La colline formait une île de pierre dans un océan de vert.
Il fallut à Daenerys la moitié de la matinée pour en descendre. Le temps qu’elle parvînt au pied, elle était hors de souffle. Ses muscles la faisaient souffrir et elle se sentait comme prise d’un début de fièvre. Les rochers lui avaient mis les mains à vif. Mais elles vont mieux qu’avant, décida-t-elle en triturant une cloque crevée. Elle avait la peau rose et sensible, et un fluide pâle et laiteux suintait de ses paumes crevassées, mais ses brûlures guérissaient.
La colline paraissait plus grande, vue d’ici. Daenerys avait pris l’habitude de l’appeler Peyredragon, du nom de l’ancienne citadelle où elle était née. Elle n’avait conservé aucun souvenir de l’autre Peyredragon, mais elle n’oublierait pas celle-ci de sitôt. Des broussailles sèches et des buissons épineux couvraient ses premières pentes ; plus haut, un chaos déchiqueté de roc nu s’élançait, escarpé et soudain, vers le ciel. Là, au sein de rochers fracassés, de crêtes tranchantes comme des rasoirs et de pics en aiguille, Drogon avait établi son antre dans une caverne peu profonde. Il y vivait depuis quelque temps, avait compris Daenerys en voyant la colline pour la première fois. L’air sentait la cendre, chaque rocher, chaque arbre en vue étaient brûlés et noircis, le sol semé d’os cuits et brisés, et pourtant, il y était chez lui.
Daenerys connaissait l’attrait d’un lieu à soi.
Deux jours plus tôt, en escaladant une pointe rocheuse, elle avait aperçu de l’eau au sud, une mince ligne qui avait brièvement miroité alors que le soleil se couchait. Un ruisseau, avait décidé Daenerys. Menu, mais il la conduirait à un plus gros, et celui-ci se jetterait dans une petite rivière, et dans cette partie du monde, toutes les rivières étaient vassales de la Skahazadhan. Une fois qu’elle aurait retrouvé la Skahazadhan, Daenerys n’aurait qu’à la descendre vers l’aval jusqu’à la baie des Serfs.
Certes, elle eût préféré revenir à Meereen sur les ailes d’un dragon. Mais ce n’était pas une envie que semblait partager Drogon.
Les seigneurs dragons de l’antique Valyria contrôlaient leurs montures avec des sortilèges de sujétion et des cors sorciers. Daenerys se contentait d’un mot et d’un fouet. À califourchon sur le dos du dragon, elle avait souvent l’impression de totalement réapprendre à monter. Si elle fouettait sa jument argentée sur le flanc droit, l’animal partait à gauche, car le premier instinct d’un cheval le poussait à fuir le danger. Lorsqu’elle claquait de son fouet le flanc droit de Drogon, il obliquait à droite, car le premier instinct du dragon l’incitait toujours à l’attaque. Parfois, cependant, l’endroit où elle frappait semblait sans importance : il allait par moments où l’envie le portait et l’entraînait avec lui. Ni le fouet ni les paroles ne pouvaient faire dévier Drogon s’il ne souhaitait pas modifier sa route. Le fouet l’agaçait plus qu’il ne le blessait, avait-elle fini par comprendre ; ses écailles étaient devenues plus dures que de la corne.
Et aussi loin que le dragon volât chaque jour, à la tombée de la nuit, un instinct l’attirait toujours chez lui, à Peyredragon. Chez lui, mais non chez moi. Elle était chez elle à Meereen, avec son époux et son amant. Assurément, là était sa place.
Continue à avancer. Si je regarde en arrière, c’en est fait de moi.
Des souvenirs l’accompagnaient. Des nuages vus d’en haut. Des chevaux, gros comme des fourmis tonnant à travers les herbes. Une lune d’argent, presque assez proche pour la toucher. Des rivières courant, lumineuses et bleues, en contrebas, scintillant au soleil. Reverrai-je jamais de tels spectacles ? Sur le dos de Drogon, elle se sentait complète. Là-haut dans le ciel, les malheurs de ce monde ne la touchaient pas. Comment pourrait-elle abandonner cela ?
Le temps était venu, cependant. Une enfant pouvait passer sa vie à jouer, mais elle était une femme faite, une reine, une épouse, la mère de milliers. Ses enfants avaient besoin d’elle. Drogon avait plié sous le fouet, elle devait agir de même. Elle devait coiffer de nouveau sa couronne et revenir à son banc d’ébène et aux bras de son noble époux.
Hizdahr, aux tièdes baisers.
Le soleil était chaud, ce matin-là, le ciel bleu, sans nuages. C’était bien. Les vêtements de Daenerys étaient à peine plus que des loques et ne lui apportaient pas grand-chose, en termes de chaleur. Une de ses sandales lui avait glissé du pied au cours de son vol insensé depuis Meereen, et elle avait laissé l’autre près de la caverne de Drogon, préférant marcher pieds nus plutôt qu’à moitié chaussée. Son tokar et ses voiles, elle les avait abandonnés dans l’arène, et sa camisole de lin n’avait jamais été prévue pour supporter la chaleur des jours et le froid des nuits de la mer Dothrak. La sueur, l’herbe et la terre l’avaient tachée, et Daenerys en avait arraché une bande sur le bord afin de panser son tibia. Je dois paraître une bien pauvre créature, dépenaillée et morte de faim, songea-t-elle, mais si le temps reste chaud, je ne gèlerai pas.
Son séjour avait été solitaire et, durant sa plus grande partie, elle avait souffert de ses blessures et de la faim… et en dépit de tout cela, elle avait été étrangement heureuse, ici. Quelques douleurs, un ventre creux, des frissons la nuit… quelle importance quand vous pouvez voler ? Je le referais volontiers.
À Meereen, Jhiqui et Irri devaient l’attendre au sommet de sa pyramide, se répétait-elle. Missandei, sa douce scribe, aussi, et tous ses petits pages. Ils lui apporteraient à manger, et elle pourrait se baigner dans le bassin sous le plaqueminier. Il serait agréable de se sentir à nouveau propre. Daenerys n’avait nul besoin d’un miroir pour savoir qu’elle était couverte de crasse.
Elle avait faim, également. Un matin, elle avait trouvé des oignons sauvages qui poussaient à mi-pente sur le flanc sud, et plus tard, le même jour un légume rougeâtre et feuillu qui aurait pu être une curieuse variété de chou. Peu importe ce dont il s’était agi, ça ne l’avait pas rendue malade. En dehors de cela et d’un poisson qu’elle avait attrapé dans le bassin qu’alimentait une source devant la caverne de Drogon, elle avait survécu de son mieux sur les restes du dragon, des os brûlés et des pièces de viande fumante, moitié carbonisée et moitié crue. Elle avait besoin de davantage, elle le savait. Un jour, elle avait tapé dans le crâne fendu d’un mouton avec le côté de son pied nu et l’avait envoyé dévaler la colline en rebondissant. En le regardant dégringoler la pente escarpée vers la mer des herbes, elle avait compris qu’elle devait le suivre.
Daenerys se lança dans la traversée des hautes herbes à une allure soutenue. La terre était chaude entre ses orteils. L’herbe avait la même taille qu’elle. Elle n’a jamais paru si profonde quand je montais mon argentée, que je chevauchais auprès du soleil étoilé de ma vie en tête de son khalasar. En marchant, elle tapotait sa cuisse avec le fouet du maître d’arène. Cet objet et les hardes sur son dos étaient tout ce qu’elle avait emporté de Meereen.
Bien qu’elle avançât dans un royaume verdoyant, ce n’était pas le vert riche et intense de l’été. Même ici, l’automne imprimait sa présence, et l’hiver ne tarderait plus, derrière. L’herbe était plus pâle que dans ses souvenirs, un vert délavé et maladif, près de virer au jaune. Puis viendrait le brun. Les herbes se mouraient.
Daenerys Targaryen n’était pas une étrangère à la mer Dothrak, le grand océan végétal qui s’étendait de la forêt de Qohor jusqu’à la Mère des Montagnes et au Nombril du Monde. Elle l’avait vue pour la première fois alors qu’elle était encore enfant, tout juste mariée au khal Drogo, en route vers Vaes Dothrak pour être présentée aux vieillardes du dosh khaleen. La vue de toute cette herbe s’étirant devant elle lui avait coupé le souffle. Le ciel était bleu, l’herbe verte, et j’étais remplie d’espoir. Ser Jorah l’accompagnait, à l’époque, son vieil ours bougon. Elle avait Irri, Jhiqui et Doreah pour s’occuper d’elle, le soleil étoilé de sa vie pour la tenir au cours de la nuit, lui dont l’enfant grandissait en elle. Rhaego. Je voulais l’appeler Rhaego, et le dosh khaleen a déclaré qu’il serait l’étalon qui montera le monde. Elle n’avait plus été aussi heureuse depuis ces jours à Braavos, confus dans sa mémoire, où elle vivait dans la maison à la porte rouge.
Mais dans le désert rouge, toute sa joie s’était changée en cendres. Le soleil étoilé de sa vie avait chu de son cheval, la maegi Mirri Maz Duur avait assassiné Rhaego dans son ventre et Daenerys avait étouffé de ses propres mains la coquille vide du khal Drogo. Ensuite, le grand khalasar de Drogo s’était brisé. Ko Pono s’était proclamé khal et avait pris de nombreux cavaliers avec lui, et bien des esclaves aussi. Ko Jhaqo s’était déclaré khal, et il était parti avec bien davantage. Mago, son Sang-coureur, avait violé et tué Eroeh, une enfant que Daenerys avait un jour sauvée de lui. Seule la naissance de ses dragons au sein du feu et de la fumée du bûcher funéraire du khal Drogo avait épargné à Daenerys elle-même d’être traînée de nouveau à Vaes Dothrak pour y vivre le restant de ses jours parmi les vieillardes du dosh khaleen.
Le feu m’a brûlé les cheveux, mais sinon il m’a laissée intacte. Il en était allé de même dans l’arène de Daznak. De cela, elle se souvenait, mais beaucoup de ce qui avait suivi était flou. Tant de gens, qui hurlaient et se bousculaient. Elle se rappelait les chevaux qui se cabraient, une carriole de nourriture qui éparpillait des melons en se renversant ; d’en bas une pique avait fusé, suivie d’une volée de carreaux d’arbalète. L’un d’eux était passé si près que Daenerys l’avait senti lui frôler la joue. D’autres avaient ricoché sur les écailles de Drogon, s’étaient logés entre elles ou avait déchiré la membrane de ses ailes. Elle se remémorait le dragon qui se tordait sous elle, frissonnant sous les impacts, tandis qu’elle tentait désespérément de s’agripper à son dos squameux. Les blessures fumaient. Daenerys vit un des viretons s’embraser soudain. Un autre tomba, décroché par le battement des ailes de Drogon. En contrebas, des hommes virevoltaient, engainés de flamme, les mains levées, comme pris dans la frénésie d’une folle danse. Une femme en tokar vert tendit la main vers un enfant en pleurs, l’attirant entre ses bras pour le protéger du brasier. Daenerys vit la couleur, intense, mais pas le visage de la femme. Des gens les piétinèrent tandis qu’ils gisaient entrelacés sur les briques. Certains étaient embrasés.
Ensuite, tout cela s’était effacé, les bruits s’estompant, les gens rapetissant, les piques et les flèches retombant au-dessous d’eux tandis que Drogon se hissait dans le ciel à coups de griffes. De plus en plus haut il l’avait emportée, bien au-dessus des pyramides et des arènes, ses ailes déployées pour capter l’air chaud montant des briques de la ville, cuisant au soleil. Si je tombe et que je meurs, cela en aura quand même valu la peine, s’était-elle dit.
Plein nord, ils avaient volé, par-delà le fleuve, Drogon planant sur des ailes déchirées et trouées, à travers des nuages qui défilaient comme les bannières d’un ost fantomatique. Daenerys aperçut les côtes de la baie des Serfs et l’ancienne route valyrienne qui courait en les suivant à travers les sables et la désolation jusqu’à disparaître à l’ouest. La route qui s'en va chez moi. Puis il n’y eut rien sous eux, que de l’herbe qui ondulait au vent.
Y avait-il des milliers d’années écoulées depuis ce premier vol ? Parfois, elle en avait bien l’impression.
Le soleil devint plus chaud en montant dans le ciel, et elle sentit sous peu sa tête lui cogner. Les cheveux de Daenerys repoussaient, mais lentement. « J’ai besoin d’un chapeau », déclara-t-elle à voix haute. Sur les hauteurs de Peyredragon, elle avait tenté de s’en confectionner un, tressant des tiges d’herbes comme elle avait vu des femmes dothrakies le faire lorsqu’elle était avec Drogo, mais, soit elle employait une variété d’herbe qui ne convenait pas, soit elle était simplement dénuée du talent nécessaire. Tous ses chapeaux tombaient en pièces entre ses doigts. Essaie encore, dit-elle pour s’encourager. Tu réussiras mieux la prochaine fois. Tu es le sang du dragon, tu peux fabriquer un chapeau. Elle essaya, encore et encore, mais sa dernière tentative n’avait pas davantage abouti que la première.
L’après-midi était là quand Daenerys trouva le ruisseau qu’elle avait aperçu du haut de la colline. C’était un ru, un filet d’eau, une saignée pas plus large que son bras… et son bras avait maigri à chaque jour passé sur Peyredragon. Daenerys recueillit de l’eau dans sa main et s’en éclaboussa le visage. Quand elle plaça ses mains en coupe, ses phalanges s’enlisèrent dans la vase au fond du ruisseau. Elle aurait préféré une eau plus fraîche, plus claire… mais non, si elle devait accrocher ses espoirs à des vœux, elle souhaiterait qu’on vînt à son secours.
Elle s’agrippait encore à l’espoir qu’on suivrait ses traces. Ser Barristan pourrait venir en quête d’elle ; premier de sa Garde Royale, il s’était juré de défendre la vie de sa reine au prix de la sienne. Et ses Sang-coureurs n’étaient pas étrangers à la mer Dothrak, et leurs vies étaient liées à la sienne. Son époux, le noble Hizdahr zo Loraq, pourrait dépêcher des groupes de recherche. Et Daario… Daenerys se le représentait, chevauchant vers elle à travers les hautes herbes, souriant, sa dent en or brillant aux feux du soleil couchant.
Seulement, Daario avait été livré aux Yunkaïis, comme otage, pour assurer qu’aucun mal n’adviendrait aux capitaines yunkaïis. Daario et Héro, Jhogo et Groleo, et trois parents d’Hizdahr. Désormais, tous les otages avaient été restitués, certainement. Toutefois…
Elle se demanda si les lames de son capitaine étaient encore accrochées au mur auprès du lit de la reine, en attendant que Daario revînt les récupérer. « Je laisse mes filles avec toi, avait-il déclaré. Prends-en soin pour moi, mon amour. » Et elle se demanda ce que les Yunkaïis savaient du prix qu’elle attachait à son capitaine. Elle avait posé la question à ser Barristan, l’après-midi où les otages étaient partis. « Ils auront entendu les ragots, avait-il répondu. Naharis a même pu se targuer de la grande… considération que Votre Grâce lui témoigne. Si vous voulez bien me pardonner de le dire, la modestie n’est pas une des vertus du capitaine. Il tire grand orgueil de sa… de son habileté à l’épée. »
Il se vante de coucher avec moi, tu veux dire. Mais Daario n’aurait pas été assez sot pour se vanter ainsi parmi ses ennemis. C’est sans importance. En ce moment, les Yunkaïis doivent rentrer chez eux. C’était pour cette raison qu’elle avait agi comme elle l’avait fait. Pour la paix.
Elle se retourna vers le chemin qu’elle avait parcouru, vers Peyredragon qui s’élevait au-dessus des plaines herbues comme un poing serré. Ça paraît si près. Je marche depuis des heures, et pourtant l’impression demeure que je pourrais tendre le bras et le toucher. Il n’était pas trop tard pour rebrousser chemin. Il y avait du poisson dans le bassin qu’alimentait la source, près de la caverne de Drogon. Elle en avait attrapé un le premier jour là-bas, elle pourrait en pêcher d’autres. Et il y aurait des restes, des os calcinés où s’accrochaient encore des lambeaux de viande, les reliquats des chasses du dragon.
Non, se dit Daenerys. Si je regarde en arrière, c’en est fait de moi. Elle pourrait vivre des années sur les rochers cuits au soleil de Peyredragon, chevauchant Drogon le jour et grignotant ses reliefs à chaque nuit tombante, tandis que le grand océan d’herbe virait de l’or à l’orange, mais ce n’était pas pour cette existence qu’elle était née. Aussi tourna-t-elle de nouveau le dos à la colline au loin et se boucha-t-elle les oreilles au chant d’essor et de liberté que susurrait le vent en jouant dans les crêtes rocailleuses de la colline. Le ruisseau courait vers le sud-sud-est, pour autant qu’elle pût en juger. Elle le suivit. Conduis-moi au fleuve, c’est tout ce que je te demande. Conduis-moi au fleuve et je ferai le reste.
Les heures s’écoulèrent lentement. Le ruisseau obliquait d’un côté et de l’autre, et Daenerys l’accompagnait, marquant une cadence sur sa jambe avec le fouet, en s’efforçant de ne pas songer au chemin qu’elle avait parcouru, ni aux battements sous son crâne, ni à son ventre creux. Fais un pas. Puis le suivant. Encore un pas. Et encore. Que pouvait-elle faire d’autre ?
Le calme régnait, sur sa mer. Quand soufflait le vent, l’herbe soupirait tandis que les tiges frottaient les unes contre les autres, chuchotant dans une langue que seuls comprenaient les dieux. De temps en temps, le petit cours d’eau gazouillait en contournant une pierre. La boue giclait entre les orteils de Daenerys. Des insectes bourdonnaient autour d’elle, des libellules indolentes, des guêpes vertes luisantes et des moustiques qui piquaient, presque trop petits pour être visibles. Elle les giflait distraitement quand ils se posaient sur ses bras. Une fois, elle surprit un rat qui buvait au ruisseau, mais il s’enfuit en la voyant paraître, détalant entre les tiges pour disparaître dans les hautes herbes. Parfois elle entendait des oiseaux chanter. Le son lui faisait gronder l’estomac, mais elle n’avait pas de rets pour les prendre, et jusqu’ici elle n’avait pas croisé de nids. Autrefois, je rêvais de voler, et maintenant que j’ai volé, je rêve de dérober des œufs. L’idée la fit rire. « Les hommes sont fous, et les dieux plus encore », expliqua-t-elle aux herbes, et les herbes susurrèrent leur assentiment.
Trois fois ce jour-là elle aperçut Drogon. La première, il était si loin qu’il aurait pu s’agir d’un aigle, disparaissant dans les nuages et en ressortant en planant, mais Daenerys connaissait désormais sa silhouette, même quand il n’était plus qu’une petite tache. La deuxième fois, il passa devant le soleil, ses noires ailes déployées, et le monde s’obscurcit. La dernière fois, il vola juste au-dessus d’elle, si près qu’elle entendait battre ses ailes. L’espace d’un demi-battement de cœur, Daenerys crut qu’il la traquait, mais il continua son vol sans lui prêter aucune attention, et disparut quelque part à l’est. C’est aussi bien, estima-t-elle.
Le soir la prit presque à l’improviste. Alors que le soleil dorait les lointaines aiguilles de Peyredragon, Daenerys tomba sur un petit mur de pierre brisé, couvert par la végétation. Peut-être avait-il appartenu à un temple, ou à la demeure du seigneur du village. D’autres ruines s’étendaient plus loin – un vieux puits, et certains cercles dans l’herbe qui marquaient l’emplacement où s’étaient dressées quelques masures. On les avait construites en torchis, jugea Daenerys, mais de longues années de vent et de pluie les avaient réduites à rien. Daenerys en trouva huit avant que le soleil ne se couchât, mais il aurait pu y en avoir davantage plus loin, dissimulées dans les herbes.
Le mur de pierre avait mieux survécu que le reste. Bien qu’il ne dépassât nulle part trois pieds de hauteur, l’angle où il rencontrait un autre muret de moindre hauteur offrait cependant un abri contre les éléments, et la nuit montait rapidement. Daenerys se blottit dans ce recoin, s’arrangeant une sorte de nid en arrachant des poignées de l’herbe qui croissait autour des ruines. Elle était très lasse, et de nouvelles ampoules étaient apparues sur ses deux pieds, y compris une paire assortie au petit doigt de chaque. Ça doit venir de ma façon de marcher, pensa-t-elle en pouffant.
Tandis que le monde s’obscurcissait, Daenerys se rencogna et ferma les yeux, mais le sommeil refusa de venir. La nuit était froide, le sol dur, son ventre vide. Elle se retrouva à songer à Meereen, à Daario, son amour, et à Hizdahr, son mari, à Irri et Jhiqui et à la douce Missandei, à ser Barristan, Reznak et Skahaz Crâne-ras. Craignent-ils que je sois morte ? Je me suis envolée sur le dos d’un dragon. Vont-ils croire qu’il m’a dévorée ? Elle se demanda si Hizdahr était toujours roi. Sa couronne lui venait d’elle, pourrait-il la conserver en son absence ? Il voulait tuer Drogon. Je l’ai entendu. « Tuez-le, a-t-il crié, tuez cet animal », et il avait au visage une expression avide. Et Belwas le Fort était à genoux, secoué de vomissements et de trépidations. Du poison. C’était forcément du poison. Les sauterelles au miel. Hizdahr m’a encouragée à en manger, mais Belwas a tout mangé. Elle avait fait d’Hizdahr son roi, l’avait mis dans son lit, avait rouvert pour lui les arènes, il n’avait aucune raison de souhaiter sa mort. Et cependant, qui cela pouvait-il être d’autre ? Reznak, son sénéchal parfumé ? Les Yunkaïis ? Les Fils de la Harpie ?
Au loin, un loup hurla. Ce son la rendit triste et solitaire, mais pas moins affamée. Tandis que la lune s’élevait au-dessus des plaines d’herbe, Daenerys sombra enfin dans un sommeil agité.
Elle rêva. Tous ses soucis se détachaient d’elle, et toutes ses douleurs aussi, et elle paraissait flotter vers le haut, dans le ciel. Elle volait encore une fois, tournoyant, riant, dansant, tandis que les étoiles cabriolaient autour d’elle et lui chuchotaient des secrets à l’oreille. « Pour aller au nord, tu dois voyager vers le sud. Pour atteindre l’ouest, tu dois aller à l’est. Pour avancer, tu dois rebrousser chemin. Pour toucher la lumière, tu dois passer sous l’ombre.
— Quaithe ? appela Daenerys. Où êtes-vous, Quaithe ? »
Puis elle vit. Son masque est fait de lumière d’étoiles.
« Rappelle-toi qui tu es, Daenerys, chuchotèrent les étoiles avec la voix d’une femme. Les dragons le savent. Et toi ? »
Le lendemain matin, elle s’éveilla courbaturée, percluse de douleurs et de crampes, avec des fourmis qui lui couraient sur les bras, les jambes et le visage. Quand elle comprit ce qu’elles étaient, elle écarta d’un coup de pied les tiges d’herbe brune qui lui avaient servi de couche et de couverture, et se remit debout tant bien que mal. Elle était couverte de piqûres, de petites bosses rouges qui démangeaient et cuisaient. D’où sortent toutes ces fourmis ? Pour se débarrasser d’elles, Daenerys frotta ses bras, ses jambes et son ventre. Elle laissa courir une paume sur le chaume de son crâne, à l’endroit où ses cheveux avaient brûlé, et elle sentit d’autres fourmis sur sa tête, et une qui lui descendait sur la nuque. Elle les gifla et les écrasa sous ses pieds nus. Il y en avait tellement…
Il s’avéra que la fourmilière se situait de l’autre côté de son mur. Daenerys s’étonna que les insectes eussent réussi à l’escalader et à la trouver. Pour eux, cet amas de pierres devait les surplomber avec l’énormité du Mur de Westeros. Le plus grand mur du monde, répétait son frère Viserys, aussi fier que s’il l’avait bâti de ses mains.
Viserys lui racontait des histoires de chevaliers si pauvres qu’ils étaient obligés de dormir sous les haies anciennes qui poussaient au long des chemins des Sept Couronnes. Daenerys aurait donné tant et plus pour une belle haie bien épaisse. De préférence sans fourmilière.
Le soleil se levait tout juste. Quelques étoiles brillantes s’attardaient dans le cobalt du ciel. Peut-être l’une d’elles est-elle le khal Drogo, assis sur son étalon ardent dans les terres de la nuit, qui me sourit d’en haut. Peyredragon était toujours visible au-dessus des herbes. Elle paraît si proche. Je dois me trouver à des lieues, désormais, mais on dirait que je pourrais y revenir en une heure. Elle avait envie de se recoucher, de fermer les yeux et de s’abandonner au sommeil. Non, je dois poursuivre. Le ruisseau. Borne-toi à longer le ruisseau.
Daenerys prit un instant pour s’assurer de son orientation. Il ne faudrait pas partir dans la mauvaise direction et perdre son ruisseau. « Mon ami, commenta-t-elle à voix haute. Si je reste près de mon ami, je ne m’égarerai pas. » Elle aurait dormi au bord de l’eau si elle avait osé, mais il y avait des animaux qui venaient y boire, la nuit. Elle avait vu leurs traces. Daenerys ne ferait pas un grand banquet pour un loup ou un lion, mais mieux valait un maigre repas que pas de repas du tout.
Une fois qu’elle fut certaine de se diriger vers le sud, elle compta ses pas. Le ruisseau apparut au bout de huit. Daenerys mit ses mains en coupe pour boire. L’eau lui infligea des crampes d’estomac, mais on supportait des crampes plus facilement que la soif. Elle n’avait rien d’autre à boire que la rosée du matin qui luisait sur les hautes herbes, et pas de nourriture du tout, à moins qu’elle ne tînt à manger de l’herbe. Je pourrais essayer de manger des fourmis. Les petites jaunes étaient trop infimes pour beaucoup la nourrir, mais il y en avait des rouges dans l’herbe, et elles étaient plus grosses. « Je suis perdue en mer, décida-t-elle en claudiquant au bord de son ru sinueux, alors peut-être que je trouverai des crabes, ou un beau gros poisson. » Son fouet claquait doucement contre sa cuisse. Flap, flap, flap. Un pas à la fois, et le ruisseau la ramènerait chez elle.
Juste après midi, elle atteignit un buisson qui poussait près du ruisseau, ses branches torses couvertes de baies dures et vertes. Daenerys les lorgna d’un œil soupçonneux, puis en cueillit une sur une branche, qu’elle grignota. La pulpe en était acide et croquante, avec un arrière-goût amer qui lui parut familier. « Dans le khalasar, ils utilisaient ce genre de baies pour assaisonner les rôtis », décida-t-elle. Le dire à haute voix renforça sa conviction. Son estomac grondait, et Daenerys se retrouva à cueillir des baies à deux mains pour les jeter dans sa bouche.
Une heure plus tard, son estomac commença à être tordu de crampes si fortes qu’elle ne put pas continuer. Elle passa le reste de la journée à vomir une bouillie verte. Si je reste ici, je vais mourir. Je suis peut-être déjà en train d’agoniser. Le dieu cheval des Dothrakis écarterait-il les herbes et la prendrait-il dans son khalasar d’étoiles, afin qu’elle chevauchât dans les terres de la nuit avec le khal Drogo ? En Westeros, les morts de la maison Targaryen étaient livrés aux flammes, mais qui, ici, allumerait son bûcher ? Ma chair ira nourrir les loups et les charognards, songea-t-elle avec tristesse, et les vers creuseront leurs tunnels dans mon ventre. Ses yeux revinrent vers Peyredragon. La colline semblait plus petite. Elle voyait de la fumée s’élever de son sommet sculpté par les vents, à des milles d’elle. Drogon est rentré de sa chasse.
Le coucher du soleil la trouva accroupie dans l’herbe, en train de gémir. Chacune de ses selles était plus molle que la précédente et sentait plus mauvais. Le temps que la lune se levât, elle chiait de l’eau brune. Plus elle buvait et plus elle chiait, mais plus elle chiait et plus elle avait soif, et sa soif l’envoyait à quatre pattes jusqu’au ruisseau pour aspirer plus d’eau. Lorsqu’elle ferma enfin les yeux, Daenerys ne savait pas si elle aurait assez de force pour les rouvrir.
Elle rêva de son frère mort.
Viserys ressemblait exactement à ce qu’il avait été la dernière fois qu’elle l’avait vu. Il avait la bouche tordue de souffrance, les cheveux brûlés, et son visage noir fumait aux endroits où l’or fondu lui avait coulé sur le front, sur les joues et dans les yeux.
« Tu es mort », déclara Daenerys.
Assassiné. Bien que ses lèvres n’eussent pas bougé, elle entendait quand même sa voix, qui lui chuchotait à l’oreille. Tu n’as jamais porté mon deuil, ma sœur. Mourir sans être pleuré n’est pas facile.
« Je t’ai aimé, jadis. »
Jadis, répéta-t-il, avec tant d’amertume qu’elle en frémit. Tu aurais dû être mon épouse, me donner des enfants aux cheveux d’argent et aux yeux mauves, pour préserver la pureté de la lignée du dragon. Je me suis occupé de toi. Je t’ai appris qui tu étais. Je t’ai nourrie. J’ai vendu la couronne de notre mère pour continuer à te nourrir.
« Tu m’as fait mal. Tu m’as fait peur. »
Seulement quand tu éveillais le dragon. Je t’aimais.
« Tu m’as vendue. Tu m’as trahie. »
Non. La traîtresse, c’était toi. Tu t’es retournée contre moi, contre ton propre sang. Ils m’ont floué. Ton époux chevalin et ses sauvages puants. C’étaient des tricheurs et des menteurs. Ils m’ont promis une couronne en or et m’ont donné ceci. Il toucha l’or fondu qui lui coulait lentement sur le visage, et de la fumée monta de son doigt.
« Tu aurais pu avoir ta couronne, lui dit Daenerys. Le soleil étoilé de ma vie l’aurait remportée pour toi, si seulement tu avais attendu. »
J’ai attendu assez longtemps. J’ai attendu toute ma vie. J’étais leur roi, leur roi légitime. Ils ont ri de moi.
« Tu aurais dû rester à Pentos, avec Maître Illyrio. Le khal Drogo devait me présenter au dosh khaleen, mais tu n’avais aucune raison de chevaucher avec nous. Tu as choisi de le faire. Tu as commis une erreur. »
Veux-tu réveiller le dragon, petite putain sans cervelle ? Le khalasar de Drogo m’appartenait. Je les lui ai achetés, cent mille hurleurs. Je les ai payés avec ta virginité.
« Tu n’as jamais compris. Les Dothrakis n’achètent rien, ils ne vendent rien. Ils font des cadeaux et en reçoivent. Si tu avais attendu… »
J’ai attendu. Attendu ma couronne, mon trône, toi. Toutes ces années, et tout ce que j’en ai tiré, c’est un chaudron d’or fondu. Pourquoi t’ont-ils donné les œufs de dragon ? Ils auraient dû me revenir. Si j’avais possédé un dragon, j’aurais enseigné au monde ce que notre devise signifie. Viserys se mit à rire, jusqu’à ce que sa mâchoire se séparât en fumant de son visage et que le sang et l’or fondu se répandissent hors de sa bouche.
Quand elle se réveilla, le souffle court, ses cuisses étaient nappées de sang.
Un moment elle ne comprit pas de quoi il s’agissait. Le monde commençait tout juste à s’éclaircir et les hautes herbes chuchotaient doucement sous le vent. Non, je vous en prie, laissez-moi dormir encore un peu. Je suis tellement fatiguée. Elle essaya de s’enfouir de nouveau sous le tas d’herbe qu’elle avait arrachée en s’endormant. Certaines des tiges semblaient humides. Avait-il de nouveau plu ? Elle s’assit, craignant de s’être souillée pendant son sommeil. Quand elle porta ses doigts devant son visage, elle sentit sur eux l’odeur du sang. Est-ce que je suis en train de mourir ? Puis elle vit le pâle croissant de la lune, qui flottait haut au-dessus des herbes, et l’idée lui vint que ce n’était que le sang de la lune.
Si elle n’avait pas été si malade et effrayée, cela aurait pu représenter un soulagement pour elle. Mais elle fut prise de frissons violents. Elle se frotta les doigts dans la terre et attrapa une poignée d’herbe pour s’essuyer entre les jambes. Le dragon ne pleure pas. Elle saignait, mais ce n’était que du sang de femme. Cependant, la lune n’est encore qu’un croissant. Comment cela se peut-il ? Elle essaya de se souvenir de la dernière fois qu’elle avait saigné. La dernière pleine lune ? La précédente ? Celle d’avant, encore ? Non, ça ne peut pas remonter si loin. « Je suis le sang du dragon », déclara-t-elle à l’herbe, à voix haute.
Autrefois, lui chuchota l’herbe, en retour, jusqu’à ce que tu enchaînes tes dragons dans le noir.
« Drogon a tué une petite fille. Elle s’appelait… Son nom… » Daenerys ne se souvenait plus du nom de l’enfant. Cela l’attrista tellement qu’elle en aurait pleuré si le feu n’avait pas consumé toutes ses larmes. « Jamais je n’aurai de petite fille. J’étais la Mère des Dragons. »
Certes, répondit l’herbe, mais tu t’es retournée contre tes enfants.
Elle avait le ventre vide, ses pieds douloureux et couverts d’ampoules, et il lui parut que les crampes s’étaient aggravées. Son ventre était rempli d’un nœud de serpents qui lui mordaient les entrailles. Elle prit une poignée de boue et d’eau avec des mains tremblantes. À midi, l’eau serait tiède, mais dans la froidure de l’aube, elle était presque fraîche et l’aida à garder les yeux ouverts. Tandis qu’elle s’éclaboussait le visage, elle vit à nouveau du sang sur ses cuisses. Le rebord déchiré de sa tunique en était taché. La vision de tant de rouge l’effraya. Du sang de la lune, ce n’est que mon sang de la lune, mais elle ne se rappelait pas avoir jamais eu un flot aussi important. Se pourrait-il que ce soit l’eau ? Si c’était l’eau, elle était perdue. Elle devait boire ou périr de soif.
« Avance, s’ordonna Daenerys. Suis le ruisseau et il te conduira à la Skahazadhan. C’est là que Daario te trouvera. » Mais il lui fallut toutes ses forces rien que pour se remettre debout et, quand elle y parvint, elle ne put que rester plantée là, fiévreuse et saignante. Elle leva les yeux vers le ciel bleu et vide, considérant le soleil en plissant les paupières. Déjà la moitié de la matinée enfuie, découvrit-elle avec consternation. Elle se força à progresser d’un pas, puis d’un autre, et voilà qu’elle marchait de nouveau, en suivant le petit ruisseau.
La température du jour augmenta et le soleil pesa sur sa tête et les restes brûlés de ses cheveux. L’eau lui éclaboussait la plante des pieds. Elle marchait dans le ruisseau. Depuis combien de temps faisait-elle ça ? La boue douce et molle lui était agréable entre les orteils et aidait à apaiser ses ampoules. Dans le ruisseau ou sur le bord, je dois continuer à avancer. L’eau coule vers le bas. Le ruisseau me mènera au fleuve, et le fleuve me ramènera chez moi.
Sauf qu’il ne le ferait pas, pas vraiment.
Meereen n’était pas chez elle, et ne le serait jamais. C’était une cité d’hommes étranges aux dieux étranges et aux cheveux plus étranges encore, d’esclavagistes enveloppés de tokars à franges, où la grâce s’obtenait par la fornication, la boucherie était un art et le chien un mets de choix. Meereen serait toujours la cité de la Harpie, et Daenerys ne pouvait être une harpie.
Jamais, prononça l’herbe sur le ton rogue de Jorah Mormont. Vous étiez prévenue, Votre Grâce. Laissez donc cette cité, vous ai-je conseillé. Votre guerre se passe à Westeros, je vous l’ai dit.
La voix n’était qu’un chuchotis et pourtant Daenerys avait la sensation qu’il marchait juste derrière elle. Mon ours, songea-t-elle, mon cher vieil ours, qui m’aimait et m’a trahie. Il lui avait tant manqué. Elle voulait voir son visage ingrat, l’entourer de ses bras et se serrer contre son torse, mais elle savait que, si elle se retournait, ser Jorah aurait disparu. « Je rêve, dit-elle. Un rêve éveillé, un réveil de marche. Je suis seule et je suis perdue. »
Perdue, parce que vous vous êtes attardée en un lieu où vous n’auriez jamais dû être, murmura ser Jorah, aussi bas que le vent. Seule, parce que vous m’avez renvoyé.
« Tu m’as trahie. Tu as vendu des informations sur moi, pour de l’or. »
Pour rentrer. Je n’ai jamais voulu que rentrer chez moi.
« Et moi. Tu me voulais, moi. » Daenerys l’avait lu dans ses yeux.
C’est vrai, susurra l’herbe, avec tristesse.
« Tu m’as embrassée. Je ne t’en ai jamais donné permission, mais tu l’as fait. Tu m’as vendue à mes ennemis, mais tu étais sincère quand tu m’as embrassée. »
Je vous ai bien conseillée. Gardez vos piques et vos épées pour les Sept Couronnes, vous ai-je dit. Laissez Meereen aux Meereeniens et partez à l’ouest, ai-je insisté. Vous n’avez pas voulu m’écouter.
« J’ai dû prendre Meereen ou voir mes enfants périr de faim durant leur marche. » Daenerys gardait à la mémoire la file des cadavres qu’elle avait laissés derrière elle en traversant le désert rouge. Ce n’était pas un spectacle qu’elle voulait revoir un jour. « J’ai dû conquérir Meereen pour nourrir mon peuple. »
Vous avez pris Meereen, lui rappela-t-il, et vous vous êtes encore attardée.
« Pour être reine. »
Vous êtes reine, riposta son ours. À Westeros.
« C’est tellement loin, se plaignit-elle. J’étais fatiguée, Jorah. J’étais lasse de la guerre. Je voulais me reposer, rire, planter des arbres et les voir grandir. Je ne suis qu’une jeune fille. »
Non. Vous êtes le sang du dragon. Le chuchotement s’estompait, comme si ser Jorah prenait de plus en plus de retard sur elle. Un dragon ne plante pas d’arbres. Souvenez-vous-en. Souvenez-vous de qui vous êtes, de ce pour quoi vous êtes faite. Souvenez-vous de votre devise.
« Feu et Sang », récita Daenerys à l’herbe qui dansait.
Une pierre roula sous son pied. Elle tomba sur un genou et poussa un cri de douleur, espérant contre tout espoir que son ours allait la serrer dans ses bras et l’aider à se relever. Quand elle tourna la tête pour le chercher, elle ne vit qu’un filet d’eau brune… et l’herbe, qui continuait à frémir doucement. Le vent, se dit-elle, le vent balance les tiges et les fait danser. Mais il n’y avait pas de vent. Le soleil la surplombait, le monde était calme et brûlant. Des nuées de moustiques emplissaient l’air et une libellule flottait au-dessus du ruisseau, filant de-ci, de-là. Et l’herbe bougeait, sans rien pour l’agiter.
Elle tâtonna dans l’eau, trouva un caillou de la grosseur de son poing, l’arracha à la boue. C’était une piètre arme, mais préférable à une main vide. Du coin de l’œil, Daenerys vit l’herbe remuer encore, sur sa droite. L’herbe tangua et s’inclina, comme devant un roi, mais aucun roi ne lui apparut. Le monde était vert et vide. Le monde était vert et silencieux. Le monde était jaune, et se mourait. Je devrais me lever, se reprocha-t-elle. Il faut que je marche. Je dois suivre le ruisseau.
À travers l’herbe monta un doux tintement argentin.
Des clochettes, songea Daenerys en souriant au souvenir du khal Drogo, son soleil et ses étoiles, et des grelots qu’il avait dans sa tresse. Quand le soleil se lèvera à l’ouest pour se coucher à l’est. Quand les mers seront asséchées, et quand les montagnes auront sous le vent le frémissement de la feuille, quand mon sein se ranimera, quand je porterai un enfant vivant, alors le khal Drogo me sera rendu.
Mais il n’était rien advenu de tout cela. Des clochettes, se répéta Daenerys. Ses Sang-coureurs l’avaient retrouvée. « Aggo, chuchota-t-elle. Jhogo. Rakharo. » Se pourrait-il que Daario les eût accompagnés ?
La mer verte s’ouvrit. Un cavalier apparut. Sa tresse était noire et brillante, sa peau aussi sombre que du cuivre poli, ses yeux avaient la forme d’amandes amères. Des clochettes chantaient dans ses cheveux. Il portait une ceinture de médaillons et un gilet peint, avec un arakh sur une hanche et un fouet sur l’autre. Un arc de chasse et un carquois plein de flèches pendaient à sa selle.
Un cavalier, et seul. Un éclaireur. C’était celui qui galopait en avant du khalasar pour repérer le gibier et la bonne herbe verte, et détecter les ennemis partout où ils pouvaient se cacher. S’il la trouvait ici, il la tuerait, la violerait ou la réduirait en esclavage. Au mieux, il la renverrait vers les vieillardes du dosh khaleen, où étaient censées aller les bonnes khaleesis, quand mourait leur khal.
Mais il ne la vit pas. Les herbes la dissimulaient, et il regardait ailleurs. Daenerys suivit son regard, et là-bas volait l’ombre, ses ailes largement déployées. Le dragon se situait à un mille de distance, et cependant l’éclaireur resta pétrifié jusqu’à ce que son étalon se mît à doucement hennir de peur. Puis l’homme s’éveilla comme d’un rêve, fit volter sa monture et s’en fut au galop à travers les hautes herbes.
Daenerys le regarda partir. Quand le bruit de ses sabots se fut estompé jusqu’au silence, elle commença à crier. Elle appela jusqu’à s’enrouer… et Drogon vint, renâclant dans des panaches de fumée. L’herbe s’inclina devant lui. Daenerys lui sauta sur le dos. Elle puait le sang, la sueur et la peur, mais rien de tout cela n’importait. « Pour avancer, je dois revenir en arrière », déclara-t-elle. Ses jambes nues se nouèrent autour de l’encolure du dragon. Elle lui donna un coup de pied, et Drogon se jeta vers le ciel. Le fouet avait disparu, aussi usa-t-elle de ses mains et de ses pieds pour le faire obliquer vers le nord-est, dans la direction où était parti l’éclaireur. Drogon obtempéra assez docilement : peut-être reniflait-il la peur du cavalier.
En une douzaine de battements de cœur, ils avaient dépassé le Dothraki, qui galopait, loin en contrebas. À sa droite et à sa gauche, Daenerys aperçut des espaces à l’herbe calcinée, réduite en cendres. Drogon est déjà venu par ici, comprit-elle. Comme un archipel d’îles grises, les marques de ses chasses ponctuaient le vert de la mer d’herbe.
Un vaste troupeau de chevaux apparut sous eux. Il y avait des cavaliers, aussi, une vingtaine ou plus, mais ils obliquèrent pour fuir à la première vue du dragon. Les chevaux s’égaillèrent en courant quand l’ombre tomba sur eux, filant à travers les herbes jusqu’à avoir les flancs blancs d’écume, ravageant le sol de leurs sabots… mais si rapides qu’ils fussent, ils ne volaient pas. Bientôt, un cheval commença à traîner derrière les autres. Le dragon fondit sur lui avec un rugissement, et subitement le malheureux animal s’embrasa, continuant cependant à courir, hennissant à chaque foulée, jusqu’à ce que Drogon se posât sur lui et lui brisât les reins. Daenerys se retint de toute son énergie au cou du dragon, afin de ne pas glisser.
La carcasse était trop lourde pour que Drogon l’emportât dans son antre, aussi consomma-t-il sa proie sur place, déchirant la chair carbonisée tandis que les herbes flambaient autour d’eux, l’air chargé de fumée et de l’odeur du crin cramé. Daenerys, morte de faim, se laissa choir du dos du dragon et elle mangea avec lui, arrachant des bouts de viande fumante au cheval mort avec ses mains nues et brûlées. À Meereen, j’étais une reine vêtue de soie, grignotant des dattes fourrées et de l’agneau au miel, se souvint-elle. Que penserait mon noble époux s’il pouvait me voir en ce moment ? Hizdahr serait horrifié, sans aucun doute. Mais Daario…
Daario éclaterait de rire, se taillerait une part de viande de cheval avec son arakh et viendrait s’accroupir pour se repaître à ses côtés.
Tandis que le ciel à l’ouest virait à la nuance d’une plaie sanglante, Daenerys entendit approcher un bruit de chevaux. Elle se leva, s’essuya les mains sur sa camisole en loques et alla se placer auprès de son dragon.
C’est ainsi que le khal Jhaqo la trouva, lorsqu’une cinquantaine de guerriers montés émergèrent des volutes de fumée.