21.

Marisa déposa Andrew à son hôtel en début de matinée.

– Je vais rendre la voiture à Alberto, à plus tard.

– C'est vraiment sa voiture ?

– Qu'est-ce que ça peut te faire ?

– S'il y avait une caméra de surveillance devant les urgences, je lui conseille de s'en débarrasser et de faire une déclaration de vol dès que possible.

– Ne t'inquiète pas, nos hôpitaux de campagne ne sont pas assez riches pour ça. Mais je lui passerai le message.

Andrew sortit de la voiture et se pencha à la portière.

– Marisa, je sais que tu ne suivras pas mon conseil, mais pour l'instant ne dis pas à ton oncle que j'ai trouvé une solution pour faire taire Ortiz.

– Tu as peur de quoi ?

– C'est nous qui sommes exposés, Alberto est resté planqué dans son bar, pour une fois, fais-moi confiance.

– Parce que je ne t'ai pas fait confiance quand je suis passée à l'arrière du break, imbécile ?

Marisa démarra en trombe, Andrew regarda la Peugeot s'éloigner.

*

Andrew se présenta à l'accueil pour récupérer la clé de sa chambre. Le directeur de l'hôtel vint lui présenter ses excuses, assurant qu'un tel incident ne s'était jamais produit dans son établissement. Des mesures de sécurité seraient prises afin que cela ne se reproduise plus. Pour se faire pardonner, il annonça à Andrew qu'il avait fait transporter ses affaires dans une junior suite, au dernier étage.

La suite n'était pas celle d'un palace, mais elle jouissait d'un petit salon et d'une vue plus agréable sur la rue. La robinetterie de la salle de bains ne fuyait pas et la literie était bien plus confortable.

Andrew jeta un œil à sa valise pour vérifier que rien n'y manquait. En la fouillant, il aperçut un renflement dans une poche du bagage.

Il fit glisser la fermeture Éclair et découvrit une petite locomotive en métal, la miniature qu'il avait tant rêvé d'acheter chez un antiquaire de Brooklyn. Un petit papier dépassait de la cheminée.

Tu me manques, je t'aime. Valérie

Andrew s'allongea sur le lit, posa la locomotive sur l'oreiller à côté de lui et s'endormit en la regardant.

*

Il s'éveilla au début de l'après-midi en entendant frapper à sa porte ; Alberto attendit qu'Andrew l'invite à entrer.

– Je pensais que vous ne quittiez jamais votre bar ?

– Seulement pour les grandes occasions, répondit Alberto. Enfilez une veste, je vous emmène déjeuner.

En arrivant dans la rue, Andrew sourit devant la voiture d'Alberto, un véhicule de marque japonaise et non plus le break Peugeot.

– J'ai suivi vos recommandations, de toute façon elle avait plus de deux cent mille kilomètres au compteur, il était temps d'en changer.

– Vous n'êtes pas venu pour me montrer votre nouvelle voiture, j'imagine ?

– Oh, celle-ci est juste un prêt... je suis venu vous présenter mes excuses.

– C'est la journée...

– Je suis sincèrement désolé de la façon dont les choses se sont passées, je n'ai jamais souhaité cela et encore moins qu'un homme perde la vie.

– Je vous avais pourtant mis en garde.

– Je sais, et je m'en sens d'autant plus coupable. Vous devez quitter l'Argentine avant que la police ne remonte jusqu'à vous. J'ai demandé à Marisa d'aller se mettre au vert, le temps que l'affaire se tasse.

– Et elle a accepté ?

– Non, elle ne veut pas perdre son travail. Quand cela deviendra vraiment nécessaire, j'écrirai à sa tante pour lui demander d'intervenir. Elle, elle l'écoutera. Pour vous, c'est différent, vous êtes étranger et, si vous deviez fuir le pays, ce serait plus compliqué. Autant ne pas prendre de risques, je vous en ai fait courir assez comme ça.

Alberto se rangea devant une librairie.

– Je croyais que nous allions déjeuner ?

– C'est le cas, il y a un petit restaurant à l'intérieur, l'endroit appartient à un ami, nous pourrons discuter tranquillement.

La librairie était charmante, un long couloir garni de bibliothèques menait à un patio où quelques tables étaient alignées. Entouré de centaines de livres, le patron servait à manger aux quelques habitués de l'endroit. Alberto, après avoir salué son ami, invita Andrew à s'installer en face de lui.

– Si Louisa et moi sommes séparés, c'est parce que je suis un lâche, monsieur Stilman. C'est ma faute si notre fils est... a disparu. J'étais un activiste pendant la dictature. Oh, je ne faisais rien de bien héroïque, je participais à la fabrication d'un journal d'opposition, une publication clandestine. Nous avions très peu de moyens, juste de la bonne volonté et une ronéo, vous voyez, ce n'était pas grand-chose, mais nous avions l'impression de résister à notre façon. Les militaires ont fini par débusquer certains d'entre nous. Ils les ont arrêtés, torturés et fait disparaître. Ceux qui sont tombés entre leurs mains n'ont pas parlé.

– Parmi eux, avez-vous le souvenir d'un certain Rafaël ? demanda Andrew.

Alberto fixa longuement Andrew avant de lui répondre.

– Peut-être, je ne sais plus, c'était il y a quarante ans, et nous ne nous connaissions pas tous.

– Et sa femme Isabel ?

– Je vous l'ai dit, je ne m'en souviens plus, insista Alberto en haussant le ton brièvement. J'ai tout fait pour oublier. Mon fils Manuel fut kidnappé peu de temps après les rafles qui ont décimé nos rangs. Il n'avait rien à voir avec tout cela. C'était juste un étudiant en mécanique sans histoire. À travers lui, c'est moi que Febres voulait atteindre. En tout cas, c'est ce que pense Louisa. Febres devait croire que j'irais me rendre pour faire sortir Manuel. Je ne l'ai pas fait.

– Même pour sauver votre fils ?

– Non, pour sauver les autres copains. Je savais que je ne résisterais pas une seconde fois à la torture. Et puis il n'aurait jamais libéré Manuel. Ils ne relâchaient personne. Louisa ne m'a jamais pardonné.

– Elle savait pour le journal ?

– Elle en rédigeait la plupart des articles.

Alberto se tut un instant. Il prit son portefeuille, sortit la photographie jaunie d'un jeune homme et la montra à Andrew.

– Louisa est une mère à qui on a volé son enfant. Le monde entier est coupable à ses yeux. Regardez comme Manuel était beau garçon. Il était courageux, généreux et si drôle. Il aimait sa mère plus que tout. Je sais que lui non plus n'a pas parlé... pour la protéger. Il connaissait ses opinions. Vous auriez dû les voir, quand ils étaient ensemble... Nous entretenions des rapports plus distants, mais je l'aimais plus que tout au monde, même si je n'ai jamais su comment le lui exprimer. J'aurais voulu pouvoir le revoir, ne serait-ce qu'une fois. Je lui aurais dit combien j'étais fier de lui, combien il m'avait rendu heureux d'être père et combien son absence me pèse depuis qu'il est parti. Ma vie s'est arrêtée le jour où ils nous l'ont enlevé. Louisa n'a plus de larmes, moi, je continue d'en verser chaque fois que dans la rue je croise un garçon de son âge. Il m'est arrivé d'en suivre qui lui ressemblent, espérant qu'ils se retournent et m'appellent papa. La douleur peut rendre fou, monsieur Stilman, et je me rends compte aujourd'hui de ce que je n'aurais pas dû faire hier. Manuel ne reviendra jamais. Dans la cour de notre maison, j'ai creusé un trou, j'y ai enterré ses affaires, ses cahiers d'écolier, ses crayons, ses livres et les draps dans lesquels il a passé sa dernière nuit. Chaque dimanche, j'attends que la lumière s'éteigne aux fenêtres de la chambre de Louisa et je vais me recueillir au pied du grand jacaranda. Je sais que ma femme se cache derrière ses rideaux et me regarde, je sais qu'elle aussi prie pour lui. Il est peut-être préférable que nous n'ayons pas revu son corps.

Andrew posa sa main sur celle d'Alberto. Il releva la tête et lui sourit tristement.

– Je ne les fais peut-être pas, mais je vais avoir quatre-vingts ans l'an prochain et j'attends encore que la mort me permette de retrouver mon fils. J'imagine que d'avoir vécu si vieux aura été ma pénitence.

– Je suis désolé, Alberto.

– Et moi donc. Par ma faute, Ortiz va s'en tirer à bon compte. Quand il sera rétabli, il retournera à sa vie comme si rien ne s'était passé. Nous étions pourtant près du but.

– Vous me prêteriez votre voiture jusqu'à demain soir ?

– Elle appartient à un copain, mais je vous dois bien cela, où est-ce que vous voulez aller ?

– Nous en reparlerons plus tard.

– Déposez-moi au bar et je vous laisse repartir avec.

– Où pourrais-je trouver Marisa à cette heure-ci ?

– Chez elle, je suppose. Elle travaille la nuit et dort le jour, quelle vie !

Andrew tendit son carnet et son stylo à Alberto.

– Écrivez-moi son adresse, mais ne la prévenez pas que je viens la voir.

Alberto regarda Andrew, l'air interdit.

– Faites-moi confiance, chacun son tour.

*

Andrew déposa Alberto et suivit ses instructions pour se rendre au domicile de Marisa.

Il grimpa les trois étages du petit immeuble, rue Malabia dans le quartier de Palermo Viejo. Marisa sursauta en ouvrant sa porte, à moitié nue, une serviette autour de sa poitrine.

– Merde, qu'est-ce que tu fais là, j'attendais une copine.

– Appelle-la pour annuler et habille-toi, ou dans l'autre sens si tu préfères.

– Ce n'est pas parce qu'on a couché une fois ensemble que tu es autorisé à me donner des ordres.

– Ça n'a rien à voir.

– J'annule ma copine et on reste là si tu veux, dit Marisa en dénouant sa serviette.

Elle était encore plus sensuelle que dans le souvenir qu'Andrew en avait gardé. Il s'agenouilla pour ramasser la serviette et la passa autour des hanches de Marisa.

– C'est parfois moins bien la deuxième fois, va t'habiller, nous avons des choses importantes à faire.

Elle lui tourna le dos et claqua la porte de la salle de bains.

Andrew inspecta le studio de Marisa. Un salon servait de pièce à vivre et de chambre à coucher. Le lit était défait, mais la blancheur et la fraîcheur des draps invitaient à aller s'y blottir. Contre un mur, des piles de livres se soutenaient les unes les autres. Des coussins de toutes les couleurs entouraient une table basse au centre de la pièce. Au mur, entre deux fenêtres qui laissaient entrer une belle lumière, des étagères pliaient sous le poids d'autres livres. Tout n'était que désordre et charme, le studio ressemblait à sa locataire.

Marisa reparut, elle portait un jean déchiré aux genoux et un tee-shirt qui ne cachait pas grand-chose de sa poitrine.

– Je peux savoir où on va ? demanda-t-elle en cherchant ses clés.

– Voir ta tante.

Marisa s'arrêta net.

– Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ! râla-t-elle en rebroussant chemin. Elle sortit d'un tas de vêtements empilés sur le sol un pantalon en velours côtelé noir et un débardeur, fit glisser son jean, ôta son tee-shirt et se changea devant Andrew.

*

Andrew était au volant, Marisa alluma une cigarette et ouvrit la fenêtre.

– Qu'est-ce que tu lui veux à Louisa ?

– Lui poser quelques questions pour boucler mon enquête et aussi lui demander d'arrêter de me prendre pour un idiot.

– Pourquoi tu dis ça ?

– Parce que ton oncle et elle se voient toujours, contrairement à ce qu'ils prétendent.

– Ça m'étonnerait beaucoup et, d'abord, en quoi cela te regarde ?

– Tu comprendras plus tard.

*

Louisa ne sembla pas surprise en leur ouvrant sa porte. Elle fit entrer Andrew et sa nièce dans son salon.

– Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-elle.

– Me raconter vraiment tout ce que vous savez sur le commandant Ortiz.

– Je ne sais pas grand-chose de lui, je vous l'ai déjà dit. Jusqu'à ce que je vous rencontre, il n'était qu'une photo parmi d'autres dans mon album.

– Vous me permettez de revoir votre album ? Pas celui où figurent les photographies des tortionnaires, mais celles de leurs victimes.

– Bien sûr, répondit Louisa en se levant.

Elle ouvrit le tiroir du buffet et posa l'album devant Andrew qui le feuilleta jusqu'à la dernière page. Il regarda fixement Louisa en le refermant.

– Isabel et Rafaël Cruz, vous n'avez aucune photo d'eux ?

– Je suis désolée, mais ces noms ne me disent rien. Je n'ai pas les photos de chacun des trente mille disparus, uniquement des cinq cents dont les enfants furent volés.

– Leur fille s'appelait María Luz, elle avait deux ans quand sa mère a été assassinée, son histoire vous a échappé ?

– Votre ton ne m'impressionne pas, monsieur Stilman, pas plus que votre insolence. Vous ne savez que très peu de choses du travail que nous avons accompli. Depuis que nous luttons pour que la vérité soit faite, nous avons réussi à retrouver l'identité réelle de seulement dix pour cent de ces enfants volés. Il nous reste une longue route à parcourir et, vu mon âge, je n'en verrai certainement pas le bout. Et puis en quoi le sort de cette petite fille vous concerne-t-il ?

– Le commandant Ortiz l'avait adoptée, drôle de coïncidence vous ne trouvez pas ?

– De quelle coïncidence parlez-vous ?

– Dans le dossier qui nous a mis sur la piste d'Ortiz se trouvait la photo de María Luz, sans aucune précision sur le lien qui les unissait.

– Il semblerait que celui qui vous a informé a souhaité vous guider.

– Celui ou celle ?

– Je suis fatiguée, Marisa, il est temps que tu raccompagnes ton ami, c'est l'heure de ma sieste.

Marisa fit signe à Andrew de se lever. En embrassant sa tante, elle lui chuchota quelques mots à l'oreille, pour lui dire qu'elle était désolée et Louisa lui murmura à son tour :

– Ne le sois pas, il est plutôt beau garçon et la vie est courte.

Marisa descendait l'escalier, Andrew la pria de l'attendre un instant dans la cour, il avait laissé son stylo sur la table de la salle à manger.

Louisa fronça les sourcils en le voyant revenir.

– Vous avez oublié quelque chose, monsieur Stilman ?

– Appelez-moi Andrew, cela me fera un plaisir fou. Une dernière chose avant de vous laisser vous reposer, je suis heureux qu'Alberto et vous soyez réconciliés.

– De quoi parlez-vous ?

– C'est vous, tout à l'heure, qui parliez d'âge, je me disais que vous aviez passé celui de voir votre ancien mari en cachette, vous ne trouvez pas ?

Louisa resta muette.

– La veste accrochée à la patère dans votre entrée, c'est celle qu'Alberto portait lorsque je l'ai rencontré dans son bar. Bonne sieste, Louisa... Vous permettez que je vous appelle Louisa ?

*

– Qu'est-ce que tu fichais ? demanda Marisa lorsque Andrew la rejoignit dans la cour.

– Je te l'ai expliqué avant de partir, mais tu ne fais pas attention à ce que je te dis. Tu es de service ce soir ?

– Oui.

– Préviens ton patron que tu ne pourras pas venir, tu n'as qu'à lui dire que tu es malade, tu n'es plus à un mensonge près.

– Et pourquoi je n'irais pas travailler ?

– Je t'ai promis hier que nous terminerions ensemble ce que nous avions commencé, et c'est exactement ce que nous allons faire. Tu pourrais m'indiquer où trouver une station-service, il va falloir faire le plein.

– Où m'emmènes-tu ?

– À San Andrés de Giles.

*

Ils arrivèrent à l'orée du village après deux heures de route. Andrew s'arrêta le long d'un trottoir pour demander à un passant où se situait le poste de police.

L'homme lui indiqua le chemin et la voiture redémarra.

– Qu'est-ce qu'on va faire chez les flics ?

– Toi, rien, tu restes dans la voiture et tu m'attends.

Andrew entra dans le commissariat et demanda à parler à un officier de garde. Le seul officier, lui répondit le planton, était déjà rentré chez lui. Andrew attrapa un bloc-notes sur le comptoir et griffonna son numéro de téléphone portable ainsi que les coordonnées de son hôtel.

– Je suis passé sur les lieux d'un accident qui a coûté la vie à une personne hier soir du côté de Gahan. J'ai conduit deux blessés à l'hôpital. Je n'ai pas grand-chose d'autre à raconter, mais si vous aviez besoin d'une déposition en bonne et due forme, voici où me joindre.

– Je suis au courant, annonça le policier en quittant sa chaise. Le médecin à qui nous avons parlé nous a raconté que vous étiez parti sans laisser vos coordonnées.

– J'ai attendu longtemps sur le parking, j'avais un rendez-vous important à Buenos Aires, je me suis dit que je reviendrais dès que possible et comme vous le voyez, c'est ce que j'ai fait.

Le policier se proposa de recueillir son témoignage. Il s'installa derrière une machine à écrire et prit la déposition d'Andrew. Neuf lignes et pas un mot de plus. Andrew signa le compte rendu de ses déclarations, accepta modestement les félicitations du policier pour son sens civique qui avait permis de sauver deux vies et regagna sa voiture.

– Je peux savoir ce que tu as fait tout ce temps dans ce commissariat ? demanda Marisa.

– J'ai ôté une pièce sur l'échiquier d'Ortiz, je t'expliquerai en temps voulu, maintenant, on fonce à l'hôpital.

*

– Comment vont les blessés ? demanda Andrew, nous sommes venus prendre de leurs nouvelles avant de regagner Buenos Aires.

– Vous revoilà ? dit l'interne en apercevant Andrew dans le hall. Nous vous avons cherchés hier soir, j'ai fini par penser que vous aviez quelque chose à vous reprocher et que vous vous étiez sauvés.

– Je ne pouvais pas attendre et vous ne m'aviez donné aucune indication sur l'heure à laquelle vous sortiriez du bloc opératoire.

– Et comment aurais-je pu le savoir ?

– C'est bien ce que je me suis dit, je n'allais pas passer la nuit sur le parking. Je sors du commissariat.

– Et à qui avez-vous parlé ?

– Un certain sergent Guartez, un type plutôt sympathique, avec une voix grave et de grosses lunettes.

Le médecin hocha la tête, la description correspondait bien à l'un des trois policiers du village.

– Ils ont eu de la chance, beaucoup de chance que vous soyez passés par là. Le plus atteint a été évacué tôt ce matin vers la capitale. C'est un tout petit hôpital ici, et nous ne sommes pas équipés pour traiter des cas aussi graves. M. Ortega, lui, ne souffrait que d'une plaie profonde à la cuisse et d'une lacération des muscles. Nous l'avons opéré, il se repose dans un box, je n'ai pas de chambre de libre pour l'instant, demain peut-être, sinon je le ferai évacuer vers un autre établissement. Vous voulez le voir ?

– Je ne voudrais pas le fatiguer inutilement, répondit Andrew.

– Il sera certainement ravi de pouvoir remercier son sauveur. Je dois monter faire mes visites, je vous laisse y aller, c'est juste au bout du couloir. Mais ne traînez pas, il a en effet besoin de reprendre des forces.

Le médecin salua Andrew et se retira, informant l'infirmière de garde que ce dernier pouvait aller voir son patient.

Andrew tira le rideau qui isolait le patient du box voisin pourtant inoccupé.

Ortiz dormait. Marisa lui secoua l'épaule.

– Encore vous ! dit-il en ouvrant les yeux.

– Comment vous sentez-vous ? demanda Andrew.

– Mieux depuis qu'ils m'ont donné des calmants. Qu'est-ce que vous me voulez encore ?

– Vous offrir une seconde chance.

– De quelle chance parlez-vous ?

– Vous avez été admis sous le nom d'Ortega, si je ne me trompe ?

– C'est celui qui figure sur mes papiers, répondit l'ex-commandant en baissant les yeux.

– Vous pourriez ressortir d'ici sous le même nom et rentrer chez vous.

– Jusqu'à la publication de votre article ?

– J'ai un marché à vous proposer.

– Je vous écoute.

– Vous répondez à mes questions, en toute honnêteté et je me contenterai de raconter l'histoire du commandant Ortiz sans jamais citer sa nouvelle identité.

– Qu'est-ce qui me prouve que vous tiendrez votre promesse ?

– Je ne peux que vous offrir ma parole.

Ortiz observa longuement Andrew.

– Et elle, elle saura tenir sa langue ?

– Aussi bien qu'elle savait tenir un revolver sur votre tempe hier soir. Je ne crois pas qu'elle ait envie que je vous trahisse, son futur en dépend, n'est-ce pas ?

Ortiz resta silencieux, le visage crispé. Son regard alla se fixer sur le sachet de la perfusion qui coulait dans ses veines.

– Allez-y, souffla-t-il.

– Dans quelles circonstances avez-vous adopté María Luz ?

La question avait fait mouche. Ortiz se retourna vers Andrew et ne le quitta plus des yeux.

– Au moment de ma démobilisation, Febres a voulu s'assurer de mon silence. Il m'a conduit dans un orphelinat clandestin. La plupart des enfants n'étaient que des bébés âgés de quelques semaines. Il m'a ordonné d'en choisir un, en m'expliquant que c'était le meilleur moyen pour moi de retrouver le sens des réalités. Il m'a dit que j'avais moi aussi contribué à sauver cette âme innocente en pilotant l'appareil d'où ses parents avaient été jetés à la mer.

– C'était le cas ?

– Je n'en savais rien, pas plus que lui d'ailleurs, je n'étais pas le seul pilote à effectuer ce genre de vols, vous vous en doutez. Mais c'était possible. À l'époque, j'étais jeune marié, María Luz était la plus âgée de ces bébés. Je me suis dit qu'avec une enfant de deux ans, ce serait moins difficile.

– Mais c'était une enfant volée, protesta Marisa, et votre femme a accepté de participer à cette monstruosité ?

– Ma femme n'a jamais rien su. Jusqu'à sa mort, elle a cru ce que je lui avais raconté, que les parents de María Luz étaient des soldats assassinés par les Montoneros et qu'il était de notre devoir de lui venir en aide. Febres nous a remis un certificat de naissance établi à notre nom. J'ai expliqué à mon épouse qu'il serait plus facile pour María Luz de vivre pleinement sa vie si elle ignorait tout du drame dont elle avait été la victime innocente. Nous l'avons aimée comme si nous l'avions mise au monde. María Luz avait douze ans quand ma femme est morte et elle l'a pleurée comme on pleure une mère. Je l'ai élevée seul, j'ai travaillé comme un forcené pour lui payer ses études de lettres, de langues étrangères, la faculté. Tout ce qu'elle a voulu, je le lui ai offert.

– Je ne peux pas entendre ça, protesta Marisa en se levant.

Andrew lui adressa un regard furieux. Elle se rassit à califourchon sur sa chaise, tournant le dos à Ortiz.

– María Luz habite toujours à Dumesnil ? demanda Andrew.

– Non, elle est partie depuis longtemps. Les Mères de la place de Mai l'ont retrouvée quand elle avait vingt ans. María Luz passait ses week-ends à Buenos Aires, elle faisait de la politique ! Elle ne ratait jamais une occasion d'aller manifester, elle prétendait œuvrer pour ce qu'elle appelait le progrès social. Ce sont tous ces syndicalistes en herbe rencontrés sur les bancs de l'université qui lui avaient mis ces idées dans la tête. À l'opposé de l'éducation que nous lui avions donnée.

– Mais en phase avec les idéaux de ses véritables parents, intervint Marisa. Ce n'est pas votre sang qui coulait dans ses veines, la pomme ne tombe jamais loin de l'arbre.

– Vous croyez que le gauchisme est héréditaire ? C'est possible, il y a bien d'autres tares qui se transmettent ainsi, railla Ortiz.

– Le gauchisme, comme vous le dites avec un tel mépris, je ne sais pas, mais l'humanisme c'est fort possible !

Ortiz se retourna vers Andrew.

– Si elle intervient encore une fois, je ne vous dit plus un mot.

Cette fois Marisa sortit du box en faisant un doigt d'honneur au commandant Ortiz.

– Les Mères de la place de Mai l'ont repérée au cours de ces nombreuses manifestations auxquelles María Luz participait. Elles ont mis plusieurs mois avant de l'approcher. Lorsqu'elle a appris la vérité, ma fille a demandé à changer de nom. Elle a quitté la maison le jour même, sans un mot, sans même un regard.

– Vous savez où elle est allée ?

– Je n'en ai pas la moindre idée.

– Vous n'avez pas cherché à la retrouver ?

– Dès qu'il y avait une manifestation, je me rendais à Buenos Aires. J'arpentais les cortèges dans l'espoir de l'apercevoir. Ce fut le cas, une fois. Je l'ai abordée, suppliée de m'accorder un moment pour que nous parlions. Elle a refusé. Dans son regard, je ne voyais que haine. J'ai eu peur qu'elle me dénonce, elle ne l'a pas fait. Après avoir obtenu son diplôme, elle a quitté le pays, et je n'ai plus jamais rien su d'elle. Vous pouvez écrire votre article, monsieur Stilman, j'espère que vous respecterez votre parole. Je ne vous le demande pas pour moi, mais pour mon autre fille. Elle ne sait qu'une seule chose, que sa sœur était une enfant adoptée.

Andrew rangea son stylo et son carnet. Il se leva et partit sans saluer Ortiz.

Marisa l'attendait derrière le rideau et, à voir la mine qu'elle faisait, elle était de fort mauvaise humeur.

*

– Ne me dis pas que ce salopard va s'en tirer comme ça ! s'écria Marisa en rentrant dans la voiture.

– Je n'ai qu'une parole.

– Tu ne vaux pas mieux que lui !

Andrew la regarda, un sourire au coin des lèvres. Il fit démarrer le moteur et la voiture s'engagea sur la route.

– Tu es très sexy quand tu es en colère, dit-il à Marisa en posant sa main sur son genou.

– Ne me touche pas, répondit-elle en le repoussant.

– Je me suis engagé à ne pas révéler son identité dans mon article, je n'ai rien promis d'autre, que je sache.

– Qu'est-ce que tu racontes ?

– Rien ne m'empêche de publier une photo pour illustrer mon article ! Si, par la suite, quelqu'un reconnaît Ortega derrière le visage d'Ortiz, je n'y serai pour rien... Indique-moi comment aller chez le photographe à qui tu avais confié ta pellicule, et espérons qu'elle ne soit pas voilée, j'aimerais vraiment éviter d'avoir à revenir ici demain.

Marisa regarda Andrew et reprit sa main qu'elle posa sur ses cuisses.

*

La journée était belle, quelques cirrus biffaient le ciel de Buenos Aires. Andrew profitait de ces derniers instants argentins pour visiter la ville. Marisa lui fit découvrir le cimetière de la Recoleta et il s'étonna en découvrant des mausolées où les cercueils étaient disposés sur des étagères à la vue de chacun, plutôt qu'enfouis sous terre.

– C'est comme cela ici, dit Marisa. Les gens dépensent de vraies fortunes pour se faire construire leur dernière demeure. Un toit, quatre murs, un portail en fer pour laisser passer la lumière, et toute la famille finit un jour par se retrouver réunie dans l'éternité. Remarque, ajouta-t-elle, j'aime mieux continuer après ma mort à voir le soleil se lever plutôt que de moisir au fond d'un trou. Et puis je trouve cela plutôt joyeux que les gens puissent vous rendre visite.

– Ce n'est pas faux, dit Andrew, replongeant soudain dans les sombres pensées qu'il avait presque réussi à occulter depuis son arrivée en Argentine.

– Nous avons le temps, nous sommes jeunes.

– Oui... Toi tu as le temps, soupira Andrew. On peut s'en aller ? Trouve-moi un endroit plus vivant.

– Je te ramène dans mon quartier, dit Marisa, il est plein de vie, de couleurs, on y joue de la musique à chaque coin de rue, je ne pourrais habiter nulle part ailleurs.

– Alors, je crois que je nous ai enfin trouvé un point commun !

Elle l'invita à dîner dans un petit restaurant de Palermo. Le patron semblait bien la connaître et, alors que de nombreux clients attendaient qu'une table se libère, ils furent assis les premiers.

La soirée se poursuivit dans un club de jazz. Marisa se déhanchait sur la piste. Elle essaya à plusieurs reprises d'y entraîner Andrew mais il préféra rester sur son tabouret, accoudé au bar, à la regarder danser.

Vers une heure du matin, ils allèrent se promener dans les ruelles encore très animées.

– Quand publieras-tu ton article ?

– D'ici quelques semaines.

– Lorsqu'il paraîtra, Alberto identifiera Ortega derrière la photo d'Ortiz. Il ira porter plainte. Il est décidé à le faire, je crois qu'il espérait cela depuis longtemps.

– Il faudra d'autres témoignages pour le confondre.

– Ne t'inquiète pas, Louisa et son réseau feront le nécessaire, Ortiz rendra compte devant la justice des crimes auxquels il a participé.

– C'est une sacrée femme, ta tante.

– Tu sais, tu avais raison pour elle et Alberto. Une fois par semaine, ils se retrouvent sur un banc de la place de Mai. Ils restent assis tous les deux côte à côte pendant une heure, le plus souvent échangeant à peine quelques mots, et puis chacun repart de son côté.

– Pourquoi font-ils cela ?

– Parce qu'ils ont besoin de se retrouver, d'être encore les parents d'un fils dont ils veulent perpétuer la mémoire. Ils n'ont pas de tombe où se recueillir.

– Tu crois qu'un jour ils se remettront ensemble ?

– Non, ce qu'ils ont vécu est trop dur.

Marisa laissa passer quelques secondes avant d'ajouter :

– Louisa t'aime bien tu sais.

– Je ne m'en suis pas rendu compte.

– Moi si. Elle te trouve séduisant et c'est une femme qui a beaucoup de goût.

– Je prends cela comme un compliment, dit Andrew en souriant.

– Je t'ai laissé un petit cadeau dans tes affaires.

– Qu'est-ce que c'est ?

– Tu le trouveras en arrivant à New York. Ne l'ouvre pas avant, promets-le-moi, c'est une surprise.

– Je te le promets.

– J'habite à deux pas d'ici, lui dit-elle. Viens, suis-moi.

Andrew raccompagna Marisa au pied de son immeuble, il s'arrêta au seuil de la porte.

– Tu ne veux pas monter ?

– Non, je ne veux pas monter.

– Je ne te plais plus ?

– Si, un peu trop, justement. Dans la voiture, c'était différent, nous n'avions rien prémédité. Nous étions face au danger, je me suis dit que la vie était courte et qu'il fallait vivre l'instant présent. Non, en fait je ne me suis rien dit de tout ça, j'ai eu envie de toi et...

– Et maintenant tu penses que la vie sera longue et tu te sens coupable d'avoir trompé ta fiancée ?

– Je ne sais pas si la vie sera longue, Marisa, mais oui, je me sens coupable.

– Tu es un type meilleur que je ne le pensais, Andrew Stilman. Va la retrouver et pour ce qui s'est passé dans cette voiture, ça ne compte pas. Je ne t'aime pas, tu ne m'aimes pas, ce n'était que du sexe, mémorable, mais rien d'autre.

Andrew se pencha vers elle et l'embrassa sur la joue.

– Ça te vieillit de faire des choses comme ça, dit-elle. Allez, file avant que je ne te viole sur ce trottoir. Je peux te poser une dernière question ? Quand j'ai récupéré tes carnets à l'hôtel, sur la couverture de l'un des deux tu as écrit « Si c'était à refaire », qu'est-ce que ça signifie ?

– C'est une longue histoire... au revoir, Marisa.

– Adieu, Andrew Stilman, je ne crois pas que nous nous reverrons. Que la vie te soit belle, je garderai un beau souvenir de toi.

Andrew s'éloigna sans se retourner. Au carrefour, il s'engouffra dans un taxi.

Marisa grimpa l'escalier en courant. En regagnant son appartement, elle laissa échapper les larmes qu'elle avait retenues pendant les derniers instants passés avec Andrew.

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