14.

– Vous l'avez loué ? demanda Andrew quand Pilguez lui fit signe de monter à bord d'un Ford 4 × 4 noir garé devant le journal.

– C'est un prêt.

– Avec une radio de police, siffla Andrew. Où avez-vous déniché cette voiture ?

– Mettez votre ceinture et refermez la boîte à gants. C'est tout de même un monde de se croire tout permis comme ça. Si j'avais été toubib, je me serais fait prêter une ambulance, ça vous va comme réponse ?

– Je n'étais encore jamais monté dans une voiture de flic.

Pilguez regarda Andrew et sourit.

– D'accord, j'ai compris, dit-il en se penchant vers la boîte à gants.

Il attrapa le gyrophare, le posa sur le tableau de bord et enclencha la sirène.

– Ça vous plaît, comme ça ?

– Beaucoup, répondit Andrew en s'accrochant à son fauteuil alors que Pilguez accélérait.

Dix minutes plus tard, l'inspecteur garait la Ford au croisement de Charles Street et du West End Highway.

Andrew le guida vers l'allée où il avait pour habitude de faire son jogging matinal. Ils s'arrêtèrent à la hauteur du Pier no 4.

– C'est là que ça s'est passé, rien que de me trouver ici relance la douleur.

– C'est psychosomatique ! Respirez à fond, ça vous fera le plus grand bien. Quand vous repensez à ce rêve prémonitoire, vous arrivez à identifier l'arme du crime ? demanda Pilguez en parcourant l'horizon du regard.

– Ce n'était pas un rêve prémonitoire !

– D'accord, ça s'est produit et ça se produira encore si nous perdons notre temps à nous disputer.

– On m'a attaqué dans le dos. Quand j'ai compris ce qui m'arrivait, je baignais déjà dans mon sang.

– Il venait d'où, ce sang ?

– Je le crachais par la bouche et le nez.

– Essayez de vous souvenir, rien au niveau du ventre ?

– Non, pourquoi ?

– Parce qu'une balle tirée à bout portant fait plus de dégâts à son point de sortie qu'à son point d'impact. Si on vous avait tiré dessus, vos intestins se seraient retrouvés projetés sur le bitume, vous vous en seriez rendu compte.

– Et si l'on m'avait visé de beaucoup plus loin, avec un fusil à lunette par exemple ?

– C'est justement ce que je regardais. Aucune toiture de l'autre côté du Highway n'offre un point de vue suffisamment plongeant pour que l'on puisse atteindre un coureur parmi d'autres à une telle distance. Et puis, vous m'avez bien dit que vous étiez mort un 10 juillet ?

– Le 9, pourquoi ?

– Levez la tête : bientôt la frondaison des arbres occultera totalement cette allée. Le coup a été porté à l'horizontale par quelqu'un qui vous suivait.

– Je n'ai ressenti aucune douleur au ventre.

– Alors c'est à l'arme blanche qu'on vous a tué, reste à savoir quel genre. Respirez, je vous trouve à nouveau très pâle.

– Cette conversation n'est pas très agréable.

– Où peut-on le trouver, ce Simon ?

– À cette heure-ci, à son bureau. Il tient un atelier de voitures anciennes sur Perry Street.

– Ça tombe bien, c'est à deux pas d'ici et j'adore les vieilles voitures.

*

Pilguez resta bouche bée en entrant dans le garage. Une Chrysler Newport, une De Soto, une Plymouth cabriolet beige, une Thunderbird de 1956, une Ford Crestline de 1954 et bien d'autres modèles étaient rangés dans un parfait alignement sur un sol immaculé. L'inspecteur se dirigea vers une Packard Mayfair.

– Incroyable, murmura-t-il, mon père avait la même, je n'en avais pas vu une depuis si longtemps.

– C'est que très peu ont été fabriquées, expliqua Simon en s'approchant. D'ailleurs, je ne vais pas garder celle-ci très longtemps, c'est un modèle si rare, je ne lui donne pas jusqu'à vendredi avant de trouver son nouveau propriétaire.

– Arrête ton baratin, nous ne sommes pas venus t'acheter une voiture, dit Andrew en s'approchant. Monsieur est avec moi.

– Tu es là ! Tu aurais pu t'annoncer quand même.

– Pourquoi, il faut que je t'envoie un bristol avant de passer ? Je peux repartir, si tu veux.

– Mais non, c'est juste que...

– Il déteste que je le surprenne en train de faire son numéro de marchand de tapis, dit Andrew à Pilguez. Vous avouerez qu'il est parfait dans ce rôle, non ? Une voiture aussi rare, je ne lui donne pas jusqu'à vendredi avant de trouver un nouveau propriétaire... Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre ! Il l'a sur les bras depuis deux ans, on est partis en week-end avec l'été dernier, et, en plus, on est tombés en panne, c'est vous dire !

– Bon, ça va, je crois que monsieur a compris. Tu veux quelque chose, parce que j'ai du travail, moi.

– C'est sympathique votre amitié, siffla Pilguez.

– On peut aller dans ton bureau ? demanda Andrew.

– Tu fais une drôle de tête, tu as des problèmes ?

Andrew resta silencieux.

– Quel genre de problèmes ? insista Simon.

– Ce serait mieux d'aller discuter dans votre bureau, reprit Pilguez.

Simon fit signe à Andrew d'emprunter l'escalier qui menait à la mezzanine.

– Sans vouloir être indiscret, demanda-t-il à Pilguez en fermant la marche, vous êtes qui ?

– Un ami d'Andrew, mais ne soyez pas jaloux, il n'y aura aucune rivalité entre nous.

Simon installa ses invités face à lui, dans deux fauteuils club et Andrew lui raconta son histoire.

Simon l'écouta sans l'interrompre et lorsque, une heure plus tard, Andrew lui dit qu'il lui avait tout raconté, Simon le regarda longuement et décrocha son téléphone.

– J'appelle un copain médecin avec qui je vais skier chaque hiver, c'est un très bon généraliste. Tu dois avoir du diabète. J'ai entendu dire que si le taux de sucre devenait trop important, ça pouvait provoquer des turbulences sous le chapeau. Ne t'inquiète pas, quoi que ce soit, on va trouver...

– Ne vous fatiguez pas, dit Pilguez en posant sa main sur le téléphone, je lui ai proposé les services d'une amie neurologue, mais votre ami est certain de ce qu'il avance.

– Et vous cautionnez son histoire ? dit Simon en se tournant vers Pilguez, belle influence, bravo.

– Monsieur le garagiste, je ne sais pas si votre ami a l'esprit dérangé ou non, mais je sais reconnaître quelqu'un de sincère. En trente-cinq ans dans la police, il m'est arrivé d'être confronté à des affaires qui sortaient totalement de la normalité. Je n'ai pas démissionné pour autant.

– Vous êtes flic ?

– Je l'étais.

– Et moi, je ne suis pas garagiste, mais marchand d'art. Passons. Quel genre d'affaires ?

– Sur l'une de mes toutes dernières enquêtes, un type avait enlevé une femme dans le coma sur son lit d'hôpital.

– Ce n'est pas banal, siffla Simon.

– Celui que je suspectais était un architecte, un sacré bonhomme. J'ai très vite été certain de sa culpabilité, mais quelque chose ne collait pas, le mobile m'échappait. Débusquer un criminel sans cerner ses motivations, ce n'est que la moitié du travail accompli. Cet homme, tout ce qu'il y a de plus normal, n'avait aucune raison de commettre un tel acte.

– Qu'avez-vous fait ?

– Je l'ai filé et j'ai retrouvé la jeune femme en quelques jours. Il l'avait cachée dans une vieille maison abandonnée du côté de Carmel.

– Vous l'avez arrêté ? demanda Simon.

– Non, il avait enlevé cette femme pour la soustraire à son médecin et à sa famille. Tout ce petit monde avait décidé de la débrancher. Il prétendait qu'elle s'adressait à lui, qu'elle lui était apparue dans son appartement et l'avait appelé au secours. Absurde comme histoire, non ? Mais il était si sincère, et puis, finalement, il avait plutôt bien fait, la jeune femme est sortie de son coma peu de temps après que je l'ai ramenée à l'hôpital. Donc, j'ai égaré le dossier de l'enquête, si vous voyez ce que je veux dire, considérant que d'une certaine manière cet homme avait porté assistance à une personne en danger.

– Un peu comme vous le faites avec moi ? intervint Andrew.

– Je vous avais déjà raconté tout ça lors de ce dîner après notre petit accident de voiture, n'est-ce pas ? C'est pour cela que vous avez fait appel à mes services ? Vous vous êtes dit qu'un type assez fou pour croire à une histoire pareille accorderait du crédit à la vôtre.

– Et j'ai eu tort ? demanda Andrew en souriant, ce n'est pas le cas ?

– Juste un petit examen pour avoir l'esprit tranquille supplia Simon. Je ne t'en demande pas beaucoup contrairement à toi.

– Je ne t'ai encore rien demandé à ce que je sache ?

– Tu me demandes de croire que l'on va t'assassiner dans quelques semaines, et que tu en as la certitude parce que tu es déjà mort... à part ça, non, tu ne me demandes pas grand-chose. Bon, on va les faire ces examens, parce que, à vous écouter, je suspecte une urgence.

– Je dois vous avouer que j'ai eu un peu la même réaction que vous de prime abord, confia Pilguez, en même temps, je dois aussi avouer que votre ami à un don particulier.

– Lequel ? reprit Simon.

– Celui de vous annoncer certaines nouvelles avant qu'elles ne se produisent.

– Il ne manquait plus que ça ! C'est peut-être moi qui devrais me faire examiner, parce que, apparemment, je suis le seul ici à trouver cette histoire invraisemblable...

– Arrête, Simon, je n'aurais pas dû te déranger avec tout cela, c'est l'inspecteur qui a insisté. Allons-y, dit-il en se levant.

– On va où ? demanda Simon en lui barrant la route.

– Toi, tu restes là, puisque tu es débordé de travail, et nous, nous allons continuer notre enquête et trouver celui qui veut me tuer, avant qu'il ne soit trop tard.

– Une seconde ! Je n'aime pas ça du tout, mais alors pas du tout, marmonna Simon en arpentant son bureau. Et pourquoi je resterais là tout seul pendant que vous deux allez... ?

– Simon, bon sang ! Il ne s'agit pas d'une plaisanterie, c'est ma vie qui est en jeu.

– Mouais, soupira Simon en attrapant sa veste sur le dossier de sa chaise. Et je peux savoir où vous allez ?

– J'ai un petit voyage à faire du côté de Chicago, dit Pilguez en sortant de la pièce. Je reviendrai dès que possible. Ne vous dérangez pas, je retrouverai mon chemin.

Simon s'approcha de la vitre qui surplombait l'atelier et regarda l'inspecteur quitter son garage.

– Tu peux vraiment prédire ce qui va se passer au cours des prochaines semaines ?

– Seulement ce dont je me souviens, répondit Andrew.

– Je vais vendre une voiture ?

– La Pontiac, début juillet.

– Comment tu peux te rappeler un truc pareil ?

– Tu m'avais invité à dîner pour fêter ça... et me remonter le moral.

Andrew hésita et soupira en regardant son ami.

– Seulement la Pontiac ? Les temps sont durs, quand je pense que l'an dernier, j'en vendais deux par mois. Tu as d'autres bonnes nouvelles à m'annoncer ?

– Tu vas vivre plus vieux que moi, c'est déjà pas mal non ?

– Andrew, si tu me fais marcher, dis-le-moi maintenant, et je te remets l'Oscar du meilleur acteur, je suis à deux doigts de te croire.

Andrew ne répondit pas.

– Et puis qu'importe ! La seule chose qui compte est que ce soit vrai pour toi. Je t'ai rarement vu aussi paumé. On commence par où ?

– Tu crois que Valérie serait capable de me tuer ?

– Si tu l'as vraiment quittée le soir de votre mariage, je peux comprendre qu'elle nourrisse quelques griefs à ton égard. Ou c'est peut-être son père qui a voulu venger sa fille.

– Je ne l'avais pas inscrit sur ma liste celui-là. Et un de plus !

– Tu sais, j'ai peut-être une idée simple pour t'éviter le pire. La prochaine fois que tu te marieras, essaye de te tenir à carreau pendant quelques mois, ça t'enlèvera deux suspects d'un coup.

– Tout ça est de ta faute.

– Comment ça de ma faute ?

– Si tu ne m'avais pas traîné au Novecento, je n'aurais jamais...

– Dis donc, tu ne manques pas d'air, dans l'histoire que tu racontais tout à l'heure, c'est toi qui me suppliais d'y retourner.

– Je ne peux pas la croire capable de tuer, même sous l'emprise de la colère.

– Tu dis avoir été assassiné à l'arme blanche, elle a pu te poignarder avec un instrument chirurgical, ce n'est pas ce qui manque dans son métier et puis le geste était précis, non ? Il faut une certaine dextérité pour agir de cette façon.

– Arrête, Simon !

– Je n'arrête rien du tout, c'est toi qui es venu me chercher ! Et tu peux dire à ton inspecteur à la retraite qu'à compter de cette minute, nous sommes rivaux, c'est moi qui vais trouver ton assassin ! D'ailleurs, cet inspecteur, qu'est-ce qu'il va faire à Chicago ?

– Je t'expliquerai en chemin.

Simon ouvrit son tiroir et prit son trousseau de clés. Il entraîna Andrew jusqu'à l'atelier et désigna la Packard.

– Je dois aller la montrer à un client, j'ai rendez-vous en bas de chez lui du côté de la 66e, je te dépose en chemin ? Quoique je me demande pourquoi je vais à ce rendez-vous puisque tu me dis que je ne vendrai rien avant juillet...

– Parce que tu ne me crois pas encore complètement.

Andrew profita du trajet pour répondre aux questions de Simon qui les enchaînait l'une après l'autre. Ils se séparèrent devant l'immeuble du New York Times.

Lorsqu'il arriva à sa table de travail, Andrew trouva un message sur son ordinateur. Olivia Stern lui demandait de passer la voir au plus vite. Derrière la cloison, Freddy Olson chuchotait au téléphone. Lorsque Freddy parlait à voix basse, c'est qu'il était sur une affaire dont il voulait garder la primeur. Andrew recula son fauteuil et colla son oreille à la paroi.

– Quand a eu lieu ce meurtre ? demandait Olson à son interlocuteur. Et c'est la troisième agression de ce genre ? Je vois, je vois, poursuivit-il. En même temps, un coup de couteau dans le dos, ce n'est pas si original que ça à New York, de là à conclure qu'il y a un serial killer, vous allez peut-être vite en besogne. Je vais regarder cela de plus près. Je vous remercie, je vous rappelle si j'ai du nouveau. Merci encore.

Olson raccrocha et se leva, probablement pour se rendre aux toilettes. Andrew le suspectait depuis longtemps de ne pas seulement aller y soulager sa vessie, ou il aurait fallu que celle-ci soit sérieusement défaillante. Compte tenu de l'état d'agitation permanent de son collègue, Andrew le soupçonnait d'aller sniffer de la coke.

Dès que Freddy eut disparu, Andrew se précipita pour s'installer à la table d'Olson et parcourir ses notes.

Un homme avait été poignardé la veille dans Central Park, près de l'étang des tortues. Son agresseur l'avait frappé à trois reprises avant de prendre la fuite et de le laisser pour mort. La victime avait néanmoins survécu à ses blessures et se trouvait aux urgences du Lenox Hospital. L'information était relatée dans un article du New York Post, tabloïd friand de ce genre de faits divers. Au bas de la page, Olson avait griffonné deux dates et deux adresses, 13 janvier, 141e Rue et 15 mars, 111e Rue.

– Je peux savoir ce que tu fais là ?

La voix fit sursauter Andrew.

– Je travaille comme tu peux le voir, ce qui n'est pas le cas de tout le monde, semble-t-il.

– Et tu travailles à mon bureau ?

– Je me disais bien que je ne retrouvais pas mes affaires ! s'exclama Andrew. Je me suis trompé de box, ajouta-t-il en se levant.

– Tu me prends pour un con ?

– Ça m'arrive assez souvent. Tu m'excuses, la patronne demande à me voir. Essuie-toi le nez, tu as un peu de blanc au-dessus de la lèvre. Tu as mangé une gaufre ?

Freddy se frotta les narines.

– Ça veut dire quoi, ce petit sous-entendu ?

– Je n'ai rien sous-entendu... Tu fais dans les chiens écrasés maintenant ?

– Qu'est-ce que tu racontes ?

– Sur ton bloc-notes, ces dates et ces adresses, ce sont des clébards qui sont passés sous un bus ? Tu sais que ma compagne est vétérinaire, si tu as besoin d'un coup de main pour tes enquêtes...

– Un lecteur a fait le rapprochement entre trois meurtres commis à l'arme blanche à New York, il est persuadé que c'est un serial killer.

– Et tu partages son avis ?

– Trois coups de couteau en cinq mois dans une ville de deux millions d'habitants, la statistique est plutôt faible, mais Olivia m'a chargé d'enquêter.

– Nous voilà rassurés. Bon, ce n'est pas que je m'ennuie en ta compagnie, mais je suis attendu.

Andrew fit demi-tour et se rendit devant le bureau d'Olivia Stern. Elle lui fit signe d'entrer.

– Où en êtes-vous de vos recherches ? demanda-t-elle en continuant de pianoter sur son clavier d'ordinateur.

– Mes contacts sur place m'ont envoyé de nouvelles infos, mentit Andrew. J'ai plusieurs rendez-vous qui m'attendent et une piste intéressante qui pourrait m'obliger à m'éloigner un peu de Buenos Aires.

– Quelle piste ?

Andrew faisait fonctionner sa mémoire. Depuis le début de son saut dans le passé, il n'avait consacré que peu de temps à son enquête, trop préoccupé par son propre sort. Pour rassasier la curiosité de sa rédactrice en chef, il usait de ses souvenirs, souvenirs d'un voyage qu'il n'était pas censé avoir encore fait.

– Ortiz se serait installé dans un petit village au pied des montagnes, non loin de Córdoba.

– Se serait ?

– J'en aurai le cœur net une fois sur place. Je pars dans moins de deux semaines.

– Je vous l'ai déjà dit, je veux des preuves concrètes, des documents, une photo récente. Je ne peux pas me contenter de quelques témoignages ou, alors, ils doivent émaner de personnalités inattaquables.

– Quand vous me dites ce genre de choses, j'ai vraiment l'impression que vous me prenez pour un amateur, c'en est presque vexant.

– Vous êtes trop susceptible, Andrew, et parano...

– Croyez-moi, j'ai mes raisons, répondit-il en se levant.

– J'ai engagé des frais importants pour votre article, ne me laissez pas tomber, nous n'avons pas le droit à l'erreur, ni moi ni vous.

– C'est fou comme cet avertissement me devient familier ces derniers temps. Au fait, vous avez demandé à Olson d'enquêter sur une affaire de tueur en série ?

– Non, pourquoi ?

– Pour rien, répondit Andrew en sortant du bureau d'Olivia Stern.

Andrew retourna s'asseoir devant son ordinateur. Il afficha la carte de Manhattan à l'écran et localisa les adresses relevées sur les notes d'Olson. Les deux premiers meurtres avaient été commis en bordure d'un parc, le 13 janvier sur la 141e Rue puis le 15 mars sur la 111e Rue, le dernier en date à la hauteur de la 79e. S'il s'agissait du même assassin, ce dernier semblait perpétrer ses actes en allant du nord vers le sud de l'île. Andrew songea aussitôt que l'attaque dont il avait été victime prolongeait l'axe de cette descente aux enfers. Il fit quelques recherches sur l'homme qui avait été récemment poignardé, attrapa sa veste et quitta précipitamment son bureau.

En arrivant sur la coursive, il jeta un œil vers la rue à travers la baie vitrée, quand un détail attira son attention. Il prit son téléphone et composa un numéro.

– Je peux savoir ce que tu fais planqué derrière une plante verte à la sortie de mon journal ?

– Comment le sais-tu ? demanda Simon.

– Parce que je te vois, andouille.

– Tu m'as reconnu ?

– Et qu'est-ce que c'est que cet imperméable et ce chapeau ?

– Ma tenue pour passer incognito.

– C'est efficace ! À quoi tu joues ?

– Je ne joue pas, je surveille les allées et venues de ton collègue Olson. Dès qu'il sort, je le prends en filature.

– Tu es devenu dingue !

– Et que veux-tu que je fasse d'autre ? Maintenant que je sais que je ne vendrai pas une bagnole avant deux mois, je ne vais pas perdre mon temps au garage pendant que quelqu'un cherche à t'assassiner ! Et parle moins fort, tu vas me faire repérer.

– Tu n'as pas besoin de moi pour ça. Attends-moi là, je te rejoins, et sors de derrière cette plante verte !

Andrew retrouva Simon sur le trottoir et l'entraîna par le bras loin de l'entrée du New York Times.

– On dirait Philip Marlowe, tu es ridicule.

– Cet imperméable m'a coûté les yeux de la tête, c'est un vrai Burberry.

– Il fait un soleil de plomb, Simon.

– Tu t'es pris pour Jésus réincarné et tu vas me faire la leçon parce que je joue au détective privé ?

Andrew héla un taxi, pria Simon d'y monter et demanda au chauffeur de les conduire à l'angle de Park Avenue et de la 77e Rue.

Dix minutes plus tard, le taxi se rangea devant l'entrée des urgences du Lenox Hospital.

Simon entra le premier et se dirigea vers l'accueil.

– Bonjour, dit-il à l'infirmière, nous venons pour mon ami...

Andrew l'attrapa à nouveau par le bras et l'entraîna brusquement à l'écart.

– Qu'est-ce que j'ai encore fait ? Tu ne viens pas consulter un psychiatre ?

– Simon, soit tu te conduis normalement, sois tu repars sur-le-champ, c'est clair ?

– Je croyais que pour une fois tu avais pris une bonne décision. Si ce n'est pas pour toi, que fait-on dans cet hôpital ?

– Un type a été poignardé dans le dos. Je veux l'interroger. Tu vas m'aider à entrer dans sa chambre le plus discrètement possible.

Le visage de Simon trahissait la joie qu'il éprouvait de participer à une telle entreprise.

– Qu'est-ce que je dois faire ?

– Retourne voir cette infirmière à l'accueil et prétend être le frère d'un certain Jerry McKenzie auquel tu viens rendre visite.

– C'est comme si c'était fait.

– Et enlève-moi cet imperméable !

– Pas tant que tu ne m'auras pas dit que tu me fais marcher ! répondit Simon en s'éloignant.

Cinq minutes plus tard, Simon rejoignit Andrew qui l'attendait sur une banquette de la salle d'attente.

– Alors ?

– Chambre 720, mais les visites ne commencent qu'à partir de 13 heures et on ne peut pas entrer, il y a un policier devant la porte.

– Alors c'est fichu, fulmina Andrew.

– Sauf si on a un badge, ajouta Simon en collant un adhésif sur son imperméable, comme celui-là !

– Comment tu as obtenu ça ?

– Je lui ai présenté mes papiers, je lui ai dit que ce pauvre Jerry était mon frère, nous n'avons pas le même père, mais la même mère d'où la différence de noms, que j'arrivais de Seattle, et que j'étais sa seule famille.

– Et elle t'a cru ?

– Il semble que j'inspire confiance, et puis avec l'imperméable, Seattle c'était imparable, il pleut trois cent soixante-cinq jours par an. Je lui ai aussi demandé son numéro de téléphone pour l'inviter à dîner puisque j'étais seul en ville.

– Elle te l'a donné ?

– Non, mais elle s'est sentie flattée et, à défaut, elle m'a offert un second badge... pour mon chauffeur, ajouta Simon en collant un sticker sur le veston d'Andrew. On y va, James ?

Alors que la cabine d'ascenseur se hissait vers le septième étage, Simon posa sa main sur l'épaule d'Andrew.

– Vas-y, dis-le, ça ne va pas te faire mal, tu verras.

– Dire quoi ?

– Merci, Simon.

*

Andrew et Simon eurent droit à une fouille en règle avant que le policier de faction ne les laisse entrer.

Andrew s'approcha de l'homme qui somnolait. Il ouvrit les yeux.

– Vous n'êtes pas médecins, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que vous fichez là ?

– Je suis journaliste, je ne vous veux aucun mal.

– Allez raconter ça à un politicien..., grimaça l'homme en se redressant dans son lit. Je n'ai rien à vous dire.

– Je ne suis pas là dans le cadre de mon métier, dit Andrew en s'approchant du lit.

– Foutez-moi le camp ou j'appelle !

– J'ai été poignardé moi aussi, comme vous, et deux autres personnes ont subi le même sort dans des circonstances similaires. Je me demande s'il ne s'agit pas du même agresseur. Je veux juste savoir si vous vous souvenez de quelque chose. Son visage ? L'arme avec laquelle il vous a frappé ?

– On m'a attaqué dans le dos, vous êtes stupide ou quoi !

– Et vous n'avez rien vu venir ?

– J'ai entendu des pas derrière moi. Nous étions plusieurs à sortir du parc, j'ai juste senti une présence se rapprocher. J'ai eu de la chance, un centimètre plus haut et ce salaud touchait l'artère. Je me serais vidé de mon sang avant d'arriver ici. D'ailleurs les médecins m'ont dit que si l'hôpital n'avait pas été aussi près, je ne m'en serais pas sorti.

– Je n'ai pas eu cette chance-là, soupira Andrew.

– Vous m'avez l'air plutôt en forme.

Andrew rougit et regarda Simon qui levait les yeux au ciel.

– Vous avez perdu connaissance tout de suite ?

– Presque, répondit McKenzie, j'ai cru apercevoir mon assassin me dépasser et filer en courant, mais ma vision était trouble, je serais incapable de vous le décrire. J'allais rendre visite à une cliente, on m'a dérobé pour dix mille dollars de marchandise. C'est ma troisième agression en cinq ans, cette fois je demande un permis de port d'armes et pas limité au vingt mètres carrés de ma bijouterie. Et vous, un journaliste, qu'est-ce qu'on vous a piqué ?

Et pendant qu'Andrew et Simon se trouvaient au Lenox Hospital, Freddy Olson fouillait les tiroirs de son collègue, à la recherche du mot de passe qui lui permettrait d'accéder au contenu de son ordinateur.

*

– Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? demanda Simon sur le trottoir en sortant de l'hôpital.

– Je vais voir Valérie.

– Je peux t'accompagner ?

Andrew resta silencieux.

– Je comprends. Je te téléphonerai plus tard.

– Simon, promets-moi de ne pas retourner au journal.

– Je fais ce que je veux.

Simon traversa la rue en courant et sauta dans un taxi.

*

Andrew déclina son identité à l'accueil. Après avoir passé un appel, le sergent de faction lui indiqua le chemin à prendre.

L'endroit où travaillait Valérie ne ressemblait en rien à l'idée qu'Andrew s'en était faite.

Il pénétra dans une enceinte carrée. Au fond de la cour s'étirait un bâtiment longiligne dont la modernité l'étonna. Les écuries en occupaient le rez-de-chaussée. Une porte au centre ouvrait sur un long couloir qui menait vers les offices vétérinaires.

Valérie était au bloc opératoire. L'un de ses auxiliaires pria Andrew de l'attendre dans la salle de repos. Lorsque Andrew y entra, un officier de police se leva d'un bond.

– Vous avez des nouvelles, l'intervention s'est bien déroulée ?

Andrew allait de surprise en surprise. Cet homme, à la carrure imposante et face auquel il aurait avoué tout et n'importe quoi pour ne pas le mettre en colère, semblait totalement désemparé.

– Non, aucune, dit Andrew en s'asseyant. Mais ne vous inquiétez pas, Valérie est la meilleure vétérinaire de New York. Votre chien ne pouvait pas tomber en de meilleures mains.

– C'est bien plus qu'un chien, vous savez, soupira l'homme, c'est mon collègue et mon meilleur ami.

– Quelle race ? demanda Andrew.

– Un retriever.

– Alors mon meilleur ami doit lui ressembler un peu.

– Vous avez un retriever, vous aussi ?

– Non, le mien est plutôt du genre bâtard, mais très intelligent.

Valérie entra dans la pièce et s'étonna d'y trouver Andrew. Elle se dirigea vers le policier pour lui annoncer qu'il pouvait aller voir son chien en salle de réveil, l'opération s'était bien déroulée. D'ici quelques semaines, et après un peu de rééducation, il serait bon pour le service. Le policier s'éclipsa aussitôt.

– C'est une agréable surprise.

– Qu'est-ce qu'il avait ? demanda Andrew.

– Une balle dans l'abdomen.

– Il va recevoir une décoration ?

– Ne te moque pas, ce chien s'est interposé entre un agresseur et sa victime, je ne connais pas beaucoup d'hommes qui en auraient fait autant.

– Je ne me moquais pas, dit Andrew songeur. Tu me fais visiter ?

La pièce était sobre et lumineuse. Des murs rehaussés à la chaux, deux grandes fenêtres qui ouvraient sur la cour, une table en verre posée sur deux tréteaux de facture ancienne servait de bureau à Valérie, un écran d'ordinateur, deux pots à crayons, une chaise Windsor qu'elle avait dû dénicher dans une brocante. Des dossiers empilés sur une console derrière elle. Andrew regarda les photos posées sur un petit meuble en métal.

– Celle-ci c'est Colette et moi, durant nos années de fac.

– Elle est aussi vétérinaire ?

– Non, anesthésiste.

– Tiens, tes parents, dit Andrew en se penchant sur un autre cadre photo. Ton père n'a pas changé, enfin pas tant que ça après toutes ces années.

– Ni physiquement ni moralement, hélas. Toujours aussi borné et convaincu de savoir tout mieux que tout le monde.

– Il ne m'aimait pas beaucoup quand nous étions adolescents.

– Il détestait tous mes copains.

– Tu en avais tant que ça ?

– Quelques-uns...

Valérie pointa du doigt un autre cadre.

– Regarde celle-ci, dit Valérie en souriant.

– Mince, c'est moi ?

– À l'époque où on t'appelait Ben.

– Où as-tu trouvé cette photo ?

– Je l'ai toujours eue. Elle faisait partie des quelques affaires que j'ai emportées en quittant Poughkeepsie.

– Tu avais gardé une photo de moi ?

– Tu faisais partie de ma vie d'adolescente, Ben Stilman.

– Je suis très touché, je n'aurais pas imaginé un instant que tu aies eu envie de m'emmener avec toi, même si ce n'était qu'en photo.

– Si je t'avais proposé de me suivre, tu ne l'aurais pas fait, n'est-ce pas ?

– Je n'en sais rien.

– Tu rêvais d'être journaliste. Tu avais créé tout seul le journal de l'école et tu recopiais méthodiquement tout ce qui se passait sur un petit carnet. Je me souviens que tu avais voulu interviewer mon père sur son métier, et qu'il t'avait envoyé balader.

– J'avais oublié tout ça.

– Je vais te faire une confidence, dit Valérie en s'approchant. Lorsque tu t'appelais encore Ben, tu étais bien plus amoureux de moi que je ne l'étais de toi. Mais, lorsque je te regarde dormir la nuit, j'ai l'impression que c'est le contraire. Parfois, je me dis que ça ne marchera pas, que je ne suis pas la femme que tu espérais, que ce mariage n'aura pas lieu et que tu finiras par me quitter. Et tu ne peux pas savoir comme ces pensées me rendent malheureuse.

Andrew fit un pas vers Valérie et la prit dans ses bras.

– Tu te trompes, tu es la femme à laquelle je n'ai jamais cessé de rêver, bien plus qu'à l'idée de devenir journaliste. Si tu crois que je t'ai attendue tout ce temps-là pour te quitter...

– Tu avais gardé une photo de moi, Andrew ?

– Non, j'étais bien trop en colère que tu aies fui Poughkeepsie sans laisser d'adresse. Mais ton visage était gravé ici, ajouta Andrew en désignant son front, et il ne m'a jamais quitté. Tu n'imagines pas à quel point je t'aime.

Valérie le fit entrer au bloc opératoire. Andrew regarda avec dégoût les compresses ensanglantées sur le linoléum. Il s'approcha d'un chariot et observa les instruments chirurgicaux. Il y en avait de plusieurs tailles.

– C'est terriblement coupant ces trucs-là, non ?

– Comme un scalpel, répondit Valérie.

Andrew se pencha vers le plus long et le saisit du bout des doigts. Il en jaugea le poids, en le prenant par le manche.

– Fais attention à ne pas te blesser, dit Valérie en le lui ôtant délicatement des mains.

Andrew remarqua la dextérité avec laquelle elle maniait cet objet. Elle le fit tournoyer entre son index et son majeur et le reposa sur le chariot.

– Suis-moi, ces instruments ne sont pas encore désinfectés.

Valérie entraîna Andrew vers la vasque accrochée au mur carrelé. Elle ouvrit le robinet d'un mouvement du coude, appuya sur la pédale à savon et nettoya les mains d'Andrew entre les siennes.

– C'est très sensuel la chirurgie, chuchota Andrew.

– Tout dépend de celui qui vous assiste, répondit Valérie.

Elle entoura Andrew de ses bras et l'embrassa.

*

Attablé à la cafétéria parmi tous ces policiers, Andrew eut une pensée pour l'inspecteur Pilguez, dont il attendait des nouvelles.

– Tu es préoccupé ? demanda Valérie.

– Non, c'est l'ambiance environnante, je ne suis pas habitué à manger au milieu d'autant d'uniformes.

– On s'y fait, et puis, si tu as la conscience tranquille, tu es plus en sécurité ici que n'importe où à New York.

– Tant qu'on ne va pas voir tes chevaux...

– Je comptais te faire visiter les écuries dès que tu aurais fini ton café.

– Impossible, je dois retourner au boulot.

– Mais quel trouillard !

– Ce sera pour une prochaine fois, si tu veux bien.

Valérie observa Andrew.

– Pourquoi es-tu venu jusqu'ici, Andrew ?

– Pour prendre un café avec toi, visiter ton lieu de travail, tu me l'avais demandé, et j'en avais envie.

– Tu as traversé la ville uniquement pour me faire plaisir ?

– Et aussi pour que tu m'embrasses au-dessus d'un chariot recouvert d'instruments chirurgicaux... c'est mon côté romantique.

Valérie raccompagna Andrew à son taxi ; avant de refermer la portière, il se retourna vers elle.

– Au fait, il faisait quoi ton père, déjà ?

– Il était dessinateur industriel à la manufacture.

– Et la manufacture manufacturait quoi ?

– Du matériel de couture, des arrondisseurs, des ciseaux de tailleur, des aiguilles en tout genre et des crochets à tricot, tu disais qu'il faisait un métier de femme et tu te moquais de lui. Pourquoi me demandes-tu ça ?

– Pour rien.

Il embrassa Valérie, lui promit de ne pas rentrer tard et referma la portière du taxi.

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