23.

Juste avant le début de la cérémonie, la mère de Valérie s'approcha d'Andrew, lui épousseta l'épaule et se pencha comme pour lui murmurer quelque chose à l'oreille. Andrew la repoussa délicatement.

– Vous pensiez que je n'épouserais jamais votre fille, n'est-ce pas ? Je vous comprends, l'idée de vous avoir pour belle-mère en aurait fait reculer plus d'un, et nous voilà pourtant à l'église..., dit Andrew l'air narquois.

– Mais qu'est-ce qui te prend, je n'ai jamais pensé une chose pareille ! protesta Mme Ramsay.

– Et menteuse en plus ! ricana Andrew en entrant dans l'église.

Valérie était plus belle que jamais. Elle portait une robe blanche aussi discrète qu'élégante. Ses cheveux noués étaient coiffés d'un petit chapeau blanc. Le sermon du prêtre fut parfait et Andrew se sentit plus ému encore qu'à son premier mariage, façon de parler bien sûr.

Après la cérémonie, le petit cortège quitta l'église en empruntant l'allée du parc qui bordait l'église St Lukes in the Fields. Andrew s'étonna de voir sa rédactrice en chef.

– Nous n'allions pas gâcher notre nuit de noces à attendre ses commentaires sur ton article, chuchota Valérie à l'oreille de son mari. Pendant que tu travaillais comme un fou à la maison hier, j'ai pris l'initiative de lui téléphoner au journal et de l'inviter. Et puis c'est ta patronne quand même...

Andrew sourit et embrassa sa femme.

Olivia Stern s'approcha d'eux.

– C'était une belle cérémonie et vous êtes très beaux tous les deux. Votre robe vous va à merveille, quant à Andrew, je ne l'avais encore jamais vu en costume. Vous devriez en porter plus souvent. Je peux vous emprunter votre mari quelques minutes ? demanda Olivia en s'adressant à Valérie.

Valérie la salua et rejoignit ses parents qui marchaient devant eux.

– Votre papier est remarquable, Andrew. Je ne vais pas vous embêter le jour de votre mariage, vous ne m'en voudrez pas de vous fausser compagnie, c'est pour la bonne cause. Je vous enverrai mes annotations dans la nuit. Pardon de vous obliger à travailler dès le lendemain de vos noces, mais j'ai besoin que vous m'écriviez quelques feuillets de plus. Je vous publie mardi, j'ai obtenu la une et trois pages dans le journal, c'est la gloire, mon vieux ! dit Olivia en lui tapotant l'épaule.

– Vous ne voulez plus retarder la publication d'une semaine ? demanda Andrew hébété.

– Pourquoi retarder un article qui fera pâlir de jalousie nos concurrents ? Vous avez fait un travail épatant, à lundi et amusez-vous bien ce soir.

Olivia l'embrassa sur la joue et salua Valérie en s'en allant.

– Elle avait l'air très satisfait, c'est la première fois que je te vois sourire de la journée. Tu vas enfin pouvoir te détendre.

Valérie était heureuse, Andrew se sentait bien, divinement bien jusqu'à ce qu'en arrivant sur Hudson Street, il aperçoive un 4 × 4 noir arrêté au feu rouge. Sa gorge se noua.

– Tu fais une tête ? dit Simon en s'approchant de lui, tu as vu un fantôme ?

Le feu passa au vert et le 4 × 4 s'éloigna, fenêtres fermées.

– J'ai fait un bon de deux semaines en avant, Simon.

– Tu as fait quoi ?

– Elles se sont volatilisées... Je me trouvais chez Zanetti, il lui est arrivé la même chose qu'à moi. Il savait tout de mon histoire. Je ne sais pas ce qui s'est passé, c'était un cauchemar et, quand je me suis réveillé, je me suis retrouvé quinze jours plus tard. J'ai refait un saut dans le temps, mais dans le futur cette fois. Je ne comprends plus rien à rien.

– Si ça peut te rassurer, moi non plus. Ce que tu dis n'a aucun sens. De quoi tu parles, Andrew ? demanda Simon en regardant son ami, l'air sincèrement inquiet.

– De ce qui m'attend, de nous deux, de Pilguez, de Mme Capetta, je n'ai plus que huit jours, je suis terrorisé.

– Qui sont ce Pilguez et cette Mme Capetta ? demanda Simon de plus en plus intrigué.

Andrew observa Simon longuement et soupira.

– Mon Dieu ! Je vous ai perdus toi et Pilguez en faisant ce saut dans le temps. Tu n'as pas la moindre idée de ce dont je te parle, n'est-ce pas ?

Simon hocha la tête et prit Andrew par les épaules.

– Je savais que le mariage provoquait des effets secondaires, mais là je dois dire que tu y vas fort !

Valérie les rejoignit, elle prit son mari par la taille et s'adressa à Simon.

– Tu ne m'en voudras pas si je le garde pour moi le jour de mon mariage, mon Simon ?

– Garde-le toute la semaine, jusqu'à la fin de l'été si tu veux, mais rends-le-moi en forme parce que là, il débloque complètement.

Valérie emmena Andrew à l'écart.

– Je voudrais que la journée soit derrière nous pour me retrouver seul avec toi à la maison, soupira Andrew.

– Tu m'ôtes les mots de la bouche, lui répondit Valérie.

*

Ils passèrent leur dimanche dans l'appartement de Valérie. Il pleuvait à verse, l'un de ces orages d'été qui détrempent la ville.

Après le déjeuner, Andrew s'était plongé dans la réécriture de son article. Valérie en profitait pour ranger ses papiers. En fin d'après-midi, ils sortirent faire quelques pas jusqu'à l'épicerie du quartier, marchant blottis l'un contre l'autre sous leur parapluie.

– Ce n'est pas mal aussi l'East Village, dit Andrew en regardant autour de lui.

– Tu changerais de quartier ?

– Je n'ai pas dit ça, mais si tu entendais parler d'un joli trois pièces, je ne serais pas contre l'idée de le visiter.

De retour à l'appartement, Andrew se remit au travail et Valérie à sa lecture.

– Ce n'est pas terrible comme voyage de noces, lui dit-il en relevant la tête. Tu mérites mieux que moi.

– Question de point de vue... Mais tu es l'homme de ma vie.

Andrew mit un point final à son article alors que le jour se couchait. Il était 21 heures passées. Valérie le relut et c'est elle qui appuya sur la touche « envoi » du clavier de l'ordinateur.

Andrew regroupait ses feuilles de brouillon quand Valérie les lui prit des mains.

– Va te reposer sur le canapé, et laisse-moi ranger ce dossier.

Andrew accepta de bon cœur, son dos le faisait souffrir et l'idée de s'allonger un instant n'était pas pour lui déplaire.

– Qui est Marisa ? demanda Valérie au bout de quelques instants.

– Mon contact à Buenos Aires, pourquoi ?

– Parce que je viens de trouver une petite enveloppe avec un mot rédigé à ton attention.

Andrew retint son souffle. Valérie lui en fit la lecture.

Pour toi Andrew,

ce cadeau emprunté chez Louisa.

En souvenir d'Isabel et Rafaël.

Merci pour eux.

Marisa

Andrew bondit du canapé et arracha l'enveloppe des mains de Valérie. Il l'ouvrit et découvrit une petite photo en noir et blanc. Deux visages souriaient, figés dans la pâleur du temps.

– Ce sont eux ? demanda Valérie.

– Oui, ce sont eux, Isabel et Rafaël, répondit Andrew ému.

– C'est étrange, dit Valérie, je ne sais pas si c'est de connaître leur histoire, ou d'avoir lu ton article, mais le visage de cette femme me semble familier.

Andrew se rapprocha de la photographie pour l'observer attentivement.

– Mon article n'a rien à voir avec ça, répondit-il stupéfait. Moi aussi je connais ce visage et bien mieux que tu ne l'imagines.

– Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda Valérie.

– Que j'avais pensé à tout, sauf à ça et que je suis vraiment le dernier des imbéciles.

*

Avant de franchir les portes du 860, Huitième Avenue, Andrew jeta un regard à l'inscription noire qui orne la façade du New York Times. Il traversa le hall, le pas pressé, emprunta l'ascenseur et se rendit directement dans le bureau de sa rédactrice en chef.

Andrew s'installa dans le fauteuil en face d'elle sans attendre d'y avoir été invité.

Olivia le regarda, intriguée.

– Vous avez lu la fin de mon article ?

– C'est exactement ce que j'attendais de vous. J'ai envoyé le texte à la maquette et, à moins qu'un événement majeur ne se produise dans la journée, nous ouvrons en une dans l'édition de demain.

Andrew rapprocha son fauteuil du bureau.

– Vous saviez que tout près de l'endroit où vit Ortiz un village porte votre prénom ? C'est amusant, non, de savoir qu'un bled s'appelle Olivia ?

– Si vous le dites.

– Non, ça n'a pas l'air de vous amuser plus que cela. Peut-être que s'il s'était appelé « María Luz » vous auriez trouvé la chose plus drôle... un village qui se serait vraiment appelé comme vous.

Andrew prit la petite enveloppe dans sa poche, en sortit la photographie qu'elle contenait et la posa devant sa rédactrice en chef. Elle la regarda longuement et la reposa sans rien dire.

– Vous reconnaissez ce couple ? demanda Andrew.

– Je sais qui ils sont, mais je ne les ai jamais connus, soupira Olivia.

– Cette femme sur la photo vous ressemble tellement que j'ai cru un instant que c'était vous, perdue au milieu des années soixante-dix. Vous savez, depuis le jour où Louisa est venue vous dévoiler votre véritable identité, n'est-ce pas María Luz ?

María Luz se leva et avança jusqu'à la fenêtre de son bureau.

– Ça c'est passé dans un café où les étudiants de la faculté avaient pour habitude de se retrouver à la sortie des cours. Louisa était venue à de nombreuses reprises, sans jamais m'aborder. Elle se réfugiait dans un coin de la salle et m'observait. Et puis un jour, elle s'est approchée et m'a demandé si elle pouvait s'asseoir à ma table, elle avait des choses importantes à me révéler, des choses difficiles à entendre, mais que je devais connaître. Ma vie a basculé, quand elle m'a raconté l'histoire d'Isabel et Rafaël, mes vrais parents. Je n'ai pas voulu la croire. Découvrir que pendant vingt ans, mon existence n'avait été qu'un vaste mensonge, que j'ignorais tout de mes origines, que j'aimais un père qui était en partie responsable de leur sort, comme du mien, était inconcevable. Accepter la vérité fut une terrible épreuve. Je ne me plains pas, j'ai bénéficié d'une chance que d'autres n'ont pas eue, ou pas encore : j'ai pu me reconstruire. Je suis partie le jour même de la maison où j'avais grandi, sans dire un mot à l'homme qui m'avait élevée. Je me suis installée chez mon petit ami de l'époque et j'ai postulé à une bourse de l'université de Yale. Je l'ai obtenue. Je suis devenue une étudiante acharnée. La vie m'offrait une possibilité de sortir grandie de cette abomination, de rendre hommage à mes parents, de les faire triompher de ceux qui les voulaient effacés à jamais. Plus tard, grâce à l'appui de mes professeurs, j'ai acquis la nationalité américaine. Mes études terminées, je suis entrée au New York Times, d'abord comme stagiaire puis j'ai gravi les échelons.

Andrew reprit la photographie d'Isabel et Rafaël et la regarda une nouvelle fois.

– C'est mon enquête en Chine qui vous a donné cette idée ? Vous vous êtes dit que si j'avais pu remonter une fois la piste d'enfants volés, j'avais de bonnes chances de réussir le même genre d'entreprise en Argentine ?

– Cette idée m'a effleuré l'esprit, en effet.

– C'est Louisa ou Alberto qui vous a envoyé ce dossier ?

– Les deux. Je n'ai jamais coupé les ponts avec eux. Louisa est comme une marraine pour moi. Quand j'y pense, c'est un peu le cas.

– Vous m'avez lancé aux trousses d'Ortiz comme on envoie un chien débusquer un gibier dans sa tanière.

– J'ai réussi à le haïr, mais pas à le dénoncer. Il m'a élevée, m'a aimée, c'est beaucoup plus compliqué que vous ne pouvez l'imaginer. J'avais besoin de vous.

– Vous êtes consciente que si nous publions cet article, il sera probablement arrêté et condamné à passer le restant de ses jours en prison ?

– J'ai choisi de faire ce métier par amour de la vérité, c'était ma seule façon de survivre, je lui ai tourné le dos depuis trop longtemps.

– Vous avez un sacré toupet de me parler de vérité. Vous m'avez manipulé depuis le début, tout était pipé, Marisa, Alberto, Louisa, le fait qu'Ortiz ait prétendument été reconnu en allant visiter un client. Vous saviez déjà tout, mais vous vouliez que ce soit moi qui le découvre. Il fallait qu'un journaliste, étranger à toute cette affaire, assemble les pièces du puzzle à votre place. Vous vous êtes servie de moi, de ce journal pour mener une enquête personnelle...

– Arrêtez votre numéro, Stilman, je vous ai offert le plus beau papier de votre carrière sur un plateau. Lorsqu'il sera publié, votre enquête en Chine ne sera plus qu'un vague souvenir. Cet article fera votre renommée, vous le savez autant que moi. Mais si vous préférez qu'on joue la transparence...

– Non, je vous rassure, je n'en ai pas l'intention. Et votre sœur ? Ortiz m'a dit que sa seconde fille ne savait rien de son passé. Vous comptez la prévenir ou vous lui laissez le soin de découvrir le passé de son père en lisant le journal ? Vous devez penser que ça ne me regarde pas, mais réfléchissez bien, je sais de quoi je vous parle, même si je n'ai pas de conseil à vous donner.

– Ma sœur connaît la vérité depuis longtemps, je lui ai tout dit avant de quitter l'Argentine. Je lui avais même proposé de me rejoindre aux États-Unis, elle n'a jamais voulu. Pour elle, c'était différent, elle est sa fille légitime. Je ne peux pas la blâmer, pas plus que je ne lui en veux de m'avoir reniée pour les choix que j'ai faits.

Andrew observa attentivement Olivia.

– À quoi ressemble votre sœur ?

– À sa mère. Anna est d'une beauté à couper le souffle. J'ai une photo d'elle prise le jour de ses vingt ans, dit María Luz.

Elle se retourna pour prendre le cadre photo qui se trouvait sur la console derrière elle et le tendit à Andrew.

– Louisa me l'avait envoyée, je n'ai jamais su comment elle se l'est procurée.

En regardant le portrait de la jeune femme, Andrew blêmit. Il se leva d'un bond et se retourna, juste avant de sortir précipitamment du bureau.

– María Luz, promettez-moi que quoi qu'il m'arrive, vous publierez mon article.

– Pourquoi dites-vous ça ?

Andrew ne répondit pas. Olivia le vit courir dans la coursive et se précipiter vers la cage d'escalier.

*

Andrew sortit du journal. Ses pensées se bousculaient dans sa tête.

Une clameur attira son regard vers un groupe de joggeurs qui descendait la Huitième Avenue, avançant dans sa direction. Ses sens étaient en alerte, quelque chose ne tournait pas rond.

– Il est trop tôt, ce n'est pas le jour, pas encore, murmura-t-il alors que les premiers coureurs le bousculaient en passant autour de lui.

Pris de panique, Andrew voulut rebrousser chemin, se réfugier à l'intérieur du bâtiment, mais les joggeurs étaient trop nombreux et l'empêchaient d'en atteindre la porte.

Soudain, Andrew reconnut un visage au milieu de la foule, l'inconnue du Novecento marchait vers lui, un écarteur glissait le long de sa manche, la lame brillait dans le creux de sa main.

– C'est trop tard, lui dit Andrew, cela ne sert plus à rien, quoi qu'il m'arrive, l'article paraîtra.

– Mon pauvre Andrew, c'est pour toi qu'il est trop tard, répondit Anna.

– Non, cria Andrew alors qu'elle s'approchait, ne faites pas ça !

– Mais je l'ai déjà fait, Andrew, regarde autour de toi, tout n'est que le fruit de ton imagination. Tu es déjà en train de mourir, Andrew. Que croyais-tu ? Que tu avais ressuscité ? Que la vie t'avait vraiment offert une seconde chance en te renvoyant dans le passé ? Mon pauvre Andrew, tu fais peine à voir. Tous tes malaises, tes cauchemars, cette douleur lancinante dans le dos, ce froid qui ne t'a jamais quitté, ces chocs électriques qui te ramenaient à la vie chaque fois que ton cœur s'arrêtait... Tu luttes dans cette ambulance depuis que je t'ai poignardé et tu te vides de ton sang comme un animal. Tu as lutté tout ce temps, revisité ta mémoire, recomposé ton passé, à l'affût du moindre détail qui avait pu t'échapper, parce que tu voulais comprendre. Et enfin, tu as fini par te souvenir de cette photographie que tu avais pourtant vue tant de fois derrière le bureau de María Luz. Je t'en félicite, je ne pensais pas que tu réussirais. Oh, je n'avais rien de personnel contre toi, mais tu es devenu sans le savoir l'instrument dont ma demi-sœur s'est servi pour arriver à ses fins. C'est une lâche et une ingrate, mon père lui avait tout donné, il l'a aimée autant que moi, et elle nous a trahis. Cette prétentieuse croyait vraiment que j'allais la laisser nous détruire ? Je suis sur tes traces depuis des semaines, depuis que tu as quitté Buenos Aires. Je t'ai traqué comme tu as traqué mon père. J'ai répété tant de fois le geste qui te ferait taire. Je guettais le moment pour intervenir. Le coup que je t'ai porté était parfait, personne ne m'a vue, personne ne se souviendra de rien. L'hôpital n'est plus très loin et j'avoue que tu as survécu plus longtemps que je ne le pensais, mais maintenant que tu as compris, tu peux t'abandonner, Andrew, tu n'as plus de raison de lutter.

– Si, j'en ai une, murmura Andrew alors que ses dernières forces le lâchaient.

– Ne me dis pas que tu penses à ta femme... après ce que tu lui as fait ? Andrew, tu l'as quittée le soir de votre mariage, tu t'en souviens ? Tu étais tombé fou amoureux de moi. Crois-moi, tu peux lâcher prise, ta mort la réjouira autant qu'elle me réjouit. Adieu, Andrew, tes yeux se ferment, je te laisse vivre tes derniers instants en paix.

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