CHAPITRE VII

Sans être véritablement dévot, Marc Farrugia craignait Dieu autant qu’il le respectait, non pas comme un juge suprême futur et pour cela plus ou moins vague et sur lequel on ne pouvait pas vraiment compter, mais comme une autorité présente chaque jour, dans chacun des actes et des pensées de tout homme, et depuis son plus jeune âge, Farrugia avait adopté une règle de conduite très simple et qui reposait sur deux solides piliers: le premier était de se mettre toujours bien avec les autorités, visibles ou invisibles, le second de ne jamais tolérer qu’un obstacle, visible ou invisible, lui barre le chemin. Dès lors que Dieu était une autorité, il fallait adopter à son égard les mêmes méthodes qui avaient cours dans le monde profane, et comportaient un savant dosage de docilité apparente, de respect et de séduction. Dans son esprit, nullement simpliste, on pouvait acheter le Seigneur, puisqu’on pouvait acheter policiers, avocats, banquiers et juges, et dans une moindre mesure, quelques hommes qu’il eût été dangereux de supprimer prématurément. On le pouvait, parce qu’il n’était pas plus dupe que les uns ou les autres. Farrugia ne prenait jamais ses partenaires ou ses ennemis, et il arrivait qu’ils fussent souvent les mêmes, pour des chariots. Il ne prenait pas plus Dieu pour un con. Il était au courant comme n’importe quel avocat général. Pas la peine d’essayer de le blouser.

Mieux valait s’entendre.

Ils ne s’entendaient pas trop mal.

Farrugia présidait son conseil d’administration, dans sa maison de campagne. Il avait été prévenu directement du trépas de Charles Ségura, ainsi que de ce qui avait failli arriver aux deux flics et du sort de Théo. Il ne s’en souciait pas beaucoup, persuadé que les êtres et les choses passaient aussi inlassablement et de façon aussi futile que les vagues sur la plage, ou l’eau du Chélif. Il se souciait plus de la prochaine visite des flics, sans que ce fût non plus vraiment un tracas. Il s’en souciait parce qu’il ne savait pas trop comment faire le dosage, ni à quel genre d’hommes il avait affaire: on lui avait parlé, pêle-mêle, de la gendarmerie, de la police judiciaire et de l’Office Central, mais pour savoir qui allait l’interviewer, macache bono…

— Qu’est-ce qu’il lui a pris? gronda Farouk.

Il était petit et trapu. Il avait atteint et dépassé l’âge de la retraite. Deux de ses frères étaient tombés en rien de temps, l’un devant sa villa (11,43), l’autre au volant de sa Mercedes, au-dessus de Toulon ( .44 MAGNUM). Il en restait un troisième, tapi dans un loft du village, à sniffer et à baiser comme s’il ne devrait pas un jour rendre des comptes.

Ses hommes secouèrent les épaules. Personne ne savait. Théo n’était pas d’un naturel expansif. Il avait quitté son domicile la veille au soir et on l’avait retrouvé mort dans un parking, descendu par un poulet qui devait avoir des yeux de chat. Farouk alluma une cigarette égyptienne, s’appuya au bureau. Aucun des hommes ne cilla sous son regard. Ils ne savaient rien. On pouvait cuisiner la femme de Théo…

— Non, trancha Farouk. Une veuve a droit au respect et à la tranquillité.

— Peut-être qu’elle sait avec qui il avait rendez-vous, insista l’un des collaborateurs. Il a pris sa voiture en partant…

— Il a pu utiliser le métro, ou appeler un taxi, dit Farouk. Pas question de traîner du côté de chez lui. Pas question de bouger. Si elle sait, on saura.

— Bon, dit celui qui avait parlé.

Il n’avait pas plus de vingt-cinq ans, et un physique résolument moderne. Un look, comme on disait maintenant. Farouk avait fait la guerre aux côtés des Ricains, il y avait glané la croix de guerre et la médaille militaire, assorties d’une impressionnante cargaison de citations, dues à une inconscience et une cruauté également naturelles, il avait monté sa première boîte de transports, à la libération, avec un convoi de GMC que les marines voulaient foutre à la mer, et il possédait bien l’américain. Il n’en réprouvait qu’avec plus de vigueur des termes comme lokk, fast-food ou call-girl. Le jeune homme fumait une cigarette et le bord de son feutre gris lui dissimulait le front et les sourcils. Il parlait lentement, du bord de la bouche. Comme un gangster.

Lorsque les autres furent partis, Farouk le retint un instant:

— Tu es allé traîner là-bas?

— Ouais… La meuff est sens dessus dessous.

— La meuff?

— La femme. Genre gravosse en pantoufles. (Il ricana, comme un gangster.) Sans blague, les charentaises, un peignoir en pilou! La honte. Je comprends pas que Théo se soit cloqué un tas pareil…

— Qu’est-ce que tu lui as dit?

— Que j’étais un lardu. (Il se passa le pouce et l’index sur le bord du chapeau.) J’ai pas eu de mal: elle chialait comme une madeleine dans sa tasse de Cicona, elle arrivait plus à tremper ses tartines. Théo a décollé à huit heures. Il était à la bourre.

— Qu’est-ce que tu es allé foutre, là-bas, nom de… (Farouk se retint: tu ne jureras pas, jamais tu ne proféreras le Saint Nom du Seigneur.) Ils étaient passés, les autres?

— Non. Elle craint un maxe. Elle se voyait déjà au trou. Il est parti avec un gros paquet dans du papier d’emballage, sous le bras. Et des bottes de cheval dans un plastique Félix-Potin. (Il enleva la cigarette de ses lèvres, l’examina en silence, et l’écrasa dans un cendrier bon marché.) Théo a jamais fait de cheval, Farouk.

Ce dernier écrasa également sa cigarette. Farouk savait que Théo ne connaissait les gailles que des courtines, ou lorsqu’il s’agissait de mettre un jockey, ou un garçon d’écurie dans le droit chemin. Ou un entraîneur. La seule image de Théo sur un bourrin constituait une ineptie. N’importe comment, aucun canasson n’aurait jamais pu se faire à sa tronche et à ses manières.

— Tu fais plus rien, ordonna Farouk. Tu te tiens peinard.

Il se pencha, ouvrit un tiroir et en sortit une liasse de billets qu’il jeta sur le bureau. Le jeune homme avait beaucoup de faux frais, ne serait-ce que les sapes. Il enfouit la monnaie sans compter, dans une poche de son manteau bleu, entreprit d’enfiler des gants de cuir crème. Ses yeux luisaient vaguement dans le renfoncement des orbites. Farouk remua les épaules avec lassitude.

Il dit:

— C’est un ordre, Joko. Tu ne touches plus à rien. Pas même à la neige. Quand tu as besoin, tu viens…

— Farouk, murmura le jeune homme, j’aime pas les ordres. J’aime pas l’idée de me faire entretenir. J’aime rien qui y ressemble.

— Il faudra bien que tu t’habitues.

Le jeune homme rit durement.

— J’ai jamais pu, Farouk.

— Il faudra bien, pourtant… Les flics…

— C’est des cons.

— Peut-être, murmura Farouk, secrètement froissé. Seulement ils sont nombreux, ils ont le temps. Ils ont des archives, des dossiers, des photos… (Il fixa le jeune homme.) J’ai pas envie qu’ils remontent, tu comprends?

Le jeune homme rit de nouveau, beaucoup plus doucement. Il remarqua:

— Tu te fais vieux.

— Oui. Mais j’ai duré. J’ai encore envie de durer…

— C’est ce que disent tous les vieux.

— Tu diras pareil, un jour.

— Je crois pas. J’ai pas envie de tourner blaireau.

— C’est un ordre, répéta une dernière fois Farouk.

— Okay, fit Joko avec nonchalance.

Il sortit d’une démarche étudiée, mais qui finalement ne le rendait pas rassurant.

Il n’avait pas retiré son feutre un seul instant.

Farouk se leva, alla jusqu’à la baie vitrée qui donnait sur un hectare de gazon à l’anglaise, contempla les massifs de rosiers. La végétation n’allait plus tarder à repartir et les forsythias jetaient déjà, çà et là, leurs petits crépitements jaune vif. Farouk n’était pas vieux, il avait fait beaucoup de chemin, depuis l’entresol de Blida où sa mère était culottière et se saignait aux quatre veines pour que ses garçons mangent. Sur un guéridon, il restait toujours une photo du père dans un cadre doré, en tenue d’artilleur, mort le dernier jour de la guerre, en 18, au repos à l’arrière des lignes. Elle le regardait parfois, sans cesser d’actionner avec les pieds le pédalier de la vieille Singer. La pièce sentait la naphtaline et l’eucalyptus, et il n’y avait de lampe qu’au-dessus des doigts maigres et blancs, comme rongés par un acide. Farouk secoua la tête, pareil pour chasser un insecte, reporta les yeux sur un immense cèdre bleu dans le soleil doré. La mère était au macabra, à Blida. Il n’avait pas voulu la faire ramener en métropole. C’était sur cette terre qu’elle était née et qu’elle avait vécu, et c’était juste qu’elle y reste, comme elle en avait exprimé le souhait.

Milon s’introduisit dans le bureau silencieux. Farouk se retourna.

L’homme n’était plus très jeune non plus. Au vrai, il n’avait pas d’âge. Il ne pouvait passer d’aucune manière pour un garde du corps, et personne n’aurait jamais pu le soupçonner de partager les secrets de son patron. Pour ceux qui sonnaient et auxquels il ouvrait la porte, à qui il demandait parfois de patienter dans le fumoir, avant que Farrugia les reçoive, ou qu’il introduisait tout de suite lorsque c’était convenu, à leurs yeux, Milon n’avait aucune espèce d’existence propre, pas la moindre réalité.

Même les flics ne lui témoignaient pas plus d’égards qu’à un porte-manteau.

— Tu as tort, avec ce jeune homme, dit-il doucement.

— Assieds-toi, commanda Farouk.

Ils s’assirent.

— Il est fou, Marc. Il fallait déjà être fou pour faire ce qu’il a fait à la fille. Aucune bête sauvage au monde n’aurait fait pire. Tu le sais bien. Il y a des limites qu’un être humain ne doit pas franchir. Il va finir par se faire prendre par la police et s’il parle…

— Il ne parlera pas, murmura Farouk. Il faut laisser les choses se tasser. Théo est mort, l’autre aussi… (Il se tut un instant, alluma une cigarette.) Qui va parler? Les morts parlent pas…

— Ça dépend. Des fois ils en disent trop long. Il faut foutre la paix à ce Katz, Farouk. Ce n’est pas le genre d’homme qu’on peut pousser à bout.

Farouk leva la tête, ouvrit la bouche pour parler, mais se tut. Même à Milon, il ne pouvait rien dire. Il ne pouvait pas lui dire qu’il ne contrôlait plus la situation, que lui, Marc Farrugia, en dépit des apparences, des comptes en banque et des lingots, des immeubles de rapport et des hommes qu’il avait réunis le matin même en hâte dans son bureau, n’avait plus aucune prise sur les événements. Il ne pouvait pas le dire, parce que personne ne le croirait, lui qu’on décrivait comme le dinosaure de la pègre, le dernier parrain susceptible d’imposer un minimum d’ordre et de règles dans un univers qui semblait soudain pris de folie et lui apparaissait brusquement comme une jungle maléfique et obscure, un cancer anarchique qui explosait et proliférait partout, personne ne le croirait, à commencer par les flics: que le crime puisse finir par ressembler à quelque hydre monstrueuse à laquelle il ne servait à rien de trancher les têtes, parce qu’il n’y en avait plus sept mais des centaines, des milliers, diluées partout.

Il ne savait rien pour Ségura, sinon qu’il s’y serait pris autrement.

Il ne savait rien concernant Théo, à part les bottes de cheval!

Il n’avait rien à voir dans le fait qu’on avait tenté de tuer Katz.

Mais personne ne le croirait.

Et si on le croyait, ce serait encore pire: il en aurait fini de durer.

Lorsque les choses se seraient tassées, Joko aurait cessé d’exister.

Un bourdonnement sourd sur le bureau apprit à Farouk qu’on sonnait à la grille du parc. Il se pencha, appuya sur la touche de l’interphone. La voix lui parvint sèche et métallique. Il pressa sur la touche qui commandait l’ouverture à distance. Ils avaient fait vite. Milon s’était déjà éclipsé. Farouk fuma pensivement, perçut le crissement des pneus dans l’allée, deux voitures, peut-être trois. Un seul policier entra dans le bureau, un homme de taille moyenne, vêtu d’un complet gris, d’une chemise blanche sur laquelle tranchait une cravate de tricot noir, les mains dans les poches de pantalon, et qui se campa résolument sur les talons au milieu de la moquette.

— Commisaire Lantier, murmura Farouk. Voulez-vous vous asseoir?

— Non.

— Tant pis, commissaire.

— Vous ne me demandez pas pourquoi je suis là? Vous ne braillez pas que vous voulez parler à votre avocat ou au juge?

— Non, fit Farouk.

Il écrasa sa cigarette. Lantier se balança sur les talons. Derrière, il y avait des voilages coûteux, puis du gazon et des arbres, et des flics un peu partout sur le gazon et entre les arbres.

— Vous ne me demandez même pas si j’ai un mandat de perquisition? insinua Lantier.

Farouk sourit.

— Non. N’importe quel avocat ou n’importe quel juge vous dira qu’il n’existe pas de mandat de perquisition. Tout au plus, dans le cadre d’une commission rogatoire… Avez-vous une commission rogatoire, monsieur le commissaire?

Lantier ne bougea presque pas, sa main droite s’insinua dans la veste, en sortit un feuillet double, format 21 x 29,7, dont le papier plié en trois semblait aussi fin que de la pelure, et qu’il affecta de lire. En même temps, il déclara:

— Louis, Pierre, Désiré PERREIRE, né le 10 avril 1936 à MARSEILLE. Dit, selon les circonstances, «THEO», ou «LE MALTAIS», ou «LUKAS». Employé municipal, chauffeur de taxi, négociant en primeurs, laveur de carreaux. (Lantier reporta les yeux sur son interlocuteur assis.) Porte-flingue chez Farouk, depuis au moins trois générations… (Il fit deux pas en avant, laissa pendre l’imprimé devant les yeux de l’autre. C’était bien une commission rogatoire. Lantier la rempocha et s’assit dans un fauteuil. Il dit:) Ce matin, un type se fait descendre vers quatre heures un peu au-dessus de Fontainebleau. Travail propre sur soi: une seule balle de .357 qui va se ficher ensuite dans le montant de portière. Examen balistique… impraticable. Ce matin, vers sept heures, deux inspecteurs se font tirer dessus par un type, l’un des inspecteurs riposte et abat votre pauvre Théo…

Farouk remua, esquissant un geste de dénégation. Lantier fit un mouvement.

— Ce matin, à neuf heures trente, trois policiers finissent par pénétrer chez Théo, avec l’aide d’un serrurier… (Le visage de Lantier était couleur cendre.) Ils trouvent la femme de Théo pendue à la crémone de fenêtre, dans sa chambre à coucher, presque à genoux. Rien d’exceptionnel, ça s’est déjà vu. Ce qui ne s’est jamais vu, c’est qu’un mort pousse la plaisanterie jusqu’à se suicider en plus. À se traîner lui-même jusque-là où il va se pendre. Farouk?

— Oui?

— Prends un vêtement… Je voudrais pas que tu attrapes mal, à l’ombre. À ton âge, le moindre refroidissement pourrait être fatal. Et je voudrais pas en être tenu pour responsable.

Farouk se leva, referma sa veste, rectifia la position de son nœud de cravate et se lissa les cheveux de chaque côté de la tête, du plat des paumes. Lantier le contemplait, immobile. L’homme se laissait embarquer sans miauler. Il subirait certainement de la même manière la garde à vue. Le policier n’avait pas eu droit aux conneries habituelles, aux grandes protestations d’innocence, dont l’indignation n’avait parfois rien de feint, on ne gagnait pas à tous les coups, et il aimait ratisser large. Quand la banquise bouge un peu trop fort, pensa-t-il, on n’est pas plus mal dans une cellule de G.A.V., sous la protection de la police. Il se leva à son tour, saisit le coude de Farouk.

— Commissaire, dit celui-ci, si je vous disais que je ne suis pour rien dans cette affaire, vous me croiriez?

Lantier se tapota la lèvre supérieure de l’index gauche. Affecta d’hésiter.

— Pas un seul instant, lâcha-t-il.

Farouk haussa les épaules.

Dans le couloir, Milon lui tendit un manteau de loden que Lantier palpa rapidement avant qu’il l’enfile. Deux jeunes policiers attendaient près de la porte, deux autres dehors. Il y avait bien trois voitures et on le fourra dans une Renault 9 bordeaux, entre deux flics. Lantier avait pris place à côté du conducteur. Il alluma une cigarette, les trois voitures quittèrent le parc et prirent la direction de Paris.

Lantier pensait: «Qui sera le suivant?» Ça prenait la tournure d’un match, mais y aurait-il des prolongations? Et qui jouerait le rôle de l’arbitre? Et combien y aurait-il de points marqués contre chaque camp? À bout d’humanisme, il raisonnait volontiers en termes sportifs, ce qui l’amena à se demander qui avait bien pu donner le coup d’envoi de la partie. Au premier ralentissement sur l’autoroute, Lantier sortit le gyro magnétique, une voiture lui passa devant, l’autre derrière, et le convoi palpitant de lumières, environné du cri des deux-tons, se mit à souffler les voitures et les camions.

À ce moment seulement, Farouk pensa que ça se gâtait. Il n’avait pas beaucoup de place, mais évita de remuer. Les flics avaient sorti l’artillerie lourde. Il se rappela le visage de petite frappe, sous le rebord du chapeau, la bouche sarcastique et pourtant tellement juvénile. Si à ce moment on lui avait posé la question des bijoux volés, Farouk aurait eu un sursaut d’étonnement, comme si on évoquait un passé pour lui plus lointain maintenant que la plage des Sablettes et sa puanteur, en 1940, ou le tablier bleu de la mère, l’odeur des poireaux bouillis et de la lampe à pétrole.

Joko était dehors. Vivant. Lantier se retourna brusquement, et criant presque, s’adressa à leur protégé. Ils étaient un père pour lui, ils gaspillaient le temps et l’argent des contribuables. Farouk bougea un peu les épaules.

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