CHAPITRE VI

Le crime commis sur la personne de Charles Ségura fut découvert à neuf heures dix par une patrouille de gendarmerie, signalé immédiatement à la brigade qui dépêcha des enquêteurs sur les lieux, puis l’information suivit sans délai la filière qui la fit aboutir au parquet et au Service Régional de Police Judiciaire, peu avant dix heures. À dix heures cinq, Ségura n’était plus un inconnu pour les gendarmes. Outre les renseignements d’état civil, correspondant aux divers papiers d’identité trouvés sur le corps, ces derniers savaient que l’homme avait fait l’objet de plusieurs condamnations pour un certain nombre de délits, qui allaient, fort éclectiquement, de la tentative d’extorsion de fonds au proxénétisme hôtelier, en passant par diverses escroqueries, aux coups et blessures volontaires et au port d’arme de première catégorie, ce qui en faisait, aux yeux des enquêteurs, un «client sérieux».

La fiche la plus récente le concernant mentionnait, qu’en cas de contrôle, il convenait de signaler le passage du client à l’Office Central de Répression du Banditisme, de procéder à un contrôle approfondi, mais ne pas l’interpeller. Suivait un numéro de poste à aviser d’urgence, ce qui fut fait.

À onze heures, le commissaire principal Lantier avait le télex sur son bureau. Il appela le directeur central, rameuta cinq de ses principaux collaborateurs, en chargea deux de récupérer des voitures rapides. Ségura avait été abattu d’une seule balle dans la tête, il était mort «comme un grand», ce qui ne correspondait guère à sa stature. Lantier parcourut des couloirs, frappa à une porte et entra. Katz se trouvait de dos, et les deux inspecteurs levèrent le front, même celui qui était occupé à taper à la machine. Katz ne se retourna pas. Il avait les jambes étendues, les chevilles croisées, et fumait nonchalamment une cigarette. Lantier lui remit le télex, qu’il parcourut sans émotion, puis Katz dit:

— 357…

— Théo, murmura Lantier, Théo aussi avait un .357…

Katz tourna vaguement la tête, balaya son visage. Lantier commençait vraiment à se déplumer, il avait de vilaines dents grises et larges, qu’il ne découvrait guère que pour s’affliger d’un rictus contrarié dont il n’avait certainement même pas conscience. Katz dit:

— Il n’y a pas qu’un seul âne qui s’appelle Martin.

Il rendit le télex.

— Je n’aime pas les coïncidences, grogna Lantier. Ségura était sous surveillance, on avait placé sa ligne sur écoute, et c’est à croire qu’il s’en servait seulement pour commander des montagnes de victuailles aux traiteurs les plus en vue de la place, il avait du monde aux fesses et n’aurait même pas dû quitter Paris sans que tous les téléphones de l’Office hurlent à la mort.

Katz remua les épaules. Les deux inspecteurs attendaient, déférents et vaguement interloqués. Lantier n’avait rien d’un tendre, quant à Katz… Katz était pire que le pire des lascars qu’ils avaient eu à cuisiner. Il avait eu une espèce «d’intuition», comme si un «sixième sens» l’avait averti du péril, puis il avait aperçu un «vague mouvement» dans la pénombre. Les flics ne croyaient ni à l’intuition ni à l’existence d’un sixième sens, mais les premiers examens de l’identité judiciaire confirmaient les dires de Katz. Rodriguez persistait dans ses déclarations, ils avaient le procès-verbal sous les yeux, tout s’était passé très vite et dans sa chute, Rodriguez s’était déchiré la manche de veste, au coude gauche, et qui allait payer le stoppage, si stoppage il pouvait y avoir? Et sinon, qui allait lui rembourser une veste, qui avait coûté onze cents francs, le mois dernier, dans une boutique de la rue du Faubourg-Saint-Honoré?

Lantier alluma une cigarette à son tour, poursuivit:

— Au lieu de ça, il s’est tiré.

— Ça lui a pas porté chance, on dirait, rétorqua Katz impavide.

Lantier s’adressa aux enquêteurs:

— Voulez-vous nous laisser seuls un instant?

Les deux policiers quittèrent la pièce. Lantier s’approcha de la fenêtre, prit le temps d’examiner la Seine, dont les eaux étaient grises et le cours livide, puis il se retourna.

— Charlie savait qu’il était sous écoute. Il a promené les flics tant qu’il a voulu, avec sa grosse Mercedes. Quand il en a eu besoin, il a utilisé une BMW de location pour leur chier du poivre, une BMW conduite par une poule, en instance d’identification. La perquisition à son domicile n’a rien donné, en revanche, les pandores ont découvert deux billets d’avion dans la tire, un M.A.C. 50 sous le siège du conducteur. L’automatique était vide, un chargeur vide à côté. Une cartouche de neuf millimètres non percutée entre les sièges avant. Charlie avait un chargeur plein dans sa poche…

Katz se pencha pour écraser sa cigarette dans un cendrier Martini déjà passablement plein, se redressa. Lantier ajouta:

— Ce matin, Théo vous avoine au petit lever…

— Je croyais que c’était nous qui l’avions flingué.

— … Si, comme le pense le légiste, Ségura a été effacé vers quatre cinq heures, ça lui aurait laissé le temps de rentrer sur Paris pour t’attendre. Qui était au courant, pour ta crèche?

— Rodriguez…

— Rodriguez et le propriétaire du studio.

— À moins que Théo ait filé Rodriguez, supposa Katz.

— À moins que… (L’expression de Lantier signifiait qu’il n’y croyait pas plus que Katz.) Tu as quelque chose à me dire?

Katz secoua négativement la tête. Rodriguez avait tenu le coup, le plus dur était passé. Il alluma une cigarette. Lantier l’examinait sans la moindre trace d’aménité, le plus petit soupçon de sympathie, il avait la certitude que Katz le menait en bateau, qu’il en savait plus long qu’il n’en dirait jamais, c’était une certitude palpable. Katz n’avait pas digéré l’affaire de la place Vendôme, ni son dérouillage, ce qui se comprenait, d’une certaine façon. Seulement, il était flic, et pour Lantier, le fait de l’être reléguait toute autre considération, fût-elle humainement valable, à l’arrière-plan. Il réfléchit quelques instants et dit:

— La fille doit avoir dans les vingt-cinq ou vingt-six ans. Ou c’est une radeuse de haut vol, ou elle dispose de solides revenus personnels ou professionnels. Cheveux longs châtain clair, visage ovale, les yeux dorés. Ségura l’a rencontrée une dizaine de fois, la dernière dans un bistrot des Champs. Il était accompagné d’un homme d’une quarantaine d’années… (Il sortit deux clichés pris au téléobjectif, sur lesquels on reconnaissait les deux hommes, mais la fille se passait la main dans les cheveux et l’avant-bras gauche lui dissimulait le visage. Il les passa à Katz.) Un type bon chic bon genre…

Katz examina les clichés, sans trop d’attention, soupira légèrement et les rendit au bout de quelques secondes.

— Aucune idée, bien sûr, émit Lantier d’un ton aigre.

— Antoine Pastor, ricana Katz. Président d’un nombre incalculable de sociétés, grand amateur d’art précolombien. Ségura était son «protégé». Jamais tombé, bien entendu.

Lantier le fixa, interloqué.

— Pastor? Pastor?

— Rien sur lui au fichier, rien nulle part… (Katz ricana de nouveau et leva la tête.) Lantier, tes types sortent pas assez le soir… Huit heures midi, deux heures six heures et demie, le restau administratif… La ville bouge dans leur dos.

— Et la fille? coupa Lantier.

— Inconnue au bataillon, persifla Katz.

Lantier eut la certitude qu’il mentait. Il rempocha les clichés, en sortit un troisième, beaucoup plus net et qui s’approchait du portrait d’art. Jackie occupait tout le cadre de l’image, elle avait les cheveux beaucoup plus courts, coiffés à la garçonne, et une expression satisfaite sur le visage, le montra à Katz, qui remua les épaules.

— Et celle-là?

— Celle-là? (Katz fit mine d’examiner la photo, tout en tirant sur sa cigarette, siffla entre les dents.) Un chouette petit lot! (Il affecta une expression contrariée.) Jamais vue… Désolé.

Lantier rempocha rageusement ce qu’il avait entre les doigts, saisit sa cigarette et l’écrasa dans le cendrier, et prévint:

— On va l’identifier. On y mettra le monde et le temps qu’il faudra, mais elle finira par tomber. Lorsqu’elle sera tombée, il ne faudra pas longtemps pour qu’elle s’allonge.

Katz leva les mains ouvertes, de manière fataliste. Lantier redressa les épaules, l’entretien était terminé, il se dirigea vers la porte derrière laquelle les deux inspecteurs attendaient pour poursuivre l’audition. Katz reposa les mains à plat sur les cuisses, se carra dans son siège comme s’il s’agissait d’un fauteuil de dentiste. Deuxième round. Il y en aurait peut-être d’autres. Il avait déjà eu le temps de prendre leur mesure: sérieux et méthodiques, mais dénués de subtilités et de mordant, ou alors c’était qu’il connaissait trop bien la combine, depuis le temps. Ils reprirent leurs places, vaguement gênés, l’un derrière le bureau, l’autre à la machine. Katz étendit les jambes.

Il laissa filer le silence, jusqu’à ce qu’il fût devenu insoutenable.

*

Il était assez grand, bronzé et mince, les cheveux bouclés et sombres, il avait les yeux presque ardoise et la mâchoire bleue, bien qu’il se fût rasé dans le camion, avec un curieux petit appareil sans cordon d’alimentation et qui, avait-il dit, fonctionnait de manière gyroscopique. Il s’exprimait d’une voix calme, utilisait un vocabulaire vaguement démodé, et son sourire ressemblait à celui de Kirk Douglas, à la fois ironique, enjôleur et rassurant. Il avait tenu à quitter l’autoroute, à l’emmener dans ce restaurant paisible où il était connu, et où les grillades étaient épatantes. Il avait dit: épatantes. Elles l’étaient. Il avait choisi un bordeaux. Elle le regarda par-dessus son verre, sourit sans raison.

Il demanda:

— Que faites-vous? Je veux dire, dans la vie?

— Journaliste, répondit-elle.

Elle avait heureusement un petit Nikon dans son sac.

— Aimez-vous le bordeaux?

— Beaucoup…

On avait allumé le téléviseur couleurs, au fond de la salle, et elle regarda les images, sans que le commentaire du journaliste lui parvienne par-dessus les conversations. Des images de guerre, bien sûr, des alignements d’artillerie lourde, un char finissait de se consumer en bas d’une dune, et personne ne prêtait attention, parce que tout le monde en avait trop vu, depuis trop longtemps. Elle sentit qu’il lui tapotait le dos de la main. Elle se reprit:

— Pour quel journal? Un peu n’importe lequel, plutôt les magazines…

— Vous êtes free-lance.

Elle n’avait pas reposé son verre. Ses yeux dorés parurent intrigués.

Free-lance, oui…

— Et vous gagnez bien votre vie?

— Oui, affirma-t-elle.

— Quel genre de thèmes préférez-vous traiter?

— Les combats de coqs.

Il rit doucement, tripota son verre sans la quitter des yeux. Il la vit regarder l’écran, d’abord sans y prêter beaucoup d’attention, puis ses paupières s’étrécirent et elle blêmit. Il jeta le bras par-dessus le dossier de la chaise, pivota le torse. Une grosse BMW remplissait l’écran, le preneur d’images pianotait, gros plan sur un corps qu’on sortait, bientôt escamoté sur une civière, zoom arrière: des estafettes de flics, des bagnoles à gyrophares, puis on intercala un cliché anthropométrique face-profil. L’homme n’avait pas dépassé de beaucoup la trentaine et selon toute vraisemblance, il avait cessé de nuire. Il se retourna. Elle avait posé son verre et le regardait fixement, comme si elle tentait de prendre sa mesure. Elle dit, brutalement:

— Vous seriez capable de la fermer?

— Je crois.

— Vous avez pris l’A 6 où?

— Porte d’Italie…

— Vous m’avez chargée Porte d’Italie.

Il secoua doucement la tête, la pencha et la releva et dit:

— D’accord… Je vous ai prise à la station de la Porte d’Italie où j’ai fait du pétrole. Vous attendiez au bout de la piste… (Il rit:) J’ai été séduit par votre silhouette.

Elle frissonna, chercha une cigarette dans son paquet. Elle ne croyait pas aux prémonitions, elle ne croyait à rien, chercha son briquet dans sa poche de blouson, et ses doigts rencontrèrent le caillou qu’elle y avait oublié. Il anticipa et lui donna du feu. Il déclara, d’un ton grave:

— Depuis Le Port de l’Angoisse, je déteste qu’une femme allume elle-même sa cigarette…

Elle avait vu Le Port de l’Angoisse. Elle sortit la main de la poche, ferma le poing et le posa sur la nappe. Elle le remercia d’un hochement de tête, sans toutefois le regarder. Elle connaissait Ségura, ainsi que le fretin mâle, femelle ou androgyne dans lequel il s’ébattait, elle avait rencontré deux fois cet homme que Charlie lui avait présenté avec emphase comme son «parrain», et qu’il appelait Tony. Mince, quarante-cinq ans, raffiné sans mollesse, élégant sans fadeur, et elle avait eu le sentiment qu’il pourrait lui arracher chacun des ongles sans la moindre émotion, sauf peut-être une légère irritation si ça ne venait pas comme il le voulait. Ségura lui avait parlé aussi d’un certain Malek. Et des pierres…

Elle retourna le poing, ouvrit les doigts lentement.

Le diamant reposait, tiède, dans sa paume, presque incolore et comme embué.

Elle releva les yeux. Il murmura:

— Splendide… Vraiment splendide.

Elle demanda d’une voix morne:

— Vous vous y connaissez?

— Un peu…

Il lui referma les doigts. Elle ne paraissait pas le voir, ni regarder quoi que ce soit de particulier. Elle pouvait aller aux flics, et qu’est-ce qu’ils retiendraient contre elle? Qu’elle s’était trouvée avec Charlie peu de temps avant qu’il soit abattu. Elle était descendue sur l’aire des Lisses, où presque aussitôt elle avait accosté son compagnon et lui avait demandé de l’emmener à Lyon. Auparavant, elle avait acheté des revues et du chocolat à la boutique, et payé avec un billet de cinq cents francs. La fille à la caisse faisait la gueule, une grosse fille brune, assez malodorante. Une télévision intérieure passait une cassette de Tex Avery… Rien ne l’empêchait de se présenter à la police.

Rien sauf le souvenir de Tony, séduisant et calme comme un reptile.

Elle n’avait pas voulu se foutre dans la merde, en rencontrant Charlie. Elle se rappela où et quand elle l’avait vu pour la première fois, et qu’elle avait hésité à lui donner son numéro de téléphone personnel. Le poing serré, elle se rappela qu’il lui avait fait faire des choses auxquelles elle n’avait jamais pensé et dont elle avait maintenant besoin. Ou dont elle avait toujours eu besoin, peut-être, sans le savoir. Elle remit le caillou dans sa poche, il lui retira la cigarette des lèvres et elle le laissa faire, il déposa le cylindre de cendre grisâtre, démesuré, dans le cendrier, lui remit la cigarette à la bouche et appela le garçon.

Dans la cabine tiède, elle se remit à trembler.

Elle ne l’avait pas voulu, mais elle s’était foutue dans la merde. Elle serra les genoux, luttant contre le froid qui la gagnait. Si elle ne s’était pas tirée, elle serait morte aussi. Elle n’avait jamais pensé à la mort, en tout cas jamais de cette manière et sous cette forme brutale, impitoyable, aveugle. Elle avait manipulé le pistolet.

Le conducteur l’observait.

Elle finit par tourner la tête vers lui:

— C’est comment, votre prénom?

— Wolfram…

— Non, sérieusement.

Elle avait peut-être laissé des empreintes sur le pistolet.

— François.

— C’est vrai?

— Peut-être. Et vous?

— Odile.

— C’est vrai?

— Non.

Si elle avait laissé des empreintes sur le pistolet… Il manquait quelque chose, un autre visage dont elle ne parvenait pas à se souvenir avec autant de netteté que celui de Tony, des traits qu’elle avait aperçus un instant, auxquels elle avait pensé sur le coup ne pas avoir pris garde, ou si c’était un cauchemar? Elle n’avait jamais rencontré personne. Elle ne savait rien.

Le numéro de téléphone.

Les empreintes.

— Démarrez! dit-elle brusquement. Je vous en prie: démarrez…

Personne ne l’avait jamais surveillée, ni suivie dans la rue. Elle était victime de son imagination, complètement parano. Le camion attaquait une rampe. Elle enclencha une cassette dans le lecteur, reconnut le Floyd, les arbres étaient en fleurs, le soleil se déversait partout à profusion et tapait à travers les vitres. Elle retira son blouson, le lança derrière sur la couchette.

Le conducteur alluma une cigarette. Il fumait des blondes.

Elle posa les doigts sur sa cuisse droite, pas très loin du pli de l’aine.

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