CHAPITRE IV

La pièce tenait du bureau moderne, du living et du musée, à cause des vitrines, un peu partout. Malek était vautré dans un fauteuil de cuir, un verre de bière à la main, avec un air nonchalant et il examinait les masques, des trucs en jade qui valaient une petite fortune à en croire Tony Pastor, ce dont il n’avait strictement que foutre, des vraies saloperies macabres. Il aurait préféré des photos de cul, même des peintures, n’importe quoi plutôt que ces faces bleu-vert en petits morceaux, certaines avec des yeux brillants qui ne regardaient censément rien ou des choses… Pastor était libre de foutre son fric en l’air pour des conneries.

Les vitrines étaient faiblement éclairées, de même que le reste de la pièce. Assis derrière le bureau, Pastor s’occupait les doigts avec un couteau d’obsidienne et fumait de temps à autre une cigarette qu’il saisissait délicatement entre le pouce et l’index sur le bord d’un lourd cendrier de jade, et dont il tirait une ou deux bouffées avant de la reposer avec une singulière lenteur. Il venait de dépasser la quarantaine, et ses gestes étaient lents et raisonnés, sa voix calme et sourde, presque toujours étouffée, si bien qu’il ne semblait pas qu’il parlât réellement. On l’avait entendu. Après.

Malek palpa la brosse que faisait l’automatique sous son aisselle gauche.

Le regard de Pastor le traversa sans s’arrêter.

Malek bougea:

— Vous pensez qu’il va venir?

Il regarda sa montre, qui marquait trois heures.

— Bien sûr, dit Pastor.

Il écrasa la cigarette avec soin. Lentement. Malek était grand et maigre, avec des cheveux très blancs, un visage en lame de couteau, il avait tiré dix ans de centrale sur une série de braquages. Il était ressorti, avait recommencé et tiré encore sept ans. Avant qu’il repique au truc, Pastor l’avait engagé. Comme chauffeur, afin d’assurer sa réinsertion sociale, qui avait été parfaite: Malek se tenait à carreau, il avait épousé une fille-mère et ils élevaient bien la gosse qui allait entrer en quatrième dans un collège privé. Pastor croyait sans réserve à la possibilité de réinsertion des délinquants, voire des criminels. Une journaliste l’avait interviewé à ce propos pour un hebdomadaire, et sans parler de son chauffeur-garde du corps, il avait pu faire état de plusieurs personnes qu’il employait dans ses diverses entreprises, et dont le comportement lui donnait toute satisfaction. Il avait reconnu que c’était un pari, et même un pari risqué, mais que les faits lui donnaient raison: il ne fallait pas pousser ces hommes dans un ghetto, en tout point comparable au ghetto carcéral. Elle avait conclu qu’il avait foi en l’homme. Il ne l’avait pas démentie et lui avait fait envoyer un bouquet, dont il avait surveillé la composition, à la parution de l’article. Et un mince anneau de jade.

Elle n’avait pas manqué de lui téléphoner pour le remercier.

«Il viendra, pensa Pastor, parce qu’il n’a plus le moyen de faire autrement. Il a brûlé ses dernières cartouches et il a besoin d’argent. Sans compter les billets d’avion… Deux billets pour Londres. Ensuite, n’importe où: l’Amérique du Sud, les Bahamas, n’importe où il y a du soleil, où un type peut refaire sa vie avec quatre millions devant lui. Un beau fade, en définitive, surtout pour une tête brûlée qui n’a jamais été foutue de faire quelque chose de ses dix doigts, à part peloter des femmes et monter des coups tordus. Charlie aime le soleil. Il a toujours aimé le soleil, depuis sa plus tendre enfance, dans les rues de Bab el-Oued, la plage, rien foutre, un peu la pêche en mer, nager pendant des heures ou se faire griller sur la plage…»

Charlie avait trouvé le moyen de doubler Farrugia, qui avait monté, financé et fait exécuter le coup de la place Vendôme. Il l’avait doublé grâce à une gonzesse, qui avait servi de bascule et que Farouk avait retrouvée, lui ou ses hommes de main, sans trop de peine parce qu’elle ne se cachait pas vraiment, et même si elle s’était cachée, ils l’auraient retrouvée quand même, parce que Farouk n’avait pas l’intention de s’asseoir sur l’affaire, question de principe et de crédibilité. Ils avaient abandonné le corps au bord d’une nationale, dans l’état où ils l’avaient mis, et qui rendait toute tentative d’identification à peu près impossible.

Elle n’avait pas parlé, parce que autrement, Charlie aurait cessé d’exister depuis belle lurette. Or, il continuait de plastronner en BMW trois litres et il avait ajouté une nouvelle conquête à son interminable tableau de chasse. Une fille splendide et, pour une fois, pas trop con, rien de comparable avec les morues habituelles, un peu plus vieilles que lui, avec des yeux inoubliables aux reflets dorés, grande et svelte, une manière d’œuvre d’art.

Pastor regrettait la fragilité des œuvres d’art: un rien, une craquelure, le moindre petit choc, la plus infime atteinte, les renvoyait à leur triste statut de matière inerte, insignifiante, en l’espèce au gonflement noirâtre des chairs, à leur irrémédiable bouffissure, à la vermine. Elle avait une voix grave, un peu rauque, une manière très personnelle de se mouvoir, avec grâce et assurance, sans trop de hâte, comme si elle ne cessait de se promener, d’un meuble à l’autre, d’une pièce à une autre pièce, d’une rue à l’autre bout d’un jardin, comme si rien ne pressait, un sourire comme une écharpe jetée par-dessus l’épaule, un regard attardé une seconde, terriblement sagace.

On sonna.

— C’est lui, dit Malek en se levant.

Il posa le verre de bière sur une table basse.

Pastor alluma une cigarette à la flamme d’un briquet, fin comme un crayon.

Il se leva également, mais demeura derrière le bureau.

Dans un tiroir entrouvert, on pouvait apercevoir la crosse de noyer d’un gros revolver, calibre .44. Sa foi en l’homme n’était pas incompatible avec la prudence.

Charlie entra en trombe: il ne pouvait pas entrer autrement. Il était plein de vie, il bourra Malek de quelques brefs coups de poing rapides au torse, mais sans force, amicaux, souvenirs de l’époque où il s’était pris pour le nouveau Cerdan, ce qui lui avait coûté un râtelier à trente mille balles, il secoua ses boucles noires toutes neuves pour dire qu’il s’ébrouait avant la reprise, il portait une large gourmette en or au poignet gauche, un blazer crème à la Eddie Cochrane qui lui descendait à mi-cuisse, un large pantalon gris métallisé avec des revers étroits et des écrase-merde de cuir blanc. Dommage qu’il se fût empâté.

Malek le repoussa, avec un doigté d’arbitre blasé.

— Salut, Malek, clama le jeune homme.

Il lui toucha l’aisselle:

— Tu crains, ou quoi?

— Non, je crains pas, murmura l’homme.

Charlie lui rit au nez.

Il se retourna vers Pastor:

— Tu as les cailloux?

— Oui…

Pastor avait la cigarette à la bouche, les mains dans les poches de son blazer sombre croisé, les pouces dehors. Le visage fermé, il examina lentement le jeune homme. Ses yeux clairs et fixes avaient une expression comparable à celle des masques, et pas beaucoup plus chaleureuse. Il dit lentement:

— C’est toi qui as des raisons de craindre. Tu es sûr du fourgue?

Le jeune homme rit de nouveau, un ton plus bas, et s’approcha du bureau avec une démarche ralentie et chaloupée, en se frottant doucement les mains à plat l’une contre l’autre, puis son rire s’éteignit et une expression soupçonneuse et dure remplaça sa mimique amusée. Il posa les mains à plat sur le bureau, s’appuya les bras tendus. Malek avait fait mouvement: il se trouvait dans son dos à présent et Pastor n’avait pas bougé, à peine tourné le visage. Ils écoutèrent ce qu’il disait, qu’il était sûr du fourgue, qu’il avait vu la couleur de la monnaie, qu’il avait refait Farrugia comme un grand, ahoua, qu’il était plus balèze que la tour Montparnasse, qu’il avait pas envie de se faire chier le reste de sa vie comme un con entre quatre murs dans cette putain de ville où il arrêtait jamais de pleuvoir. En plus, en plus, il sortit un pistolet qu’il avait dans la ceinture entre les fesses, derrière; en plus il avait un feu et il savait s’en servir.

Pastor remua doucement les épaules.

Malek avait les doigts glissés sous la veste.

— Range ça, commanda Pastor au jeune homme.

— Les cailloux…

— Range ça, répéta l’homme immobile.

Malek avait sorti son .45, qu’il tenait le long de la cuisse, presque avec nonchalance. Charlie remonta son pantalon, remit l’arme dans la ceinture. Pastor se pencha derrière le bureau, se redressa avec une mallette entre les doigts, et la posa à plat puis il la fit glisser, retira la cigarette qu’il avait à la bouche et articula doucement:

— Contrôle, Charlie, des fois que je t’aie refait, moi aussi…

Le jeune homme rit de nouveau. Il saisit la poignée à pleine main, souleva la mallette.

— Risque pas, Tony… Tu jouerais pas à ça avec moi.

— Contrôle…

Le .44 était soudain apparu dans la main manucurée de Pastor. Un revolver à canon long chromé, dont l’orifice regardait le jeune homme entre les deux yeux, et dont les alvéoles du barillet contenaient de menaçantes ogives cuivrées. Charlie jeta un coup d’œil pardessus son épaule. Malek s’était déplacé silencieusement et son lourd automatique à l’acier terni était braqué sur ses reins.

Il contrôla: les pierres se trouvaient dans trois sacs de velours parme, retenus par des lacets de cuir, telles qu’il les avait laissées. Elles étaient glacées et lourdes, beaucoup plus lourdes que dans son souvenir. Il referma les sacs et la mallette, rebrouilla la combinaison, redressa la tête. Y avait qu’en Tony qu’il avait confiance, depuis si longtemps qu’ils se connaissaient, c’était comme son oncle, jamais il aurait pensé qu’il pourrait essayer de l’endoffer, sinon il serait pas venu lui demander de garder la camelote le temps que l’affaire se tasse et qu’il trouve un client pour les vendre.

Pastor reposa le .44 sur le bureau.

Il écrasa méticuleusement sa cigarette.

Il dit, la bouche immobile:

— Adieu, Charlie.

Puis, par-dessus l’épaule du jeune homme, à Malek:

— Raccompagne-le jusqu’à la voiture.

Il s’assit dans le fauteuil, derrière le bureau. Lorsque la pièce fut vide, il éteignit le plafonnier, rangea le revolver dans le tiroir, alluma une cigarette au mégot de la précédente. Charlie avait à peine trente ans, mais il n’avait pas plus de jugeote qu’un enfant de treize, et en plus il avait trouvé le moyen de faire du gras, c’est vrai qu’ils se connaissaient depuis longtemps, une vingtaine d’années, pas loin, c’est vrai que Tony avait toujours essayé plus ou moins de lui donner la main, de faire en sorte qu’il se tire les cuisses propres de ses conneries, peut-être à cause du ciel d’Alger, de la mer? Qui pouvait savoir? Peut-être à cause de rien, en définitive. Charlie Segura, petit maquereau, petit braqueur, petit tout, se promenait avec quatre millions de bijoux dans sa mallette. Les bijoux tirés à Farrugia.

Tony Pastor appuya sur le bouton qui commandait l’éclairage des vitrines, et qui s’éteignirent toutes ensemble. Il resta dans la pénombre, immobile.

Charlie Segura était un homme mort.

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