CHAPITRE X

Katz jeta un coup d’œil à la pendule murale: il était quatre heures. Il s’approcha de la baie vitrée qui donnait sur un étroit balcon oblique. Un mobilier de jardin en plastique blanc était appuyé au mur gauche. Il y avait des pots accrochés à la rambarde, à l’intérieur, d’où émergeaient des brindilles brunâtres et quelques herbes folles. Il se retourna. Rodriguez était assis sur un diabolo de plastique grenat. Toute la pièce avait été retournée, sans méthode et sans souci de ne pas laisser des traces; pas du tout du travail de professionnel. Un professionnel se serait attaqué également aux tentures murales, à la moquette et aux interrupteurs.

Pour les deux flics, c’était du boulot dégueulasse. La chambre à coucher était dans le même état. Katz saisit un album de photos par terre. Comme presque tout le monde, Ingrid Vidali avait eu un an, deux ans, douze ans… Elle avait fait sa première communion, on la voyait photographiée lors d’un voyage de classe dans les Alpes du sud, elle avait milité dans un groupe d’extrême gauche, plus tard, lorsqu’elle avait une vingtaine d’années (parka et jeans, baskets), et toutes les photos les plus récentes manquaient. À en croire l’album, elle n’avait eu ni père, ni mère, ni frère ou sœur, à moins qu’elle ait soigneusement caviardé les photos sur lesquels ils pouvaient figurer. Elle avait toujours eu ces étranges yeux dorés. Sur cinq clichés successifs, elle n’était pas très habillée, mais elle se trouvait allongée sur le sable d’une plage et à l’arrière-plan, on apercevait nettement les triangles multicolores et criards de planches à voiles.

Très bronzée.

À contre-jour, on distinguait mal son expression.

Katz embrassa la pièce du regard.

Rodriguez paraissait abattu.

On fouille pour chercher, n’importe quel flic vous le dira. Il n’y a pas d’autre raison pour foutre le bordel dans un appartement. Katz ressentait une espèce de désinvolture, comme du défi, dans la façon de s’y prendre, ou alors il n’y avait rien eu à trouver. Les deux policiers avaient tout repris à zéro à leur tour, sans rien ajouter au désordre. Ils en avaient retiré divers éléments sur la personne d’Ingrid Vidali, à supposer que ce fût réellement son nom et rien ne permettait d’en douter. Elle avait vingt-six ans. Elle avait été élevée et avait poursuivi ses études à Lunéville. Les bulletins scolaires la décrivaient comme une enfant puis une adolescente extraordinairement brillante, mais «renfermée», «peu communicative» et sujette à des «périodes de laisser-aller imprévisibles». Études supérieures à Paris. Quatre langues (anglais, allemand, espagnol et russe). Interprète dans une boîte d’électronique depuis trois ans, pas d’employeur précédent. Quatre comptes ouverts dans quatre établissements bancaires différents, tous largement créditeurs. Aucun papier personnel. Frigo presque vide: fromage blanc 20 % de matière grasse, yaourts, une scarole dans le bac à légumes, ketchup et mayonnaise dans la porte, ainsi qu’une bouteille de Volvic intacte. Elle utilisait des tampax dum-dum et faisait apparemment une consommation démesurée de crème épilatoire.

— Merde, dit Katz.

Il referma l’album, le posa sur une étagère.

Rodriguez secoua les épaules et alluma une cigarette. Katz approcha un autre diabolo, rouge sang de bœuf, et s’assit en face de lui.

— Qui? demanda Rodriguez à mi-voix.

— N’importe qui sauf la boîte. Lantier n’avait qu’une photo d’elle, et ça ne mène jamais très loin, ni très vite. Pas de trace de lutte…

— Ils savent qui elle est… Pastor…

— Ils devaient le savoir depuis le début.

— Mais il leur manquait quelque chose.

— Peut-être pas, murmura Katz distraitement.

S’il avait quelque chose à dissimuler quelque part, où le planquerait-il? Tout dépendait du volume de l’objet, bien entendu, et de la nature de la substance. S’il avait eu deux sacs de pierres — ou un seul, après tout —, à mettre en lieu sûr, qu’est-ce qu’il aurait choisi? Non: la fille se trouvait avec Ségura, autrement les deux billets d’avion n’avaient pas de sens. Et si on avait fouillé avant? Katz se leva, Rodriguez le suivit des yeux.

— Katz, il faut la retrouver. Avant que Pastor lui mette la main dessus.

— Pastor ne lui mettra pas la main dessus, sourit Katz.

— C’est allé trop loin, dit Rodriguez.

Katz se retourna, le fixa.

— Les juges! (Il étouffa un rire froid.) Les juges n’auront rien pour les foutre au placard, c’est tout juste si on peut les mettre en garde à vue pour nécessités de l’enquête avant que la moitié du barreau nous tombe sur la gueule. Rodriguez, il y a des années que tout ce beau monde se fout de notre figure et se trimbale en toute impunité dans des voitures longues comme des jours sans pain. Qu’est-ce que vous allez balancer aux juges?

Rodriguez examina sa cigarette.

— Vic Vernois… Le braquage de Saint-Denis… (Il soutint le regard de Katz.) Ne me prenez pas pour un imbécile.

— Vous prouverez quoi?

— Que vous en croquez, Katz. Vous êtes à combien?

— Dix pour cent du fade, ricana Katz. Je roule sur l’or. J’ai deux Maserati, une maison au-dessus de Vence et j’envisage sérieusement d’acheter une Aston-Martin qui a appartenu à l’Agha Khan… Voulez-vous des aveux circonstanciés? Des preuves? Je peux vous les fournir et ils suffiront à me faire passer quelques années en Centrale. Seulement, ça ne tirera pas la fille de la merde.

Rodriguez se passa les doigts sur la figure:

— Katz, pourquoi?

— Je crains fort que vous ne comprendriez pas. (Il sortit un carnet de moleskine noire, le jeta sur les genoux de son collègue.) Vous avez tout: la date et le montant de chaque versement, ainsi que l’endroit où se trouve la monnaie. Si le compte est bon, il y en a pour trois cent mille francs.

Rodriguez regarda le carnet, le feuilleta rapidement. Il était couvert de la fine écriture presque indéchiffrable et élégante de Katz. Il y avait des chiffres et des noms, des dates en effet. Il le referma et le rendit. Katz le remit dans sa poche. Rodriguez murmura:

— Si vous y étiez passé, ce matin… On l’aurait trouvé.

— Oui, fit Katz.

— Vous ne devriez pas le porter sur vous.

— Qui sait?

— Vous n’avez ni Maserati, ni villa, juste vos fringues…

— … Et un livre, en collection Idées Gallimard…

Rodriguez se leva lourdement. Katz n’était pas un pourri. Il ne pouvait pas se résigner à l’idée qu’il en bouffe. Katz n’avait pas de besoins et sa vie se résumait à la boîte. Rien d’autre. Il fallait retrouver cette fille, parce qu’elle était innocente, bien que Rodriguez commençât à douter qu’il y eût réellement des innocents. Brusquement, Katz quitta la pièce et disparut dans la petite salle de bains. Rodriguez le suivit. Katz était accroupi devant la trappe d’accès, dans le bâti de la baignoire. Il l’ouvrit à l’aide de son coupe-ongle, enfonça le bras. Il ramena du papier journal, puis un paquet enveloppé de cellophane au contenu brun clair et un automatique neuf millimètres réglementaire dans du papier huilé.

Il se redressa lentement.

Rodriguez jeta ce qui restait de sa cigarette dans la cuvette des chiottes, tira la chasse.

Le chargeur de l’automatique était plein et il y avait une cartouche dans la chambre de tir.

C’est alors que la sonnerie du téléphone bourdonna dans le living.

*

Antoine Pastor ne dormait pas. Il était assis à son bureau et avait laissé les vitrines allumées, vêtu comme s’il venait de rentrer, ou s’il n’allait pas tarder à sortir. Il ne donnait pas l’impression d’attendre. Malek était rentré se reposer un moment et il lui avait laissé la voiture, dont il n’avait pas besoin. Il sortit un paquet de cartes d’un tiroir, défit la cellophane. Il ne ressentait rien de particulier, ni crainte ni impatience, et se mit à battre le jeu. Les cartes étaient lisses et glacées entre ses doigts. Elles ne pouvaient lui être d’aucun secours, parce que Pastor ne croyait pas au hasard. Il avait fait du chemin, mais sans y prendre garde ni y attacher d’importance. Il se trouvait à un tournant et la suite lui dirait si la seule intelligence pouvait suffire, ou si quelque chose, une variable qu’il n’avait pas convenablement intégrée dans la machine viendrait fausser le cours des choses.

Il étala les cartes devant lui, en retourna quelques-unes.

À part Malek, qui lui témoignait une fidélité aveugle, il n’avait pas de garde du corps, ni quoi que ce soit qui y ressemble. S’il en avait un jour besoin, c’est que l’intelligence aurait démasqué une faille, il aurait cessé d’être Antoine Pastor pour rentrer dans le lot des Farouk et des Gianinni, avec leurs préséances et leurs simagrées, leurs combines et les smalas qu’ils traînaient derrière eux et les rendaient vulnérables. Des hommes démunis devant la faiblesse et la trahison, victimes de leur avidité sans frein, de leur confiance imbécile dans leur propre force, parce qu’ils avaient tant de porte-flingues dont les trois quarts étaient incapables de se taire et de se battre réellement et aucun n’avait dépassé le niveau de l’école primaire.

Antoine Pastor était un homme intelligent et cultivé. Il ne se connaissait pas la moindre faiblesse et n’était attaché à rien. En son nom propre, il ne possédait pas grand-chose et encore ne s’agissait-il que d’objets usuels sans vraie importance. Il avait compris depuis longtemps que la vie n’était qu’une vaste blague, une immense fumisterie, et n’accordait pas plus de valeur qu’il le fallait à sa propre existence. À ses yeux, rien n’était important, pas même sa remarquable collection de masques qui faisait sa renommée dans le monde entier. Il avait commis à ce propos quelques articles remarqués et financé une expédition en Amérique centrale. Juste avant que la cocaïne remonte en flèche au box-office de la drogue et mérite, elle aussi, des articles dans les journaux. Pastor n’y avait jamais touché personnellement.

Il ne touchait jamais à rien personnellement.

Il se bornait à conclure des accords et à passer des contrats. Il avait tissé une inextricable toile de contacts croisés, d’ententes inexpiables, et finalement il se trouvait seul à la tête d’un empire invisible dont il ne mesurait plus exactement les limites, et qui l’indifférait. La police française ne l’avait jamais inquiété, et pourquoi l’aurait-elle fait? Il était en règle avec le fisc et payait la moindre de ses contraventions, lorsque d’aventure il en ramassait une. Il roulait en CX diesel, comme n’importe quel chef d’entreprise relativement à l’aise et économe de ses deniers, et entretenait des relations courtoises avec quelques hauts fonctionnaires du ministère des Finances ou de l’Industrie auxquels il ne demandait rien qui excédât ses fonctions et les leurs. L’Expansion l’avait cité parmi les très bons managers qui réussissaient à l’exportation, ce qui était fondé sur des chiffres et des bilans inattaquables. Aucune boîte qu’il avait dirigée ne s’était trouvée être un canard boiteux et tout le monde lui accordait un certain charisme. Pastor, la jeune vague de l’entreprise française… L’opposition lui avait fait les yeux doux et il avait éconduit ses émissaires avec son sens inné des relations publiques et le souci de ne froisser personne.

Antoine Pastor rassembla les cartes: un mince parallélépipède rectangle et en sortit une au hasard, la contempla: elle avait nom Judith et on l’avait assez vilainement représentée sous des traits renfrognés et un faciès opiniâtre et buté. L’autre Judith ne lui ressemblait guère, avec sa taille bien prise et ses longs cheveux souples, et son regard qui traînait seulement un instant, après qu’elle se fût retournée.

Pastor remit la carte dans le paquet, qu’il déposa devant lui. Il était cinq heures et le jour n’allait pas tarder à poindre entre les tentures grenat. De longs doigts blafards et sans vie qui ne tarderaient pas à s’insinuer partout. Il éteignit les vitrines, pianota sur les touches du téléphone plat sans décrocher le combiné. Presque aussitôt, la voix lui parut, claire et sans timbre.

— C’est fait, annonça-t-elle.

Pastor inclina à peine le torse et dit:

— Je sais.

— Tout est en ordre.

— Bien, dit Pastor. De notre côté également.

— Parfait, fit la voix.

— Il y a autre chose, dit Pastor, plus près de l’appareil.

— D’accord, répondit la voix.

— Bien, répéta Pastor. Très bien…

La tonalité lui parvint et il coupa la communication. Il s’enfonça dans le fauteuil, délaissant les cartes, ouvrit un autre tiroir du bout des doigts. Saisit une enveloppe qui contenait une dizaine de photographies et un curriculum vitae complet tapé sur une I.B.M. à boule. Il le parcourut sans y prêter beaucoup d’attention, examina les clichés un à un, les heures blêmes et il y aurait d’autres matins, mais pourquoi s’était-elle fourrée dans un tel guêpier? Elle aurait déjà dû y passer la veille dans la voiture. Peu importait ce qu’elle savait ou ce qu’elle pourrait raconter, aux flics ou à d’autres, et peut-être pouvait-on acheter le silence. Elle serait victime d’une logique. Personne ne protestait lorsqu’un train déraillait accidentellement, ou quand deux jets se télescopaient dans le brouillard en bout de piste. Il était aux commandes et de sa décision dépendrait que Judith meure ou vive encore un moment.

Pastor chercha une cigarette, la trouva et l’alluma.

Judith constituait une variable. Il fallait choisir entre A et B. Elle n’avait pas vraiment d’existence propre, à part le fait qu’elle avait été la dernière petite amie de Ségura, et que Pastor, chaque homme dans son délire, avait établi des fusibles partout. Elle savait ou elle ne savait pas. Elle n’était plus dans la voiture quand il avait été abattu. Elle travaillait pour une boîte dans laquelle Pastor avait des intérêts et seul le hasard avait permis qu’elle rencontre le jeune homme. Le hasard dans une ville de dix millions d’habitants. Le hasard ou quoi d’autre? D’une façon ou d’une autre, elle avait largué Ségura avant qu’il se fasse descendre.

Il reprit le curriculum vitae, y détecta un trou de six mois: «divers employeurs temporaires». Elle avait pu faire les vendanges, ou vendeuse dans un supermarché, ou n’importe quoi d’autre — la zone. Pastor grinça des dents: si quelqu’un avait eu l’idée biscornue de rentrer dans le dispositif, qui aurait-il utilisé d’autre qu’une secrétaire-interprète de haut vol? Une fille tout à fait capable de se rattraper aux branches et de ne pas se faire flinguer au passage. Mais quelle cinglée aurait accepté de marcher dans la combine, et pourquoi? Et si elle avait vraiment rencontré Ségura au Drugstore Publicis, si elle s’était vraiment laissé draguer? Et s’il lui avait réellement plu, en dépit du fait que cette idée paraissait vaguement contre nature? Ségura n’était qu’un petit mac sans envergure et elle était grande, bien faite, athlétique même, taillée comme une Américaine, mais en France aussi il y avait de ces femmes énergiques tirées du même moule. Et qui avait contrôlé, lors de son embauche, l’exactitude des renseignements fournis par Ingrid Fabienne Vidali, née le 10 janvier 1958 à Lunéville (France)?

Tony Pastor jeta l’enveloppe sur le bureau, pianota un autre numéro.

— Malek? Je vous attends…

Il raccrocha.

*

Des dizaines de filles avaient dû remarquer le long manteau informe et le chapeau de feutre, mais il ne s’agissait que d’un manteau et d’un chapeau, et laquelle pourrait le décrire, dire s’il avait les yeux bleus ou noirs, les cheveux longs ou courts, bruns, châtain ou roux? La rue s’était d’ailleurs dépeuplée peu à peu et le va-et-vient des taxis et des voitures s’était ralenti, et il avait continué de marcher de son pas lent, tranquille, les mains au fond des poches, comme il le faisait presque toutes les nuits depuis des semaines sans être tout à fait décidé. Il avait failli accoster une fille blonde qui lui avait souri avec une gentillesse sans doute commerciale et lui avait montré ses seins ronds et durs en serrant les épaules; seulement elle était blanche et il n’aimait pas beaucoup les Blanches.

Lorsqu’un fourgon de police avait descendu la rue, il s’était dissimulé dans un couloir où s’amoncelaient des tas d’ordures et des cartons vides, tout en baissant le bord de son chapeau sur les yeux. Il était encore indécis et pourtant sûr que ce serait ce soir: ce matin puisque la nuit était presque finie, et que le jour ne tarderait plus à se lever. Il avait trouvé la fille. Elle était seule dans une entrée étroite et portait un blouson de cuir, un collant résille et des bottes à talons aiguilles. Son visage était d’un noir bleuté et ses yeux fixes, sans expression. Elle était montée devant lui avec indifférence comme elle avait dû le faire des centaines de fois. Et c’était en montant les marches de bois brun qu’il avait senti qu’il le ferait.

Et il l’avait fait.

Ils avaient croisé une autre fille qui redescendait, une grande Noire aux cheveux rouges. Le type était déjà reparti. Ça n’était pas le genre d’endroit où on s’attardait. Il avait poussé le verrou dans son dos, une pièce minuscule avec un cosy ordinaire et des posters où on voyait des femmes nues dans des poses décentes. Il s’était adossé à la porte, pendant qu’elle commençait à retirer ses bottes.

En levant la tête, elle avait rencontré la pointe de la dague.

Elle n’avait pas hurlé lorsqu’il la lui avait enfoncée à la base du cou.

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