Le garde de la reine

« Vous étiez l’homme de la reine, expliqua Reznak mo Reznak. Le roi désire avoir autour de lui ses propres hommes, quand il donne audience. »

Je demeure l’homme de la reine. Aujourd’hui, demain, à jamais, jusqu’à mon dernier souffle ou le sien. Barristan Selmy refusait de croire à la mort de Daenerys Targaryen.

Peut-être était-ce pour cette raison qu’on l’écartait. Un par un, Hizdahr nous éloigne tous. Belwas le Fort vacillait à la porte de la mort dans le temple, aux bons soins des Grâces Bleues… bien que Selmy les soupçonnât à demi de parachever l’ouvrage entamé par ces sauterelles au miel. Skahaz Crâne-ras avait été démis de sa charge. Les Immaculés s’étaient retirés dans leur casernement. Jhogo, Daario Naharis, l’amiral Groleo et Héro des Immaculés demeuraient les otages des Yunkaïis. Aggo, Rakharo, et le reste du khalasar de la reine avaient été expédiés sur l’autre rive du fleuve, à la recherche de leur reine perdue. Même Missandei avait été remplacée : le roi n’estimait pas convenable d’employer comme héraut une enfant, une ancienne esclave naathie, par-dessus le marché. Et à présent, moi.

Il fut un temps où il aurait considéré ce congé comme une tache sur son honneur. Mais c’était en Westeros. Dans le nid de vipères qu’était Meereen, l’honneur apparaissait aussi cocasse qu’une cotte bipartie de bouffon. Et cette méfiance était mutuelle. Hizdahr zo Loraq pouvait bien être le consort de sa reine, jamais il ne serait son roi. « Si Sa Grâce souhaite que je quitte la cour…

— Sa Splendeur, corrigea le sénéchal. Non, non, non, vous m’avez mal compris. Son Excellence doit recevoir une délégation de Yunkaïis, pour discuter du retrait de leurs armées. Il se pourrait qu’ils demandent… euh… réparation pour ceux qui ont perdu la vie face au courroux du dragon. Une situation délicate. Le roi estime qu’il vaudra mieux qu’ils voient sur le trône un roi meereenien, sous la protection de guerriers meereeniens. Assurément, vous pouvez comprendre cela, ser. »

Je comprends plus que tu ne le penses. « Pourrais-je savoir quels hommes Sa Grâce a choisis pour le protéger ? »

Reznak mo Reznak afficha son gluant sourire. « De terribles guerriers, qui ont beaucoup d’affection pour Son Excellence. Goghor le Géant. Khrazz. Le Félin moucheté. Belaquo Briseur-d’os. Tous des héros. »

Tous des combattants d’arène. Ce choix ne surprenait pas ser Barristan. Hizdahr zo Loraq occupait une position difficile, sur son nouveau trône. Voilà dix mille ans que Meereen n’avait plus eu de roi, et certains, même parmi l’Ancien Sang, estimaient qu’ils auraient pu choisir plus méritant que lui. À l’extérieur de la cité campaient les Yunkaïis, leurs épées-louées et leurs alliés ; à l’intérieur, se trouvaient les Fils de la Harpie.

Et le nombre des protecteurs du roi allait chaque jour diminuant. La maladresse d’Hizdahr avec Ver Gris lui avait coûté les Immaculés. Quand Sa Grâce avait essayé de les placer sous le commandement d’un sien cousin, comme il l’avait fait avec les Bêtes d’Airain, Ver Gris avait informé le roi qu’ils étaient des hommes libres et ne recevaient d’ordres que de leur Mère. Quant aux Bêtes d’Airain, la moitié était des affranchis et le reste des crânes-ras, sans doute toujours réellement loyaux à Skahaz mo Kandaq. Les combattants d’arène représentaient le seul soutien fiable du roi Hizdahr, face à un flot d’ennemis.

« Puissent-ils défendre Sa Grâce contre toutes les menaces. » Le ton de ser Barristan ne laissait rien soupçonner de ses sentiments véritables ; il avait appris à les cacher à Port-Réal, bien des années auparavant.

« Sa Magnificence, insista Reznak mo Reznak. Vos autres devoirs demeurent inchangés, ser. Si cette paix devait échouer, Sa Splendeur souhaiterait encore que vous commandiez ses forces contre les ennemis de notre cité. »

Il a au moins un grain de bon sens. Belaquo Briseur-d’os et Goghor le Géant pourraient servir de boucliers à Hizdahr, mais l’idée que l’un ou l’autre conduisît une armée à la bataille était tellement ridicule que le vieux chevalier faillit en sourire. « Je suis aux ordres de Sa Grâce.

— Pas Grâce, protesta le sénéchal. C’est une appellation ouestrienne. Sa Splendeur, Sa Lumière, Son Excellence. »

Sa Fatuité conviendrait davantage. « Comme vous voudrez. »

Reznak s’humecta les lèvres. « Alors, nous en avons terminé. » Cette fois-ci, son sourire onctueux signifiait un congé. Ser Barristan se retira, heureux de laisser derrière lui la puanteur du parfum du sénéchal. Un homme devrait sentir la sueur, pas les fleurs.

La Grande Pyramide de Meereen mesurait huit cents pieds de haut de la base au sommet. Les appartements du sénéchal se situaient au deuxième niveau. Ceux de la reine, et ceux de Selmy, occupaient le sommet. Une longue ascension, pour un homme de mon âge, estima ser Barristan en l’entamant. Il lui était arrivé de l’accomplir cinq ou six fois par jour, pour les affaires de la reine, comme en attestaient les douleurs dans ses genoux et au creux de ses reins. Viendra un jour où je ne pourrai plus affronter ces marches, songea-t-il, et ce jour viendra plus tôt que je ne le souhaiterais. Avant qu’il n’arrive, ser Barristan devait veiller à ce que quelques-uns de ses protégés au moins fussent prêts à le remplacer auprès de la reine. Je les ferai moi-même chevaliers quand ils en seront dignes, et je leur donnerai à chacun un cheval et des éperons d’or.

Les appartements royaux étaient figés et silencieux. Hizdahr n’y avait pas élu résidence, préférant établir sa propre suite dans les profondeurs du cœur de la Grande Pyramide, entouré de toutes parts par de massifs murs de brique. Mezzara, Miklaz, Qezza et le reste des jeunes échansons de la reine – des otages, en réalité, mais Selmy, comme la reine, s’y était tellement attaché qu’il avait du mal à les envisager sous ce terme – avaient suivi le roi, tandis qu’Irri et Jhiqui s’en allaient avec les autres Dothrakis. Seule demeurait Missandei, petit fantôme solitaire qui hantait les appartements de la reine, au sommet de la pyramide.

Ser Barristan sortit sur la terrasse. Le ciel sur Meereen avait la couleur de la chair des cadavres – terne, lourd et blafard, couvert par une masse ininterrompue de nuages, d’un horizon à l’autre. Le soleil se cachait derrière ce mur. Il se coucherait sans qu’on le vît, comme il s’était levé ce matin-là. La nuit serait chaude, encore une de ces nuits de transpiration, suffocante et moite, sans le moindre souffle d’air. Depuis trois jours, la pluie menaçait, sans que tombât la moindre goutte. L’arrivée de la pluie serait un soulagement. Elle pourrait aider à laver la cité.

D’ici, il avait une vue sur quatre moindres pyramides, les remparts à l’ouest de la cité et les camps des Yunkaïis sur les côtes de la baie des Serfs, où une épaisse colonne de fumée grasse montait en se tordant comme un monstrueux serpent. Les Yunkaïis qui incinèrent leurs morts, comprit-il. La jument pâle traverse au galop les camps des assiégeants. En dépit de tous les efforts de la reine, la maladie s’était propagée, tant dans l’enceinte de la ville qu’à l’extérieur. Les marchés de Meereen étaient fermés, ses rues vides. Le roi Hizdahr avait permis aux arènes de rester ouvertes, mais le public était clairsemé. Les Meereeniens avaient même commencé à éviter le Temple des Grâces, selon certains rapports.

Les esclavagistes trouveront moyen de blâmer Daenerys de cela aussi, songea avec amertume ser Barristan. Il les entendait presque chuchoter – les Grands Maîtres, les Fils de la Harpie, les Yunkaïis, tous en train de se raconter que sa reine était morte. La moitié de la cité en avait la conviction, bien que, pour l’heure, les gens n’eussent pas le courage de le répéter à voix haute. Mais bientôt, je pense.

Ser Barristan se sentait très fatigué et très vieux. Où sont passées toutes ces années ? Ces derniers temps, chaque fois qu’il s’agenouillait pour boire dans un bassin tranquille, il voyait le visage d’un étranger le contempler des profondeurs de l’eau. Quand ces pattes d’oie étaient-elles apparues autour de ses pâles yeux bleus ? Depuis combien de temps ses cheveux avaient-ils passé du soleil à la neige ? Des années, vieil homme. Des décennies.

Pourtant, cela semblait hier seulement qu’il avait accédé au rang de chevalier, après le tournoi à Port-Réal. Il se souvenait encore du contact de l’épée du roi Aegon sur son épaule, léger comme le baiser d’une pucelle. Les mots s’étaient étranglés dans sa gorge, quand il avait prononcé ses vœux. Au banquet, ce soir-là, il avait mangé des côtes de cochon sauvage, préparées à la mode de Dorne avec du poivre dragon, si fort qu’il lui emportait la gueule. Quarante-sept ans, et son goût lui restait encore à la mémoire. Et cependant, il n’aurait su dire ce qu’il avait eu à dîner dix jours plus tôt, la totalité des Sept Couronnes en eût-elle dépendu. Du chien bouilli, probablement. Ou un autre plat immonde qui n’avait pas meilleur goût.

Selmy s’émerveilla, et ce n’était pas la première fois, des étranges aléas qui l’avaient conduit ici. Il était chevalier de Westeros, un homme des terres de l’Orage et des marches de Dorne ; sa place se trouvait dans les Sept Couronnes, pas ici, sur les berges torrides de la baie des Serfs. Je suis venu ramener Daenerys chez elle. Et pourtant, il l’avait perdue, tout comme il avait perdu son père, et son frère. Même Robert. Avec lui aussi, j’ai failli.

Peut-être Hizdahr était-il plus sage que Selmy ne le pensait. Il y a dix ans, j’aurais pressenti ce que Daenerys avait l’intention de faire. Il y a dix ans, j’aurais été assez prompt pour la retenir. Mais là, il était demeuré abasourdi tandis qu’elle sautait dans la fosse, à crier son nom, puis à courir en vain à ses trousses à travers les sables écarlates. Je suis devenu vieux et lent. Rien d’étonnant à ce que Naharis l’appelât ser Grand-Père, par moquerie. Daario aurait-il réagi avec plus de rapidité s’il s’était trouvé aux côtés de la reine, ce jour-là ? Selmy pensait savoir la réponse à cette question, bien qu’elle ne lui plût pas.

Il en avait encore rêvé la nuit précédente : Belwas le Fort à genoux, vomissant bile et sang, Hizdahr excitant les tueurs de dragon, les hommes et les femmes qui fuyaient terrorisés, se battant dans les escaliers, se piétinant, s’époumonant et hurlant. Et Daenerys…

Elle avait les cheveux embrasés. Elle tenait le fouet dans sa main et elle criait, puis elle était sur le dos du dragon, en vol. Le sable soulevé par Drogon qui prenait son essor avait blessé les yeux de ser Barristan, mais à travers un voile de larmes, il avait regardé l’animal s’enlever de l’arène, ses grandes ailes noires gifler les épaules des guerriers de bronze aux portes.

Le reste, il l’avait appris plus tard. Devant ces mêmes portes se trouvait une foule compacte de gens. Paniqués par l’odeur du dragon, les chevaux en contrebas s’étaient cabrés de terreur, battant l’air de leurs sabots ferrés. Étalages de nourriture et palanquins avaient été pareillement renversés, les hommes jetés à terre et piétinés. On avait lancé des piques, tiré à l’arbalète. Certains carreaux avaient atteint leur cible. Le dragon s’était violemment tordu dans les airs, fumant de ses blessures, la fille agrippée à son dos. Puis il avait craché son feu.

Il avait fallu aux Bêtes d’Airain le reste de la journée et une bonne partie de la nuit pour collecter les cadavres. Le bilan s’élevait finalement à deux cent quatorze tués, trois fois autant de brûlés et de blessés. Drogon avait désormais quitté la cité depuis longtemps, aperçu pour la dernière fois haut au-dessus de la Skahazadhan, volant vers le nord. De Daenerys Targaryen, on n’avait retrouvé aucune trace. Certains juraient l’avoir vue tomber. D’autres soutenaient avec insistance que le dragon l’avait emportée pour la dévorer. Ils se trompent.

Ser Barristan ne connaissait des dragons que ce que tout enfant entend dans les contes, mais il connaissait les Targaryen. Daenerys avait chevauché ce dragon, comme jadis Aegon sur Balerion.

« Elle est peut-être en train de voler jusque chez elle, se dit-il à voix haute.

— Non, murmura derrière lui une voix douce. Elle ne ferait pas ça, ser. Elle ne rentrerait pas chez elle sans nous. »

Ser Barristan se retourna. « Missandei. Ma petite. Depuis combien de temps es-tu debout là ?

— Pas longtemps. Ma personne regrette de vous avoir dérangé. » Elle hésita. « Skahaz mo Kandaq souhaite s’entretenir avec vous.

— Le Crâne-ras ? Tu lui as parlé ? » C’était imprudent, très imprudent. Il y avait une profonde inimitié entre le roi et Skahaz, et la fillette était assez fine pour le savoir. Skahaz n’avait fait aucun mystère de son opposition au mariage de la reine, chose qu’Hizdahr n’avait pas oubliée. « Il est ici ? Dans la pyramide ?

— Quand il le désire. Il va et vient, ser. »

Oui. Ça ne m’étonne pas. « Qui t’a dit qu’il voulait s’entretenir avec moi ?

— Une Bête d’Airain. Elle portait un masque de hibou. »

Elle portait un masque de hibou lorsqu’elle t’a parlé. Désormais, ce pourrait être un chacal, un tigre, un pangolin. Ser Barristan avait pris ces masques en haine depuis le début, et jamais davantage que maintenant. Des hommes droits n’auraient nul besoin de se cacher le visage. Quant au Crâne-ras…

À quoi pouvait-il donc songer ? Après qu’Hizdahr avait transmis le commandement des Bêtes d’Airain à son cousin Marghaz zo Loraq, Skahaz avait été nommé gouverneur du Fleuve, chargé de tous les bacs et les dragues, et des fossés d’irrigation qui bordaient la Skahazadhan sur cinquante lieues, mais le Crâne-ras avait refusé cet office ancien et honorable, ainsi que l’avait présenté Hizdahr, préférant se retirer dans la modeste pyramide de Kandaq. Sans la reine pour le protéger, il court un très gros risque en venant ici. Et si l’on voyait ser Barristan lui parler, des soupçons pourraient également tomber sur le chevalier.

L’odeur de tout cela ne lui plaisait guère. La situation puait la fourberie, les chuchotis et les mensonges, les complots ourdis dans le noir, toutes ces choses qu’il espérait avoir laissées derrière lui avec l’Araignée, lord Littlefinger et leurs congénères. Barristan Selmy n’était point un érudit, mais il avait souvent jeté un coup d’œil dans les pages du Livre Blanc, où étaient consignées les actions de ses prédécesseurs. Certains avaient été des héros, d’autres des faibles, des canailles ou des poltrons. La plupart n’étaient que des hommes – plus vifs et plus forts que le commun des mortels, plus habiles avec une épée et un bouclier, mais toujours vulnérables à l’orgueil, à l’ambition, au désir, à l’amour, à la colère, à la jalousie, à la cupidité, à la soif de l’or, au pouvoir et à tous les autres défauts qui affligeaient les moindres mortels. Les meilleurs surmontaient leurs défauts, accomplissaient leur devoir et mouraient l’épée à la main. Les pires…

Les pires étaient ceux qui s’adonnaient au jeu des trônes. « Tu saurais retrouver ce hibou ? demanda-t-il à Missandei.

— Ma personne peut essayer, ser.

— Dis-lui que je discuterai avec… avec notre ami… après la tombée du jour, près des écuries. » On fermait et on barrait les portes principales de la pyramide au coucher du soleil. À cette heure-là, les écuries seraient tranquilles. « Assure-toi que c’est le même hibou. » Il ne faudrait pas qu’une autre Bête d’Airain apprenne l’affaire.

« Ma personne comprend. » Missandei se retourna comme pour s’en aller, puis suspendit son mouvement un instant et dit : « On raconte que les Yunkaïis ont cerné la cité de scorpions, pour cribler de carreaux d’acier le ciel, au cas où Drogon reviendrait. »

Ser Barristan avait entendu dire cela, aussi. « Tuer un dragon en plein ciel n’est pas une mince affaire. À Westeros, beaucoup ont essayé d’abattre Aegon et ses sœurs. Personne n’y a réussi. »

Missandei hocha la tête. Difficile de juger si elle se sentait rassurée. « Croyez-vous qu’ils la retrouveront, ser ? Les prairies sont tellement vastes, et les dragons ne laissent aucune trace, dans le ciel.

— Aggo et Rakharo sont du sang de son sang… et qui connaît la mer Dothrak mieux que des Dothrakis ? » Il lui pressa l’épaule. « Ils la retrouveront si quelqu’un le peut. » Si elle est encore en vie. D’autres khals sillonnaient les herbes, des seigneurs du cheval avec des khalasars dont les cavaliers se comptaient par dizaines de milliers. Mais la fillette n’avait pas besoin d’entendre de telles choses. « Tu l’aimes bien, je le sais. Je te jure que je la garderai en sécurité. »

Ces paroles semblèrent apporter un peu de réconfort à la fillette. Les mots sont du vent, pourtant, songea ser Barristan. Comment pourrais-je protéger la reine, alors que je ne suis pas à ses côtés ?

Barristan Selmy avait connu bien des rois. Il était né durant le règne troublé d’Aegon l’Invraisemblable, chéri du petit peuple, avait reçu de ses mains sa dignité de chevalier. Le fils d’Aegon, Jaehaerys lui avait accordé le manteau blanc quand il avait vingt et trois ans, après qu’il avait tué Maelys le Monstrueux durant la guerre des Rois à Neuf Sous. Avec ce même manteau, il s’était tenu près du trône de Fer tandis que la folie dévorait Aerys, le fils de Jaehaerys. Je m’y tenais, je voyais, j’entendais et je n’ai cependant rien fait.

Mais non. Ce n’était pas juste. Il avait accompli son devoir. Certaines nuits, ser Barristan s’interrogeait : ne l’avait-il pas trop bien accompli ? Il avait prononcé ses vœux sous les yeux des dieux et des hommes, l’honneur lui interdisait d’y contrevenir… mais respecter ces vœux était devenu ardu, au cours des dernières années du règne du roi Aerys. Il avait assisté à certaines choses qu’il avait douleur à se rappeler, et plus d’une fois il s’était demandé quelle part du sang répandu souillait ses propres mains. S’il ne s’était pas rendu à Sombreval pour tirer Aerys des geôles de lord Sombrelyn, le roi aurait fort bien pu y périr, tandis que Tywin Lannister mettait la ville à sac. Alors, le prince Rhaegar serait monté sur le trône de Fer, peut-être pour panser les plaies du royaume. Sombreval avait été son heure de gloire, et pourtant le souvenir lui laissait un goût âcre sur la langue.

C’étaient ses échecs qui le hantaient la nuit, cependant. Jaehaerys, Aerys, Robert. Trois rois morts. Rhaegar, qui aurait été un meilleur roi que n’importe lequel d’entre eux. La princesse Elia et les enfants. Aegon, un bébé encore, Rhaenys avec son chaton. Morts, tous, et pourtant lui vivait toujours, qui avait juré de les protéger. Et à présent Daenerys, sa reine enfant, brillante et glorieuse. Elle n’est pas morte. Je refuse de le croire.

L’après-midi apporta à ser Barristan un bref répit dans ses doutes. Il le passa dans la salle d’entraînement au troisième niveau de la pyramide, à travailler avec ses garçons, à leur apprendre l’art de l’épée et du bouclier, du cheval et de la lance… et de la chevalerie, le code qui faisait du chevalier davantage qu’un combattant d’arène. Daenerys aurait besoin autour d’elle de protecteurs de son âge, une fois qu’il aurait disparu, et ser Barristan était résolu à les lui fournir.

Les jeunes gens qu’il formait allaient de huit ans jusqu’à vingt. Il avait commencé avec plus de soixante d’entre eux, mais l’entraînement s’était révélé trop rigoureux pour beaucoup. Moins de la moitié de ce nombre demeurait à présent, certains montrant énormément de promesses. Sans roi à garder, j’aurai plus de temps pour les entraîner, désormais, jugea-t-il en allant d’une paire à l’autre, les regardant se battre ensemble avec des épées émoussées et des piques à la tête arrondie. De braves garçons. De basse extraction, certes, mais certains feront de bons chevaliers, et ils aiment la reine. Sans elle, tous auraient fini aux arènes. Le roi Hizdahr a ses combattants d’arène, mais Daenerys aura des chevaliers.

« Levez bien le bouclier, lança-t-il. Montrez-moi comment vous frappez. Tous ensemble, à présent. En haut, en bas, en bas, en bas, en haut, en bas… »

Selmy prit un repas simple sur la terrasse de la reine, ce soir-là, tandis que le soleil se couchait. À travers la pourpre du crépuscule, il vit les feux s’éveiller un à un dans les grandes pyramides à degrés, tandis que les briques multicolores de Meereen viraient au gris, puis au noir. Des ombres s’amassaient en contrebas dans les rues et les venelles, créant des bassins et des fleuves. Au crépuscule, la cité paraissait paisible, et même belle. C’est l’épidémie, pas la paix, se dit le vieux chevalier avec sa dernière gorgée de vin.

Il ne souhaitait pas se faire remarquer ; aussi, quand il eut fini son souper, troqua-t-il son manteau blanc de la Garde Régine contre une cape de voyage brune et cagoulée, d’un genre que portait n’importe quel homme ordinaire. Il conserva son épée et son poignard. Il pourrait encore s’agir d’un piège. Il avait peu confiance en Hizdahr et moins encore en Reznak mo Reznak. Le sénéchal parfumé pouvait bien tremper dans l’affaire, et essayer de l’attirer dans une réunion secrète, afin de pouvoir capturer à la fois ser Barristan et Skahaz, en les accusant de conspirer contre le roi. Si le Crâne-ras parle de trahison, il ne me laissera d’autre choix que de l’arrêter. Hizdahr est le consort de ma reine, même si cela ne me plaît guère. Je lui dois ma loyauté, pas à Skahaz.

Mais était-ce bien vrai ?

Le premier devoir de la Garde Royale était de défendre le roi contre toute atteinte et toute menace. Les chevaliers blancs avaient eux aussi juré d’obéir aux ordres du roi, de préserver ses secrets, de conseiller quand on le leur demandait et de se taire quand on ne leur demandait rien. À strictement parler, c’était purement au roi de décider s’il fallait étendre sa protection à d’autres individus, même à ceux de sang royal. Certains rois jugeaient normal et approprié d’assigner la Garde Royale au service et à la défense de leurs épouses et de leurs enfants, de leurs frères et sœurs, tantes, oncles et cousins à des degrés plus ou moins éloignés et, à l’occasion, peut-être aussi à leurs maîtresses et à leurs bâtards. Mais d’autres préféraient employer à ces tâches les chevaliers et hommes d’armes de la maison, tout en réservant les sept à leur garde personnelle, jamais éloignée d’eux.

Si ma reine m’avait ordonné de protéger Hizdahr, je n’aurais pas eu d’autre choix que d’obéir. Mais Daenerys Targaryen n’avait jamais établi de Garde de la Reine spécifique, même pour elle-même, ni donné d’ordres en ce qui concernait son consort. Le monde était plus simple quand j’avais un lord Commandant pour décider de ce genre de choses, songea Selmy. Maintenant que je suis le lord Commandant, le juste chemin est difficile à déterminer.

Quand il arriva enfin au bas de la dernière volée de marches, il se retrouva tout seul au milieu des couloirs éclairés de torches enclos dans les massifs murs de brique de la pyramide. Les grandes portes étaient fermées, barrées, ainsi qu’il s’y attendait. Quatre Bêtes d’Airain montaient la garde à l’extérieur de ces portes, quatre autres à l’intérieur. Ce furent celles-là que rencontra le vieux chevalier – des hommes de forte carrure, masqués en sanglier, en ours, en campagnol et en manticore.

« Tout est calme, ser, lui annonça l’ours.

— Veillez à ce que cela continue. » Il n’était pas inouï pour ser Barristan d’effectuer une ronde de nuit, afin de s’assurer de la sécurité de la pyramide.

Plus loin dans les profondeurs de l’édifice, on avait posté quatre autres Bêtes d’Airain pour garder les portes de fer donnant sur la fosse où étaient enchaînés Viserion et Rhaegal. La lumière des torches se reflétait sur leurs masques – singe, bélier, loup, crocodile.

« Les a-t-on nourris ? s’enquit ser Barristan.

— Oui, ser, répondit le singe. Un mouton chacun. »

Et combien de temps encore cela suffira-t-il, je me le demande ? Au fur et à mesure que les dragons grandissaient, leur appétit suivait.

Il était temps de trouver le Crâne-ras. Ser Barristan dépassa les éléphants et la jument argentée de la reine, pour gagner le fond de l’écurie. Un baudet poussa sur son passage un vague renâclement, et quelques chevaux bronchèrent sous l’éclat de la lanterne. À ces détails près, régnaient l’obscurité et le silence.

Puis une ombre se détacha de l’intérieur d’une stalle vide pour constituer une nouvelle Bête d’Airain, vêtue d’une jupe noire plissée, de grèves et d’une cuirasse musculaire. « Un chat ? » commenta Barristan Selmy en voyant le bronze sous la cagoule. Lorsque le Crâne-ras avait commandé les Bêtes d’Airain, sa préférence allait à un masque en tête de serpent, impérieux et effrayant.

« Les chats se glissent partout, répondit la voix familière de Skahaz mo Kandaq. Personne ne leur accorde d’attention.

— Si Hizdahr apprenait votre présence ici…

— Qui la lui dira ? Marghaz ? Marghaz sait ce que je souhaite qu’il sache. Les Bêtes m’appartiennent toujours. Ne l’oubliez pas. » Le masque étouffait la voix du Crâne-ras, mais Selmy entendit la colère qu’elle contenait. « Je tiens l’empoisonneur.

— Qui ça ?

— Le confiseur d’Hizdahr. Son nom ne vous dirait rien. L’homme n’était qu’un instrument. Les Fils de la Harpie ont enlevé sa fille et juré de la lui rendre saine et sauve une fois que la reine serait morte. Belwas et le dragon ont sauvé Daenerys. Personne n’a sauvé la fille. Elle a été rendue à son père en pleine nuit, en neuf morceaux. Un pour chacune de ses années de vie.

— Pourquoi ? » Le doute le rongeait. « Les Fils avaient cessé leurs tueries. La paix d’Hizdahr…

— … est un leurre. Pas au début, non. Les Yunkaïis craignaient notre reine, ses Immaculés, ses dragons. Ce pays a déjà connu les dragons. Yurkhaz zo Yunzak a lu les chroniques historiques, il savait. Hizdahr aussi. Pourquoi pas la paix ? Daenerys la voulait, ils le voyaient bien. Elle la voulait trop. Elle aurait dû marcher sur Astapor. » Skahaz s’approcha encore. « C’était avant. L’arène a tout changé. Daenerys disparue, Yurkhaz mort. À la place d’un vieux lion, une meute de chacals. Barbesang… En voilà un qui n’a pas de goût pour la paix. Et il y a plus. Bien pire. Volantis a lancé sa flotte contre nous.

— Volantis. » La main d’épée de Selmy le démangea. Nous avons conclu la paix avec Yunkaï. Pas avec Volantis. « Vous en êtes certain ?

— Certain. Leurs Bontés le savent. Leurs amis aussi. La Harpie, Reznak, Hizdahr. Le roi ouvrira aux Volantains les portes de la ville dès qu’ils arriveront. Tous ceux que Daenerys a libérés seront de nouveau réduits en esclavage. Même ceux qui n’ont jamais connu la servitude se verront dotés de colliers à leur taille. Vous risquez de finir vos jours dans une arène de combat, vieil homme. Khrazz vous dévorera le cœur. »

Il avait mal au crâne. « Il faut prévenir Daenerys.

— Commencez par la trouver. » Skahaz l’empoigna par l’avant-bras. Ses doigts ressemblaient à du fer. « Nous ne pouvons pas l’attendre. J’ai parlé avec les Frères Libres, les Fils de la Mère, les Boucliers fidèles. Ils n’ont aucune confiance en Loraq. Nous devons écraser les Yunkaïis. Mais nous avons besoin des Immaculés. Ver Gris vous écoutera, vous. Parlez-lui.

— À quelle fin ? » Ses propos sont une trahison. Une conspiration.

— Pour vivre. » Les yeux du Crâne-ras étaient des flaques d’ombre sous le bronze du masque de chat. « Nous devons frapper avant l’arrivée des Volantains. Briser le siège, tuer les seigneurs esclavagistes, retourner leurs épées-louées. Les Yunkaïis ne s’attendent pas à une attaque. J’ai des espions dans leur camp. La maladie y règne, dit-on, pire chaque jour. La discipline est entrée en pourrissement. Les seigneurs sont soûls plus souvent qu’à leur tour, se gobergent dans des banquets, vantent les richesses qu’ils se partageront à la chute de Meereen, se disputent la primauté. Barbesang et le Prince en Guenilles se méprisent. Personne ne s’attend à un combat. Pas maintenant. La paix d’Hizdahr nous a tous endormis, croient-ils.

— Daenerys a signé cette paix, répondit ser Barristan. Il ne nous appartient pas de la rompre sans sa permission.

— Et si elle est morte ? demanda Skahaz. Que ferons-nous alors, ser ? Je dis qu’elle voudrait que nous protégions sa cité. Ses enfants. »

Ses enfants étaient les affranchis. Mhysa, l’appelaient-ils – tous ceux dont elle a brisé les chaînes. « Mère ». Le Crâne-ras n’avait pas tort. Daenerys voudrait voir ses enfants protégés. « Et Hizdahr ? Il demeure son consort. Son roi. Son époux.

— Son empoisonneur. »

Est-ce bien vrai ? « Où est votre preuve ?

— La couronne qu’il porte en est la preuve suffisante. Le trône sur lequel il siège. Ouvrez les yeux, vieil homme. Voilà la seule raison pour laquelle il avait besoin de Daenerys, tout ce qu’il a jamais voulu. Une fois qu’il l’a eu obtenu, à quoi bon partager le pouvoir ? »

À quoi bon, en effet ? Il avait régné une telle chaleur, dans l’arène. Il voyait encore l’air vibrer au-dessus des sables écarlates, sentait le sang versé par ceux qui avaient péri pour leur divertissement. Et il entendait encore Hizdahr presser sa reine de goûter aux sauterelles au miel. Elles sont succulentes… sucrées et piquantes… Et cependant, lui-même n’y a pas touché… Selmy se massa la tempe. Je n’ai pas prononcé de serment envers Hizdahr zo Loraq. Quand bien même l’aurais-je fait qu’il m’a écarté, tout comme Joffrey m’avait chassé. « Ce… ce confiseur. Je veux l’interroger moi-même. Seul à seul.

— Est-ce une condition ? » Le Crâne-ras se croisa les bras en travers de la poitrine. « Accordé, alors. Interrogez-le tant que vous voudrez.

— Si… si ce qu’il a à dire me convainc… si je vous rejoins dans ce, cette… j’aurais besoin de votre parole qu’aucun mal ne sera fait à Hizdahr zo Loraq jusqu’à… à moins que… qu’on ne puisse prouver qu’il a joué un rôle dans tout cela.

— Pourquoi êtes-vous si soucieux d’Hizdahr, vieil homme ? S’il n’est pas la Harpie, il en est le fils aîné.

— Tout ce que je sais avec certitude, c’est qu’il est le consort de la reine. Je veux votre parole sur ce point, ou, je le jure, je me dresserai contre vous. »

Skahaz eut un sourire sauvage. « Eh bien, soit ! Ma parole. Aucun mal à Hizdahr jusqu’à ce que sa culpabilité soit prouvée. Mais quand nous aurons la preuve, j’ai l’intention de le tuer de mes propres mains. Je veux lui arracher les entrailles et les lui exhiber avant de le laisser crever. »

Non, pensa le vieux chevalier. Si Hizdahr a conspiré pour tuer ma reine, je m’occuperai moi-même de lui, mais il aura droit à une mort rapide et propre. Les dieux de Westeros étaient bien loin d’ici ; toutefois, ser Barristan Selmy s’accorda le temps d’une prière silencieuse, demandant à l’Aïeule d’éclairer son chemin vers la sagesse. Pour les enfants, se dit-il. Pour la cité. Pour ma reine.

« Je vais parler à Ver Gris », déclara-t-il.

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