CHAPITRE IX

Il faisait nuit. Elle se réveilla en sursaut: elle se trouvait dans une pièce sans fenêtres, la porte s’était ouverte et un homme était entré. Elle avait entrevu sa longue silhouette immatérielle. Des draperies sombres pendaient aux murs. La silhouette était immobile. Elle était assise et hurlait, mais aucun son ne sortait de sa gorge. Elle était assise, en effet, mais dans une pièce dont les baies vitrées donnaient sur un parking éclairé, les murs étaient recouverts de crépi blanc, il y avait un petit réfrigérateur dans un angle, une pendule électrique sur le chevet. La porte de l’étroit couloir était fermée, comme ils l’avaient laissée en se couchant.

Une chambre anonyme et claire, comme on en trouvait maintenant partout. Elle se passa les doigts sur la figure, tout en se balançant doucement. Elle était trempée de sueur. François dormait en chien de fusil. Il faisait suffisamment clair pour qu’elle distingue son épaule et les muscles de son cou, l’angle de la mâchoire.

Il avait été un amant respectueux et courtois, un compagnon charmant, enjoué, plein de vie et d’humour. Il aimait faire la route, les mots croisés, et elle n’avait pas tardé à se rendre compte qu’il parlait plusieurs langues. Il l’avait laissée dans un bistrot, le temps qu’il livre sa cargaison et en charge une autre, et elle en avait profité pour retirer de l’argent à un distributeur automatique, faire du shopping dans une ville qu’elle ne reverrait pas, parce qu’elle n’aurait jamais la moindre raison d’y retourner, sauf le hasard. Elle avait failli prendre un train — elle avait acheté un billet de première classe —, encore erré mais sans se presser, le sac en bandoulière.

Elle se sentait comme une longue herbe au fil du courant. Elle marchait. Elle ne savait pas pourquoi. Elle avait retiré de l’argent ailleurs, dans un autre guichet automatique, sur une autre carte. Sur un autre compte. Elle avait acheté des magazines, sans trop savoir si elle les lirait ou si elle en avait seulement envie. Elle était retournée au bistrot, parce que ses pas l’y avaient emmenée. Elle aurait été incapable à présent de décrire la ville. Ils avaient pris la route, dîné au grill de l’hôtel. Le reste avait été habituel, sans surprise. Pas du tout désagréable, il s’y était pris plutôt bien, mais sans surprise. Elle s’était fait un joint, pendant qu’il prenait sa douche.

Elle se leva sans bruit, ouvrit le frigidaire, le referma. Le parking était presque désert et il faisait du vent. Elle resta debout à regarder dehors un bon moment. La sueur séchait sur sa peau nue. Dans la ville elle n’avait pas cherché mais trouvé un magasin où on vendait des articles de pêche, des armes et des laisses de chien. Elle y avait acheté un couteau à manche de corne noir, à la lame très effilée, dont on lui avait expliqué le mécanisme. Elle n’en avait jamais tenu en main, et il lui avait paru étrangement lourd. Elle l’avait payé quatre cents francs. On lui avait expliqué avec gêne que c’était une arme qu’elle pouvait acheter et détenir, mais qu’elle n’avait pas le droit de porter.

Le couteau était dans le sac, enveloppé de papier kraft scotché, sous les magazines. Sur le parking, il y avait: une Mercedes 240, deux Simca, une Toyota à quatre roues motrices haut perchée, rangées en épi. Plus loin, une vieille deux chevaux camionnette. Le vent balayait le tout avec la même indifférence et faisait remuer l’antenne de la 4 x 4. Plus loin, il y avait des champs qui semblaient plats et vastes dans la nuit.

Elle se retourna.

Il avait laissé sa pochette en cuir sur le bord de la table, avec les clés. Elle contenait deux chéquiers, un paquet de cigarettes entamé, un porte-monnaie, son permis de conduire et une carte bleue plastifiée. Ressortissant d’un État membre de la C.E.E. Il s’appelait François Müller et la photo paraissait avoir été prise la veille. Il était né en 1954 à Munich. Il habitait Valence. Elle remit tout en place: il n’y avait ni papier, ni photo, ni lettre, rien de personnel. Elle reposa la pochette. Il n’avait pas bougé. Il avait quitté son enveloppe et dormait comme un mort. L’hôtel était peuplé d’enveloppes vides, sauf les deux ou trois personnes dans les soutes qui avaient pour mission de le ramener jusqu’au matin. Elle sentit son cœur battre plus lentement, comme si elle avait changé de vitesse, son sang s’épaissir dans ses veines. Pourtant, les doigts sur son visage étaient glacés. Il y a différentes façons de fuir, la pire est de rester immobile. Elle avait cru bouger en rencontrant Charles, il avait quelque chose de trouble, il était bourré de chair et de sang, et elle se foutait pas mal de sa Mercedes et de sa gourmette en or massif. Il n’était pas son type. Mais il avait quelque chose. Une tentation.

Elle savait quelle tentation.

Elle s’assit dans le fauteuil froid. À quatre heures du matin, le bar devait être fermé. Elle n’avait pas réellement envie de boire, mais elle savait qu’elle ne dormirait plus. Elle se rappela un petit jardin étouffant, entre de hauts murs, peuplé de glycines et de chèvrefeuille, avec un petit bassin où nageait un seul poisson blême et résigné, depuis des années qu’il était là, sous des branches qui frôlaient presque la surface de l’eau. Elle étendit les jambes, parvint à ouvrir la porte du frigidaire avec le gros orteil et ressentit instantanément le froid. Elle se pencha: whisky, champagne, bière, cognac, jus de fruits, eau minérale. Elle vida le whisky — il n’y en avait pas beaucoup dans la petite bouteille —, tout était silencieux. Un peu d’alcool lui coula sur le menton. Le jour du bac, elle avait compris, dans une autre ville petite et grise où elle ne retournerait jamais, pourquoi il y avait des poissons résignés et des enveloppes vides. Il avait fait de l’orage au moment où elle sortait du bistrot. Elle s’était fait tremper en quelques minutes, de la tête aux pieds et jusqu’au slip. Il était six heures du soir, elle avait fini les épreuves. Elle était rentrée quelque part. S’était fait engueuler et était ressortie toujours trempée. Les nuages noirs étaient entrouverts, comme un couvercle à l’ouest. Odeurs d’ozone et de terre mouillée, lumière rincée, oblique. Elle avait pataugé jusqu’aux baraquements. C’était la fin du mois: avant huit heures, elle avait gagné cinq cents francs.

Ça n’est pas parce qu’on veut vivre qu’on est forcément vivant.

Elle ouvrit machinalement une autre petite bouteille de whisky, la but plus lentement. C’était du Johnny Walker. Elle pouvait encore faire la route pendant des mois en choisissant bien son partenaire à chaque fois, elle en tirerait peut-être quelque chose, une nouvelle ou un article pour un magazine, puisqu’elle était devenue journaliste. Une indépendante, qui ne laissait pas d’autre trace derrière elle que ses retraits d’argent. Elle n’avait qu’à téléphoner à sa boîte, depuis une cabine publique. Le loyer était payé jusqu’à la fin de l’année et sa voiture pourrait bien rester quelque temps dans son box sans que quiconque s’en inquiète.

L’enveloppe remua dans son sommeil.

Lorsqu’elle l’aurait quitté, dans une heure ou deux, ou une semaine, il n’en resterait rien dans sa mémoire, sauf peut-être le goût du Johnny Walker, qu’elle n’aimait finalement pas beaucoup, ou le poids du couteau sur sa paume.

*

Lantier se pencha sur son bureau. Farouk avait le visage gris.

— Il est tard, constata le policier.

— À mon âge, commissaire, on ne dort pas beaucoup.

— Je sais, dit Lantier.

Il alluma une cigarette. Il était quatre heures dix. Il tendit une cigarette à son client. Il n’en avait rien tiré, mais c’était de bonne guerre. Il avait appris par ailleurs qui se trouvait chez Farouk le matin — un secret partagé par deux personnes n’est déjà plus un secret —, mais ça ne l’avançait guère, car à une exception près, c’étaient des hommes de la vieille garde. L’exception l’aurait plus intéressé, mais la description en avait été des plus vagues et des plus prudentes.

— Farouk, dit-il doucement, dans un quart d’heure, tu es dehors. Si je comprends bien, Ségura, c’est les autres… L’ennui, c’est que je ne sais pas qui sont les autres. Toi non plus. Personne ne sait, dans cette putain de ville. (Lantier se redressa.) Farouk, qui est en train de remuer la merde?

— Aucune idée, commissaire.

— Foutaises, grinça Lantier. Foutaises! Ségura s’est fait descendre juste au moment où il allait procéder à une transaction commerciale. Il allait échanger quatre millions de cailloux contre quatre briques lourdes. Première nouvelle?

— Non.

— Les pierres provenaient du coup de la place Vendôme. Première nouvelle?

— Non.

— La rue dit que tu es derrière le coup, murmura Lantier. Elle prétend que tu aurais lâché tes chiens contre l’enfant de putain qui t’a doublé.

— La rue raconte beaucoup de choses, commissaire, soupira Farouk.

Lantier écrasa sa cigarette. Il avait déjà trop fumé, et pourtant il alluma une autre cigarette. Contempla fixement son vis-à-vis. Farouk avait financé le braquage et prêté du monde. Il le savait et l’autre savait qu’il savait. Il n’avait pas le moindre embryon de preuve et l’autre le savait aussi. Parvenu à un certain niveau de criminalité, tout se diluait et on ne pouvait tomber que les quatrièmes couteaux ou les maladroits, et les maladroits ne survivaient pas. Les gros passaient à l’as et Farouk était un gros. Il avait survécu à pas mal de coups durs, il s’était installé, dans un style désuet, mais il s’était installé, de la came aux Eros-centers, en passant par les laveries automatiques et l’immobilier. Il avait trempé dans les jackpots et son département action ne répugnait pas au racket. Il employait un staff d’avocats qui représentait le gratin de la profession. Et il était assis sur ses deux fesses, dans un fauteuil administratif inconfortable, une cigarette entre les doigts, en face du policier qui n’avait plus qu’à le remettre dehors.

Il représentait tout ce que Lantier haïssait.

Le policier se leva, aussitôt imité par l’autre.

— Farouk, prévint-il en enfilant sa veste, il vaudrait mieux calmer le jeu, en ce moment. Je suppose que tu te fous pas mal de l’opinion publique, et qu’elle s’en fout aussi, mais j’aimerais pas que la rue se transforme en stand de tir.

Farouk sourit.

Il ramassa son loden sur le dos du fauteuil.

On tapa à la porte et un inspecteur entra, en bras de chemise. Il portait son .38 court très haut sur la hanche droite et tendit un télex à Lantier, qui le parcourut rapidement et, relevant lentement le menton, dévisagea Farouk.

— Le Belge? Tu connais?

— Non, dit Farouk.

— Un ancien légionnaire.

— Non, répéta Farouk.

— Alors, tu perds rien: il vient de se faire déphosphater sur l’autoroute, en compagnie de deux de ses camarades de jeu… (Lantier s’adressa à l’inspecteur:) Maurice, raccompagnez monsieur. Je reste encore un moment.

Lorsque les deux hommes furent sortis, Lantier soupira légèrement et retourna s’asseoir derrière son bureau. Il avait un rasoir à piles et une chemise propre dans une armoire. Ça ne changerait rien au cours du soja s’il ne changeait pas de cravate. D’un tiroir, il sortit un dossier cartonné, l’ouvrit. Il n’eut aucune peine à retrouver le Belge parmi les notices signalétiques classées dans la sous-chemise Faruggia. L’inspecteur revint avec des gobelets de café.

— On dirait que le vent se lève, observa-t-il.

— Oui, murmura Lantier. Ce qui est curieux, c’est qu’à part cette histoire de diams, tout ce bordel ne ressemble à rien. (Il réfléchit un moment et déclara:) Si je ne les connaissais pas comme je les connais, je dirais qu’il y a un comique qui s’amuse quelque part à foutre la panique. Un rigolo…

— Un irresponsable, plaisanta l’inspecteur.

— Ou un petit malin. Qui s’amuse à faire des cartons. Pour le plaisir.

Lantier grimaça, parce que l’idée ne lui plaisait pas trop.

Pas plus que le café de la machine au bout du couloir.

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