CHAPITRE XX

Un chauffeur de la société avait emmené Pastor au bureau. Il s’était réuni une heure avec quelques collaborateurs, et personne n’avait fait allusion à Malek. Il avait simplement cessé de faire partie du personnel. Pastor se trouvait seul, à présent. Il alla s’asseoir sur le divan d’angle devant lequel trônait une vaste table basse et sombre, couverte de revues techniques et des quotidiens du matin.

Il n’attendait pas.

Lorsque le téléphone grésilla, il se pencha à peine:

— Faites entrer…

Serrano entra, en complet crème et chemise sombre, avec des mocassins de cuir tressé et un carton à chapeau sous le bras. Alors seulement, Pastor se leva et alla à sa rencontre. Ils se serrèrent la main.

— Qu’est-ce que tu apportes, plaisanta Pastor, la tête de mon ennemi?

— Non. (Serrano sourit largement.) Il faudrait plus que ça…

Ils s’assirent et Serrano posa le carton à ses pieds.

Tous deux allumèrent une cigarette.

— Je suis entre deux avions, Tony… Je n’ai pas beaucoup de temps…

Pastor acquiesça en silence.

Serrano regarda le bureau, détailla les meubles.

Puis il dit, lentement:

— Tout est réglé. Les choses sont rentrées dans l’ordre… Rien n’est pire que le désordre, Tony. (Il haussa les épaules, comme pour chasser une pensée importune.) Au début, nous avons pensé que tu pouvais y être pour quelque chose. C’était… une hypothèse de travail.

— Évidemment, murmura Pastor.

— Tu sais ce que c’est: on met tout sur la table et après on trie.

— Vous avez trié…

— Oui. Ton jeune ami avait été bien imprudent, Tony. Ne prends pas ça pour un reproche, prévint Serrano. Je te dis comment nous avons pensé. C’était une possibilité parmi d’autres. (Serrano haussa les épaules, de manière fataliste.) Il va falloir reprendre pas mal de choses en main. Je sais que tu es très occupé par tes affaires, mais…

— Oui, coupa Pastor. (Son visage était indéchiffrable derrière la fumée de la cigarette.) Je comprends…

— Tu as besoin d’amis, du côté de la Grosse Pomme.

— On n’a jamais trop d’amis, sourit Pastor.

Serrano abattit la paume sur son genou.

— Je suis content que tu le prennes comme ça, Tony. (Il se pencha, saisit le paquet et le tendit. Pastor l’ouvrit, et sous le papier de soie, le masque le dévisageait, de manière impénétrable. Un regard millénaire.) Je suis content de pouvoir te compter parmi mes amis.

Pastor posa le carton sur une pile de revues. Serrano s’était déjà levé.

Il se dirigeait vers la porte, se retourna, et déclara à mi-voix:

Non temere, Tony…

Pastor secoua pensivement la tête. Contempla longuement la porte refermée en silence. Puis il écrasa sa cigarette et commanda du café. Lorsqu’on le lui apporta, il contemplait la rue à travers les voilages. La rue où une Pontiac sombre se glissait à présent dans la circulation. Il remua vaguement les épaules. Il avait joué, perdu et gagné. Serrano lui avait apporté un gage de paix.

Un gage macabre, fait de pièces de jade, précisément imbriquées.

Avec une vertigineuse lucidité, presque insoutenable, Pastor se demanda qui lui succéderait, lorsque Serrano ou un autre lui apporterait autre chose que ce genre d’objet, et ce qu’on lui apporterait au successeur.

À son tour, Antoine Pastor avait passé la ligne de crête, pas plus large que le fil d’une lame d’obsidienne, pas moins tranchante.

Il éclata d’un rire glacial, presque aussitôt étouffé entre ses dents serrées et gagna son bureau en quelques pas.

On y avait déposé un plateau, avec un pichet de café noir et une tasse de porcelaine blanche. Rien d’autre.

Il s’assit dans son fauteuil. Le fit grincer pensivement.

C’est lorsqu’on a atteint le sommet qu’il n’y a plus qu’à commencer à se préparer, soit pour y bivouaquer, soit pour en redescendre.

Il se versa du café.

Des téléphones sonnaient dans les bureaux alentour, on s’y affairait. Dans d’autres bureaux, ailleurs, on faisait de même, dans toute la partie du monde au soleil et probablement aussi dans l’autre. Pastor but quelques gorgées de café. Elles lui semblèrent particulièrement amères.

Mais il l’avait voulu, alors?

*

Il était dix-sept heures, lorsque Lantier pénétra dans le bureau du directeur de la police. Il n’avait pas eu à faire antichambre, et les présentations n’étaient pas nécessaires. Le directeur lui indiqua un fauteuil. Lantier salua de la tête et s’assit, sortit presque aussitôt un paquet de cigarettes de sa poche.

— Lantier, fit le directeur, vous savez le propos de cette réunion?

— Oui.

— Où en sont vos investigations?

— On a retrouvé Farrugia ce matin, dans sa villa. Mort. Abattu, selon les premières constatations, par un de ses propres hommes de main. Celui que la fille a amoché au cours de la fusillade à Montparnasse. Obscur règlement de comptes. Un fonctionnaire des stups a opéré un rapprochement avec une autre affaire: une pute qui avait été plus ou moins découpée en morceaux. Il semble bien que ce soit le même qui ait opéré. Joko… Une frappe sans envergure, bien connue des services de police… La fille et l’inspecteur divisionnaire Rodriguez ont été présentés au juge peu avant onze heures… Il se peut qu’il retienne la légitime défense. (Lantier haussa les épaules.) Farouk a essayé de faire cavalier seul, et il a commis une erreur. Pas trace des cailloux, bien entendu.

Le directeur sourit. Il observa:

— Dans ces conditions, la boucle est bouclée. Et votre frère?

Lantier alluma sa cigarette.

— Quelque part…

— Vous partez bientôt à la retraite, Lantier, et nous savons que nous pouvons compter sur votre discrétion… (Lantier se tapota une incisive avec l’ongle du pouce.) Quelqu’un ici a une autre version des faits…

Un homme se pencha et Lantier n’eut pas de mal à le reconnaître: ils avaient fait leurs premières armes ensemble, et une partie de leur carrière dans le même arrondissement, mais Lhommet avait ensuite choisi le renseignement et ils s’étaient perdus de vue. Lhommet était un bon flic. Lantier tourna la tête vers lui.

— Tora, c’est ça?

— C’est cela, fit Lhommet, pris au dépourvu.

— Vous ne prouverez rien.

— Nous le savons, coupa le directeur. Lhommet…

— Nous avons Tora dans le collimateur depuis 1965. Personnalité complexe, intelligence très au-dessus de la moyenne, immense culture. Un sang-froid exceptionnel, et un très net penchant à la schizophrénie. Un battant exceptionnel, avec un goût certainement inné de la manipulation. Les Américains ont passé son profil sur ordinateur. Deux fois, il nous a paru en difficulté, les deux fois il a retourné la situation à son avantage… Une seule inconnue, mais elle est de taille: la motivation. Il y a quelques siècles, c’eût été un remarquable chef de guerre. Il se contente de management et de recherche. Spécialiste réputé de l’art précolombien…

— Farouk, rappela Lantier avec froideur.

— Il avait infiltré son dispositif. Sans grand mal, d’ailleurs. Pastor paye bien, et en liquide. Ses méthodes s’apparentent à celles des spécialistes en déstabilisation.

Lantier secoua les épaules, tira sur sa cigarette.

— Il a manipulé Farrugia. Okay! Pourquoi?

— Nous l’ignorons. Nous savons en revanche que la Mafia…

— Merde! ricana Lantier. Rien que ça?

Le directeur se pencha sur son bureau.

— Il y a beaucoup de choses que nous avons du mal à admettre, Lantier. Laissez-le poursuivre.

— Les Italo-Américains avaient envoyé un homme et des fonds pour racheter les fameux bijoux. C’était une manière de tester une dernière fois leur homme. Parce qu’ils avaient déjà décidé qu’il avait fait son temps. Le résultat ne s’est pas fait attendre…

— Pas loin d’une dizaine de morts, enregistra Lantier avec une froideur affectée d’agent comptable. Il se peut qu’il y en ait encore.

— Lantier, murmura Lhommet, il y a des années que nous sommes sur Pastor. Bien avant cette ridicule histoire d’armes dont Chanfrein vous a sans doute parlé. Les Américains aussi. Parmi toutes les sociétés de Tora, il y a une compagnie d’avions basée au Mexique, des biturbines de prospection minière. Des entreprises de transport. D’autres écrans. Lantier, vous ne savez pas que Tora possède une île à lui tout seul. Les Américains savent qu’il fait parvenir de la drogue sur leur territoire. De la poudre venue de Colombie…

— Farouk, répéta Lantier avec obstination.

Lhommet regarda le directeur immobile, hésita puis confia:

— Nous étions enfin parvenus à placer un homme dans l’entourage immédiat de Pastor. Il avait fallu des années. Il lui faisait office de chauffeur, de garde du corps…

— Et de commissionnaire, fit Lantier. (Il haussa les épaules, écrasa sa cigarette.) Malek est mort. Si les choses avaient tourné autrement, vous auriez également laissé faire…

— Oui, dit Lhommet sur un ton catégorique. Nous aurions laissé faire.

Lantier balaya l’assemblée de son regard lointain, parut la jauger et approuver de façon vague. Lhommet poursuivait: Tora avait joué avec Ségura le gambit du cavalier, mais c’était anecdotique, purement anecdotique, un simple divertissement, au regard du reste. On ne faisait pas tomber un Tora comme n’importe quel braqueur. Lantier claqua les paumes sur les accoudoirs, se leva.

Le directeur le conduisit dans une pièce contiguë.

— Je compte sur votre silence. Je sais que cela peut hérisser votre sens du devoir et votre rigueur, mais nous n’avons pas le choix.

— Vous ne tirerez rien de Tora, dit Lantier, l’esprit ailleurs.

— Peut-être, admit le directeur. Je souhaite seulement d’être encore dans ces murs lorsque nous vous offrirons votre pot de départ. Et Katz? Voulez-vous que nous chargions quelqu’un d’autre de l’affaire, maintenant qu’elle est à peu près tirée au clair?

— Non, refusa Lantier.

— Pensez-vous qu’il va… s’attaquer directement à Pastor?

Lantier dévisagea son interlocuteur. Un homme de bonne volonté. Le monde était peuplé d’hommes de bonne volonté et c’est pourquoi il y régnait un tel bordel.

— Non, regretta Lantier. Je ne le crois pas. Nous lui avons laissé la bride sur le cou, sans doute de bonne foi. Il a tenté un coup qui était au-dessus de ses forces… Sa dernière affaire. (Il sortit une cigarette, l’examina.) Il l’a manquée, pas loin de la tour Montparnasse, parce que des types embarquaient une fille… Parce que ça lui rappelait une situation identique, qui lui avait coûté des mois d’hôpital. (Il remit la cigarette dans le paquet.) Il est fini, monsieur le directeur. Fini…

*

Lantier pénétra dans une cabine téléphonique tiède où stagnait encore le relent d’un parfum vulgaire, bon marché. Il composa le numéro de la clinique, demanda le docteur Aubry.

— Toujours rien?

— Non, dit la femme.

Sa voix trahissait la nervosité et l’angoisse.

— Il faut que nous nous rencontrions, docteur.

— Oui, fit-elle. La dernière trahison, n’est-ce pas?

— Elle ne vous rapportera même pas trente deniers, fit Lantier.

— Et à vous, qu’est-ce qu’elle rapportera?

Lantier se passa les doigts sur la figure, et dit d’une voix sourde.

— C’est mon frère, docteur, et je le veux vivant. Vivant, vous comprenez!

Il martela la vitre avec la paume, une vitre poisseuse avec une paume qui ne l’était pas moins. Il y eut un instant de silence, pendant lequel Lantier serra les paupières et contracta douloureusement les mâchoires. Elle avait peut-être abandonné le combiné, puis sa voix lui parvint, étrangement douce, lavée:

— Moi aussi, commissaire, je le voulais vivant. (Elle s’était reprise et fit d’un ton sec, presque administratif:) Venez tout de suite, vous en profiterez pour me débarrasser de vos sbires.

Lantier retourna à pied prendre une voiture au parc auto.

Il refusa un chauffeur.

Il savait que Katz ne tarderait plus.

Il savait aussi que c’était lui qui avait accepté que Katz prenne des risques qu’aucun flic n’avait le droit de prendre, il savait qu’il était responsable en grande partie de son errance dans le lit de la nuit, mais qu’il n’avait fait qu’obéir, en le laissant, aux mystérieuses injonctions de Katz.

Qui revenait déjà.

Pour sa dernière affaire, la toute dernière.

Celle qu’on règle avec soi-même…

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