CHAPITRE XXI

Elle portait une robe longue, sans manches, qui mettait en valeur sa peau hâlée et avait terminé de dresser la table, entre les fenêtres entrouvertes par où entraient des bouffées tièdes, pleines de langueur, et d’une tristesse discrète. Elle laissait chaque geste s’attarder, examina la nappe blanche et l’argenterie, rectifia l’inclinaison d’un œillet. Elle n’avait jamais souffert l’imperfection. Chaque geste amplifiait les cercles de souffrance. Ils paraissaient s’étendre à la nuit silencieuse, se diluer à perte de vue, et renaissaient sans cesse. Elle prit le temps d’examiner son visage dans une glace ovale, qu’elle ne put s’empêcher de toucher du bout des doigts, bien qu’elle la sût verticale, exactement pendue comme elle devait l’être, à sa place exacte.

Elle n’entendit ni ses pas ni la machinerie de l’ascenseur, seulement qu’il tapait doucement à la porte. Ainsi, il était venu. Elle ne pensa pas un instant qu’il pouvait s’agir de quelqu’un d’autre, puisque Lantier lui avait promis de lui laisser la bride sur le cou.

Elle alla ouvrir.

Elle vit d’abord des fleurs, puis le visage de Katz, et il entra sans hâte.

Elle referma derrière lui, verrouilla la porte.

Il se tenait dans l’entrée, immobile. Elle lui prit le bouquet des mains, le posa sur une chaise presque avec rudesse. Katz n’avait pas dit un mot, elle non plus. Il se retourna et elle vit ses yeux calmes qui la scrutaient. Son sourire embarrassé, et détendu, un sourire qu’elle ne lui avait jamais vu. Il sortit un paquet qu’il avait passé dans la ceinture, dans le dos, là où il lui était arrivé souvent de glisser une arme. Il se pencha à peine pour le poser à côté des fleurs.

— Katz, dit-elle doucement. Il y a des policiers partout…

— Je sais…

Il secoua doucement les épaules.

Elle le conduisit doucement par le bras dans la salle à manger, le dirigea vers le divan de cuir où il s’assit:

— Prendrez-vous un apéritif?

— Oui, sourit Katz.

Elle allait se détourner, mais il lui retint la main.

— Fabienne…

— Oui, Katz?

— Il y a longtemps, n’est-ce pas?

Elle fit oui de la tête.

— Asseyez-vous un instant… (Il ajouta avec douceur:) S’il vous plaît…

— Ça ne vous va pas, Katz, de dire s’il vous plaît.

Elle s’assit néanmoins, un peu en oblique, pour le regarder. Les cheveux courts le rajeunissaient beaucoup. Il sortit une cigarette, lui tendit le paquet et lui alluma celle qu’elle prit au hasard. Ils se contemplèrent sans étonnement.

— Est-ce que… Est-ce que vous portez une arme?

Katz sortit le .38 et le posa sur la soie noire en le tenant par le canon. Elle frôla la crosse tiède du bout des doigts, et la souffrance s’accrût. Elle ne pouvait pas faire de gestes, s’occuper les mains.

— Vous avez tiré, avec?

— Non, fit Katz.

Elle hocha lentement la tête. Elle semblait abîmée dans l’examen du revolver et ses lèvres remuèrent sans qu’il entendît un son en sortir. Elle releva brusquement le menton, et Katz vit l’éclair dans ses yeux, mais elle s’était déjà détournée. Il y avait un cendrier vide, sur la table basse, à côté de ramequins d’olives vertes et noires, de soucoupes de chips et de fromage en petits cubes, de fines tranches de viande des Grisons. Katz reprit le revolver dont il vida le barillet et mit les cartouches dans le cendrier où elle les entendit tinter.

Il posa le revolver sur la moquette.

Ce fut lui qui servit, deux bourbons secs.

— À vous, fit Katz en levant son verre.

— À vous, reprit la femme en écho. Katz… Vous n’auriez pas dû venir.

— Je sais…

— Ils vous attendent.

— Je sais. (Il but quelques gorgées pensivement.) Je n’avais pas tellement le choix, Fabienne.

— Oh si, vous aviez le choix!

— Non.

Elle acquiesça sans le regarder. Elle n’avait pas bu, elle avait le verre entre les doigts, les coudes près de l’aine comme si elle voulait se comprimer le torse. Non, il n’avait pas le choix. Il ne l’avait jamais eu. Lorsqu’il redescendrait, ils le prendraient et l’emmèneraient. Sans casse, avait ajouté Lantier. Ensuite, la prison ou l’hôpital. Personne ne voulait la mort de Katz. Il lui retira la cigarette des doigts, tapota la cendre dans une soucoupe vide.

— Je n’ai pas de glaçons, observa la femme. Si vous en vouliez…

— Je n’en veux pas.

Il l’observait.

— Je voulais vous voir, Fabienne. Vous auriez pu refuser.

— Vous savez bien que non. (Elle eut un sourire amer.) Je vous ai attendu longtemps, et maudit plus d’une fois. J’ai failli vous appeler… (Elle émit un rire rauque.) Je vous ai appelé. Vous étiez sorti. Vous étiez toujours sorti, à croire que vous aviez passé le mot à vos collègues. J’ai rencontré Lantier plusieurs fois. Lui aussi voulait vous appeler…

— Je sais, murmura Katz, toujours avec sa singulière douceur.

— Oh oui, je vous ai maudit. J’ai maudit le jour où le S.A.M.U. vous a amené. J’ai maudit votre voix et vos paroles, votre satané bouquin.

Il le tira de sa poche.

— Les pages se font la jaquette. Vous le voulez?

— Non… Il n’y a pas d’explications, n’est-ce pas?

— Pas beaucoup, dit Katz. Vous ne buvez pas?

— Si… (Elle secoua la tête et but.) Rien de rationnel… (Elle regarda la cigarette fumer dans la soucoupe, le long cylindre gris, tordu à présent, les traces de goudron brunâtres sur la porcelaine blanche.) Si vous aviez répondu, est-ce que ça aurait changé quelque chose?

— Peut-être… (Il regarda les fenêtres. Il n’y en avait pas d’autres en face.) Peut-être que non. Je n’ai jamais décroché de téléphone pour vous appeler.

— Pourquoi?

— J’avais peur.

— De quoi?

— De votre rire. De votre amitié.

Elle le regarda en face, durement.

— Je n’aurais pas ri. Je ne vous aurais pas proposé mon amitié. Katz, je ne sais pas mentir. Je veux dire, volontairement. J’en suis incapable. Je n’ai jamais menti à un homme. Vous le saviez et vous en aviez peur. (Elle vida son verre et le lui tendit. Il le remplit à peine.) Je sais que vous aimez l’agneau… J’en ai décongelé une épaule et je l’ai mise au four. Pommes dauphine. Un Moulin à Vent.

Katz abandonna son verre et sa cigarette, lui prit le poignet.

— Parfait…

— C’est irréel, n’est-ce pas, ce… ce dîner. Je me suis mis dans la tête que nous rentrions du travail, tous les deux, que vous seriez sans doute harassé. J’ai même pensé que vous seriez peut-être en retard… (Elle vida son verre.) Je crois que je n’aurais pas pu, autrement… Je n’aurais pas pu faire tout ça.

— Je comprends, murmura Katz.

— Je vous ai maudit aussi à cause de tous ces dîners, de toutes ces nuits. De toute cette absence. Je ne crois pas du tout que vous puissiez comprendre, parce qu’il aurait fallu aussi le ressentir.

— Qui vous dit que je ne l’ai pas ressenti?

— Non, Katz, pas avec cette intensité. Autrement… (Elle eut de nouveau son rire amer.) Autrement, vous auriez appelé, malgré votre peur. Est-ce tellement difficile pour un homme, d’appeler une femme?

— Tout dépend de l’homme, remarqua Katz. (Il écrasa sa cigarette.) Je suis venu, vous voyez. J’ai appelé…

— Lorsque vous saviez que vous ne risquiez plus rien…

Katz rit doucement. Il ne lui avait pas lâché le poignet, lui retourna la main. Elle avait les doigts glacés, et ils se recroquevillèrent autour des siens, les agrippèrent avec une force qu’il ne soupçonnait pas.

— Que vouliez-vous me dire, Katz?

— Ça n’a plus beaucoup d’importance. Dans le paquet, il y a une cassette, un carnet. De l’argent. Tout le détail. Vous écouterez la cassette, plus tard, vous lirez le carnet et vous en ferez ce que vous voudrez. Il faudrait trop de temps, et je suppose que nous n’en avons pas beaucoup.

— Ils attendent que vous sortiez.

— Lantier vous expliquera…

— Vous l’appelez Lantier, vous aussi, Katz?

— Oui.

— Il ne m’expliquera rien. (Elle lui demanda une cigarette.) Sûrement pas pourquoi. Il m’a montré une photo de vous, sur votre bateau. Rhiannon… Il m’a parlé de vous une seule fois, et encore à contrecœur. (Elle se pencha sur la flamme du briquet, sans lui lâcher les doigts, remercia d’un coup de front.) J’aime votre voix, Katz. J’ai aimé la façon que vous aviez de sourire et de vous battre pour vivre. Et puis vous avez disparu. Je suppose que le mal était déjà fait… (Elle remua violemment la tête.) Parlez-moi, Katz, bon Dieu. Parlez-moi de vous.

Alors, il se mit à parler.

Lorsqu’il eut terminé, elle alla chercher l’agneau dans le four et ils dînèrent en tête à tête après qu’il eut allumé les bougies. Comme s’ils revenaient tous deux du travail et le visage de Katz paraissait épuisé, livide. Elle lui sourit plusieurs fois, sans doute pour entretenir l’illusion. Il lui prit les doigts sur la nappe. Elle sentit qu’il allait partir. Elle le sentit physiquement, alors qu’elle n’avait pas eu l’impression que le temps passait, à l’écouter, alors qu’il lui restait tellement de choses à lui dire, qu’elle voulait qu’il sache sur elle. Lui et personne d’autre.

— Katz, restez encore.

— Aussi longtemps que vous le voudrez.

Elle eut un sourire, mi-amusé, mi-indulgent.

— Katz, c’est moi qui ai téléphoné à Lantier pour lui dire que vous m’aviez appelée. C’est moi qui lui ai dit… Pour ce soir. Il voulait vous arrêter dans le hall. J’ai eu beaucoup de mal à le convaincre que c’était inutile et dangereux. Auriez-vous ouvert le feu, en bas?

— Peut-être, fit Katz.

— Peut-être? Vous trichez.

— Je serais monté, de toute manière…

— C’est ce que je lui ai expliqué. En échange, il m’a demandé de vous persuader de… de vous rendre. Je ne suis pas sûre d’y être arrivée. Je crois que je savais depuis le début que je n’y arriverais pas. J’écouterai la cassette et je lirai ce que vous avez écrit, je vous le promets.

Il se leva, de façon très empruntée.

Elle fit de même et lui dit:

— Vous avez essayé de jouer double jeu avec ces malfaiteurs, et je sais que vous n’avez jamais été un policier corrompu. Je crois que je sais aussi ce que vous cherchiez, peut-être seulement à vous punir d’exister. Vous n’êtes jamais parvenu à croire qu’on puisse vous aimer pour de bon. C’est vous qui vous êtes trahi, Katz. Vous vous êtes trahi vous-même et personne d’autre ne pouvait le faire à votre place. Restez encore. Quelques minutes. Je vous en supplie…

Il resta jusqu’à ce que le jour se lève et qu’elle finisse par s’assoupir, à demi étendue sur le divan. Il enleva alors le bras qui lui entourait les épaules, se retint de frôler son visage du bout des doigts, et arrangea le bas de la robe sur ses chevilles minces. Il ramassa seulement le revolver vide et le glissa dans la ceinture, devant, là où il ne le portait jamais. Bien en évidence. Il quitta la pièce à reculons. Les fleurs se trouvaient toujours dans la cellophane, sur la chaise, avec le paquet.

Il déverrouilla la porte sans bruit.

Il était dehors, sur le large palier, et le tapis absorbait ses pas. Il ne tenta pas de glisser le long des murs à défilement. Il ne se cachait pas. Quelqu’un fit de la lumière dans la vaste cage d’escalier. Katz commença à descendre, pas à pas, jeta un coup d’œil en bas, vers le damier oblique qui recouvrait le sol.

Bien avant le bruit, la vibration de la large rampe de bois sombre le prévint de leurs pas. Il continua à descendre, plus lentement, le blouson large ouvert. Et brusquement, il remonta d’un demi-étage et les vit.

Alors, il s’immobilisa, les bras le long du corps et la tête un peu inclinée sur l’épaule gauche, les traits pensifs.

Il les attendait…

Il lui sembla entendre un cri de femme, plus haut.

Il les attendait et ils n’en finissaient pas de venir.

C’était bien un cri de femme.

Il porta les doigts à la crosse du Bulldog vide.

Une voix forte s’éleva, et il reconnut celle de Lantier, dont le visage apparut, la face tournée vers le haut.

— Katz, mes types n’ont pas d’arme. Moi non plus…

— Je sais, murmura Katz pour personne.

Il laissa tomber les épaules: un damier oblique et, au bas de la dernière courbe de la rampe, une cariatide en bronze qui soutenait une lampe compliquée au globe opalescent en style nouille. Katz passa les doigts sur son visage, s’attarda à la bouche, aux commissures des lèvres, bien qu’il ne l’ait que frôlée, ses doigts avaient retenu son odeur. Le souvenir de ses traits.

— Laisse tomber, Katz! cria Lantier.

Ils ne se cachaient plus.

Katz secoua les épaules, le revolver le long de la cuisse.

Bien sûr: il n’avait plus qu’à laisser tomber…

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