CHAPITRE XVII

Joko roulait sur le périphérique. Il aurait dû se débarrasser de l’Ariane, mais elle roulait vite et bien, avec son gros moteur que Baby avait récupéré sur une autre chignole, une américaine, et il s’y sentait chez lui. À cause de la coke, il ne ressentait pas tellement la douleur, sauf quand il essayait de respirer à fond, il y avait seulement cet écoulement au flanc droit, lent et régulier, poisseux. Il chercha son chapeau pour la dixième fois, sur la banquette. Se demanda combien de temps un homme mettait à se vider. Dans certains cas, des heures, parfois seulement quelques minutes. Il ne roulait ni trop vite ni trop lentement.

De la part de Farouk…

Il s’essuya le front. Il suffisait de ne pas inspirer trop fort. Il n’avait peut-être rien de vital de bousillé et pressa le coude contre les côtes. Il ne sentait rien. Puis il se rendit compte que la vitesse baissait au compteur. Se reprit. Il avait conduit sous speed, ou avec une gueule de bois à tout casser. Il conduisait depuis qu’il était venu au monde, dans une grande limousine noire climatisée, une Continental aux vitres teintées, avec un climatiseur et un bar, et des sièges en cuir crème. Ou si c’était une Cadillac? Une Fleetwood… Dans une Fleetwood. Celle que le sorcier était en train de retaper à ses heures perdues dans son vieux garage cradingue, porte de Saint-Ouen, le sorcier qui avait monté le moulin dans l’Ariane. Il essaya d’atteindre le lecteur de cassette du bout des doigts et la douleur le cisailla de bas en haut, il sentit des trucs s’arracher à l’intérieur. Il était né dans une Fleetwood et remit ses doigts maigres autour du volant. Pas de musique. L’Ariane sinuait drôlement.

Après le périphérique, il y aurait l’autoroute, puis un bout de nationale et la grille télécommandée de la villa. Peut-être qu’on lui allumerait l’allée et les projecteurs du parc. Il ne savait plus quelle heure il pouvait être. Le type que la fille appelait Kenny avait essayé de se jeter sur lui, de lui arracher le Colt, mais il était à peine un peu trop loin et la lourde balle l’avait renvoyé valdinguer contre le mur, c’était la première fois que Joko tirait avec le .45 et la détonation l’avait abasourdi, en plus de la gesticulation du corps désarticulé qui avait paru encaisser une locomotive de plein fouet. Joko n’avait jamais vu un corps encaisser une locomotive. Une voiture, oui.

Il n’avait pas voulu le descendre.

Il ne comprenait pas comment il avait pu manquer le tueur au revolver.

Il ne comprenait pas ce qu’il voyait devant et dut secouer plusieurs fois la tête. Deux camions se dépassaient lentement. Joko prit machinalement la file de gauche, presque sans accélérer. Le capot de l’Ariane grignota centimètre par centimètre, on lui faisait des appels de phares, derrière, quatre phares ronds de grosse cylindrée. Il passa en troisième, accéléra. La voie était libre et la BMW effilée le dépassa comme dans un rêve.

Joko était dans un rêve. En soulevant un peu le torse, il ressentit de l’humidité au ventre, comme s’il s’était pissé dessus, mais il ne s’était pas fait dans le pantalon. Il s’en serait rendu compte. Il avait assez de self-control pour ce genre de choses. Il sentait l’arête du pistolet glissé dans sa ceinture. Il restait des balles dans le chargeur, plus qu’assez pour ce qu’il allait faire. La fille avait des yeux splendides et rien n’indiquait qu’elle paniquait, jusqu’au moment où il avait tiré sur le zigoto. Un châssis fantastique. Elle se contorsionnait à poil, dans une pièce où il y avait trop de monde… Fleetwood Cadillac… Elle avait une poitrine dure comme du bois, un physique de star, comme on en voyait dans les magazines de bodybuilding, un ventre très plat… Fleetwood… Un air de mépris dans la grimace de sa bouche. Dansait.

L’avant de l’Ariane glissait en direction de la bande d’arrêt d’urgence.

Il redressa d’un coup de poignet et la déchirure s’agrandit, on l’avait traversé avec du barbelé. Quelques heures ou quelques minutes. Il était en train de s’endormir. S’il ne faisait pas gaffe, il allait se planter. Rien de vital… Il avait passé les balises d’Orly. En mettant la semelle, il en avait encore pour une demi-heure. Il appuya sur l’accélérateur et la voiture obéit avec un temps de retard. Trente minutes.

Il demandait seulement trente minutes.

Il n’avait jamais eu envie de durer.

Trente minutes, c’était quand même pas la mort.

*

La rue était peuplée de fourgons et de voitures banalisées et tous les gyrophares tapaient au petit bonheur et leurs lueurs balayaient les façades et les visages et les silhouettes des flics. Des éclairs de flash électronique crevaient par rafales. Ceux des flics et d’autres. Des gardiens essayaient d’écarter des journalistes. On attendait Europe 1 et la télévision. Debout à côté de sa voiture, Lantier trafiquait à la radio. Un peu partout, des fenêtres s’étaient allumées et certains étaient même descendus dans la rue. Lantier examina l’indescriptible foutoir qu’il avait devant les yeux, sans cesser d’émettre.

Rodriguez et la fille se trouvaient à côté de lui, entourés d’inspecteurs muets. Lantier reposa le combiné dans l’habitacle, se retourna à peine. Rodriguez avait les bras le long du corps, le visage vide.

— Je lui avais dit de ne pas bouger! Rodriguez!

— Ils étaient en train de l’embarquer, fit ce dernier d’une voix monocorde. Katz s’était mis en planque…

— … Et il a ouvert le feu. Sans sommation.

— Sans sommation.

— Et il en a étendu trois pour le compte! Nom de Dieu, Rodriguez! (Lantier fit un pas en avant, comme pour lui rentrer dedans.) Vous appelez ça du boulot, bordel de merde? C’est du boulot de flic, ça? (Il avança le menton.) C’est du travail de salope, Rodriguez. C’est de la merde. Qu’est-ce qui vous a pris, bordel? (Rodriguez hocha la tête. Lantier le devança.) Autre chose: on vient de retrouver Vernois attaché au radiateur. Mort. Une balle dans la tête.

Rodriguez ouvrit la bouche et la referma plusieurs fois, un peu comme s’il se parlait à lui-même, puis il chercha dans sa poche et tendit le caillou à Lantier qui le prit et l’examina.

— C’est elle qui me l’a donné, expliqua Rodriguez.

— Elle?

Lantier regarda la fille, puis Rodriguez qui fit doucement oui de la tête. Un appel radio retentit dans l’habitacle. Lantier allait se pencher. Rodriguez l’appela à mi-voix:

— Lantier… Je suis prêt à fournir tous les rapports et toutes les explications qu’on voudra, mais pour Katz…

— Quoi, pour Katz, aboya Lantier. Quoi?

Rodriguez dévisagea tranquillement son patron et une espèce de sourire parut lui étirer les lèvres, assourdi et très patiné par le long usage de la dureté et du mensonge.

— Si c’était à refaire, Lantier, je recommencerais.

Lantier négligea la radio et tout le boxon autour, approcha son visage de celui de l’homme. Une interminable seconde, il resta silencieux et livide presque contre la face de l’autre, puis il dit:

— Vous êtes en position de garde à vue, Rodriguez. (Il tendit la main à le toucher.) Donnez-moi votre arme.

Comme il ne s’exécutait pas assez vite, Lantier fit un geste de la tête et ce fut un autre policier qui souleva la veste et retira le revolver de l’étui d’aisselle.

Et le remit à Lantier.

— Emmenez-les, ordonna ce dernier.

Puis il se laissa tomber sur le siège de la voiture, les jambes dehors et prit le combiné radio de la main gauche, se le plaqua à l’épaule. Il avait le .357 en travers des cuisses. Katz s’était volatilisé. Il y avait lieu de le rechercher. Lantier s’éclaircit la voix. Taille, un mètre quatre-vingt-dix, soixante-dix-huit ou quatre-vingts kilos, cheveux châtain clair, assez longs, yeux marron foncé, petits et assez rapprochés, nez cassé. Était porteur d’un blouson de cuir et d’un pantalon noir, de bottes et d’un revolver .38 canon de deux pouces. Le policier derrière le volant regarda le dos de Lantier, ses épaules droites.

Il alluma une Gitane.

Pour rien au monde il n’aurait voulu être à sa place.

*

La calandre de l’Ariane apparut et manqua percuter la grille à faible allure. Le chauve au teint olivâtre saisit le coude de Milon, tandis qu’il laissait retomber la tenture qu’il tenait écartée de l’index.

— Va ouvrir. Pas la peine de baliser les pistes d’atterrissage.

Milon secoua gravement la tête. Le chauve resta embusqué. Milon alla actionner la grille. Il y avait un homme assis devant les écrans de contrôle vidéo et la calandre et les phares de la voiture en saturaient un. Il y avait deux autres hommes dans le bureau de Farouk, qu’ils tenaient en respect. Ils étaient arrivés en fin d’après-midi dans une Jaguar qui se trouvait à présent au garage, le nez vers la sortie.

Milon pressa sur le bouton.

L’Ariane mit un temps infini à décoller, puis à passer, en offrant son flanc à la caméra: vraisemblablement un seul homme, à la silhouette indistincte. Elle roulait beaucoup trop lentement. Obéissant à une impulsion subite, Milon abattit les doigts sur plusieurs touches et une lumière blanche et crue s’abattit sur l’allée, d’un bout à l’autre, inonda le perron. L’homme se leva de la chaise et frappa Milon à la tempe.

Le chauve regarda la voiture avancer, avec des tressautements de toute la caisse, des à-coups incoercibles, en serrant les paupières, puis les projecteurs s’éteignirent, sauf ceux du perron. La roue avant-gauche de l’Ariane buta contre une marche, le volant tourna entre les doigts inertes, toujours aussi lentement la direction tourna, tourna, Joko leva les yeux vers la lumière, n’eut pas la force de débrayer et le moteur se tut dans un dernier soubresaut.

Il était arrivé…

Il distingua vaguement les silhouettes, il avait du mal à redresser seulement la tête, ses doigts se portèrent sur la crosse du pistolet, palpèrent le métal gluant et tiède. On ouvrit la portière sans ménagement.

— Sortez-le, commanda le chauve.

Joko sentit les doigts l’accrocher, le tirer dehors, lui arracher les jambes de l’habitacle, puis le prendre aux aisselles, aperçut un visage brouillé lorsqu’on lui souleva le menton, il entendait distinctement toutes les voix. L’une d’elles disait, calmement:

— Il est foutu, saigné à blanc… Il en a foutu plein la banquette.

Il perçut le bruit du coffre qu’on ouvrait, un tintement de métal contre un bidon, puis un appel. Le sac: ils avaient trouvé le sac. Le visage indistinct disparut et la lumière lui brûla les yeux sous les paupières. On le tenait debout, et personne n’avait pensé à lui enlever le pistolet. La tête commanda à la main droite de remonter, aux doigts de s’entrouvrir. Il y avait une cartouche dans la chambre de tir.

Le visage revint s’intercaler dans la lumière. La voix calme reprit:

— Il en a plus pour longtemps…

— Assez pour ce qu’on attend de lui, ricana le chauve.

Il prit Joko par les cheveux. Les yeux vitreux ne paraissaient rien voir lorsque les paupières se soulevèrent avec effort et pourtant un sourire sembla errer sur les lèvres bleuâtres et quelque chose animer le visage que la lumière rendait encore plus blafard et plat. Comme si, intérieurement, Joko se marrait d’une bonne blague.

— Amenez-le, ordonna le chauve en lui lâchant la tête.

Milon n’avait plus toute sa conscience. Il entendit cependant les détonations du pistolet. Elles lui parvenaient de très loin, d’un monde auquel il n’aurait plus accès. Le type l’avait sonné durement avant d’éteindre, et il était ensuite revenu à la charge à coups de pieds. Il procédait sans haine ni hâte. Milon s’était recroquevillé jusqu’à prendre une position fœtale. Ils ne le laisseraient pas vivant.

Le chauve lâcha la main de Joko, mais les doigts du jeune homme agrippaient toujours la crosse. Il recula de quelques pas, regarda en pivotant le corps de Farouk, déjeté dans le fauteuil avec une balle dans le cœur. L’autre avait frappé le mur derrière lui, au hasard. On ne pouvait pas attendre beaucoup de précision de la part d’un mourant. Les genoux du jeune homme avaient fléchi, la main armée lui pendait devant.

— Lâchez-le, ordonna le chauve.

Les deux hommes reculèrent à peine. Joko tomba lentement sur la moquette, d’abord les genoux et le bassin, puis le flanc gauche, il avait à présent les yeux grands ouverts et une expression méditative sur le visage.

Le chauve saisit le sac par les anses. Il ne devait pas peser moins de trente kilos. Il examina une dernière fois la pièce, pour voir si rien ne clochait. À cause des détonations, les oreilles lui bourdonnaient. Il reporta les yeux sur la main maigre, exsangue, qui tenait le pistolet comme s’il se fût agi d’une planche de salut. Le chauve avait vu trop de morts pour ne pas savoir qu’il n’y avait plus de salut possible pour lui, et il lui vint l’idée que c’était peut-être un cadavre, déjà, qui avait exécuté Farouk. Il dit, d’une voix trop forte et trop sèche, qu’il fallait s’occuper du vieux.

Dans le couloir, on lui apprit que c’était fait.

L’homme qui avait pour tâche de surveiller les écrans rempocha un lacet de cuir. Ils avaient pris garde de ne toucher à rien.

— On rentre, commanda le chauve.

La Jaguar passa le portail, dont les cellules photoélectriques commandèrent la fermeture bien après que les feux arrière du véhicule aient disparu. Dans l’habitacle, l’homme chauve au teint olivâtre ouvrit un des sacs en velours. Quelque chose miroita faiblement au creux de sa paume, quelque chose de froid, pas beaucoup plus lumineux que des étoiles voilées, qu’il laissa ruisseler dans le velours, la voiture roulait vite en taillant devant un tunnel de lumière jaune. Le chauve ferma les yeux, ça lui bourdonnait toujours dans les oreilles, et il sentait le poids hostile des cailloux sur ses cuisses.

Serrano avait joué deux coups d’avance. Et gagné.

Dans une heure au plus tard, le chauve et ses hommes, dispersés, auraient disparu. La police française mènerait une enquête, mais lorsqu’elle commencerait à s’ébranler vraiment, ils se trouveraient déjà dans d’autres pays. Le chauve, d’un geste irrité, se pinça le nez et souffla fortement, gonflant ses joues et poussant du ventre.

Il détestait avoir les oreilles bouchées.

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