La pile de parchemins atteignait une altitude formidable. Tyrion la considéra et poussa un soupir. « J’avais compris que vous étiez une bande de frères. Est-ce là l’amour qu’un frère porte à son semblable ? Où est la confiance ? L’amitié, la camaraderie, la profonde affection que seuls des hommes qui ont combattu et saigné ensemble pourront jamais connaître ?
— Chaque chose en son temps, répondit Brun Ben Prünh.
— Quand tu auras signé », précisa Pot-à-l’Encre en aiguisant une plume. Kasporio le Rusé toucha la garde de son épée. « Si tu préfères commencer tout de suite à saigner, je s’rai ravi d’ te rendre service.
— Comme c’est aimable de ta part, susurra Tyrion. Mais je ne crois pas, non. »
Pot-à-l’Encre plaça les parchemins devant Tyrion et lui tendit la plume. « Voici ton encre. De l’ancienne Volantis, qu’elle vient. Elle durera aussi longtemps que du noir de mestre qui se respecte. Il te suffit de signer et de me remettre les billets. Je me charge du reste. »
Tyrion lui adressa un sourire torve. « Est-ce que je peux les lire, d’abord ?
— Si tu veux. Elles disent toutes la même chose, dans leurs grandes lignes. Excepté celles du bas, mais nous y viendrons en temps utile. »
Oh, j’en suis bien persuadé. Pour la plupart des hommes, rejoindre une compagnie ne coûtait rien, mais il n’était pas la plupart des hommes. Il trempa la plume dans l’encrier, se pencha sur le premier parchemin, suspendit son mouvement, leva le regard. « Vous préférez que je signe Yollo ou Hugor Colline ? »
Brun Ben plissa les yeux. « Tu préfères qu’on te restitue aux héritiers de Yezzan, ou simplement qu’on te décapite ? »
Avec un rire, le nain signa le parchemin Tyrion de la maison Lannister. Le passant sur sa gauche à Pot-à-l’Encre, il feuilleta la pile au-dessous. « Il y en a… combien, cinquante ? Soixante ? Je croyais qu’il y avait cinq cents Puînés.
— Cinq cent treize à l’heure actuelle, précisa Pot-à-l’Encre. Quand tu signeras notre registre, tu seras le cinq cent quatorzième.
— Donc, il n’y en a qu’un sur dix qui reçoit une note ? Ça ne paraît pas très équitable. Je vous croyais tous très partageurs, dans les compagnies libres. » Il signa une nouvelle feuille.
Brun Ben gloussa. « Oh, très partageurs. Mais pas à parts égales. En cela, les Puînés ne diffèrent guère d’une famille…
— Et toutes les familles ont leurs cousins retardés. » Tyrion signa une autre note. Le parchemin craqua fermement quand il le fit glisser vers le trésorier. « Il y a des cellules dans les profondeurs de Castral Roc où le seigneur mon père garde les pires des nôtres. » Il plongea sa plume dans l’encrier. Tyrion de la maison Lannister, griffonna-t-il, promettant de payer au porteur du billet cent dragons d’or. Chaque trait de plume m’appauvrit un peu plus… Ou m’appauvrirait, si je n’étais pas déjà un va-nu-pieds. Un jour, il se mordrait peut-être les doigts de ces paraphes. Mais pas aujourd’hui. Il souffla sur l’encre humide, fit glisser le parchemin vers le trésorier, et signa celui de dessous. Et le suivant. Et le suivant. Et le suivant. « Tout ceci me peine terriblement, je tiens à ce que vous le sachiez, leur déclara-t-il entre deux signatures. À Westeros, on considère que la parole d’un Lannister vaut de l’or. »
Pot-à-l’Encre haussa les épaules. « Nous ne sommes pas à Westeros. Sur cette rive du détroit, nous couchons nos promesses par écrit. » Chaque fois qu’on lui remettait une feuille, il saupoudrait le paraphe de sable fin afin d’absorber l’excès d’encre, puis secouait la feuille avant de la ranger. « Les dettes tracées sur du vent tendent à… s’oublier, disons.
— Pas par nous. » Tyrion signa une nouvelle feuille. Et encore une autre. Il avait trouvé son rythme, à présent. « Un Lannister paie toujours ses dettes. »
Prünh ricana. « Certes, mais la parole d’une épée-louée ne vaut rien. »
Ma foi, la tienne, en tout cas, songea Tyrion, et que les dieux en soient remerciés. « C’est vrai, mais je ne serai pas une épée-louée tant que je n’aurai pas signé votre registre.
— Ça ne tardera plus, assura Brun Ben. Après les billets.
— Je danse aussi vite que je peux. » Il avait envie de rire, mais cela aurait gâché le jeu. Prünh savourait la situation, et Tyrion n’avait aucune intention de ruiner son plaisir. Qu’il continue de croire qu’il m’a courbé pour me prendre par le cul, et je continuerai à payer des épées d’acier avec des dragons de parchemin. Si jamais il rentrait à Westeros revendiquer son héritage, il aurait tout l’or de Castral Roc pour tenir ses promesses. Sinon, eh bien, il serait mort et ses frères tout neufs auraient ces parchemins pour se torcher le cul. Peut-être certains pointeraient-ils le museau à Port-Réal, leur chiffon à la main, en espérant convaincre sa tendre sœur de l’honorer. Et que ne donnerais-je point pour être un cafard dans la jonchée de roseaux et assister à la scène.
Le texte sur les parchemins changea à peu près à mi-hauteur de la pile. Tous les billets de cent dragons allaient aux sergents. Au-dessous, les montants enflaient subitement. Désormais, Tyrion promettait de verser au porteur mille dragons d’or. Il secoua la tête, rit et signa. Et une autre. Et une autre. « Bien, reprit-il tout en griffonnant, quelles seront mes tâches dans la compagnie ?
— Tu es trop laid pour servir de bougre à Bokkoko, commenta Kasporio, mais tu pourrais convenir comme chair à flèches.
— Mieux que tu ne penses, répliqua Tyrion en refusant de réagir à la provocation. Un petit homme avec un grand bouclier, ça peut rendre fou les archers. Un homme plus sage que toi m’a enseigné ça, un jour.
— Tu travailleras avec Pot-à-l’Encre, décréta Brun Ben Prünh.
— Tu travailleras pour Pot-à-l’Encre, rectifia Pot-à-l’Encre. À tenir les livres, compter les sommes, rédiger des contrats et des lettres.
— Volontiers. J’adore les livres.
— Que pourrais-tu faire d’autre ? ricana Kasporio. Regarde-toi. Tu es incapable de te battre.
— J’ai un jour eu la charge de tous les égouts de Castral Roc, lui répondit Tyrion d’une voix douce. Certains d’eux étaient bouchés depuis des années, mais je les ai bien vite fait s’écouler avec allégresse. » Il plongea de nouveau la plume dans l’encre. Encore une douzaine de billets et il en aurait terminé. « Peut-être devrais-je superviser les filles du camp. Il ne faudrait pas que les hommes soient bouchés, n’est-ce pas ? »
La saillie n’amusa guère Brun Ben Prünh. « T’approche pas des putains, le mit-il en garde. La plupart d’entre elles ont la vérole, et elles parlent trop. T’es pas le premier esclave en fuite à rejoindre la compagnie, mais ça veut pas dire qu’on a besoin de crier ta présence. Je veux pas te voir parader en des lieux où l’on pourrait te voir. Reste à l’intérieur tant que possible, et chie dans ton seau. Y a trop d’yeux, aux latrines. Et sors jamais du camp sans ma permission. On peut t’harnacher de l’acier d’un écuyer, raconter que t’es le bougre de Jorah, mais y en a qui perceront la ruse. Une fois que Meereen sera prise et qu’on sera en route pour Westeros, tu pourras te pavaner tout ton soûl en écarlate et or. Jusque-là, toutefois…
— … je vivrai sous un rocher sans faire le moindre bruit. Tu as ma parole là-dessus. » Tyrion de la maison Lannister, signa-t-il une fois de plus, dans un beau mouvement de calligraphie. C’était le dernier parchemin. Il restait trois billets, différents des autres. Deux étaient rédigés sur du beau vélin, et dûment nommés. Pour Kasporio le Rusé, dix mille dragons. Autant pour Pot-à-l’Encre, dont le vrai nom était Tybero Istarion, semblait-il. « Tybero ? dit Tyrion. Ça semble presque Lannister. Serais-tu quelque lointain cousin ?
— Possible. Moi aussi, je paie toujours mes dettes. C’est un devoir, pour un trésorier. Signe. »
Il signa.
La note de Brun Ben était la dernière. Celle-ci était rédigée sur un rouleau en peau de mouton. Cent mille dragons d’or, cinq mille arpents de terre fertile, un château et un titre de lord. Eh bien, eh bien. Cela coûte cher, de travailler pour des Prünh. Tyrion gratouilla sa cicatrice et se demanda s’il devait feindre l’indignation. Quand on taboure un homme, on s’attend à l’entendre couiner une fois ou deux. Tyrion pourrait jurer, sacrer et crier au vol de grand chemin, refuser un temps de signer, avant de céder à contrecœur, protestant tout du long. Mais il était las des comédies, aussi fit-il une grimace avant de signer et de tendre le rouleau à Brun Ben. « Vous avez la mentule aussi grosse que dans les contes, commenta-t-il. Considérez que vous m’avez baisé en beauté, lord Prünh. »
Brun Ben souffla sur la signature. « Ce fut un plaisir, Lutin. Et maintenant, intronisons-le comme l’un des nôtres. Pot-à-l’Encre, va quérir le registre. »
Le registre était un livre relié en cuir avec des charnières en fer, assez grand pour qu’on y pût déjeuner dessus. Entre ses lourdes couvertures de bois, figuraient des noms et des dates, remontant sur plus d’un siècle. « Les Puînés comptent parmi les plus vieilles des compagnies libres, commenta Pot-à-l’Encre en tournant les pages. Celui-ci est le quatrième volume. Le nom de chaque homme qui sert avec nous est consigné ici. À quelle date ils nous ont rejoints, où ils ont combattu, combien de temps ils ont servi, les circonstances de leur trépas – tout cela, dans le livre. Tu trouveras là-dedans des noms fameux, originaires de tes Sept Couronnes, pour certains. Aegor Rivers a servi un an avec nous, avant de partir fonder la Compagnie Dorée. Aigracier, vous l’appelez. Le Flamboyant, Aerion Targaryen – il a été Puîné. Ainsi que Rodrik Stark, le Loup errant. Non, non, pas cette encre-là. Tiens, prends celle-ci. »
Il déboucha un nouvel encrier et le déposa.
Tyrion inclina la tête de côté. « De l’encre rouge ?
— Une tradition de la compagnie, expliqua Pot-à-l’Encre. Il fut un temps où chaque nouveau venu écrivait son nom de son propre sang, mais il s’avère que, comme encre, le sang est de la merde.
— Les Lannister adorent les traditions. Prête-moi ton couteau. »
Pot-à-l’Encre leva un sourcil, haussa les épaules, fit glisser son couteau hors du fourreau et le tendit, manche en avant. Ça continue à faire mal, Demi-Mestre, merci beaucoup, songea Tyrion en se piquant le charnu du pouce. Il pressa pour faire choir une grosse goutte de sang dans l’encrier, échangeant le poignard contre une plume neuve, et inscrivit Tyrion de la maison Lannister, seigneur de Castral Roc d’une écriture ample et fière, juste en dessous du paraphe bien plus modeste de Jorah Mormont.
Et voilà qui est fait. Le nain se renversa en arrière sur le tabouret de camp. « Est-ce là tout ce que vous exigez de moi ? N’est-il point besoin de prêter serment ? D’égorger un bébé ? De sucer la queue du capitaine ?
— Suce ce qu’il te chante. » Pot-à-l’Encre retourna le registre et saupoudra la page d’un peu de sable fin. « Pour la plupart d’entre nous, la signature suffit, mais je m’en voudrais de décevoir un nouveau frère d’armes. Bienvenue parmi les Puînés, lord Tyrion. »
Lord Tyrion. Le nain aimait la façon dont cela sonnait à l’oreille. Les Puînés ne jouissaient peut-être pas de la brillante réputation de la Compagnie Dorée, mais ils avaient remporté au cours des siècles quelques victoires fameuses. « D’autres lords ont-ils servi dans la compagnie ?
— Des lords sans terre, répondit Brun Ben. Comme toi, Lutin. »
Tyrion sauta à bas du tabouret. « Mon frère précédent n’était absolument pas satisfaisant. J’attends mieux des nouveaux. Bien, comment fais-je pour me procurer des armes et une armure ?
— Auras-tu également besoin d’une truie à chevaucher ? s’enquit Kasporio.
— Diantre, j’ignorais que ta femme fît partie de la compagnie, répliqua Tyrion. C’est fort aimable à toi de me la proposer, mais je préférerais un cheval. »
Le spadassin vira au rouge, mais Pot-à-l’Encre éclata de rire et Brun Ben alla jusqu’à glousser. « Pot-à-l’Encre, conduis-le jusqu’aux chariots. Il pourra piocher à sa guise dans l’acier de la compagnie. La fille également. Coiffe-la d’un casque, mets-lui un peu de maille, et peut-être qu’on la prendra pour un gamin.
— Lord Tyrion, avec moi. » Pot-à-l’Encre retint le rabat de la tente pour le laisser passer en se dandinant. « Je vais demander à Fauche de t’accompagner. Prends ta femme et rejoignez-le devant la tente des cuisines.
— Ce n’est pas ma femme. Peut-être devrais-tu te charger d’elle. Tout ce qu’elle fait, ces derniers temps, c’est dormir et me lancer des regards assassins.
— Il faut la battre plus fort et la baiser plus souvent, conseilla le trésorier avec sollicitude. Amène-la, laisse-la, fais ce que bon te semblera. Fauche s’en moque. Viens me retrouver quand tu auras ton armure, et je te ferai débuter sur les registres.
— Comme tu voudras. »
Tyrion trouva Sou endormie dans un coin de leur tente, roulée en boule sur une maigre paillasse, sous une pile de draps sales. Quand il la toucha du bout de sa botte, elle roula sur elle-même, le regarda en clignant les yeux et bâilla. « Hugor ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Ah, on recommence à parler, je vois ? » C’était préférable à son habituel silence renfrogné. Tout ça pour un chien et un cochon abandonnés. Je nous ai sauvés tous les deux de l’esclavage, on pourrait imaginer qu’un brin de gratitude serait de mise. « Si tu continues à dormir comme ça, tu risques de rater la guerre.
— Je suis triste. » Elle bâilla à nouveau. « Et fatiguée. Si fatiguée. »
Fatiguée ou malade ? Tyrion s’agenouilla près de la paillasse. « Tu as la mine pâle. » Il posa la main sur son front. Est-ce la chaleur à l’intérieur, ou a-t-elle un peu de fièvre ? Il n’osait pas poser la question à voix haute. L’idée de monter la jument pâle terrifiait même de rudes gaillards comme les Puînés. S’ils pensaient Sou malade, ils la chasseraient sans un instant d’hésitation. Ils seraient même capables de nous restituer aux héritiers de Yezzan, billets ou pas. « J’ai signé leur registre. À l’ancienne, avec du sang. Je suis désormais un Puîné. »
Sou s’assit sur sa couche, frottant ses yeux pour en chasser le sommeil. « Et moi ? Est-ce que je peux signer, également ?
— Je ne crois pas. Certaines compagnies libres ont la réputation d’accepter des femmes, mais… ma foi, ce sont les Puînés, pas les Cadettes, après tout.
— Nous sommes, rectifia-t-elle. Puisque tu es des leurs, tu devrais dire nous sommes, pas ce sont. Est-ce que quelqu’un a vu Jolie Cochonne ? Pot-à-l’Encre disait qu’il s’informerait. Ou Croque, a-t-on eu des nouvelles de Croque ? »
Uniquement si tu te fies à Kasporio. Le lieutenant pas si malin de Prünh prétendait que trois chasseurs d’esclaves yunkaïis visitaient les camps, en posant des questions sur deux nains en fuite. L’un d’eux portait une grande pique avec une tête de chien fichée sur son fer, selon la version que racontait Kasporio. Ce n’étaient pas le genre de nouvelles qui tirerait Sou de son lit, toutefois. « Aucune pour l’instant, mentit-il. Viens. Nous avons besoin de te dénicher une armure. »
Elle lui jeta un regard circonspect. « Une armure ? Pourquoi ?
— Quelque chose que m’a enseigné mon vieux maître d’armes. Ne va jamais tout nu à la bataille, mon garçon, a-t-il déclaré. Je le prends au mot. D’ailleurs, maintenant que je suis épée-louée, je devrais quand même avoir une épée à louer. » Elle ne manifestait toujours aucune intention de bouger. Tyrion la saisit par le poignet, la força à se mettre debout et lui jeta une poignée de vêtements à la face. « Habille-toi. Porte la cape avec une cagoule et garde la tête baissée. Nous sommes censés être un duo de jeunes drôles, juste au cas où les chasseurs d’esclaves seraient aux aguets. »
Fauche attendait près de la tente des cuisines en mâchonnant de la surelle quand les deux nains parurent, enveloppés dans une cape et cagoulés. « J’ai entendu dire qu’ zallez vous battre pour nous, tous les deux, commenta le sergent. Vont s’en chier au froc, à Meereen. L’un de vous a déjà tué un homme ?
— Moi, répondit Tyrion. Je les fais tomber comme des mouches.
— Avec quoi ?
— La hache, le poignard, une remarque bien choisie. Mais c’est avec l’arbalète que je tue le mieux. »
Fauche se gratta une barbe de trois jours avec la pointe de son crochet. « Une saloperie, l’arbalète. T’en as tué combien, avec ça ?
— Neuf. » Assurément, son père comptait pour autant, à tout le moins. Seigneur de Castral Roc, Gardien de l’Ouest, Bouclier de Port-Lannis, Main du Roi, mari, frère, père, père, père.
« Neuf. » Avec un rire avorté, Fauche cracha une bouchée de phlegme rougi. En visant les pieds de Tyrion, peut-être, mais elle atterrit sur son genou. À l’évidence, c’était ce que « neuf » lui inspirait. Les doigts du sergent étaient couverts de taches rouges par le jus de la surelle qu’il mastiquait. Il en fourra deux feuilles dans sa bouche et lança un coup de sifflet. « Kem ! Ramène-toi donc, ’spèce de sac à pisse ! » Kem arriva à toutes jambes. « Conduis lord et lady Lutin aux chariots, et d’mande à Mailloche de les harnacher avec l’acier de la compagnie.
— Mailloche est p’t-êt’ ivre mort, le mit en garde Kem.
— Pisses-y sur la gueule. Ça le réveillera. » Fauche se retourna vers Tyrion et Sou. « Y a jamais eu de nains qu’ont foutu les pieds ici, mais les gamins, on en a jamais manqué. Les fils de telle ou telle pute, des petits cons partis de chez eux pour avoir des aventures, des gitons, des écuyers, tout ça. Y s’ peut qu’une partie de leur barda soit assez p’tite pour aller à des lutins. C’est les conneries qu’y portaient quand ils ont crevé, probab’ment, mais j’ me doute que ça gênera pas des crevures aussi féroces que vous. Neuf, hein ? » Il secoua la tête et s’en fut.
Les Puînés conservaient les armures de la compagnie dans six gros chariots installés près du centre de leur camp. Kem ouvrit le chemin, faisant osciller sa pique comme s’il s’agissait d’un bâton. « Comment un petit gars de Port-Réal se retrouve-t-il dans une compagnie libre ? » lui demanda Tyrion.
Le jeune homme lui jeta un coup d’œil torve et méfiant. « Qui vous a dit que je venais de Port-Réal ?
— Personne. » Chaque mot qui te sort de la bouche gueule Culpucier. « C’est ta malice qui t’a trahi. Il n’est personne de plus rusé qu’un Port-Réalais, dit-on. »
La déclaration parut le décontenancer. « Qui dit ça ?
— Tout le monde. » Moi.
« Depuis quand ? »
Depuis que je viens de l’inventer. « De tout temps, mentit-il. Mon père avait coutume de le répéter. As-tu connu lord Tywin, Kem ?
— La Main. J’ l’ai vu une fois r’monter la colline à ch’val. Ses hommes avaient des capes rouges et de p’tits lions sur le casque. Ils m’ plaisaient bien, ces casques. » Sa bouche se pinça. « Mais la Main, j’ l’ai jamais aimé. Il a mis la cité à sac. Et après, il nous a écrasés, sur la Néra.
— Tu étais là ?
— Avec Stannis. Lord Tywin s’est pointé avec le fantôme de Renly et y nous a pris de flanc. J’ai lâché ma pique et je m’ suis encouru, mais aux navires, y avait un chevalier à la con qu’a dit : Où t’as mis ta pique, gamin ? Y a pas de place pour les froussards, et ils se sont taillés en m’ laissant là, et des milliers d’autres, avec. Ensuite, j’ai entendu dire que vot’ père, il expédiait ceux qu’avaient combattu avec Stannis au Mur, alors j’ai traversé l’ détroit et pis j’ suis entré chez les Puînés.
— Et Port-Réal te manque ?
— Ça arrive. Y a un gars qui m’manque, il… c’était un copain à moi. Et puis mon frère, Kennet, mais il est mort sur le pont des navires.
— Trop d’hommes vaillants sont tombés ce jour-là. » La cicatrice de Tyrion le démangeait furieusement. Il la gratta de l’ongle.
« La bouffe me manque, aussi, observa Kem d’un ton pensif.
— La cuisine de ta mère ?
— La cuisine de ma mère, des rats en voudraient pas. Non, y avait un vendeur de bols. Personne a jamais préparé un bol de ragoût comme lui. Tellement épais qu’on pouvait faire tenir la cuillère toute droite dedans, avec des bouts de choses et de machins. T’as déjà mangé un bol de ragoût, Mi-homme ?
— Une fois ou deux. J’appelle ça du ragoût de chanteur.
— Ah bon ? Pourquoi ?
— Ça a si bon goût que ça me donne envie de chanter. »
La remarque plut à Kem. « Du ragoût de chanteur. J’en commanderai, la prochaine fois que j’irai à Culpucier. Et toi, y te manque quoi, Mi-homme ? »
Jaime, songea Tyrion. Shae. Tysha. Ma femme, ma femme me manque, l’épouse que j’ai à peine connue. « Le vin, les putains et la fortune, répondit-il. Surtout la fortune. Avec la fortune, tu peux te payer le vin et les putains. » Ça paie aussi des épées, et des Kem pour les manier.
« C’est vrai que les pots de chambre, à Castral Roc, y sont en or massif ? voulut savoir Kem.
— Il ne faut pas croire tout ce qu’on te raconte. Surtout sur le compte de la maison Lannister.
— Tout le monde dit que les Lannister sont tous des serpents tordus.
— Des serpents ? » Tyrion rit. « Tu entends ce bruit ? C’est mon père qui rampe dans sa tombe. Nous sommes des lions ou, du moins, nous nous plaisons à le dire. Mais peu importe, Kem. Marche sur un serpent ou sur la queue d’un lion, et tu te retrouveras mort tout pareil. »
Tout en discutant, ils avaient atteint l’armurerie, ou ce qui en tenait lieu. Le forgeron, le fameux Mailloche, se révéla être un colosse d’aspect monstrueux, avec un bras gauche qui paraissait deux fois plus épais que le droit. « Il est plus souvent soûl que sobre, confia Kem. Brun Ben laisse faire, mais un jour, y va nous dégotter un vrai armurier. » L’apprenti de Mailloche, un jeune rouquin tout en nerfs, s’appelait Clou. Mais bien sûr. Quel autre nom aurait-il pu avoir, sinon ? songea Tyrion. Mailloche cuvait quand ils arrivèrent à la forge, exactement comme Kem l’avait prophétisé, mais Clou ne vit aucune objection à laisser les deux nains fourrager dans les chariots. « C’est du fer de merde, en général, les mit-il en garde, mais si vous trouvez l’emploi de que’que chose, c’est à vous. »
Sous des toits de bois ployés et de cuir durci, les haillons des chariots étaient chargés d’énormes piles de vieilles armes et de harnois. Tyrion jeta un coup d’œil circulaire et poussa un soupir, au souvenir des râteliers luisants d’épées, de piques et de hallebardes de l’armurerie des Lannister dans les profondeurs de Castral Roc. « Ça risque de prendre un moment, déclara-t-il.
— Il y a du bon acier là-dedans, si tu arrives à le dénicher, gronda une voix grave. Rien de très joli, mais ça arrêtera une épée. »
Un chevalier massif descendit de l’arrière du chariot, bardé de pied en cap de l’acier de la compagnie. Sa grève gauche n’était guère assortie à sa droite, le gorgerin était piqué de rouille, ses canons riches et ornementés, niellés de fleurs. À sa main droite, il portait un gantelet d’acier en écrevisse ; à sa gauche, les doigts émergeaient d’une mitaine en mailles rouillées. Les pointes des pectoraux sur sa cuirasse musculaire étaient percées d’une paire d’anneaux de fer. Son heaume s’ornait de cornes de bélier, dont l’une était cassée.
Lorsqu’il le retira, il exposa le visage malmené de Jorah Mormont.
Il ressemble jusqu’au bout des ongles à une épée-louée, et plus du tout à la créature à moitié brisée que nous avons sortie de la cage de Yezzan, constata Tyrion. Ses ecchymoses s’étaient en majorité effacées, désormais, et les enflures de son visage avaient en grande partie dégonflé, si bien que Mormont avait presque figure humaine, de nouveau… quoiqu’il ne se ressemblât encore que vaguement. Le masque de démon que les esclavagistes lui avaient apposé au fer rouge sur la joue droite pour le signaler comme un esclave dangereux et rétif ne le quitterait jamais. Ser Jorah n’avait jamais été ce qu’on entend par un homme séduisant. La marque avait changé son visage, pour le rendre terrible.
Tyrion sourit. « Tant que je reste plus joli garçon que vous, je m’estimerai heureux. » Il se tourna vers Sou. « Prends ce chariot. Je commence par celui-ci.
— Ça ira plus vite si nous travaillons ensemble. » Elle ramassa un demi-heaume de fer rouillé, et s’en coiffa en pouffant. « Ai-je l’air effrayante ? »
Tu ressembles à un bateleur avec une marmite sur la tête. « C’est un demi-heaume. Il te faut un casque. » Il en trouva un, qu’il échangea contre le demi-heaume.
« Il est trop grand. » La voix de Sou résonnait à l’intérieur de l’acier. « Je ne vois rien à l’extérieur. » Elle retira le casque pour le jeter de côté. « Pourquoi pas le demi-heaume ?
— Il laisse le visage à découvert. » Tyrion lui pinça le nez. « J’aime bien regarder ton nez. J’aimerais autant que tu le gardes. »
Elle écarquilla les yeux. « Tu aimes bien mon nez ? »
Oh, miséricorde des Sept. Tyrion se détourna et commença à fourrager dans les piles de vieilles armures à l’arrière du chariot.
« Il y a d’autres parties de moi que tu aimes bien ? » s’enquit Sou.
Peut-être avait-elle eu l’intention de dire cela sur un ton badin. Mais en fait, elle semblait triste. « J’aime bien toutes les parties de ton corps, répondit Tyrion, avec l’espoir de couper court à toute discussion ultérieure sur le sujet, et encore plus les miennes.
— Pourquoi aurions-nous besoin d’une armure ? Nous ne sommes que des baladins. Nous faisons juste semblant de nous battre.
— Tu fais très bien semblant », dit Tyrion en examinant une lourde cotte en mailles de fer, si crevée de trous qu’elle paraissait mangée aux mites. Quelle espèce de mites grignote des mailles en fer ? « Feindre d’être mort est un excellent moyen de survivre à une bataille. Une bonne armure en est un autre. » Bien qu’il y ait vraiment peu de cela, par ici. À la Verfurque, il avait combattu sous des fragments dépareillés de plate pêchés dans les chariots de lord Lefford, coiffé d’un heaume en cylindre à pointe qui lui donnait l’air de s’être retourné un seau de pâtée sur le crâne. Ici, l’acier de la compagnie était pire. Pas simplement vieux et mal adapté, mais cabossé, fendu et fragile. Qu’est-ce que c’est, ça, du sang séché, ou juste de la rouille ? Il renifla, sans pouvoir trancher davantage.
« Tiens, une arbalète. » Sou la lui indiqua du doigt.
Tyrion y jeta un coup d’œil. « Je ne peux pas employer une poulie à étrier. Je n’ai pas les jambes assez longues. Une manivelle me serait plus utile. » Cependant, à parler franc, il ne voulait pas d’une arbalète. Les recharger prenait trop longtemps. Même en se tapissant dans une fosse de latrines en attendant que l’ennemi vienne poser culotte, ses chances de décocher plus d’un carreau n’étaient pas bonnes.
Il ramassa plutôt un fléau d’armes, le fit tourner, le reposa. Trop lourd. Il écarta une masse de combat (trop longue), une étoile du matin (trop lourde aussi), et une demi-douzaine d’épées longues, avant de dénicher une miséricorde qui lui plut, un méchant morceau d’acier à lame triangulaire. « Voilà qui pourrait être utile », jugea-t-il. La lame portait une tache de rouille, mais elle n’en serait que plus dangereuse. Il trouva un fourreau en bois et en cuir de taille convenable et y glissa la miséricorde.
« Une petite épée pour un petit homme ? plaisanta Sou.
— C’est une miséricorde et elle est conçue pour un grand homme. » Tyrion lui indiqua une vieille flamberge. « Voilà une épée. Essaie-la. »
Sou la saisit, la balança, fronça les sourcils. « Trop lourde.
— L’acier pèse plus que le bois. Tranche le col d’un homme avec cet engin, en revanche, et sa tête ne va pas se changer en melon. » Il lui reprit l’épée des mains et l’inspecta de plus près. « De l’acier bon marché. Et entaillé. Ici, tu as vu ? Je retire ce que j’ai dit. Tu as besoin d’une meilleure lame pour trancher les têtes.
— Mais je ne veux pas trancher les têtes !
— Et d’ailleurs, il ne faut pas. Porte tes coups en dessous du genou. Le mollet, les tendons, la cheville… Même les géants tombent, si on leur coupe les pieds. Une fois à terre, ils ne sont pas plus grands que toi. »
Sou paraissait à deux doigts de fondre en larmes. « La nuit dernière, j’ai rêvé que mon frère était encore en vie. Nous joutions devant un grand seigneur, à califourchon sur Croque et Jolie Cochonne, et les gens nous jetaient des roses. Nous étions tellement heureux… »
Tyrion la gifla.
C’était un coup amorti, tout bien considéré, un simple mouvement du poignet, porté presque sans aucune force. Il ne laissa même pas de marque sur la joue de la naine. Mais ses yeux se remplirent pourtant de larmes.
« Si tu veux rêver, retourne te coucher, lui dit-il. À ton réveil, nous serons toujours des esclaves en fuite au milieu d’un siège. Croque est mort. Le cochon aussi, probablement. À présent, trouve-toi une armure et enfile-la, et peu importe si ça serre. Le spectacle de baladins est terminé. Bats-toi, cache-toi ou chie-toi dessus, à ta guise, mais quelle que soit ta décision, tu le feras vêtue d’acier. »
Sou palpa la joue qu’il venait de gifler. « Nous n’aurions jamais dû nous enfuir. Nous ne sommes pas des épées-louées. Nous ne sommes pas des épées, d’aucune sorte. On n’était pas si mal, avec Yezzan. Pas si mal. Nourrice était cruel, parfois, mais pas Yezzan, jamais. Nous étions ses préférés, ses… ses…
— Esclaves. Le mot que tu cherches est esclaves.
— Esclaves, répéta-t-elle en rougissant. Nous étions ses esclaves spéciaux, en tout cas. Tout comme Douceur. Ses trésors. »
Ses animaux de compagnie, rectifia Tyrion, à part lui. Et il nous aimait tant qu’il nous a envoyés dans l’arène, nous faire bouffer par les lions.
Elle n’avait pas totalement tort. Les esclaves de Yezzan mangeaient mieux que beaucoup de paysans des Sept Couronnes et avaient moins de chance de crever de faim, l’hiver venu. Les esclaves étaient du bétail, certes. On pouvait les acheter et les vendre, les fouetter et les marquer au fer, les utiliser pour le plaisir charnel de leur propriétaire, les élever pour produire de nouveaux esclaves. En ce sens, ils ne valaient pas mieux que des chiens ou des chevaux. Mais la plupart des seigneurs traitaient assez correctement leurs chiens et leurs chevaux. Des hommes fiers pouvaient clamer qu’ils préféraient mourir libres que de vivre en esclaves, mais l’orgueil ne coûtait pas cher. Et quand l’acier rencontrait le silex, de tels hommes étaient aussi rares que des dents de dragons ; sinon, le monde n’aurait pas été rempli de tant d’esclaves. Il n’y a jamais eu d’esclave qui n’a pas choisi de l’être, réfléchit le nain. Ils peuvent n’avoir le choix qu’entre la captivité ou la mort, mais le choix existe toujours.
Tyrion Lannister ne se considérait pas comme une exception. Sa langue lui avait valu quelques zébrures dans le dos, au début, mais assez vite il avait appris les moyens de complaire à Nourrice et au noble Yezzan. Jorah Mormont avait résisté plus rudement et plus longtemps, mais il en serait arrivé au même point, au bout du compte.
Et Sou, ma foi…
Sou se cherchait un nouveau maître depuis le jour où son frère Liard avait perdu sa tête. Elle a besoin de quelqu’un qui s’occupe d’elle, quelqu’un qui lui dise quoi faire.
Il aurait été trop cruel de le lui déclarer, cependant. « Les esclaves spéciaux de Yezzan n’ont pas échappé à la jument pâle. Ils sont morts, tous autant qu’ils sont. Douceur a été le premier à partir. » Leur énorme maître avait péri le jour de leur évasion, lui avait appris Brun Ben Prünh. Ni lui, ni Kasporio, ni aucune des autres épées-louées ne connaissait le sort des membres de la ménagerie des phénomènes de Yezzan… mais s’il fallait mentir à la Jolie Sou pour lui éviter de se morfondre, alors il lui mentirait. « Si tu veux redevenir une esclave, je te trouverai un bon maître quand la guerre sera finie, et je te vendrai pour une somme d’or suffisante pour rentrer chez moi, lui promit Tyrion. Je te trouverai un gentil Yunkaïi qui te posera un nouveau collier doré, avec de petites cloches dessus qui tinteront partout où tu iras. Mais pour commencer, il faut que tu survives à ce qui va venir. Personne n’achète des comédiens morts.
— Ni des nains morts, commenta Jorah Mormont. Nous risquons tous de nourrir les vers, d’ici à ce que la bataille s’achève. Les Yunkaïis ont perdu cette guerre, même s’il leur faudra peut-être du temps pour s’en rendre compte. Meereen a une armée d’infanterie immaculée, la meilleure du monde. Et Meereen a des dragons. Trois, une fois que la reine sera revenue. Et elle reviendra. Elle le doit. Notre camp se résume à une quarantaine de nobliaux yunkaïis, chacun avec ses singes mal entraînés. Des esclaves sur des échasses, des esclaves enchaînés… ils ont peut-être des troupes d’aveugles ou d’enfants rachitiques, ça ne m’étonnerait pas d’eux.
— Oh, je sais, répondit Tyrion. Les Puînés sont du côté des perdants. Ils ont besoin de retourner encore une fois leur casaque, et de le faire tout de suite. » Il sourit. « Laisse-moi faire. »