de moi ?
Andrew observa Alberto et se leva.
– Nous en discuterons demain, quand je serai rentré de Gahan. Bonne soirée, Alberto.
*
En sortant du restaurant, Andrew chercha la Coccinelle de Marisa. Un coup de klaxon attira son attention. Marisa passa la tête par la vitre d'un break 406 et l'appela.
– On y va, ou vous avez changé d'avis ?
Andrew s'installa à bord.
– Mon oncle craignait que ma voiture ne soit pas en assez bon état.
– Je me demande comment il a pu imaginer une idée pareille, répondit Andrew.
– C'est sa voiture, c'est vous dire s'il accorde de l'importance à notre mission.
– Arrêtez avec ce mot, c'est grotesque ! Nous ne sommes pas en mission, je ne travaille pas pour les services secrets, mais pour un quotidien respectable. Je vais interroger le dénommé Ortega et essayer de lui faire avouer qu'il est Ortiz, s'il est bien Ortiz.
– Vous feriez mieux de vous taire au lieu de dire n'importe quoi, rétorqua Marisa.
Et durant les cent quatre-vingts kilomètres qui les séparaient de Gahan, ils ne se parlèrent presque pas. Marisa se concentrait sur la route, qui, comme l'avait annoncé son oncle, était en fort mauvais état et pratiquement dénuée d'éclairage. Ils arrivèrent vers minuit au fameux croisement. Elle se rangea devant le calvaire et inspecta les alentours à l'aide d'une lampe torche.
– Si les pneus éclatent à cet endroit, dit-elle à Andrew, la voiture terminera sa course dans ce champ, vous voyez, pas de quoi vous inquiéter, mon oncle n'a pas menti.
Andrew inspecta la chaussée à la lueur des phares et il se demanda quand les hommes d'Alberto interviendraient.
– Remontez dans la voiture, ordonna Marisa, le petit chemin qui conduit aux silos se trouve juste là, nous allons commencer à planquer, les heures seront longues, autant grignoter quelque chose maintenant.
Elle remit le moteur en marche et s'engagea sur la sente qui contournait les silos. Elle se rangea entre deux réservoirs à grains et éteignit les phares. Le temps que ses yeux s'accommodent à la pénombre, Andrew réalisa qu'ils bénéficiaient d'un point de vue parfait sur la zone où l'opération devait se produire, alors que, de la route, il était impossible de les apercevoir.
– Votre oncle n'a vraiment rien laissé au hasard.
– Alberto était Montonero, il s'est battu contre les salopards à une époque où ils tiraient à vue. Disons qu'il a de l'expérience. S'il avait votre âge, il serait à votre place dans cette voiture.
– Je ne suis pas son homme de main, Marisa, mettez-vous ça dans la tête une bonne fois pour toutes.
– Vous nous l'avez assez répété. J'ai bien compris. Vous avez faim ?
– Pas vraiment, non.
– Mangez quand même, dit-elle en lui tendant un sandwich. Vous allez avoir besoin de toutes vos forces.
Elle alluma le plafonnier et regarda Andrew en souriant.
– Quoi ? Qu'est-ce qui vous fait sourire ?
– Vous.
– Et qu'est-ce que j'ai de si drôle ?
– Côté gauche vous êtes plutôt pas mal, et côté droit on dirait Elephant Man.
– Merci du compliment !
– Ce n'était qu'un demi-compliment, tout dépend de quel côté on se trouve.
– Vous préférez que je m'asseye au volant ?
– Non, j'aime bien votre côté gueule cassée, c'est plus dans mon genre.
– Je suis sûr qu'Antonio serait heureux d'entendre ça.
– Antonio n'est pas beau, mais c'est quelqu'un de bien.
– Ça ne me regarde pas.
– Et vous, votre femme, elle est jolie ?
– Ça ne vous regarde pas non plus.
– Nous allons passer une bonne partie de la nuit dans cette voiture, vous préférez que l'on parle de la météo ?
– Valérie est très jolie.
– Le contraire m'aurait étonnée.
– Et pourquoi donc ?
– Parce que j'imagine que vous êtes le genre de type qui doit se sentir fier de se promener avec une belle femme à son bras.
– Vous vous trompez. Nous nous sommes connus au collège, je n'avais rien d'un séducteur, j'étais timide et pas très doué pour faire la cour aux filles, ça n'a pas changé.
Le portable de Marisa vibra dans sa poche, elle le récupéra et lut le message qu'elle venait de recevoir.
– Le camion a rempli son office à la sortie de Villa Maria, la voiture d'Ortiz se dirige vers la route numéro 8. Ils seront là dans quatre heures tout au plus.
– Je croyais que les téléphones ne captaient pas ici ?
– Ce sera le cas le moment venu. Le seul relais de la région est à vingt kilomètres et, quand il sera privé de courant, les communications deviendront impossibles.
Andrew sourit.
– Vous aviez peut-être raison, cette soirée prend de plus en plus des airs de mission.
– Ça n'a pas l'air de vous déplaire tant que ça.
– Donnez-moi ce sandwich et arrêtez de vous moquer de moi tout le temps, je vais finir par vous trouver séduisante.
Marisa se pencha vers la banquette arrière, offrant une vision de ses fesses qui ne laissa pas Andrew indifférent.
– Tenez, prenez du café, dit-elle en tendant un gobelet à Andrew.
Une heure plus tard, ils entendirent le bruit d'un moteur dans le lointain. Marisa éteignit le plafonnier.
– Il est trop tôt pour que ce soit Ortiz, murmura Andrew.
Elle éclata de rire.
– Vous avez raison de chuchoter, on n'est jamais trop prudent ; nous sommes à cinquante mètres de la route, on pourrait nous entendre... Non, ça ne peut pas être encore Ortiz.
– Alors pourquoi avez-vous éteint la lumière ?
Et avant qu'Andrew ne comprenne ce qui lui arrivait, Marisa enjamba le levier de vitesse et s'assit à califourchon sur lui. Elle caressa ses lèvres du bout des doigts et l'embrassa.
– Chut, murmura-t-elle, vous allez vous marier, moi aussi, aucun risque que nous tombions amoureux l'un de l'autre.
– Pour quelqu'un qui me demande de me taire, tu es drôlement bavarde.
Marisa embrassa à nouveau Andrew et ils se faufilèrent jusqu'à l'arrière du break où ils s'enlacèrent dans la nuit silencieuse.
*
Marisa rouvrit les yeux, regarda sa montre et donna un coup de coude à Andrew.
– Réveille-toi et rhabille-toi, il est 3 heures du matin !
Andrew sursauta. Marisa attrapa son portable dans sa poche. Six messages se succédaient, chacun annonçant le nom d'un village que la voiture d'Ortiz avait traversé. Elle regarda l'écran et passa en toute hâte à l'avant du break.
– Je n'ai plus de réseau, ils ont déjà coupé le courant du relais, Ortiz ne doit plus être loin, dépêche-toi !
Andrew enfila son pantalon et son pull et s'installa à la place du passager. Le silence régnait. Il tourna la tête vers Marisa dont le regard était rivé à la route.
– Regarde devant toi, dit-elle, c'est là que ça se passe !
– Et ce qui s'est passé à l'arrière ? se hasarda Andrew.
– Il ne s'est rien passé d'autre qu'un bon moment entre adultes consentants.
– Bon comment ? demanda Andrew en souriant.
Marisa lui balança un nouveau coup de coude.
– Tu crois que les copains de ton oncle nous ont vus, quand ils sont venus jeter leur limaille sur la route ?
– Il ne vaudrait mieux pas, ni pour toi ni pour moi. Maintenant, prie le ciel pour que nous n'ayons pas raté Ortiz.
– Si sa voiture était déjà passée, elle serait au milieu de la route, non ? Tu vois une voiture ?
Marisa ne répondit pas. Un bruit de moteur approchait dans le lointain. Andrew sentit les battements de son cœur accélérer.
– Et si ce n'était pas eux ? murmura-t-il.
– Dommage collatéral... regrettable, mais parfois inévitable !
Et tandis qu'Andrew s'inquiétait, une berline noire passa en trombe devant le calvaire. Trois de ses pneus éclatèrent, le chauffeur tenta de maintenir sa trajectoire, mais la voiture fit une embardée et se mit à zigzaguer avant de se coucher sur le flanc. Elle partit en glissade, l'aile avant s'enfonça dans un nid-de-poule, l'arrière du véhicule se souleva et la berline enchaîna plusieurs tonneaux dans un fracas assourdissant. Le pare-brise éclata alors que le passager avant passait au travers. La voiture continua sa course folle sur le toit, entraînant derrière elle une gerbe d'étincelles avant de s'immobiliser en bordure d'un champ. Au chaos succéda un silence de mort.
– En douceur, tout devait se passer en douceur, fulmina Andrew en sortant du break.
Marisa le rattrapa par le bras et l'obligea à se rasseoir. Elle fit tourner la clé de contact et s'engagea sur le chemin en terre. Elle s'arrêta en bordure de la route et découvrit, à la lumière des phares, un spectacle de désolation. Un homme gisait à dix mètres de l'épave. Andrew se précipita vers lui. Il était dans un sale état, mais respirait encore. Marisa avança vers la voiture accidentée. Le chauffeur, inconscient, avait le visage ensanglanté. À l'arrière, coincé dans l'habitacle enfoncé par l'impact, un homme gémissait en reprenant ses esprits.
Andrew rejoignit Marisa et s'allongea pour pénétrer dans l'habitacle.
– Donne-moi un coup de main, dit-il à Marisa, il faut le sortir de là avant que ça prenne feu.
Marisa s'agenouilla et regarda froidement l'homme blessé.
– Tu as entendu, ça va bientôt prendre feu. Nous avons des questions à te poser, réponds rapidement si tu ne veux pas griller comme un cochon.
– Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que vous me voulez ? gémit l'homme.
– C'est nous qui t'interrogeons, toi, tu te contentes de répondre.
– Bon sang, Marisa, arrête ces conneries et aide-moi, il y a eu assez de dégâts comme ça, cria Andrew en essayant d'extraire le blessé de la carcasse.
– Laisse-le où il est jusqu'à ce qu'il parle. Quel est ton vrai nom ? demanda-t-elle.
– Miguel Ortega.
– Et moi je suis Evita Perón ! Je vais te donner une seconde chance, reprit Marisa en plaçant une cigarette entre ses lèvres.
Elle sortit une boîte d'allumettes de sa poche, en craqua une et approcha la flamme du visage d'Ortega.
– Je m'appelle Miguel Ortega ! cria-t-il, vous êtes folle, sortez-moi de là !
– Fais un effort, ça pue de plus en plus l'essence, ici, fit-elle.
Andrew réunit toutes ses forces pour tenter de sortir Ortega, mais les jambes du vieil homme étaient coincées sous le fauteuil du conducteur et, sans l'aide de Marisa, il n'y arriverait pas.
– Allez viens, on se tire d'ici, dit Marisa en laissant tomber son allumette à l'intérieur de la voiture.
La flamme vacilla et s'éteignit. Marisa en alluma une autre et enflamma la petite boîte, la tenant du bout des doigts.
Ortega regarda la flamme danser au-dessus de sa tête.
– Ortiz, je m'appelle Felipe Ortiz, éteignez ça, je vous en supplie, j'ai une famille, ne faites pas ça !
Marisa lança la boîte d'allumettes au loin et cracha à la figure du commandant Ortiz.
Andrew était fou de rage. Marisa se faufila dans la voiture et repoussa le fauteuil. Andrew réussit à dégager Ortiz et le traîna sur la route pour l'éloigner de la voiture.
– Il faut s'occuper du chauffeur, ordonna-t-il.
Alors qu'il retournait vers la berline, des étincelles se mirent à crépiter sous le capot et le véhicule s'embrasa. Il vit le corps du conducteur prendre feu, son visage se déformer avant que la fumée n'obscurcisse cette vision cauchemardesque.
Andrew prit sa tête entre ses mains et s'agenouilla pour vomir. Lorsque les spasmes se calmèrent, il rejoignit Ortiz, allongé sur le bas-côté. Marisa était accroupie à côté de lui, fumant une cigarette.
– On l'emmène à l'hôpital et on embarque aussi celui qui est allongé là-bas, ordonna Andrew.
– Non, répondit Marisa en agitant les clés du break et, si tu t'approches, je les balance dans le champ.
– Un mort, ça ne te suffit pas ?
– Un contre trente mille ? Non, ça ne me suffit pas. On va jouer la deuxième mi-temps et cette fois c'est moi qui ai l'avantage. Si cette ordure veut rester vivant, il va devoir parler. Sors ton carnet et ton stylo, monsieur le journaliste, ton heure de gloire est arrivée !
– J'ai mal, supplia Ortiz, conduisez-moi à l'hôpital, je vous dirai tout ce que vous voulez en route.
Marisa se leva, se rendit vers le break, ouvrit la boîte à gants et revint avec le revolver d'Alberto.
Elle appuya le canon sur la tempe d'Ortiz et releva le percuteur.
– Je vais jouer le rôle de la sténo, on commence l'interview ? Parce que, avec le sang qui pisse de sa jambe, je ne perdrais pas trop de temps si j'étais vous.
– Tu vas me tirer dessus aussi, si je refuse de participer à cette saloperie ? demanda Andrew.
– Non, tu me plais trop pour que je fasse une chose pareille, mais lui régler son compte ne me poserait aucun problème, je pourrais même y prendre du plaisir.
Andrew s'agenouilla à côté d'Ortiz.
– Finissons-en au plus vite, que je puisse vous emmener. Je suis désolé, je ne voulais pas que les choses se passent comme ça.
– Tu crois qu'il était désolé quand il a fait cisailler les freins de la voiture d'Antonio, ou quand il a envoyé ses cerbères dans ta chambre d'hôtel ?
– Vous êtes venus sur mes terres, vous posiez des questions à tout le monde. Nous voulions juste vous dissuader, vous intimider, pas que vous ayez un accident.
– Mais oui, bien sûr, soupira Marisa. Tu iras expliquer ça à Antonio si tu le rejoins à l'hôpital. Nous aussi on voulait juste t'intimider, on est quittes, alors ? Ah non, pas tout à fait, regarde la tête de mon ami, tu vois comment tes hommes l'ont arrangé ?
– Je n'ai rien à voir là-dedans, je ne sais pas qui vous êtes.
Andrew fut persuadé de la sincérité d'Ortiz qui semblait tout ignorer de son identité.
– Je m'appelle Andrew Stilman, je suis journaliste reporter au New York Times. Je mène une enquête sur le parcours d'un pilote et ses activités durant la dernière dictature. Êtes-vous le commandant Ortiz qui a servi entre 1977 et 1983 en qualité d'officier pilote des gardes-côtes ?
– Jusqu'au 29 novembre 1979. Je n'ai plus jamais pris les commandes d'un avion après cette date.
– Pourquoi ?
– Parce que je ne supportais plus ce qu'on m'ordonnait de faire.
– En quoi consistaient vos missions, commandant Ortiz ?
Ortiz poussa un soupir.
– Cela fait bien longtemps qu'on ne m'a plus appelé commandant.
Marisa lui appuya son revolver sur la joue.
– On se fout de tes états d'âme. Contente-toi de répondre aux questions.
– J'effectuais des vols de surveillance le long de la frontière uruguayenne.
Marisa fit glisser son arme jusqu'à la jambe d'Ortiz, elle caressa du canon le morceau d'os qui sortait de la plaie béante. Ortiz hurla de douleur, Andrew la repoussa brusquement.
– Si vous refaites ça une fois, je vous laisse seule ici, quitte à rentrer à pied à Buenos Aires, c'est clair ?
– On se vouvoie maintenant ? rétorqua Marisa en lui adressant un regard aguicheur.
– Conduisez-moi jusqu'à un hôpital, supplia Ortiz.
Andrew reprit son carnet de notes et son stylo.
– Avez-vous participé à des vols de la mort, commandant Ortiz ?
– Oui, murmura-t-il.
– Combien de ces vols avez-vous effectués ?
– Trente-sept, souffla-t-il.
– À raison de vingt passagers par voyage, cet enfoiré a balancé plus de sept cents personnes dans le río de La Plata, dit Marisa.
– Du poste de pilotage, je ne voyais rien de ce qui se passait à l'arrière, mais je savais. Quand l'avion s'allégeait soudainement au point de changer d'assiette sans que je touche au manche, je savais ce qui venait de se passer. Je ne faisais qu'obéir aux ordres. Si j'avais refusé, on m'aurait passé par les armes. Qu'auriez-vous fait à ma place ?
– J'aurais préféré sacrifier ma vie plutôt que de participer à cette abomination.
– Tu n'es qu'une gamine, tu ne sais pas de quoi tu parles, tu n'as aucune idée de ce qu'est l'autorité. J'étais militaire de carrière, programmé pour obéir, pour servir mon pays sans me poser de question. Tu n'as pas connu cette époque.
– Je suis née à cette époque, ordure, et mes vrais parents font partie de ceux que vous avez assassinés après les avoir torturés.
– Je n'ai jamais torturé personne. Ceux qui montaient à bord de mon avion étaient déjà morts, ou tout comme. Et si j'avais voulu jouer au héros, on m'aurait fusillé, ma famille aurait été arrêtée, et un autre pilote aurait pris ma place.
– Alors pourquoi avez-vous cessé de voler en 1979 ? interrompit Andrew.
– Parce que je ne pouvais plus. Je n'étais qu'un soldat ordinaire, un homme sans histoire, sans plus de courage qu'un autre. Incapable de se rebeller ouvertement contre sa hiérarchie. J'avais trop peur des conséquences pour les miens. Un soir de novembre, j'ai essayé de faire plonger mon appareil dans le fleuve avec sa cargaison et les trois officiers montés à bord pour faire leur sale besogne. Nous volions à très basse altitude, de nuit, tous feux éteints. Il me suffisait de pousser brusquement sur le manche. Mais mon copilote a récupéré l'appareil de justesse. De retour à la base, il m'a dénoncé. J'ai été mis aux arrêts et je suis passé en cour martiale. C'est un médecin militaire qui m'a évité le peloton. Il a jugé que je n'avais plus toute ma raison, et que je n'étais pas responsable de mes actes. Febres m'avait à la bonne. D'autres que moi commençaient aussi à flancher. Il a craint que me fusiller n'entraîne des désertions alors qu'en étant bienveillant avec un officier qui avait servi sa patrie, il s'attirerait la sympathie de ses hommes. J'ai été réformé et rendu à la vie civile.
– Tu as participé à l'assassinat de sept cents innocents et tu voudrais qu'on verse une larme sur ton sort ? ironisa Marisa.
– Je ne vous en demande pas tant. Leurs visages, que je n'ai jamais vus, hantent ma vie depuis plus de trente ans.
– Comment vous êtes-vous fabriqué une nouvelle identité ? Comment avez-vous réussi à rester dans l'anonymat toutes ces années ? intervint Andrew.
– En protégeant les hommes qui l'avaient servie, l'armée se protégeait aussi. À la fin de la « guerre sale », Febres nous a aidés. On nous a donné de nouveaux papiers, des passés recomposés, un bout de terre ou une petite affaire pour repartir dans la vie.
– Des terres et des affaires volées à ses victimes ! hurla Marisa.
– Tu es la nièce d'Alberto, n'est-ce pas ? demanda Ortiz.
– Vous êtes peut-être revenu à la vie civile, mais vos services de renseignements n'ont rien perdu de leur efficacité.
– Tu m'accordes trop d'importance. Je n'ai accès à aucun service de renseignements. Je ne suis plus qu'un petit commerçant, qui fait tourner une tannerie. J'ai deviné qui tu étais dès que je t'ai vue rôder à Dumesnil. Tu lui ressembles, tu parles comme lui... depuis le temps que ce renard me traque. Mais il est devenu trop vieux pour faire le boulot lui-même.
– Ça suffira pour ce soir, dit Andrew en rangeant son carnet, va chercher la voiture, Marisa, on l'embarque et on récupère l'autre blessé en espérant qu'il soit encore vivant. Dépêche-toi ou je te botte le cul.
Marisa haussa les épaules, rangea son arme et s'éloigna vers le break, les mains dans les poches.
– Ce n'est pas moi qui ai envoyé des hommes à votre hôtel, reprit Ortiz, dès qu'il fut seul avec Andrew. C'est certainement Alberto. Ce type est bien plus retors que vous ne le croyez, il vous a manipulé depuis le début, pour vous amener à accomplir ce qu'il ne pouvait faire lui-même. C'est lui qui a organisé cette embuscade, n'est-ce pas ? Vous n'êtes qu'un pion dont il s'est servi pour jouer sa partie.
– Taisez-vous, Ortiz, vous ne savez pas ce que vous dites. Ce n'est pas Alberto qui m'a fait venir en Argentine. J'étais sur vos traces depuis des semaines, depuis que l'on m'a confié cette enquête.
– Pourquoi moi plus qu'un autre ?
– Les hasards de la vie, votre nom était dans le dossier que nous avons reçu au journal.
– Et qui vous a envoyé ce dossier, monsieur Stilman ? J'ai soixante-dix-sept ans, ma santé n'est pas fameuse. Je me moque bien de passer mes dernières années de vie en prison, cette pénitence serait presque un soulagement. Mais j'ai deux filles, monsieur Stilman, elles n'ont rien fait et la plus jeune ignore tout de mon passé. Si vous révélez mon identité, ce n'est pas moi que vous condamnerez, mais elle. Racontez la pitoyable histoire du commandant Ortiz, mais ne me citez pas, je vous en supplie. Si c'est une vengeance que vous voulez, laissez-moi me vider de mon sang au bord de cette route. Ce sera une délivrance. Vous ignorez ce qu'il en coûte d'avoir contribué à détruire des vies innocentes, pour vous il n'est pas encore trop tard.
Andrew reprit son carnet, en feuilleta les pages et sortit une photographie qu'il présenta à Ortiz.
– Vous reconnaissez cette petite fille ?
Ortiz regarda le visage de l'enfant de deux ans qui figurait sur la photographie et ses yeux s'emplirent de larmes.
– Je l'ai élevée.
*
La voiture filait sur la route numéro 7. Ortiz avait perdu connaissance après qu'Andrew et Marisa l'avaient allongé à l'arrière du break. Son garde du corps n'était pas en meilleure forme.
– À quelle distance sommes-nous de l'hôpital le plus proche ? demanda Andrew en jetant un regard aux deux blessés.
– Celui de San Andrés de Giles est à quarante kilomètres, nous y serons dans une demi-heure.
– Arrangez-vous pour y arriver plus vite si vous voulez que nos passagers restent en vie.
Marisa appuya sur l'accélérateur.
– J'aimerais bien que nous aussi nous restions en vie, dit Andrew en s'accrochant à son fauteuil.
– Ne vous inquiétez pas, maintenant que nous avons obtenu ses aveux, je ne veux pas qu'il meure. Il sera traduit en justice et paiera pour ses crimes.
– Ça, ça m'étonnerait beaucoup !
– Et pourquoi cela ?
– Et qu'est-ce que vous comptez dire à la justice ? Que vous avez obtenu ses aveux en lui braquant un revolver sur la tempe ? Et vous ferez ces confidences avant ou après avoir révélé que nous avons sciemment provoqué un accident qui a entraîné la mort d'un homme ? Si le juge nous a à la bonne, nous pourrons peut-être lui demander de partager la même cellule qu'Ortiz et continuer notre conversation...
– Qu'est-ce que vous racontez ?
– Qu'à force de tricher, vous et votre oncle avez oublié qu'au-dehors de son bar miteux, il y avait des règles auxquelles on ne pouvait déroger. Nous sommes complices d'un meurtre, peut-être de deux, si nous n'arrivons pas à l'hôpital à temps. Je ne sais même pas si je pourrai publier mon article !
– C'était un accident, nous n'avons rien à voir avec ça. Nous sommes passés par là et nous avons secouru ces deux hommes, voilà la seule version que vous rapporterez.
– À la rigueur, c'est celle que nous raconterons en arrivant aux urgences. À moins qu'Ortiz ne reprenne conscience et nous dénonce avant que nous ayons eu le temps de déguerpir.
– Vous allez laisser tomber ?
– Comment veux-tu que je justifie la façon dont j'ai obtenu mes renseignements ? En racontant à ma rédaction que j'ai participé à une tuerie préméditée ? Ils vont adorer ça, ce sera du plus bel effet pour le journal. Toi et ton oncle m'avez foutu le bec dans l'eau et des semaines de travail avec.
Marisa freina de toutes ses forces, les pneus crissèrent et la voiture s'immobilisa en travers de la route.
– Tu ne peux pas abandonner.
– Que veux-tu que je fasse d'autre ? Passer dix ans dans une prison argentine pour que justice soit rendue, toute la justice ! Redémarre avant que je m'énerve vraiment et que je te laisse sur cette route, allez !
Marisa enclencha une vitesse et la voiture s'élança. Ortiz gémissait à l'arrière.
– Il ne manquait plus que ça, soupira Andrew. Donne-moi ton revolver.
– Tu vas le buter ?
– Non, mais si tu pouvais arrêter de dire des conneries, ça me ferait des vacances.
– Dans la boîte à gants.
Andrew prit l'arme et se retourna vers Ortiz, résolu à l'assommer. Son bras retomba lentement.
– Je suis incapable de faire ça.
– Frappe le bon sang, s'il nous balance on est cuits.
– Il fallait y penser avant. De toute façon, il nous dénoncera dès qu'il sera en état de le faire.
– Ça te laissera au moins le temps de quitter le pays, tu peux prendre le premier avion pour New York.
– Et toi ? Il sait qui tu es.
– Moi, je me débrouillerai.
– Non, pas question, on s'est embarqués dans cette folie à deux, on s'en sortira ensemble.
Andrew rangea le revolver.
– J'ai peut-être une idée... accélère et tais-toi, j'ai besoin de réfléchir.
Lorsque le break s'engouffra sous le porche des urgences, Ortiz s'était à nouveau évanoui. Marisa klaxonna et cria aux deux brancardiers qui sortaient du sas d'apporter une seconde civière. Elle expliqua à l'interne de garde qu'ils étaient passés sur les lieux d'un accident à la hauteur de Gahan. Son ami et elle avaient réussi à sortir deux hommes de la voiture, mais le conducteur avait péri dans les flammes. L'interne demanda à une infirmière de prévenir la police et, avant d'accompagner les blessés au bloc opératoire, ordonna à Marisa d'attendre son retour.
Marisa lui répondit qu'elle allait garer sa voiture et qu'elle reviendrait aussitôt.
*
– C'est quoi ton plan maintenant ? demanda-t-elle en reprenant la route.
– Attendre.
– Brillant.
– Nous n'avons pas envie qu'il raconte notre histoire et il n'a pas envie qu'on raconte la sienne. Un ami flic m'a confié un jour que d'arrêter un coupable sans avoir compris ses motifs ce n'était que la moitié du travail. Si Ortiz nous dénonce, il faudra qu'il explique pourquoi nous lui avions tendu ce piège. Nous sommes liés par le même secret. Dès qu'il sera rétabli, je retournerai le voir pour lui proposer un marché.
– Alors il va s'en tirer comme ça ?
– Nous verrons qui aura le dernier mot. Ton oncle n'est pas le seul à aimer les jeux de société, moi j'étais doué aux échecs, on y apprend à avoir un coup d'avance sur son adversaire.