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J’empruntai la Clio pourrie d’Alice pour aller chez moi récupérer quelques affaires et surtout la montagne de cadeaux à déposer la nuit suivante au pied du sapin. Je n’avais pas envie de m’attarder dans mon appartement qui me paraissait à présent aussi accueillant qu’un bloc chirurgical. Je n’avais envie que d’une chose : retrouver la chaleur de la maison de ma sœur. Je jetai à la va-vite quelques vêtements dans un sac et me changeai pour une tenue plus confortable que celle du travail. En moins d’une demi-heure, l’affaire était réglée et le coffre plein. Pourtant, je ne pris pas la direction du périphérique ; je devais retenter ma chance pour lui expliquer, pour reconnaître mes erreurs, ça ne changerait rien à la situation, je le sentais, mais je lui devais ça, et j’en avais besoin. En passant en voiture devant la brocante, j’aperçus une lumière, il était là, je me garai n’importe comment, claquai la portière et courus jusqu’à la boutique. Je pris deux secondes pour calmer ma respiration, puis je poussai la porte. Le silence me déchira. Il écoutait toujours de la musique à la brocante, peu importe qu’il y ait des clients ou non. Là, pas une note, pas une parole, pas un bruit.

— Désolé, mais c’est fermé, l’entendis-je dire du fond de la boutique.

Sa voix était plus catastrophée qu’à l’accoutumée, plus grave encore. Sans m’avancer davantage dans la boutique, je patientai en tripotant mes mains, et remarquai son sac de voyage posé non loin de moi. Oh non, tout sauf ça ! Je reçus un coup de poing dans le ventre, il partait…

— Il faudra revenir après les fêtes, continua-t-il. Je m’en vais dans…

Ça y est, il avait fini par s’approcher. Comme d’habitude, il retira ses lunettes, se frotta les yeux et se pinça l’arête du nez. J’aimais tellement quand il faisait ça…

— Que fais-tu là ? me demanda-t-il sèchement. Tu as besoin d’une distraction pour Noël ? Désolé, je ne suis pas disponible.

— Je voulais te parler.

— Et moi, je ne veux plus entendre parler de toi ! Tu es sourde en plus d’être garce ?

Ça faisait mal.

— S’il te plaît, Marc, bredouillai-je. Après… je promets de disparaître.

— Je sais déjà ce que tu es venue me dire, ta sœur, que tu as dû sacrément manipuler, m’a téléphoné et a plaidé ta cause.

Qu’Alice prenne ma défense après tout ce que j’avais fait me chamboulait, me montrait à quel point elle était bien meilleure que moi.

— Elle n’aurait pas dû.

— Pourquoi ? Pour te permettre de me raconter des conneries ? Ou tu comptais vraiment me dire que tu étais ta propre patronne ? Tu avais prévu de me le dire quand ? Avant ou après m’avoir traité comme une sous-merde !

Chaque regard qu’il me portait était dur, froid, haineux, et ça me faisait de plus en plus mal.

— J’ai déraillé, complètement, je suis désolée. Pardonne-moi… Je ne pensais pas un mot de ce que je t’ai dit…

Il se figea, ses épaules s’affaissèrent et il regarda le plafond en soufflant. Puis il me scruta à nouveau.

— Alors pourquoi as-tu fait ça ? Pourquoi tu nous as fait ça ? insista-t-il en haussant le ton.

— Parce que j’avais peur !

— Peur de quoi ?

— Peur de ne pas y arriver, peur de te faire souffrir…

— J’aurais pu t’aider, te soutenir, ça n’aurait pas été facile tous les jours, mais on aurait pu essayer…

Il s’éloigna un peu plus, me tourna le dos et soupira profondément.

— Tu as choisi à ma place et, toi, tu as choisi ton boulot, Yaël. Crois-tu que ça, je puisse te le pardonner ?

En moins de 24 heures, deux fois la même remarque.

— Je sais, Bertrand m’a dit exactement la même chose.

— Comment ! Tu as parlé de nous à ton patron ? gueula-t-il en me faisant à nouveau face.

Je piquai du nez. Décidément, je faisais tout mal.

— Te rends-tu compte de ce que tu dis parfois ?

— Non, je ne me rends pas compte, je dis des tas de conneries, parce que, parce que…

— Parce que quoi ? s’énerva-t-il.

— Parce que je suis terrifiée à l’idée de te perdre encore une fois ! lui hurlai-je dessus.

Je n’avais pas réussi à me maîtriser. Il recula et parut exaspéré.

— Merde, Yaël ! Je croyais qu’on avait dépassé ça depuis longtemps. Tu as encore des trucs à me balancer ?

Les larmes se mirent à couler sans que je puisse les retenir. Je m’en foutais, il fallait que ça sorte, ce truc que je retenais au fond de moi depuis des années, ce truc qui m’avait rongée, ce truc pour lequel je m’étais reniée.

— Tu m’as abandonnée ! criai-je. Tu m’as laissée seule.

— C’était il y a des années !

— J’ai cru devenir folle quand tu es parti ! Tu le sais, ça ? Non, tu ne le sais pas… alors ne juge pas celle que je suis aujourd’hui, Marc. Je suis vide depuis que tu es parti. Je n’étais plus rien sans toi, je n’avais plus envie de rien parce que tu n’étais plus là. C’est mon boulot qui m’a sauvée, qui m’a permis d’exister, de trouver une raison de me lever le matin. Tout ce que tu me reproches d’être, je le suis devenue pour me protéger du manque de toi ! Et maintenant, qu’est-ce que j’y peux ? Je suis comme ça, je ne peux plus revenir en arrière. J’ai changé, j’ai grandi avec mon travail, et j’ai fait des choix pour garder la tête hors de l’eau.

Sur son visage, la colère cédait peu à peu la place à la tristesse. Il pâlissait à vue d’œil. Je ne pouvais plus m’arrêter.

— À ton avis, pourquoi je suis seule depuis toutes ces années ? Je n’ai laissé personne m’approcher pour ne pas revivre ça, et parce qu’aucun homme ne pouvait prendre ta place. Je suis désolée d’avoir paniqué, mais j’ai eu peur de ne pas savoir faire les deux. J’ai été dépassée par ce que tu me fais, par ce que tu réveilles en moi. J’ai choisi ma survie. Parce que si tu me laissais à nouveau…

Ça ne servait à rien d’aller plus loin. Marc soupira profondément. Il parut perdu, las.

— Quel gâchis… Si tu me redemandais aujourd’hui pourquoi je n’ai pas cherché à reprendre contact avec vous quand je suis revenu, je ne te répondrais pas tout à fait la même chose.

— De quoi tu parles, Marc ? Je ne comprends rien. Tu ne m’as pas tout dit ?

— Non… il y a une partie que je n’ai pas osé t’avouer.

Il frotta son visage avant de poursuivre en me regardant droit dans les yeux.

— C’est à cause de toi que je ne vous ai pas cherchés. J’ai toujours été amoureux de toi… je me suis marié en pensant à toi. Tu parles d’un salaud ! Jamais je ne t’ai oubliée… tu étais toujours là, dans un coin de ma tête…

Je mis ma main sur ma bouche. Mon Dieu… comment avions-nous pu passer à côté de nous, il y a dix ans ? Tout serait tellement différent aujourd’hui.

— Quand je suis rentré à Paris avec Juliette, je savais qu’à la minute où je te reverrais, mon mariage prendrait l’eau… et puis, j’avais aussi peur de te retrouver mariée, mère de famille, heureuse, et que tu te souviennes à peine de moi. C’est pour ça que je n’ai rien fait pour savoir ce que vous deveniez, ce que, toi, tu devenais… Quand tu es tombée du ciel ici, j’ai préféré ta colère et tes reproches à l’indifférence que je craignais… mais j’ai su à la minute où je t’ai vue que je courais à ma perte…

Il reprit sa respiration, fit un pas vers moi, mais se ravisa. Mes larmes coulaient encore et encore.

— Celle que j’ai redécouverte, c’était toi et pas toi… tu avais changé, c’était évident. J’ai appris à connaître la femme d’affaires puissante, à la beauté froide que tu es devenue. Mais je t’ai vue aussi t’enflammer comme avant. J’ai cru qu’il y avait encore de l’ancienne toi, cachée au fond. J’ai été incapable de te résister. Oh… j’ai vaguement essayé, mais ça a été un échec total. Je croyais savoir ce que c’était d’aimer ces dernières années, et non, en fait, ce n’est rien comparé à ce que je ressens pour toi aujourd’hui… Je ne me reconnais pas depuis des mois, et c’est à toi que je le dois. Tout est plus fort, surdimensionné, l’amour, la douleur et la colère aussi…

On resta, là, sans se quitter des yeux, sans bouger, sans dire un mot, de longues minutes.

— Pourquoi on ne s’est jamais parlé ? demandai-je d’une toute petite voix.

— Il faut croire qu’on doit se rater à chaque fois…

— Non…

J’osai faire un pas vers lui.

— Qu’allons-nous faire, Marc ?

— Rien… Il n’y a plus rien à faire. C’est trop tard.

Il remit ses lunettes et partit au fond de la boutique. Les lumières s’éteignirent toutes les unes après les autres, j’entendis le bruit d’un trousseau de clés. Puis Marc revint, sa veste en velours sur le dos, et attrapa son sac de voyage en me lançant un regard.

— Désolé, je suis attendu.

— Que fais-tu ?

— Je pars fêter Noël chez mes parents, je dois passer prendre Abuelo et je suis déjà en retard.

— Tu ne peux pas partir comme ça ?

— Yaël, c’est fini…

— Non…

Il reposa son sac et fit les quelques pas qui nous séparaient. Sentir la chaleur de son corps si près de moi me fit frissonner. Je levai le visage vers lui. Son sourire, que je n’attendais plus, était triste et confirma mes pires craintes. Il posa délicatement ses mains de chaque côté de mon cou, je fermai les yeux, en savourant la moindre seconde où nos peaux se réunissaient.

— Yaël… je ne veux plus rien en ce moment… Je t’ai attendue si longtemps, et quand enfin j’ai eu l’impression que tu étais là… tu t’es enfuie…

— Non, l’interrompis-je en rouvrant les yeux.

Je sentais son pouce caressant ma peau, je m’accrochai à ses bras, sa montre camouflée sous ma main.

— Ça fait dix ans qu’on se fait souffrir tous les deux, sans en avoir conscience, la plupart du temps. Ce n’est pas une vie… on finira toujours par se balancer des reproches, des attaques sur ce qu’on se fait subir ou sur le passé. Quand on s’est retrouvés, j’ai cru que c’était toi, celle avec qui je passerais ma vie… Je me suis planté… et je ne suis pas celui qu’il te faut…

— Marc… non… ne dis pas ça… s’il te plaît… Je t’aime, je t’aime… Je te veux tellement dans ma vie que j’en ai mal… On va construire ensemble… on va se retrouver… tirer un trait sur le reste… Ne nous fais pas ça… je t’en prie… Laisse-nous essayer… tu me disais qu’on aurait pu…

— Oui, avant… s’il n’y avait pas eu tout ça… Il n’y a pas de place pour moi dans ta vie, je sais ce que je veux, et ce n’est pas ça… J’ai besoin d’être seul, de prendre du recul… je n’en peux plus… je veux que tout ça s’arrête…

Il se pencha, je crus l’espace d’une seconde qu’il allait m’embrasser. Mais non, il posa son front contre le mien, ferma fort les yeux en soupirant.

— Vas-y maintenant, murmura-t-il.

— Marc, s’il te plaît.

— Respecte mon choix.

Il lâcha mon cou, reprit son sac et ouvrit la porte de la brocante. Je sortis, et restai pétrifiée sur le trottoir tandis qu’il fermait à clé et baissait le rideau.

— N’oublie pas de faire attention à toi, me dit-il.

— Promis… Souhaite un joyeux Noël à ton grand-père de ma part.

Il esquissa un sourire.

— Ça lui fera plaisir, tu lui manqueras.

Il planta son regard dans le mien quelques secondes, puis il s’en alla en allumant une cigarette. Je le regardai jusqu’à ce qu’il disparaisse au coin de la rue. Puis je m’adossai au rideau baissé de la brocante, et me laissai tomber jusqu’au sol en fermant les yeux. C’était fini… dix ans d’attente pour en arriver là. Marc et Yaël, ça n’existait plus. Une page de ma vie se tournait. Il était lui, j’étais moi, nous aurions pu être nous, mais c’était fini. J’étais vidée, brisée, déchirée de part en part.

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