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À 18 h 45, je franchis le seuil de l’agence, ma valise à la main. Le calme le plus parfait y régnait, tout le monde était déjà parti, après tout, nous étions vendredi soir et au mois d’août. Me retrouver là après mes deux semaines de vacances me remplissait d’excitation. Je suis dans la place ! J’aperçus Bertrand derrière le mur vitré de son bureau, il était au téléphone et me fit signe de patienter. J’en profitai pour retrouver mon bureau et allumer mon ordinateur ; enfin découvrir ce qui m’attendait sur ma boîte mail. Et là : douche froide. Pas un mail. Rien. Pourquoi m’avoir demandé de revenir dans ce cas ? Mon attitude au téléphone n’avait pas dû arranger les choses, je ne lui avais posé aucune question au sujet de l’urgence. Après tout, qui m’avait dit qu’il y en avait une ? Personne à part moi. Je refusais d’imaginer que ma situation se soit aggravée pendant mon séjour dans le Luberon. Je me forçai à respirer calmement. Mon palpitant s’affolait. Pas de panique ! Pas encore ! Pas déjà ! Hors de question de perdre si rapidement le bénéfice des vacances ! Mais mon Dieu que c’était dur !

— Yaël !

Je sursautai, noyée dans mes craintes de licenciement. Je bondis du fauteuil en lui tendant la main.

— Bonjour, Bertrand.

— Viens dans mon bureau.

Je le suivis et retrouvai le capharnaüm de son antre, me souvenant avec horreur de la dernière fois où je m’y étais trouvée.

— Tu as une mine resplendissante, me dit-il une fois assis.

— Merci.

— Je m’absente une dizaine de jours, je te confie les clés de la boutique. Tu es maître à bord.

Je n’étais pas certaine de tout saisir. Pourtant, en l’écoutant m’expliquer de quelle manière il s’était organisé une tournée de rendez-vous avec nos principaux clients américains, je dus me rendre à l’évidence : il me laissait les pleins pouvoirs durant son absence. J’avais le week-end pour me mettre à jour sur les dossiers en cours et être prête à prendre le relais dès lundi matin au retour de mes collègues. Un clignotant s’alluma dans mon esprit : l’association n’était pas oubliée, Bertrand me faisait passer un test de résistance à la pression.

— Rentre chez toi, maintenant. Tu vas avoir besoin de toute ta niaque !

Je me levai, il fit de même pour me raccompagner. En passant devant mon bureau, il ouvrit un tiroir et me tendit une boîte contenant un iPhone 6 flambant neuf.

— J’ai cru comprendre que tu avais eu un souci de téléphone…

— Merci.

Arrivé devant l’ascenseur, il me scanna de la tête aux pieds.

— Fais en sorte de conserver cette dynamique, je n’aimerais pas à avoir à me passer de toi à nouveau.

— Faites-moi confiance. Bon voyage, je vous donnerai des nouvelles régulièrement.

Le matin même, la chaleur me réveillait dans ma chambre à la Petite Fleur, alors que j’étais sans nouvelles de Paris, incertaine quant à mon avenir. Ce soir, la chaleur parisienne, malgré la clim’ du taxi, m’étouffait, me rendait moite, et j’étais suppléante de Bertrand durant son voyage d’affaires.


Mon premier geste en pénétrant dans mon appartement fut de retirer mes chaussures ; mes pieds étaient douloureux et les ampoules toutes proches, il ne m’avait pas fallu beaucoup de temps pour perdre l’habitude de porter des stilettos. En savourant la douceur du parquet sous ma voûte plantaire, je me dirigeai vers la chambre pour vider ma valise. Ma récente garde-robe d’été trouva une place au fond du dressing ; je n’étais pas près de la réutiliser. Une fois tout rangé, je regagnai le séjour, allumai mon ordinateur portable et récupérai le téléphone encore dans son emballage. Je l’observai sous toutes ses coutures ; un flash de la disparition de son prédécesseur me noua la gorge et le silence de l’appartement me saisit au même instant. Je bondis du canapé et allai dans la cuisine à la recherche de quelque chose à manger ; le frigo et les placards étaient vides. Je commandai un japonais par réflexe et allumai la télévision sur une chaîne d’info en continu : je me sentis moins seule. Puis je me lançai dans la configuration du téléphone. Une fois confrontée à mon plateau de poisson cru, mon appétit s’envola, alors que j’aurais salivé devant une viande grillée au barbecue. Je me forçai pourtant à manger ; je ne pouvais pas me permettre la moindre faiblesse les jours prochains. Dès que le téléphone fut opérationnel, je me connectai au serveur de l’agence pour y relier mon mail. Immédiatement, le compteur de la boîte s’activa, s’envola pour atteindre le score de 547 mails ; Bertrand venait de relancer la machine. Je parcourus l’étendue de ce qui m’attendait ; le programme du week-end était tout trouvé, je serais à l’agence dès la première heure le lendemain. Lorsque je fus prête à aller me coucher, je découvris un SMS d’Alice, elle avait dû me l’envoyer quand j’étais sous la douche : « J’imagine que tu as récupéré un téléphone, donne-nous des nouvelles. » J’envoyai une réponse brève : « Tout va bien, beaucoup de travail en perspective. Merci pour les vacances. Je vous embrasse. » Je me glissai sous la couette, en éteignant la lampe de chevet. Et je pensai, non pas à Alice ou aux vacances, mais bien à Marc, et uniquement à lui, à la sensation d’être contre lui, de mon corps réagissant au sien. Ça me rendait folle ! Ma vie sentimentale se résumait à des aventures sans lendemain, qui ne me donnaient jamais envie de remettre le couvert avec le même partenaire. C’était parfait. Le reste, je n’en voulais pas ! De toute façon, je n’avais pas de temps pour davantage ; il m’était strictement impossible de me laisser perturber par ça, encore moins par Marc. Soit, les vacances m’avaient reposée, requinquée, prouvé que je devais prendre un peu plus soin de moi et des autres pour ne plus flancher au travail, mais il était hors de question que la paix disparaisse de mon esprit et encore moins de mon corps ; je continuerais à trouver de temps à autre un homme d’une nuit, et l’hygiène serait assurée. D’un bond je filai à la salle de bains, mis de l’eau du robinet dans le verre à dents pour avaler un somnifère. Je refusais que des images du corps de Marc troublent mon sommeil. Pourtant sitôt les yeux ouverts, après une nuit sans rêves, je me souvins de sa dernière phrase : on se voit à Paris. Non ! Non ! Non ! Je sautai de mon lit, le cœur battant la chamade. Je ne connaissais qu’un moyen pour me le sortir de la tête : le travail !


Je passai le week-end enfermée entre les quatre murs de l’agence, consultant les dossiers, préparant le planning de la semaine qui s’annonçait. Lorsque je faillis balancer le téléphone par la fenêtre après un énième appel d’Alice, je pris le taureau par les cornes. Ça n’allait pas recommencer comme avant ! Il fallait que ça cesse, sinon je n’y arriverais pas. Je lui écrivis un SMS entre vérité et mensonge : « S’il te plaît, arrête de m’appeler, ça me donne le bourdon d’avoir de vos nouvelles. Je t’embrasse grande sœur. » Sa réponse arriva dans la seconde qui suivit : « Pardon, pardon. Tout le monde t’embrasse fort, fort. » J’eus enfin la paix et pus me mettre la tête dans le guidon.


Le lundi matin, j’étais à l’agence à 8 heures, prête à recevoir mes collègues. Une heure plus tard, je les accueillis dans la kitchen avec un café et des chouquettes. Ils arrivèrent les uns après les autres, pas surpris de me voir là, ni par l’absence de Bertrand, visiblement tous au courant de la responsabilité qui m’incombait. Ils n’avaient pas l’air franchement ravis de me retrouver, échangeant des messes basses, se lançant des coups d’œil peu encourageants. Je m’attendais à quoi, aussi ! Malgré leur manque d’enthousiasme, ils me zieutaient mi-perplexes, mi-amusés.

— Il y a un problème ? finis-je par demander.

— Non, rien de particulier. Tes vacances t’ont changée, c’est certain, m’annonça le responsable du service traduction. La semaine qui s’annonce ne va peut-être pas être si horrible que ça.

— Ne comptez pas sur moi pour vous laisser partir plus tôt.

Comment avais-je pu sortir un truc pareil ! Ça commençait mal !

— On s’en serait doutés, mais c’est plus agréable de bosser avec une personne en chair et en os qu’avec un robot.

Ils me plantèrent là et rejoignirent chacun son poste.

* * *

La semaine passa à la vitesse de la lumière. Le dimanche soir, j’eus Alice au téléphone, ils venaient tout juste de rentrer de Lourmarin. La fin des vacances s’était bien déroulée, bien que plus calme aux dires de ma sœur ; les petites familles s’étaient baladées séparément, Marc avait passé la majeure partie de son temps à bouquiner près de la piscine et était aussi retourné à L’Isle-sur-la-Sorgue une journée. Je coupai court à la discussion sur les vacances en lui proposant de passer prochainement un samedi avec moi à Paris, ça me faisait envie. Elle sauta au plafond et, par la même occasion, j’évitai d’avoir trop de nouvelles de Marc.


Bertrand venait de rentrer, satisfait de son voyage, et prêt semble-t-il à démarrer une nouvelle année. Il fit le tour de l’agence, faisant le point avec chacun. Une fois qu’il eut fini, il me convoqua dans son bureau. Durant deux heures, il me questionna sur le travail des uns et des autres, sur les contrats signés, les missions accomplies et celles en cours. Ensuite, je lui présentai le projet sur lequel j’avais travaillé durant son absence : prospecter dans de nouveaux domaines, à commencer par les salons professionnels importants. J’avais établi une liste des plus intéressants en fonction du domaine d’activité, de la présence internationale et des exposants. J’avais aussi en tête de développer la mise en relation de certains de nos clients entre eux. J’avais tout bêtement pensé que Gabriel et Sean pourraient faire affaire ensemble. D’une manière générale, grâce à notre carnet d’adresses, nous avions tout pour devenir des intermédiaires idéaux.

— Je suis content de t’avoir envoyée en vacances. Tu as fait un excellent boulot, je te félicite.

— Merci, répondis-je, soulagée.

— Et je ne parle pas que de tes projets que je vais étudier de plus près. L’agence tout entière m’a fait un retour plus qu’élogieux de ton travail la semaine dernière.

Je me trémoussai sur ma chaise, sentant mon visage virer au rouge.

— J’ai fait mon job, Bertrand. C’est tout.

— Je ne regrette pas de t’avoir fait prendre le large, j’espère que tu as retenu la leçon. Tu es revenue plus performante que jamais, et c’est une très bonne chose pour l’avenir.

— Je ne vous décevrai plus.

— Je te fais confiance, me répondit-il, blasé, sans que je saisisse pourquoi. Avant que tu retournes travailler, j’ai un dernier service à te demander.

— Je vous écoute.

— Occupe-toi de convier toute l’agence à un dîner un samedi, pour lancer l’année et présenter nos ambitions. Créons un peu plus de cohésion d’équipe, et profitons de ce que tu as généré.

Ce pouvoir inattendu et inespéré me fit entrevoir le futur, lorsque je deviendrais associée : cela ne faisait plus de doute.


Je sortais tout juste d’un déjeuner avec nos Américains enrichis dans le gaz de schiste et obsédés par l’immobilier parisien. Plus tôt dans la matinée, j’avais interprété pour la signature d’un acte de vente d’un immeuble du seizième arrondissement. Ils avaient ensuite tenu à ce que nous déjeunions ensemble. Entre deux gorgées de chardonnay, dont ils raffolaient, je fis en sorte de leur extirper des noms dans leurs relations de travail. Des types comme eux avaient nécessairement des contacts qui auraient besoin des services de l’agence. Maintenant qu’ils me mangeaient dans la main, je ne pouvais pas rater une occasion pareille. J’avais une niaque d’enfer et, après les avoir laissés, je fis le choix de marcher jusqu’à une station de taxis, plutôt que d’en appeler un. J’en profitai pour téléphoner à Bertrand et lui faire part de mes avancées avec enthousiasme. Brusquement, je m’arrêtai de marcher et de parler ; je venais d’apercevoir Marc installé à une terrasse. Que faisait-il là ? Ce n’était pas possible, un truc pareil ! J’avais la guigne : je commençais tout juste à moins penser à lui et le voilà qui apparaissait sous mes yeux.

— Yaël, tu m’entends ?

La voix de Bertrand me ramena à la réalité.

— Oui, pardon. Vous me disiez ?

— Je pars en rendez-vous, on reparle ce soir, à l’agence.

— Très bien.

Il raccrocha. Que faire ? Tout m’était encore permis ; Marc ne m’avait pas vue, je pouvais faire demi-tour et aller chercher un taxi ailleurs. Pourtant, au fond de moi, je savais que je devais aller lui parler, pour me rendre compte que le soleil m’avait tapé sur la tête dans le Luberon et que ça s’arrêtait là. Mes jambes se mirent en marche sans que je réfléchisse davantage. Marc griffonnait sur un Moleskine, ses lunettes en écaille sur le nez, sans rien regarder autour de lui, au point que même lorsque je fus devant sa table, il ne s’en rendit pas compte.

— S’il y a bien un endroit où je ne t’imaginais pas, c’est le seizième !

Son critérium cessa d’avancer, il referma son calepin et retira ses lunettes, qu’il rangea dans la poche intérieure de sa veste en velours. Puis il leva enfin la tête en esquissant un sourire.

— C’est ta spécialité de tomber du ciel au moment où je m’y attends le moins.

— Je peux te rétorquer la même chose !

Il se mit debout et nous nous fîmes une bise au-dessus de la table, en nous effleurant à peine. Tant mieux.

— Tu attends peut-être quelqu’un ? Je tombe mal, lui dis-je.

— Pas du tout… Tu as le temps de prendre un café ?

— Oui, lui répondis-je en m’asseyant en face de lui. Alors que fais-tu par là ?

— Je travaille, figure-toi ! On m’a appelé pour faire une proposition de rachat pour le mobilier d’un appartement qui va être vidé après succession.

— Et sur ton carnet, tu fais quoi ?

— Je calcule les prix, je note les caractéristiques des meubles et je compare avec les estimations de l’expert. C’est ça, aussi, mon boulot.

Le serveur nous interrompit en déposant nos cafés.

— Et toi ? me demanda-t-il.

— Je sors d’un déjeuner d’affaires.

— Comment vas-tu ?

— Très bien.

— La reprise ?

— Parfaite…

Il regarda au loin en remontant sa montre. Puis il sucra et touilla son café longuement, d’un air concentré. De mon côté, je fis tourner ma tasse dans la soucoupe à plusieurs reprises avant d’avaler une gorgée.

— Tu as revu les autres ? finit-il par me demander, d’un ton détaché.

— Non, pas encore, j’ai été très prise.

Le silence se réinstalla à nouveau. Je finis mon café, il se roula une cigarette et l’alluma. Sa fumée ne me dérangeait pas, contrairement à celle des autres. Après des secondes à éviter son regard, je décidai de l’affronter, il me fixait. Nous ne nous quittâmes pas des yeux. Fuis ! J’avais bêtement cru que cette rencontre due au hasard apaiserait mon esprit et mon corps, c’était tout le contraire qui se produisait. Malgré mon envie plus qu’évidente de lui attraper le poignet pour savoir l’heure, je fouillai dans mon sac pour trouver mon téléphone et occuper mes mains : je n’avais que trop tardé à rentrer au bureau.

— Il faut que j’y aille. Désolée, je suis attendue.

— Évidemment… Je suis en voiture, tu veux que je te dépose ?

— Non ! m’exclamai-je, la voix montant dans les aigus.

Impossible d’être plus ridicule ! Mais je me sentais franchement incapable de me retrouver enfermée dans la Porsche avec lui.

— Je vais prendre un taxi, il y a une station un peu plus loin, repris-je plus posément, tentant de retrouver un semblant de dignité.

— Je suis garé à côté.

Nous marchâmes l’un à côté de l’autre, en silence, en longeant les immeubles. La station était en vue, plusieurs taxis patientaient, et l’un d’eux m’offrirait la paix. Au loin, j’aperçus sa vieille Porsche. À dix mètres de mon but, Marc me retint par le coude, j’eus à peine le temps de le regarder, qu’il m’entraînait sous une porte cochère ouverte et me ceinturait avec ses bras. En me poussant contre le mur de la cour intérieure, il écrasa ses lèvres sur les miennes, qui s’ouvrirent naturellement, nos langues se mêlèrent dans une lutte acharnée. Mon corps réagit instinctivement, se coulant contre lui, mes bras se nouant autour de son cou, ses mains pressèrent ma taille, le creux de mes reins. Ses lèvres délaissèrent ma bouche, pour s’attaquer à mes joues, ma nuque ; je me cambrai, ma respiration se saccada, il gémit dans mon cou avant de m’embrasser à nouveau, une main me tenant le visage, l’autre remontant le long de mon dos. C’était tellement fort que mes jambes n’étaient pas loin de se dérober sous moi. Et puis, brusquement, il me lâcha, le mur me retint, m’évitant de m’écrouler par terre, Marc se massa les tempes.

— Yaël, excuse-moi… oublie ça.

Il me jeta un regard et me planta là, comme ça, sans rien dire de plus. Au loin, la Porsche vrombit ; Marc démarrait comme s’il était poursuivi par une horde de furies. Je passai mes doigts sur mes lèvres gonflées, alors que mon corps frémissait encore. Je passai la porte cochère, en trouvant la lumière éblouissante. Je grimpai dans le premier taxi libre, donnai l’adresse de l’agence et me tassai dans le fond de la voiture.


Arrivée à destination, je m’écroulai dans mon fauteuil, regard braqué sur l’écran, tête entre les mains, et restai dans cette position sans rien faire les deux heures suivantes. Chaque fois que j’étais sollicitée par quelqu’un, je répondais : « demain ».

— Nous devions nous voir ce soir, non ?

— Hein ? rétorquai-je en levant les yeux.

Je venais d’adresser le dernier « demain » à Bertrand sans même m’en rendre compte. La catastrophe ! Je sautai de mon fauteuil.

— Bertrand ! Oui, bien sûr ! J’arrive.

Il me regarda étrangement et partit dans son bureau. Je n’avais aucune note sur laquelle m’appuyer. L’espace d’un instant, j’eus un énorme trou de mémoire. Qu’avais-je fait avant l’épisode de la porte cochère ? Le café avec Marc. Mais encore. Je me creusais encore la tête en prenant place en face de lui.

— Donc, les Américains ?

Il me restait trois neurones pour m’éviter de crier « Alléluia ». Petit à petit, les informations émergèrent, et je pus lui raconter le déjeuner, en lui confiant les contacts décrochés. Il finit par me souhaiter une bonne soirée, et me rappela le dîner du lendemain avec toute l’équipe — dîner que j’avais totalement zappé. Où avais-je la tête ? Sous une porte cochère.


Le somnifère mit plus de temps à agir que d’habitude ; chaque fois que je fermais les yeux, je revivais mon baiser avec Marc, avec le sentiment de ne jamais avoir été embrassée de cette façon. À mon réveil, le samedi matin, j’avais toujours la tête en vrac, le ventre tiraillé par le désir, qui refaisait surface dès que les lèvres de Marc se rappelaient à mon bon souvenir. Je me sentais totalement stupide, ayant l’impression d’être une gamine après son premier baiser. M’occuper devenait impératif. Après mon café, j’enfilai ma tenue de sport et préparai mon sac de piscine, en prenant bien soin d’y mettre le maillot de nageuse, c’était fini le bikini ! Pour ce que ça m’avait servi.

Arrivée au bord du bassin, ma tête me gratta, mes cheveux manifestaient très clairement leur goût pour la liberté. N’en pouvant plus et préférant ne pas m’imposer une contrariété supplémentaire, je retirai le bonnet avant de plonger. Durant une heure, dans le couloir de nage, j’enchaînai les longueurs rageusement, comme avant. L’effet fut immédiat : ma respiration se régula, mon corps se détendit, mon esprit se tourna vers le travail et le dîner du soir avec l’agence. Ma seule distraction fut d’imaginer le programme de l’après-midi avec Alice, elle me manquait depuis mon retour.


Elle m’appela après avoir réussi à garer sa voiture, près de chez moi, vers 11 h 30. Je claquai la porte de l’appartement et la rejoignis sur le trottoir. Elle me sauta au cou en me serrant contre elle. Je lui rendis son étreinte.

— Si tu savais à quel point je suis heureuse de passer la journée en tête à tête avec toi ! me dit-elle.

— Moi aussi.

Je la pris par le bras, l’entraînai rue de Vaugirard, puis nous marchâmes jusqu’à la rue de Rennes. Je la fis parler des enfants, de Cédric, et de la rentrée des classes. Nos parents s’invitèrent aussi dans nos discussions, ils avaient pris le relais à la Petite Fleur, mon père était ravi du déblayage effectué dans la grange, et lui comme ma mère n’avaient de cesse de me réclamer. Depuis combien de temps ne les avais-je pas vus ? Longtemps, bien longtemps. En franchissant le seuil d’un premier magasin, un regard échangé suffit à nous comprendre : Alice choisirait pour moi, et inversement. Elle était là pour détendre ma garde-robe et, moi, je me faisais le devoir de la féminiser. Je voulais à tout prix qu’elle remette sa beauté naturelle en valeur.

— Quand veux-tu que je mette ça ? me demanda-t-elle en découvrant la robe et les bottes que je lui présentais.

— Le week-end, pour sortir ! Les bottes, tu peux les porter au travail, vu la hauteur des talons !

— D’accord… à la condition que tu prennes ça, toi !

Elle sortit de derrière son dos une paire de bottines plates, type motard, un sweat à capuche et un petit blouson de cuir.

— Si je débarque à l’agence avec ça…

Elle me décocha un sourire sadique.

— Le week-end, pour te balader ! Quand tu ne travailles pas…

Je lui arrachai le tout des mains et écrasai contre elle ce que je lui avais déniché.

— En cabine !


Les bras chargés, nous nous écroulâmes sur une banquette du Saint-Placide ; il était déjà plus de 15 heures. Après avoir commandé pour chacune une omelette-salade, je jetai un coup d’œil à mon téléphone.

— Yaël, s’il te plaît ! geignit Alice.

— C’est la première fois que je le regarde depuis qu’on est ensemble. Je te signale que toi, tu n’as pas arrêté de vérifier le tien.

— Pour savoir si les enfants vont bien !

— Et moi, je m’assure qu’il n’y ait aucun désistement de dernière minute, Bertrand le prendrait très mal.

Elle pouffa.

— En fait, tes collègues, ce sont un peu vos enfants, à ton patron et toi.

— N’importe quoi ! lui balançai-je en levant les yeux au ciel, un léger sourire aux lèvres.

Je lui expliquai le programme et l’enjeu de la soirée pour l’agence.

— Excuse-moi, Yaël, mais les gens ont une vie privée… et ont peut-être envie de faire autre chose que bosser le samedi soir.

— On ne bosse pas, c’est un dîner !

— Il y a encore des progrès à faire, avec toi… Bien sûr que c’est du boulot quand on dîne avec ses collègues et son patron, je doute que vous finissiez en boîte de nuit.

J’éclatai franchement de rire.

— Mais ce Bertrand, il n’a pas de vie, à côté ?

— Pas que je sache.

— C’est d’un triste… Enfin… c’est bête que tu sois prise, tu aurais pu dîner à la maison, on a Marc ce soir.

— Ah…

Mon omelette devint absolument magnifique ; je la détaillai du regard et avec la fourchette.

— Cédric l’a eu au téléphone hier, il a l’air d’être en forme.

Avant ou après la porte cochère ?

— Tu as eu de ses nouvelles depuis le retour ? voulut-elle savoir.

J’aurais donné n’importe quoi pour tout lui raconter, ça m’aurait soulagée, mais je ne pouvais pas. Dès qu’elle saurait que Marc m’avait embrassée la veille, Alice ne serait plus gérable, d’autant plus lorsqu’elle apprendrait qu’il avait pris la fuite ; parce que c’était bien ça qui s’était passé. Obsédée par ce que j’avais ressenti, j’avais occulté la fin plus que brutale de ce baiser. Ma sœur irait lui demander des comptes. Ce n’était pas à elle de le faire, mais bien à moi. Je devais régler le problème toute seule, sans l’aide de personne. Mais avant ça, je devais déjà réussir à comprendre ce qui m’était tombé sur la tête avec ce baiser. Le simple fait d’y repenser me fit pousser un profond soupir.

— Ça va ? me demanda ma sœur, me tirant de mes pensées.

Question discrétion, c’était raté ! Je lui lançai un petit regard timide. Je ne pouvais pas la mêler à ça, et pourtant Dieu que j’aurais eu envie de me confier à elle.

— Euh… oui, oui… ça va…

— Alors, Marc ?

— Euh… non, aucune nouvelle, lui répondis-je avant d’avaler une bouchée qui faillit passer de travers.


J’avais réservé une table dans un grand restaurant japonais, les plats étaient préparés sous le nez des clients par trois grands chefs de cuisine traditionnelle. La décoration était tout ce qu’il y a de plus nippone. L’ensemble ne pouvait que satisfaire les exigences de Bertrand. En y arrivant, je me promis de mettre Marc de côté le temps du dîner et de me concentrer sur le travail. Ensuite, j’aviserais.

Jusqu’au dessert, Bertrand nous laissa parler les uns avec les autres de la pluie et du beau temps dans une ambiance assez détendue, bien que lui n’ait pas fait tomber le costume. Je n’avais rien à dire, moi non plus. Je me surpris à trouver agréable de faire plus ample connaissance avec les personnes avec qui je passais plus des trois quarts de mon temps ; jusque-là, je ne m’étais jamais intéressée à eux, à leur vie, leurs goûts ou leur intérêt pour l’agence et le travail. Au tout début du dîner, je dus me creuser la tête pour me souvenir que le responsable du service de traduction, mon voisin de table en l’occurrence, s’appelait Benjamin. Je ne pensais à mes collègues qu’à travers leur fonction, jamais avec leur prénom. Et à ma grande surprise, moi qui le considérais comme la pire espèce de tire-au-flanc, j’échangeai facilement avec lui, et découvris à quel point lui aussi aimait son métier. Du coin de l’œil, j’observais régulièrement notre patron ; il intervenait peu dans les conversations, pianotant sur son téléphone, mais il parvenait toujours à avoir le bon mot au bon moment. De l’extérieur, on aurait pu penser qu’il gérait ses mails, moi j’aurais mis ma main au feu qu’il prenait des notes sur ce qui se déroulait sous ses yeux. Ce qui m’étonna par-dessus tout, ce fut sa connaissance des uns et des autres. J’étais véritablement impressionnée par ses capacités d’adaptation à ses salariés.

Lorsque le café fut servi, il se redressa, et exigea notre attention.

— Avant toute chose, félicitations à chacun d’entre vous pour le travail accompli au premier semestre. Maintenant que l’été est passé, vous êtes reposés, et j’ai le sentiment qu’un esprit d’équipe est en train de naître…

Il me lança un regard discret, mais qui, je suis sûre, n’échappa à personne.

— Je vous demande de mettre les bouchées doubles, et ce dès lundi. Je suis en réflexion pour développer l’agence. Pour tout vous dire, il n’est pas exclu que j’ouvre un bureau à l’étranger. Je prendrai ma décision d’ici la fin de l’année. En conséquence, vous devez me prouver que vous êtes capables de gérer le stress, la pression et un rythme soutenu. Les quatre prochains mois, je ne veux pas entendre parler de bobos, d’enfants, d’arrêts maladie, ni de demandes de congés. Si certains ne s’en sentent pas capables, nous prendrons rendez-vous et le problème sera réglé. Inutile de s’acharner. Pour les autres, c’est un véritable défi avec de nombreuses perspectives d’avenir, des déplacements ainsi que des augmentations de salaire à la clé. La prime de Noël bénéficiera d’un bonus si nous avançons tous dans le même sens.

Son regard passa sur chacun, sauf moi. Certains échangèrent des coups d’œil, d’autres se raidirent, déjà affolés par la période qui nous attendait.

— Quelqu’un a-t-il des questions avant que je poursuive ?

Personne ne broncha, il ne valait mieux pas, de toute façon.

— Yaël a récemment évoqué avec moi la possibilité d’étendre nos champs d’action. Elle va se charger de développer ce projet en plus de ses clients habituels. Cependant, à terme, tout le monde devra s’impliquer d’une façon ou d’une autre. Je la laisse vous expliquer en détail. À toi !

Encore un de ces tests dont il avait le secret. Je ne me laissai pas démonter, tout était parfaitement clair dans ma tête. Tous les regards convergèrent vers moi. C’était parti ! Les mots sortaient tout seuls. J’eus l’attention de tous les membres de l’équipe durant le quart d’heure suivant, au même titre que Bertrand précédemment. C’était grisant. Surtout que, contre toute attente, mes collègues semblèrent tous intéressés par ce que je leur proposais. J’étais prête à me faire fusiller du regard, et non, rien, pas un soupçon de colère ou de reproche, plutôt des hochements de tête approbateurs. Étions-nous véritablement en train de former une équipe ? Cette idée me plaisait, je devais le reconnaître. Mon intervention conclut la soirée. Bertrand ne chercha pas à me retenir pour débriefer ma prestation. Chacun eut droit à son taxi en quittant le restaurant. Tout le monde se souhaita cordialement un bon dimanche et rentra chez soi.


Je passai le mien à travailler sans sortir de chez moi, et sans m’habiller, grande nouveauté ! Cette mise en avant de la veille boostait ma motivation si besoin en était. La seconde étape vers l’association était en cours. Je n’avais plus qu’à rester concentrée sur mon objectif, sans me laisser distraire. Pourtant, j’avais beau mobiliser tous les moyens à ma disposition, le souvenir du baiser avec Marc ne cessait de revenir me hanter. Et il avait osé me dire : « Oublie ça. » Comme si c’était facile ! C’était quoi son problème ! Il n’avait pas le droit de me faire ça ! J’étais censée réagir comment ? Ça me bouffait, ça m’envahissait. Résultat des courses : je me couchai furibarde et renouai avec les nuits blanches. Même mes longueurs matinales ne parvinrent pas à me calmer. Pourquoi avait-il fait une chose pareille ? Et au pire moment !


La matinée fut catastrophique. D’une humeur de chien, j’étais allée à mon bureau sans adresser la parole à personne. En contactant une organisatrice de salon, je me trompai de langue, parlant anglais avec un accent plus prononcé encore que celui de ma mère ; la pauvre femme fut totalement décontenancée, et crut à un canular téléphonique lorsque je me repris et m’adressai à elle en français, si bien qu’elle me raccrocha au nez. Ensuite, Bertrand m’appela dans son bureau pour me présenter un nouveau client, la rencontre se déroula parfaitement jusqu’au moment où mon regard accrocha la montre de l’homme, une Jaeger-LeCoultre, et je ne dis plus un mot, ne pensant qu’à la main de Marc remontant le mécanisme de la sienne. Pour finir, Benjamin, le responsable du service traduction, vint me trouver après la pause déjeuner, que j’avais moi-même sautée, souhaitant mon avis sur une subtilité de langage, je parcourus la feuille qu’il me présenta sans chercher à comprendre.

— Je n’en sais rien, lui annonçai-je sans lui jeter un regard.

— Quelle mouche t’a piquée ? Rien à voir avec celle des dernières semaines. Tu oublies un peu vite à mon goût l’esprit d’équipe vanté par Bertrand et toi samedi soir, c’est vraiment dommage.

Lorsque je levai la tête, il avait déjà tourné les talons. Je perdais les pédales, totalement. Je devais de toute évidence empêcher cette situation de pourrir davantage. Marc allait cesser de perturber mon travail. J’attrapai mon sac à main en annonçant à mon assistante que finalement je partais déjeuner. Puis je me plantai devant le bureau du service traduction.

— Je n’ai pas oublié l’esprit d’équipe. Excuse-moi. J’ai un léger souci à régler… À mon retour, je m’occupe de ta trad’ !

Je quittai l’agence d’un pas déterminé et hélai le premier taxi qui passa. Le chauffeur fit les frais de ma mauvaise humeur :

— Pressez-vous, je n’ai pas que ça à faire !

— La petite dame, elle va se calmer, sinon je l’arrête là. Compris ? me rétorqua-t-il en me dévisageant dans le rétroviseur.

Je me renfrognai sur ma banquette. Quand il s’immobilisa, je lançai un billet sur le siège passager, et claquai la portière de toutes mes forces. J’ouvris tout aussi brusquement la porte de la brocante et entrai.

— Marc ! criai-je.

Il apparut dans le fond de sa boutique et avança nonchalamment vers moi. Sans dire un mot et sans me lâcher du regard, il retira ses lunettes et les déposa sur un meuble au passage. Puis, tranquillement, il s’appuya contre un mur, mit une main dans sa poche et osa se fendre d’un sourire en coin. Non, mais j’hallucine. Il se prend pour qui ?

— Je t’attendais, Yaël. Vas-y, je t’écoute.

Où était passé le fuyard de la porte cochère ?

— Pourquoi as-tu fait ça ? hurlai-je, refusant de me laisser impressionner par son attitude désinvolte. Tu n’avais pas le droit ! Tu m’empêches de travailler ! Je n’arrive pas à me concentrer.

Vu son rictus, il était satisfait, limite fier de lui.

— Tu m’en vois désolé.

Son ironie m’exaspéra.

— C’est intolérable ! m’énervai-je de plus belle. Et ta phrase à deux balles : « Oublie ça. » Tu as pêché ça où ?

— Si seulement je le savais.

— De toute façon, c’était complètement débile de dire ça.

Il haussa un sourcil.

— Je te l’accorde, je dirais même stupide, déclara-t-il, un sourire idiot aux lèvres.

Son insolence nonchalante me tapait sur les nerfs. Il mettait le Bronx et ça l’amusait !

— Ne rie pas ! m’égosillai-je. On est adultes maintenant !

— Être adultes ne change pas grand-chose à notre situation, me rétorqua-t-il, brusquement sérieux.

Ça me coupa la chique. Il se redressa et fit deux pas en rivant ses yeux aux miens. Il faisait quoi, là ? Je ne savais plus quoi faire, quoi dire, de plus en plus désarçonnée. Je m’attendais à tout, sauf ça. Il était tellement sûr de lui. Bizarrement, j’avais beau me dresser sur ma hauteur artificielle, je me sentais de plus en plus petite, face à son regard pénétrant. Tout ça devenait trop dangereux. J’étais venue là pour remettre les choses à leur place, pas pour…

— Tu es calmée ?

Calmée de quoi ?

— Euh…

Il se rapprocha encore, ses yeux toujours ancrés dans les miens. J’étais bien incapable de me défaire de son emprise, ma respiration se fit plus courte.

— On va dire que oui, répondit-il à ma place, toujours aussi sûr de lui. Alors, Yaël ? Que proposes-tu pour régler le problème ?

Craquer.

Je balançai mon sac à main par terre et franchis la dernière distance qui nous séparait. Un gémissement de soulagement s’échappa de ma bouche au moment où je me jetai sur la sienne, ses bras se refermèrent sur moi. Je lâchai prise, incapable de me contrôler, ni de maîtriser la fièvre qui s’était emparée de mon corps dès que je l’avais vu. Marc m’entraîna vers le fond de la boutique en répondant furieusement à mon baiser, une étagère chancela à notre passage, un objet se brisa sur le sol.

— On s’en fout, me dit-il. Viens par là.

Il ouvrit la porte et m’attira dans l’escalier de l’immeuble. Heureusement il habitait au premier, je n’aurais pas tenu jusqu’au deuxième étage, lui non plus d’ailleurs. Sitôt la porte de l’appartement fermé, il me plaqua contre elle, se colla à moi en passant ses mains sous mon top en soie, en dévorant mon cou, mes épaules. Je déboutonnai sa chemise, la repoussai sur ses épaules et parsemai son torse de baisers. Plus rien d’autre n’existait, j’oubliais tout le reste, pourquoi j’étais venue. Depuis combien de temps n’avais-je pas eu envie d’un homme à ce point ? Peut-être jamais. Après avoir balancé mes escarpins, je le poussai vers le séjour.

— Ta chambre, murmurai-je en dézippant ma jupe.

Nos vêtements volèrent les uns après les autres. Nous étions totalement nus au moment de nous écrouler sur le lit. Marc et ses lèvres explorèrent la moindre parcelle de ma peau, mes mains s’agrippant parfois aux draps, parfois à ses épaules, mes yeux roulant sous mes paupières. Je n’en pouvais plus, j’avais le sentiment que mon corps allait exploser sous la puissance du désir.

— Viens… s’il te plaît, le suppliai-je.

Dans la seconde, Marc m’obéit et nos lèvres se retrouvèrent pour mieux étouffer nos gémissements de plaisir. Faire corps avec lui… j’avais ma réponse ; je n’avais jamais ressenti une telle fusion. La jouissance me donna le vertige, il me suivit de peu. Il reprit sa respiration, le visage niché dans mon cou durant quelques secondes, tandis que je fixais le plafond. Mes mains encore accrochées à ses épaules retombèrent au ralenti le long de mon corps. Puis il se retira, je refermai mes jambes et ne bougeai plus, Marc remonta un drap sur moi avant de s’allonger à mon côté. Il restait parfaitement silencieux, je sentais qu’il me regardait, attendant certainement un geste, un mot de ma part, j’étais absolument incapable de parler, la gêne m’envahissant, la réalité refaisant surface. La descente était violente. J’étais venue pour régler le problème. Échec total. J’eus conscience de mon incapacité à réfléchir rationnellement avec lui à quelques centimètres de moi, le corps encore marqué de ses mains. Que venais-je de faire ? D’un mouvement brusque, je m’assis au bord du lit, dos à lui, les bras autour des seins.

— Je dois retourner au travail.

Il y eut de longues secondes, interminables, pendant lesquelles je sentis mon corps se contracter de plus en plus. Ce silence se solda par un profond soupir de Marc.

— Bien sûr, finit-il par lâcher d’un ton las.

Comment faire pour me lever et récupérer mes vêtements aux quatre coins de son appartement ?

— Ne bouge pas, je vais te chercher tes affaires.

Je soufflai de soulagement, il m’épargnait la honte de me rhabiller devant lui, en plein jour. Je me sentais tellement mal à l’aise, d’un coup. À croire qu’une autre avait pris possession de mon corps depuis que j’avais franchi le seuil de sa brocante. J’entendis le bruissement des vêtements qu’on renfile.

— Tout est là, m’annonça-t-il quelques minutes plus tard. Je t’attends à côté.

La porte de la chambre se ferma. Avec une lenteur infinie, je me levai. Puis j’enfilai ma lingerie en dentelle et mon top. Mes gestes étaient brusques ; je crus ne jamais réussir à remettre la fermeture Éclair de ma jupe. Je tanguai dangereusement une fois perchée sur mes escarpins. La main sur la poignée de la porte, je pris quelques secondes pour respirer calmement. Marc fumait une de ses roulées à la fenêtre du séjour, perdu dans ses pensées ; je toussotai :

— Je dois récupérer mon sac en bas.

— Je t’accompagne.

Il écrasa son mégot dans le cendrier. Je n’osais toujours pas le regarder dans les yeux. Il s’approcha de moi, posa délicatement sa main sur mes reins, je frémis. Puis il me guida sur le palier. Nous descendîmes côte à côte l’escalier. Après un temps d’arrêt, durant lequel je fixai le bout de mes chaussures, il ouvrit la porte de la brocante. Et là, j’eus envie de disparaître sous terre ; son grand-père était là et nettoyait les débris de l’objet que nous avions brisé plus tôt. Marc passa devant moi en se dirigeant vers lui.

— Abuelo, laisse, je vais le faire.

— Et puis quoi encore ? Laisse-moi donc rêver à ma jeunesse.

— Arrête.

Le rire était perceptible dans la voix de Marc. Pendant qu’ils se chamaillaient, je récupérai mon sac à main laissé à l’abandon et saisis l’opportunité pour m’enfuir.

— Au revoir, murmurai-je en m’échappant vers la sortie.

J’ouvris la porte de la brocante en me faisant discrète. Raté !

— Yaël ! Tu fais quoi ? me demanda Marc, sidéré.

À ton avis, je fais quoi, là, Marc ? Je me tire, je me casse, je m’enfuis. Je ne peux pas rester une minute de plus à côté de toi, sinon, je deviens folle. Ce n’est pas moi qui viens de faire ça, c’est une autre, une furie, une irresponsable, qui ne sait plus qui elle est.

— Je m’en vais, lui répondis-je d’un ton que j’espérais neutre.

— Attends deux secondes ! m’ordonna-t-il sèchement.

— Désolée, je suis attendue. Je n’ai pas le temps.

Je partis en courant et en priant le Bon Dieu pour ne pas me casser la figure. Dans ma tête, c’était la panique générale. Dans mon corps, c’était l’éruption volcanique, je sentais encore sur ma peau le parfum de Marc, et c’était intenable.


Avant de franchir le seuil de l’agence une demi-heure plus tard, je mobilisai toutes mes capacités de concentration, ayant en tête la matinée catastrophique ; je devais rattraper le coup et remettre à plus tard l’analyse de ce qui venait de se passer, sans oublier que j’étais censée revenir d’une pause déjeuner. J’allai voir mon assistante pour prendre connaissance de mes messages. Heureusement, Bertrand n’avait pas cherché à savoir où j’étais.

— Yaël, me rappela-t-elle alors que je m’apprêtais à rejoindre mon bureau.

— Oui.

— Vous êtes allée chez le coiffeur ? me demanda-t-elle d’un air joyeux.

— Non ! Pourquoi ?

— Vos cheveux… ils sont détachés.

Je les touchai ; elle avait raison : ils étaient sur mes épaules, je ne m’en étais pas rendu compte et j’avais dû perdre mes épingles dans la bataille.

— Merde, répondis-je spontanément.

— Tenez.

Elle me tendit un élastique et je m’empressai de rattacher ma crinière.

— Ça va ? lui demandai-je. J’ai l’air de quoi ?

— Heureuse… mais professionnelle.

— Merci.

Elle arborait une expression amusée ; je lui rendis son sourire. Avant de me remettre au travail, je passai à la traduction et réglai le problème de contresens de Benjamin.

— C’est sympa d’être revenue me voir, me dit-il.

— Je t’en prie.

— Au fait, tu as réglé ton problème ?

— Quel problème… ? Ah oui ! On peut dire ça !

Ce fut presque en courant que je regagnai mon bureau pour ne plus décoller de l’écran et du téléphone jusque tard dans la soirée. Bertrand commanda des sushis, je ne touchai pas aux miens, et restai concentrée pour faire barrage au reste. À 22 heures, estimant que j’avais rattrapé une bonne partie du retard de la journée, je décidai de rentrer chez moi et passai saluer mon patron.

— Tout avance comme tu veux ? chercha-t-il à savoir alors que j’avais la tête dans l’entrebâillement de la porte.

— Oui.

— N’hésite pas à déléguer tes petits clients aux autres.

Il n’avait peut-être pas tort, il fallait que j’y songe. Mes collègues, depuis que je les connaissais mieux, ne me semblaient plus si nuls que ça.

— J’y penserai. À demain.


Trois quarts d’heure plus tard, j’étais enfin chez moi. Je me traînai jusqu’à la salle de bains, me déshabillai en laissant à même le sol mes vêtements, n’ayant plus de forces, totalement lessivée. Me voir nue dans le miroir me renvoya dans la chambre de Marc, le bouleversement suscité par nos ébats refit surface, avec un sentiment étrange d’apaisement. Comme si le fait de me lâcher, d’exprimer ma colère et ensuite mon envie de lui, m’avait libérée d’un poids ; à l’image de la disparition de mon téléphone durant les vacances. Marc avait fui après le baiser, je ne savais toujours pas pourquoi. Ça avait été à mon tour de fuir, paniquée et incapable de me confronter à la réalité. Une réalité dont je ne connaissais pas les codes, une réalité qui n’avait pas de place dans ma vie, qui n’en avait jamais eue depuis que je travaillais. Le simple fait de fermer les yeux me renvoyait dans ses bras, je pouvais encore sentir ses mains et sa bouche sur ma peau. Je m’appuyai sur le rebord du lavabo, le souffle court, je n’en avais pas eu assez. Cet après-midi, j’avais découvert un plaisir jamais égalé en dix ans. À croire que seul Marc connaissait la méthode pour que je m’abandonne, que je perde le contrôle. J’avalai mon somnifère et me glissai sous la couette, en proie aux questions. Étais-je prête à me laisser porter par les événements ? Certainement pas ! Rien ni personne, et surtout pas Marc, ne devait mettre en danger ma carrière sur le point de prendre le tournant tant attendu. Je vais réussir, je dois réussir, je veux l’association. J’avais tellement lutté pour y arriver. Si près du but, je n’avais d’autre solution que de tout verrouiller, mes désirs et mon cœur qui battait plus vite quand je pensais à lui ; je ne devais prendre aucun risque. Mais que se passerait-il la prochaine fois que nous nous verrions ? Je n’allais pas pouvoir l’éviter éternellement. Je venais de reprendre ma place dans notre groupe d’amis, je retrouvais ma sœur, j’avais appris à leur octroyer une place dans ma vie et à prendre la mienne dans la leur, je n’allais pas, sous prétexte de la présence de Marc, renoncer à ce nouvel équilibre qui m’avait tant fait défaut ces derniers temps.

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