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Mon week-end se résuma à deux activités simples : j’enchaînais les longueurs à la piscine et, lorsque je n’étais pas dans le bassin, je travaillais depuis mon ordinateur chez moi, malgré mon envie, pour ne pas dire besoin vital, d’aller à l’agence. Dès que je validais un dossier en cours, je le faisais suivre à Bertrand, aucun de mes mails ne reçut de réponse. Tout portait à croire qu’il ne me rappellerait pas, je m’étais donc trompée et n’avais pas le choix ; je devais partir prendre l’air, à moins de vouloir devenir folle en ruminant enfermée dans mon appartement. Ça me rendait pourtant dingue de faire un truc pareil.

Je venais de raccrocher d’avec Alice, arrivée à destination avec toute sa petite famille, complètement survoltée à l’idée que je débarque le lendemain. D’ordinaire, le dimanche, je préparais mes tenues de la semaine en fonction de mes différents rendez-vous. Et là, j’étais assise sur mon lit, face à mon dressing, dans le désemparement le plus total, incapable de déterminer le contenu de ma valise. J’étais équipée pour assister nos clients lors des conférences financières, des négociations, bref pour être interprète dans le milieu des affaires pour le compte de l’agence ; et ma garde-robe était exclusivement composée de tailleurs, de pantalons noirs ou gris, d’une dizaine de jupes crayon. Évidemment, j’avais quelques jeans qui me servaient pour de pseudo-garden-parties où je pouvais être amenée à faire du baby-sitting pour certains de nos clients, ceux qui voulaient une interprète pour faire bien. Quant à mon placard à chaussures, il ne contenait que des stilettos. En observant toutes ces paires d’escarpins parfaitement alignées, j’eus un flash de la séance de torture que Jeanne m’avait fait subir pour m’apprendre à marcher avec, ça avait duré des mois. Je ressemblais à une dinde lors de mes premiers pas, je ne pouvais pas passer une journée sans me tordre au minimum trois fois la cheville, alors même qu’ils avaient à peine cinq centimètres de talon. Mais ça avait fini par venir. À tel point que, depuis, la hauteur avait doublé.

Je secouai la tête pour m’extirper de ces souvenirs et revenir à mon problème de valise. Eh bien, j’embarquerais un échantillon de mes uniformes de boulot. De toute façon, c’était ça ou j’étais toute nue ! Au moins, j’avais un maillot de bain et une tenue de sport. Sauf que j’angoissais déjà à l’idée de partager la piscine avec tout le monde, particulièrement les enfants, qui risquaient de ne pas me laisser nager tranquille.

Après une énième nuit blanche, je sortis de mon lit à l’aube, profitant des quelques heures restantes pour ranger mon appartement. Même ma femme de ménage était en vacances. Personne ne bossait en août ! Sauf moi… Tout mon intérieur devait être nickel, chaque objet à sa place pour mon retour dans quelques jours. Je n’osais imaginer que mon séjour là-bas se poursuive au-delà d’une petite semaine. Je briquai, astiquai, javellisai, aspirai de 4 h 30 à 7 heures ; je nettoyai la propreté. Ensuite, je pus me préparer et profiter de ma salle de bains ; la promiscuité de la vie en communauté me terrifiait. Rien qu’à l’idée, j’en avais de l’urticaire. Alors, une fois n’est pas coutume, je pris tout mon temps. Quand j’imaginais qu’il allait falloir que je partage la douche, les toilettes, que je risquerais d’être dérangée par n’importe lequel de mes colocataires quand je me laverais ! Non, vraiment, comment allais-je faire pour supporter ça ? Pourquoi j’avais dit oui ?!


Je traversai le hall de la gare de Lyon et j’avais l’impression d’être une extraterrestre. En quoi était-ce dérangeant de ne pas se la jouer miss Camping ? Pas de short, ni de tongs pour moi. Plutôt ma tenue de travail de week-end, une valise cabine, une sacoche avec mon Mac, et mes oreillettes en place, juste au cas où… Heureusement, j’avais réussi à obtenir une place en première, isolée. Pourtant, sitôt le TGV parti, je dus fuir ma place ; la SNCF devrait aménager des compartiments sans gamins, impossible de me concentrer. Direction le wagon-bar, je demandai un café et trouvai un coin où m’asseoir, j’allumai mon ordinateur, prête à lancer un hot spot avec mon téléphone. Et là, bug, pas de réseau, pas de 4G. Ça y est, ça faisait à peine trente minutes que le train avait quitté Paris et j’avais le sentiment d’être perdue en pleine pampa. Si Bertrand m’écrivait, si mes collègues cherchaient à me joindre ce matin au sujet d’un de mes dossiers… J’avais plusieurs rendez-vous de prévus aujourd’hui, qui allait s’en occuper ?


Le TGV entra en gare d’Avignon à l’heure, Cédric devait venir me récupérer. La descente du train eut des allures de foire d’empoigne ; les voyageurs se bousculaient, se donnaient des coups de valise et de sac à dos : aucun savoir-vivre. Je les laissai passer avant de fermer le rang. Là, je fus scotchée, étouffée, paralysée par la chaleur. En moins de deux secondes, je fus en sueur, avec déjà l’impression d’être sale. Je repérai le panneau de la sortie et commençai à remonter le quai. Je fus stoppée dans mon élan : mon talon était piégé entre deux lattes en bois du quai. Quelle idée ! Rien de mieux que le béton ! Ça commençait mal. Je rejoignis l’ascenseur sur la pointe des pieds, évitant ainsi d’être à nouveau coincée. Mon beau-frère m’attendait à l’extérieur de la gare devant son Espace. Mon calvaire continuait : Cédric, en bermuda multipoches, tee-shirt bariolé « spécial vacances » et espadrilles, me souriait de toutes ses dents. Il avait beau être accueillant, je n’avais qu’une envie, filer par le prochain train direction Paris. Mais pour quoi faire ? Bertrand ni personne de l’agence ne m’avaient donné signe de vie, depuis que j’avais récupéré du réseau. M’auraient-ils tous déjà oubliée ? J’étais coincée. Cédric vint me coller une bise et attrapa ma valise.

— Ça s’est bien passé le voyage ?

— Épouvantable, il n’y avait pas de réseau, et plein de gamins.

Il chercha à prendre ma sacoche d’ordinateur, je la gardai contre moi en lui lançant un regard qui signifiait très clairement « pas touche ». Il se retint de rire.

— En voiture ! chantonna-t-il en refermant le coffre.

L’habitacle était un vrai champ de bataille, je repérai immédiatement les restes du pique-nique de la veille : du papier aluminium en boule, des paquets de chips éventrés, du sopalin usagé dans la portière passager. Je m’installai comme je pus, et glissai mes pieds entre des sacs plastique et des jouets que ma sœur avait laissés là après leur voyage. En un quart d’heure, j’étais encore plus en nage qu’à la gare, avec l’impression de dégouliner de partout.

— Cédric, tu ne veux pas mettre la clim, s’il te plaît ?

Il roulait les fenêtres ouvertes, qui ne laissaient entrer rien d’autre que l’air chaud.

— Désolé, c’est impossible. Elle a trop fonctionné hier, je vais l’économiser, je ne veux pas qu’elle me claque entre les mains avant le retour, ça me coûterait une blinde ici. Mais tu sais, enlever ta veste et tes chaussures serait une bonne idée pour te rafraîchir.

La veste, pourquoi pas ! Mais hors de question pour les chaussures, je n’allais pas prendre le risque de poser le pied sur un bout de jambon. Je mis mes lunettes de soleil et regardai la route sans la voir. Mon beau-frère finit par rompre le silence :

— Comment vas-tu ?

Je soupirai en jetant un coup d’œil à mon téléphone : pas d’appels, pas de mails.

— Aucune idée, lui avouai-je.

— Ces vacances ne peuvent te faire que du bien.

Je secouai la tête.

— Je sais que tu n’y crois pas, mais fais-moi confiance.

— Je ne doute pas de ta sincérité, mais je ne me sens pas à ma place.

Il m’apprit qu’ils avaient roulé en convoi avec Adrien et Jeanne. Tout s’était parfaitement déroulé jusqu’au moment où Adrien avait écouté 107.7 qui annonçait les traditionnels bouchons de la vallée du Rhône. Il avait alors pris la tête de la caravane pour sortir de l’autoroute et emprunter la nationale. Ça avait viré au cauchemar, et servi à rien puisqu’ils s’étaient retrouvés au beau milieu d’une fête de village. Jeanne avait gueulé, pleuré, et Cédric avait repris les choses en main, renvoyant Adrien au rôle de voiture-balai. Je sentais bien qu’il faisait tout pour me faire rire et me mettre dans un état d’esprit « vacances ». Il se fatiguait pour rien ! Ça ne l’empêcha pas de continuer, il poursuivit en m’apprenant que Marc n’arriverait que le lendemain.

— Pourquoi ? lui demandai-je pour lui prouver que je l’écoutais un minimum.

— Son divorce était prononcé ce matin.

— Ah bon ?

— Tu n’étais pas au courant ?

— Il m’en a vaguement parlé le jour où je l’ai retrouvé. Mais, non, je ne savais pas que c’était pour aujourd’hui.

Le profond soupir de Cédric me fit tourner la tête vers lui, il avait l’air totalement désappointé.

— Quoi ? lui demandai-je.

— Rien, Yaël. Rien…


Une bonne heure plus tard, nous traversions Lourmarin avant de prendre un tout petit peu de hauteur par rapport au village. Le trajet était intact dans mes souvenirs, je crois que j’aurais pu y revenir les yeux fermés, alors même que ça faisait des années que je n’y avais pas pensé, ne serait-ce qu’une seule fois. La voiture quitta la route principale, empruntant un chemin privé, plus chaotique, qui menait à la maison. Cédric mit le frein à main, et alla ouvrir le portail. Lorsque nous pénétrâmes dans le jardin, il klaxonna, pire qu’à une sortie de mariage. L’effet fut immédiat, un troupeau déboula autour de la voiture, tous parés de leur maillot de bain. Alice ouvrit ma portière et me tira par le bras pour que je sorte rapidement.

— Je suis tellement contente que tu sois là, me dit-elle en m’embrassant et me serrant contre elle.

Ce n’est pas un exploit non plus ! Il ne faut pas exagérer ! Je tapotai gauchement son dos, en me retenant de lever les yeux au ciel.

— Lâche-la que je la foute à la flotte, histoire de la mettre dans l’ambiance, ricana Adrien.

En guise de bonjour, je le fusillai du regard.

— N’essaie même pas !

— Je vais le retenir pour le moment, mais ça ne va pas durer, me dit Jeanne en me faisant une bise. Allez, va vite te changer ! Ce n’est pas une tenue !

Les trois enfants s’approchèrent à leur tour et me firent des bisous chlorés.

— Yaya, tu vas m’apprendre à nager ? me demanda Marius.

— On verra.

Cédric porta ma valise jusque dans la maison, l’odeur de lavande et de rose que notre mère affectionnait tant me sauta au nez. Mis à part un rafraîchissement des peintures, rien n’avait changé. Les murs étaient dans des tons clairs et naturels et le sol en vieilles tomettes que mon père avait réussi à trouver après des mois de recherches. Malgré leur amour pour la région, mes parents n’avaient jamais donné dans la déco provençale ! Pas de jaune, ni de dessins d’olives noires sur le linge de table et encore moins de cigales en porcelaine. Mon père l’avait conçue de plain-pied, avec de nombreuses portes-fenêtres, « toujours plus de lumière », nous disait-il, même si l’été les volets restaient désespérément clos ! Une vaste entrée desservait la partie où nous vivions le plus clair du temps ; le séjour/salle à manger avec une mezzanine, le tout donnant sur la terrasse. La cuisine quant à elle était séparée. Un couloir desservait les chambres et les salles de bains. Tout avait été fait et organisé pour le confort — trop rustique à mon goût — et qu’on ne manque jamais de rien, sans oublier de conserver l’esprit maison de vacances ; d’où la vaisselle ébréchée, la caisse de jouets pour les enfants d’Alice dans le salon, la bibliothèque avec les vieux bouquins de ma mère et les prospectus de tourisme de la région. Autour de la piscine et sur la terrasse, nous savions que nous ne trouverions jamais des meubles de jardin Luxembourg de chez Fermob, mais plutôt des chaises longues en plastique blanc dont les matelas étaient dépareillés et qui risquaient à tout moment de s’effondrer. Quant aux murs, chacun avait le droit à sa croûte immonde dénichée sur un petit marché par ma mère ! Bref, tout ce que j’adorais…

— Je dors où ?

— Dans ta chambre ! me répondit Alice, surprise que je puisse poser une telle question.

Ma chambre… je ne l’avais plus depuis bien longtemps. C’est vrai que mes parents me le rappelaient souvent, convaincus que ça pouvait me faire venir.

— Je ne vais pas te cacher que d’autres y ont déjà dormi, mais tu es là, c’est ta place, poursuivit-elle.

Pour y accéder, il fallait traverser la cuisine, puis la buanderie, c’était la seule chambre ouverte sur la terrasse et la piscine. Et surtout la seule avec sa salle de bains privative. J’étais sauvée ! Cinq ans plus tôt, papa avait souhaité ajouter une seconde salle de bains à la maison. Je me souvenais qu’à l’époque j’avais bataillé pour que nous échangions, il n’y avait rien eu à faire ; je venais déjà de moins en moins souvent et toute la famille avait décidé que je devais avoir le maximum de confort le peu de fois où je me déplaçais jusque-là. Alice m’expliqua la répartition des couchages ; elle et Cédric avaient leur chambre habituelle, Adrien et Jeanne étaient dans celle des parents, les enfants tous les trois dans le dortoir. Quant à Marc, il hériterait de la mezzanine du salon, disons plutôt qu’il la retrouverait puisqu’il avait toujours dormi là lorsque nous y venions étudiants.

— On te laisse t’installer, me dit ma sœur. C’est bon de te voir là. Tu nous rejoins à la piscine ?

— Tout à l’heure.

Elle embrassa ma joue et sortit par la porte-fenêtre de ma chambre. Je luttai contre le découragement en évitant de m’écrouler sur mon lit, dont le sommier devait toujours autant grincer. J’accrochai ma veste au portemanteau, et vidai ma valise dans la commode, sans me changer, ça n’aurait pas servi à grand-chose. Ensuite, n’ayant pas de temps à perdre, je partis en quête de la box dans l’entrée, puis dans le séjour, et jusque dans le buffet de la salle à manger… impossible de la trouver. Je rejoignis la terrasse où l’odeur de barbecue m’écœura.

— Alice ! Où papa a mis la box ?

— Quelle box ? brailla-t-elle de la piscine.

Ça commençait à bien faire. À peine une heure que j’étais là et ils me sortaient tous par les yeux, à commencer par ma sœur !

— Bah, la box, internet, tout ça quoi ! La communication avec le monde extérieur, ça te parle ?

— Il n’y en a pas, me répondit-elle sèchement.

— Plus pour longtemps ! répliquai-je, horrifiée.

J’appelai les parents sans plus réfléchir.

— Ma Yaël ! s’exclama mon père. Alice nous a appris que tu étais à la Petite Fleur ! Alors comment trouves-tu la maison ?

— Très bien, papa !

— Va faire un tour dans la grange, je voudrais ton avis…

— On verra, le coupai-je. Tu n’as pas installé internet ?

— À qui voudrais-tu que ça serve ?

À moi. Et comme d’habitude, je me dégonflai face à mon père.

— Tu veux parler à maman ?

— Non, je la rappellerai, je vous embrasse.

— On est heureux de te savoir à la maison.

Qu’avaient-ils tous à me dire ça ? Ça devenait franchement pénible.

Dès que je raccrochai, j’établis mon camp de base dans le séjour et plus précisément sur la table de la salle à manger, j’avais réfléchi, je n’allais pas laisser la situation s’envenimer, il fallait provoquer le destin. J’installai mon hot spot, en priant le Bon Dieu pour que le réseau ne fasse pas trop des siennes. Je me sentis mieux lorsque je pus enfin me connecter au serveur de l’agence, comme si l’air devenait plus respirable. Aucun nouveau mail sur ma boîte : incompréhensible. À moins que Bertrand ait vite réagi : il pouvait très bien rediriger tout mon courrier vers sa boîte à lui — réaction qui aurait prouvé sa détermination. Je décidai de lui écrire :

Bertrand,

Je vous prie encore de m’excuser pour mon coup de fatigue en fin de semaine dernière, cela ne se reproduira plus.

Pourriez-vous réactiver mes mails ? Je souhaiterais me tenir informée de l’avancée de mes dossiers durant mon séjour à Lourmarin. Je vous remercie à l’avance.

Comment s’est déroulée la signature du contrat avec notre client ce matin ? Est-il satisfait de la prestation ?

Dans l’attente de vos nouvelles,

Bien à vous,

Yaël.

Ensuite, je m’attaquai à Gabriel. Pour revenir plus tôt à l’agence, j’étais même prête à m’écraser devant ce sale type ! Je mis Bertrand en copie.

Bonjour Gabriel,

J’espère que la signature du contrat vous satisfait. Je vous souhaite une grande réussite dans ce nouvel investissement.

Je tenais à m’excuser pour ma baisse de régime vendredi. J’espère pouvoir collaborer à nouveau avec vous très prochainement. Je ne suis pas à Paris actuellement. Cependant, je saurai me rendre disponible si vous avez besoin de mes services.

Transmettez mes amitiés à votre femme, je ne manquerai pas de lui rendre visite à l’Atelier.

Bien à vous,

Yaël.

Il ne me restait plus qu’à attendre. Je levai le nez de l’écran et découvris l’activité autour de moi : une vraie fourmilière. Les uns et les autres passaient sous mon nez, les bras chargés de vaisselle et de victuailles. Ça va s’arrêter quand ? Il y en a pour un régiment !

— À table ! s’exclama Cédric.

— Ça vaut pour toi aussi, me dit Jeanne en tapotant sur la table.

À reculons et sans aucun appétit, je me rendis sur la terrasse, où le couvert avait été mis. Les enfants, encore en maillot, se faisaient servir par leurs mères respectives. Quant à Adrien et Cédric, ils s’apprêtaient à s’asseoir eux aussi en maillot de bain et torse nu, attendant certainement de se faire servir par leurs femmes. Sauf que Jeanne leur lança un coup d’œil furibard. Adrien, au garde-à-vous, fila dans la maison et revint avec deux tee-shirts.

— C’est mieux comme ça, les félicita-t-elle.

— Nous, ça ne nous dérangerait pas que vous mangiez les seins à l’air, lui répondit son mari.

— Les enfants ! crièrent en chœur les filles.

— Que fais-tu dans ton coin ? m’appela Cédric.

Je franchis le seuil de la terrasse et pris à mon tour place à table.

— Tu te souviens du concept ? continua-t-il. On met tout sur la table et chacun se sert. Les vrais repas sont pour le soir ! Bon app’ !

J’attrapai une tomate, la coupai et mis dessus un filet d’huile d’olive ; je ne pourrais rien avaler de plus, mon appétit ne revenant toujours pas. Mon estomac restait désespérément noué. Le brouhaha était tel à table qu’une nouvelle migraine se déclencha. Je n’ouvris pas la bouche : rien à dire. Je me contentai de les observer : souriants, ornés des premiers coups de soleil, évoquant les parties de pétanque dès l’arrivée de Marc. J’esquivai le dessert en débarrassant mon assiette, et allai gober un Doliprane dans la cuisine.

— Ça va ? Ça a été ? me demanda Alice en me rejoignant.

Merveilleux ! Au fait, merci pour le mal de crâne ! Je me forçai à sourire en hochant la tête.

— Tu vas pouvoir te baigner en paix dans peu de temps, les enfants sont interdits de piscine en début d’après-midi.

— Merci pour l’info. Je vais bosser un peu avant.

— Tu vas quoi ? s’étrangla-t-elle.

— Ne dis rien.

Je tournai les talons et retrouvai mon écran pour actualiser ma boîte mail. Rien. Le déjeuner de Bertrand s’éternisait peut-être…


Je restai enfermée dans la salle à manger un bon bout de l’après-midi sans chercher à parler à qui que ce soit. Les rires de la terrasse et les jeux dans la piscine parvenaient jusqu’à mes oreilles. Je mis à jour une dernière fois — avant la prochaine — mes mails, et décidai de me montrer. Je retirai mes chaussures et en deux secondes, j’oubliai mon mètre soixante-quinze artificiel. J’étais petite, en réalité. Le carrelage frais glaça ma voûte plantaire, en me retrouvant à plat, j’eus le sentiment d’être une funambule en équilibre et de perdre davantage pied dans ma vraie vie. Les filles bronzaient, un œil sur leur progéniture, en feuilletant des magazines people, les garçons faisaient les clowns dans l’eau avec les enfants. Le courage me fit défaut, je ne franchis pas la barrière de protection et me contentai de m’y appuyer. Ma gorge se serra ; quel supplice de les voir s’amuser, être détendus les uns avec les autres, sans me sentir capable de participer à ce bonheur, je ne savais plus comment c’était, ni comment faire. Pourquoi je suis là, déjà ? Cette question revenait sans cesse depuis que j’étais descendue du TGV. Que faisais-je là alors que ma vie continuait sans moi à Paris ?

— Yaël !

Adrien… Je ne l’avais pas vu arriver.

— Viens, je promets de ne pas t’arroser.

Dans ma vision périphérique, je remarquai toutes les têtes tournées dans notre direction.

— OK.

Il m’ouvrit la barrière, je descendis les deux marches et me retrouvai au niveau de la piscine. Il s’éloigna et fit une bombe dans l’eau, faisant éclater de rire tout le monde, sauf moi, qui lui décochai un regard assassin. Ayant peur de glisser, j’avançai à pas précautionneux jusqu’aux filles, Alice se redressa et me fit une place sur sa chaise longue. Jeanne remarqua mes pieds nus.

— Tu t’es enfin décidée à faire tomber tes pompes. Y a pas à dire, c’est beau, mais comment fais-tu pour marcher avec un truc pareil ?

— Question d’habitude, lui répondis-je en haussant les épaules.

— Pourquoi tu ne te changes pas ? m’interrogea Alice. Mets un short et un débardeur, tu seras plus à l’aise !

— Je n’en ai pas, marmonnai-je.

— Ce n’est pas possible ! Ton dressing est prêt à éclater !

— Je n’ai que des fringues de boulot ! Ça fait belle lurette que je n’ai besoin que de ça.


Une heure plus tard, j’esquivai la balade de fin d’après-midi en troupeau à Lourmarin pour profiter de la maison et de la piscine en paix. Très peu pour moi, la crise des gamins en passant devant le glacier. Enfin un peu de calme ! Sans perdre de temps, j’enfilai mon maillot et mes lunettes, renonçant malgré tout au bonnet de bain. Avant d’entamer mes longueurs, je retirai les jouets d’enfants, les bouées et les deux matelas pneumatiques. Le silence de l’eau me vida la tête, mes nerfs commencèrent à se décharger grâce à une nage rapide, je m’épuisai avec de l’effort physique, je n’avais que ça pour compenser le manque et oublier la notion du temps. Chaque minute depuis que j’étais arrivée me semblait équivalente à une heure. Les prémices d’une crampe irradièrent mon mollet, ce qui me contraria car j’avais encore besoin de temps pour évacuer, mais je dus pourtant rejoindre le bord pour m’étirer dans l’eau. Des applaudissements retentirent dans mon dos, je tournai vivement la tête, en retirant mes lunettes. Ils étaient alignés devant la piscine. Depuis combien de temps étaient-ils là ?

— Un vrai hors-bord ! s’écria mon beau-frère.

— Ça doit défouler, ajouta Jeanne.

Je leur souris franchement, sortis de l’eau et allai vérifier mon téléphone à l’abri dans sa housse étanche. Toujours pas de réponse de Bertrand. Mon sourire s’évanouit.

— Je vais me doucher.


Je quittai ma chambre uniquement lorsque j’entendis des bruits dans la cuisine ; trop tard pour un coup de main, le dîner était prêt et le couvert mis. J’avalai deux gorgées du verre de rosé que Cédric me servit et trois fourchettes de la ratatouille maison d’Alice. J’aurais voulu la savourer : impossible. Je n’avais que mes souvenirs pour me rappeler qu’elle était délicieuse avec ses légumes gorgés de soleil. Je n’avais plus goût à rien et pour rien. Ne supportant pas de les voir traîner à table, je pris en charge la vaisselle et soulageai mes nerfs avec le ménage de la cuisine. Deux jours que les « vacances » avaient commencé et c’était déjà, à mon sens, une porcherie. Cependant, je fus très vite calmée dans mon élan par Alice et Jeanne me rappelant que les enfants étaient au lit et que l’aspirateur n’était pas recommandé lorsqu’ils dormaient. Je les avais oubliés. La conséquence fut immédiate : j’allai me coucher, tout en sachant pertinemment que je ne fermerais pas l’œil de la nuit. Je ne me trompais pas ; je tournai et virai sous mon drap, ayant chaud, puis froid, la nuit noire me gênant, et l’angoisse m’étreignant. Le silence oppressant laissait percevoir des bruits de bestioles qui me donnaient la chair de poule. Dès que je fermais mes paupières, je ne savais plus où j’étais, ni pourquoi j’étais là. Je ne tiendrais pas trois semaines à ce rythme-là, sans parler, sans travailler, sans connexion internet digne de ce nom, sans négocier, sans interpréter, avec le bruit incessant des enfants, les blagues des garçons, la joie de ma sœur, leur bonheur, leur détente, leur vie… Je me redressai d’un bond dans le lit, le cœur battant, les muscles raides. Ma place n’était pas là, elle était à l’agence. Ce n’était pas pour rien que je ne prenais plus de vacances depuis quatre ans, je ne supportais plus de ne rien faire, de ne pas être dans l’action. C’était décidé : j’allais rentrer à Paris, le plus rapidement possible. D’ici la fin de la semaine, retour à la maison. Personne ne m’en empêcherait. J’entrais en résistance.


Le lendemain, je traversai la matinée en me faisant discrète. Cachée derrière mon écran, je consultai les horaires de train et cherchai une voiture de location pour rejoindre la gare sans rien demander à personne. Absorbée par mon petit projet pour me faire la malle, le boucan des enfants et des garçons ne me dérangea presque pas. Sauf que dans l’après-midi, je compris très vite que mon plan ne serait pas tout de suite mis à exécution.

— Prends ta carte bleue, on va faire du shopping ! m’annonça joyeusement Jeanne.

C’est quoi cette histoire ?

— Je n’ai pas envie ! Laisse-moi tranquille à la fin !

— Parce que tu crois que tu as le choix ! Tu as pris tes runnings ?

— Oui.

— Mets-les, on descend à pied au village.

Un quart d’heure plus tard, nous laissions les garçons et les enfants à la maison. Je restai sans voix durant le trajet en les écoutant m’exposer l’objectif de ce shopping : me rhabiller. Il était inconcevable que je reste engoncée dans mes tenues de travail toutes les vacances. C’était une manie chez elles de vouloir me rhabiller ! Non ! En fait, ce qu’elles voulaient aujourd’hui, c’était me déshabiller ! Ayant une vague idée du contenu de mon compte en banque, elles partaient du principe que je pouvais me faire plaisir dans les boutiques de Lourmarin, pas toujours réputées pour les bonnes affaires. Sur le chemin, Alice et Jeanne m’encadraient, me tenant chacune par le bras. À croire qu’elles avaient peur que je parte en courant. Malgré l’idée plus que tentante de m’enfuir, je ne chercherais pas à le faire ; mon envie de leur faire plaisir était plus forte et j’en étais la première surprise, d’ailleurs. Elles savaient où elles allaient, et dans le cas où je l’aurais souhaité, je n’aurais pas pu m’arrêter et partir flâner dans les ruelles du village. Alice passait son temps à dire bonjour, elle connaissait tout le monde. Ou plutôt, elle n’avait perdu personne de vue depuis notre enfance et adolescence.

— On a fait du repérage hier, m’apprit Jeanne.

— La voilà ! s’exclama ma sœur à l’intention d’une commerçante.

Je voyais déjà le tableau ! Ça devait être l’ex-Parisienne bobo qui avait voulu se mettre au vert ! J’allais lui en donner, moi, des leçons de Parisienne !

— Je vous attendais ! Yaël ! Quel plaisir de te recevoir ! m’accueillit-elle avec un accent très, très chantant.

Ah, j’avais été mauvaise langue. Elle me fit une bise et m’incita à pénétrer dans sa boutique. Cette femme était toute douce et tout sourire, avec une jolie petite robe bleue, accessoirisée d’un sautoir en argent. J’étais tombée dans un sacré traquenard !

— Va dans la cabine ! m’ordonna Jeanne. On s’occupe de tout !

Durant près de deux heures, je me laissai faire en essayant tout : des robes, des jupes, des shorts, des débardeurs… Un second commerçant se joignit à la fête en fournissant des sandales et des spartiates. À force de m’habiller et de me déshabiller, j’étais en nage, j’avais soif, je m’en plaignis alors que je sortais de la cabine affublée d’une robe légère, assez près du corps, fleurie et à fines bretelles.

— Alice, tu as une bouteille d’eau ?

— J’ai mieux.

Elle fit des messes basses avec la commerçante et disparut dans la rue. Jeanne se posta derrière moi.

— Pendant que ta sœur fait ce qu’elle a à faire, dis-moi ce que tu penses de celle-là ?

Je fixai l’image que le miroir me renvoyait ; c’était mon visage, mon corps, et pourtant… voilà bien longtemps que je n’avais pas porté autre chose que du noir, du bleu marine et du gris. Mon uniforme me donnait un sentiment de pouvoir, d’assurance. Là, je me sentais fragile, vulnérable, exposée, et peu sûre de moi. Impossible de me tenir droite. Les filles, sans le savoir, me renvoyaient à l’adolescence ; l’époque merveilleuse où l’on ne sait pas quoi faire de son corps, où l’on voudrait se cacher, où l’on est gauche. Alice revint accompagnée d’un serveur muni d’un plateau portant des verres à pied et une bouteille de blanc.

— Je voulais juste de l’eau ! lui dis-je en pignant.

— Il est 17 h 30, c’est l’heure de l’apéro. Et encore une fois, tu n’as pas le choix !

— Vos maris ont une très mauvaise influence sur vous !

Elles éclatèrent de rire et, sans le réaliser, je les suivis et bus mon verre, le vin était délicieux, son goût frais et fruité m’évoqua des souvenirs et m’indiqua sa provenance ; c’était un château-Fontvert. Avant, quand je venais encore, j’accompagnais toujours papa faire les réserves de vin au domaine. Cet élan de bonne humeur s’évanouit à la vitesse de la lumière quand ma sœur brandit sous mon nez une toute petite chose, que je pointai d’un doigt interrogateur. En réponse, elle m’envoya un sourire sadique.

— Franchement, ton maillot, ce n’est pas possible, m’expliqua Jeanne.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il a ?

Elle grimaça, luttant contre un fou rire.

— Digne d’une nageuse est-allemande, ce sont les propos exacts d’Adrien.

Je devais ressembler à une carpe, la bouche grande ouverte, happant l’air. Piquée au vif, j’arrachai les quelques centimètres carrés de tissu des mains de ma sœur, m’enfermai dans la cabine et l’essayai.

— C’est bon, il me va, je le prends, leur dis-je derrière le rideau.

— Mets ça pour repartir, me dit Alice en glissant un short et une petite blouse colorée sur le côté du rideau.

La séance de torture prenait fin. Je passai au tiroir-caisse, sans vérifier le montant de la note. À vrai dire, je m’en moquais, ça ne m’empêcherait pas de manger à la fin du mois. Mais pour une autre raison aussi, j’avais le sentiment d’avoir été dans le corps et la tête d’une étrangère pendant ces deux heures, et cette étrangère avait passé un bon moment, elle devait le reconnaître. Pour autant, le quart d’heure de détente était fini. Avant de sortir de la boutique, je profitai qu’elles aient le dos tourné pour consulter mon téléphone et ma boîte mail. Encore rien. Toujours rien. Quand cet enfer s’arrêterait-il ? Ce ne fut pas uniquement ma nouvelle tenue qui me fit rentrer les épaules. Sur le chemin du retour, je parlai de moins en moins, pensant à Paris, à l’agence, à Bertrand qui se passait de moi, alors que les filles, légèrement pompettes à cause du blanc, n’arrêtaient pas de jacasser. Nous marchions sur la route, uniquement fréquentée par les habitants des quelques maisons voisines de la nôtre, quand un bruit de pétarade se fit entendre.

— Tiens, le voisin a toujours son tracteur comme quand on était gamines, dis-je à Alice.

— Ah bon ! me répondit-elle, surprise.

Nous nous décalions sur le bas-côté pour jeter un coup d’œil en arrière quand un klaxon retentit. Le véhicule s’approchant de nous n’avait rien d’un tracteur, c’était une vieille Porsche grise, qui s’arrêta d’ailleurs à notre niveau. La tête de Marc émergea par la vitre ouverte.

— Alors, on se balade ?

Il sortit de sa voiture, sous les gloussements des filles.

— C’est à toi, cette caisse ? lui demanda Jeanne en l’embrassant.

Il se dandina d’un pied sur l’autre en agitant ses mains.

— Non… enfin si, en réalité elle était à Abuelo, il me l’a donnée quand il a arrêté de conduire.

— Ça te va bien, constata Alice en lui disant bonjour à son tour.

Je lui fis la bise sans un mot.

— Ça va ? me demanda-t-il avec précaution.

— Très bien.

— Si ça ne vous dérange pas de vous tasser, je suis votre chauffeur jusqu’à la maison.

— Vas-y, Jeanne, déclara Alice. Nous, on marche !

— Youpi ! s’excita Jeanne.

Elle fit le tour de la voiture en courant. Marc se saisit de tous nos sacs, les tendit à sa passagère, et reprit le volant. Il fit vrombir le moteur et démarra dans un nuage de poussière. Alice m’empoigna par le bras.

— À nous deux !

J’allais passer un sale quart d’heure. Bon… quand faut y aller…

— Que veux-tu me dire ?

Elle soupira.

— Essaie de te mettre un peu dans l’ambiance.

— Je fais ce que je peux.

— Je n’en suis pas certaine… tu sais, c’est dur pour tout le monde de te voir comme ça, à l’écart, tu ne nous parles pas, rien ne semble te faire plaisir. On est impuissants, on ne sait plus quoi faire pour te dérider.

Tout sauf ça… Alice s’inquiétait vraiment pour moi et elle n’aurait pas dû.

— Tu te trompes, c’était bien cet après-midi.

Elle me lâcha le bras et accéléra la cadence de la marche, visiblement pas convaincue.

— Ah bon ? Tu t’es refermée comme une huître dès qu’on est reparties. Tu envoies paître Adrien dès qu’il fait une blague, Cédric passe son temps à te tendre des perches, tu ne jettes pas un regard aux enfants, qui se faisaient pourtant une joie que tu sois là. Tu as à peine calculé Marc. Sympa l’accueil, pour lui qui patauge dans la semoule pour qu’on le pardonne. N’oublie pas non plus qu’il a divorcé hier, la moindre des choses est d’essayer de lui remonter le moral. Ça t’arrive de penser aux autres, de temps en temps ? Elle t’intéresse, notre vie, ou tu n’en as rien à faire ?

— Mais bien sûr qu’elle m’intéresse !

— Ne me prends pas pour une idiote !

C’était l’occasion idéale pour mettre mon plan à exécution.

— Tu as raison, je vais vous plomber les vacances si je reste. Le mieux est que je rentre à Paris.

Je crus qu’elle allait me sauter à la gorge, j’avais tout faux. De plus en plus mal, je me ratatinai et piquai du nez en me tordant nerveusement les mains.

— Hors de question ! Tu n’as rien compris à ce que je te dis !

Voir Alice s’énerver de cette façon était rarissime et me vrillait le cœur. Jamais elle n’élevait la voix contre moi. Elle s’arrêta net et me détailla des pieds à la tête, elle avait les joues écarlates, signe flagrant que la cocotte-minute était prête à exploser.

— Tu es brillante, question boulot, mais niveau rapports humains, tu es zéro ! On t’aime, nous ! Lâche ce putain de téléphone et vis !

Les bras m’en tombaient, Alice porta une main à son front, exaspérée.

— En plus, tu me fais jurer ! Et tu sais que je déteste me mettre dans cet état ! Si tu tiens un tant soit peu à la santé mentale de ta grande sœur, et j’insiste sur le « grande », réagis. Maintenant, on y va !

Oh que oui, là c’était la grande sœur, aucun doute. Et moi, j’étais la sale gamine. Elle partit devant, je la suivis, me repassant en boucle la scène, réalisant à quel point j’étais un boulet pour tous, à me comporter de cette façon. Que faire ? Alice avait raison, je ne savais plus me comporter normalement avec les autres, dès lors qu’ils n’étaient pas Bertrand, mes collègues ou mes clients. Et encore, je considérais mes collègues comme une quantité négligeable, et ils me le rendaient bien en me détestant. Notre arrivée à la Petite Fleur pointa mon incapacité à participer à la fête, comme si je n’avais aucune légitimité à me joindre à leurs éclats de rire, partant du principe que je n’avais plus ma place parmi eux, qu’ils vivaient dans un monde qui m’était désormais inaccessible. De toute façon, dès que j’essayais de participer, j’étais complètement à côté de la plaque. Léa, ma nièce, me le prouvait, en me fuyant. Mon attitude fermée faisait peur aux enfants. Adrien et Cédric avaient balancé Marc à l’eau tout habillé dès qu’il avait surgi de sa voiture : la portière était encore ouverte. Tout le monde riait, je ne parvins qu’à esquisser un sourire forcé. En les observant, je me dis que Marc était revenu dans nos vies au bon moment, il prenait la place que je laissais vacante depuis des années. Sauf que ce n’était absolument pas suffisant pour ma sœur. Elle me voulait, là, présente, dans la place.

— Préparez l’apéro, ordonna Jeanne aux garçons. Pendant ce temps, on gère les enfants.

Alice, sans oublier de me lancer un regard, récupéra Marius et Léa, et partit dans la maison, accompagnée par Jeanne et Emma. Je profitai d’échapper à sa surveillance pour sortir mon téléphone de ma poche et m’assis sur le muret qui longeait la terrasse. Vérifier, encore et toujours vérifier. Encore et toujours rien. Pas de mail, pas d’appel.

— Yaël !

C’était Marc. Les autres l’avaient enfin laissé sortir de l’eau. Il était dans un de ces états, dégoulinant de partout, son jean et sa chemise collés sur la peau.

— Je n’ai pas pu m’occuper de tes sacs, comme tu peux le constater. Viens les prendre, je ne voudrais pas faire de dégâts.

Je sautai du muret et le suivis jusqu’à sa voiture. Je récupérai mes biens et m’apprêtais à faire demi-tour quand je le vis se débattre avec son sac de voyage, que je reconnus au premier coup d’œil : c’était le même qu’il y a dix ans, un grand sac en cuir marron, usé jusqu’à la trogne, dont les lanières avaient d’ailleurs été réparées à de multiples reprises.

— Tu veux une serviette ?

— J’essaie désespérément d’en attraper une dans mon sac sans tout ruiner ! me dit-il en riant.

Je m’approchai, et lui lançai un regard interrogatif. Avant, ça ne me serait même pas venu à l’esprit de lui demander l’autorisation de fouiller dans ses affaires, je l’aurais fait sans me poser de questions. C’était loin, cette époque-là !

— Je peux ?

Il me sourit. En moins de deux secondes, je sentis la texture de l’éponge au milieu de ses affaires, et lui tendis sa serviette. Il s’essuya le visage.

— La salle de bains est prise ? C’est ça ?

— Oui. Il y en a pour un bout de temps avec les enfants et les filles.

— Ce n’est pas grave, j’attendrai.

Je le plantai là, ne sachant pas quoi lui dire d’autre.


Après avoir rangé mes nouveaux vêtements dans la commode de ma chambre, je me rendis dans la cuisine où je préparai un plateau avec la vaisselle pour le dîner, sans oublier celle des enfants. J’apportai tout sur la terrasse, mais me figeai sur le seuil. Les trois garçons prenaient un verre autour de la table et ne remarquèrent pas ma présence dans leur dos. Marc, toujours avec son jean trempé, avait retiré sa chemise et ses baskets. Cédric et Adrien se renseignaient sur son moral :

— Ça va ? Ce n’était pas trop dur, hier ?

Voilà ce que j’aurais pu lui demander. Ça ne m’était même pas venu à l’idée. Quelle abrutie ! Il passa la main dans ses cheveux courts et s’écroula dans sa chaise en plastique. Puis il leur adressa un regard amer et un sourire dépité.

— Ah, non… l’ambiance était bonne ! C’est l’avantage quand on ne s’engueule pas… De toute façon, je ne pouvais rien faire pour la retenir. C’est comme ça, ça passera… Mais bon… j’espérais autre chose de ma vie… Vous avez de la chance, tous les deux, vous avez la recette pour rendre votre femme heureuse.

Il soupira en regardant au loin. Ce que je décidai de faire me demandait un effort surhumain, mais c’était un moyen de prouver que j’essayais.

— Marc, les interrompis-je en sortant de ma cachette pour les rejoindre. Il y a une salle de bains dans ma chambre, vas-y si tu veux.

— Tu es sûre ? Ça ne m’embête pas d’attendre.

— Tu serais con de t’en priver ! brailla Adrien.

— Si je te le dis, insistai-je.

Il avait intérêt à se décider vite fait, parce que je commençais déjà à regretter ma proposition. Et puis il fut trop tard, Marc sauta sur ses pieds, attrapa son sac de voyage et entra dans ma chambre par la porte-fenêtre.

— Merci ! me dit-il avant de disparaître au fond de la pièce.

— Tu mérites un p’tit verre pour ça, me complimenta Cédric.

Je saisis le verre de rosé et m’assis en sortant mon téléphone, encore une fois. Le réseau étant élevé, j’en profitai pour lire les flashs info. Plongée dans la lecture des nouvelles économiques — pas bien passionnantes au mois d’août —, je ne remarquai pas que la table était presque au complet jusqu’au moment où la voix de ma sœur me fit lever le nez de l’écran.

— Où est Marc ?

— Sous la douche, chez Yaël, lui annonça son mari.

— Quoi ?

Elle me regarda comme si un troisième œil avait poussé sur mon front. Je me retins de lui tirer la langue.

— Tu m’as demandé d’être gentille, non ?

Elle ne trouva rien à répondre.

Les deux jours suivants, je m’isolai sur la terrasse à demi allongée sur un transat, tournée vers les vignes, parfois à l’ombre du cyprès, supportant difficilement le mistral lorsqu’il se levait. Je pouvais malgré tout distinguer la piscine et ses occupants sur ma droite ; je les entendais, surtout. Je passais mes journées, là, à penser à mon travail, fixant la pelouse cramée par la chaleur et le soleil, ne lâchant pas une seule seconde mon téléphone, espérant encore et toujours une réponse, un appel de Bertrand. Je ne parlais aux autres que lorsqu’ils s’adressaient à moi, mes seules véritables compagnes étaient les cigales, dont le chant me tapait sur le système et me rendait nerveuse. Je me contentais du strict minimum pour ne pas contrarier ma sœur ; en aidant à la préparation des repas, en continuant à proposer ma salle de bains à Marc, et en ne portant que mes nouveaux vêtements. L’ennui me rongeait, j’avais les nerfs de plus en plus à fleur de peau, je ne dormais toujours pas, ou si peu, j’étais lucide sur mon état. Par moments, j’aurais voulu exploser, hurler, taper sur quelque chose, tout faire pour cracher ce poids qui m’envahissait, me dévorait de l’intérieur.


Ce soir-là, lorsque les enfants allèrent se coucher, je pris garde à leur souhaiter une bonne nuit. Et durant notre dîner, je fis attention à ne manger et boire que ce que mon estomac pouvait supporter, c’est-à-dire pas grand-chose, mais c’était toujours mieux que rien pour faire illusion. Les adultes parlaient des excursions que nous pourrions faire. Les filles voulaient aller à l’expo des Carrières de Lumières des Baux-de-Provence, les garçons avaient envie de faire les mines d’ocre, pour le plaisir de porter un casque de chantier. Évidemment, à part demander à quelqu’un de me passer le sel, je n’intervenais dans aucune discussion, ne voulant pas être davantage à côté de la plaque. Marc se débattait pour me faire entrer dans la conversation. Comme je ne répondais que par monosyllabes, il finit par lâcher l’affaire, sans pour autant cesser de me jeter des coups d’œil curieux et inquiets. La vibration inopinée et tant espérée de mon téléphone sur la table me fit sursauter et pousser un cri de joie. Et déclencha aussi sec un silence de cathédrale. Tous les regards se portèrent sur mon portable. Un mail ! Je venais de recevoir un mail ! La délivrance ! J’allais reprendre un train et ma vie !

— C’est quoi, ça ? me demanda Jeanne.

— Des nouvelles du boulot !

Mon cœur battait la chamade, j’avais un sourire démesuré aux lèvres, des frissons sur la peau, ma respiration s’accéléra. C’était tellement bon que je fis durer le plaisir. L’extase était à portée de main. Je pris tout mon temps. L’icône des mails portait enfin un chiffre. Je fermai les yeux, mon pouce effleura l’enveloppe. Puis mes paupières papillonnèrent. Et là, j’eus envie de vomir, de pleurer, de hurler, de frapper. C’était une réclame pour une vente privée. Je n’en recevais jamais, j’avais tout bloqué. Pourquoi maintenant ? Pourquoi ce mail sans intérêt avait-il réussi à se faufiler à travers une brèche alors que je n’avais toujours pas un mail de Bertrand ou d’un client ? J’allais devenir folle. Je serrai les mâchoires, ne voulant pas m’effondrer devant les autres.

— Quelque chose d’important ? s’inquiéta Marc.

Sa voix me parut venir de loin.

— Ce n’est rien, répondis-je sombrement. Excusez-moi, je vais me coucher.

Je débarrassai mon assiette aux trois quarts pleine et mes couverts, les déposai dans le lave-vaisselle et me barricadai dans ma chambre. Je dus pourtant affronter encore une fois leurs regards en fermant les volets donnant sur la terrasse, dans un concert de « bonne nuit ! ». J’étais tellement dépitée qu’il me manqua la force pour râler après Marc qui avait laissé traîner sa trousse de toilette dans ma salle de bains.


Je passai une partie de la nuit à ruminer, la tête enfoncée dans l’oreiller, et je dus réussir à somnoler une ou deux heures. À 5 h 30, n’en pouvant plus, je pris une douche. Une demi-heure plus tard, je m’installais sur la terrasse — il faisait déjà bon, limite chaud pour l’heure si matinale —, avec mon ordinateur portable, déterminée à écrire un mail suffisamment convaincant à Bertrand. Ça ne pouvait plus durer ainsi. Une fois les mains sur le clavier, j’eus l’impression d’avoir perdu tous mes neurones en l’espace de quelques jours ; je ne savais pas quoi lui dire, j’écrivis dix brouillons qui finirent tous dans la corbeille. J’allais perdre toutes mes facultés, à ce rythme-là. Définitivement, les vacances n’étaient pas pour moi ! La porte-fenêtre du séjour s’ouvrit sur Marc, ensommeillé.

— Je t’ai réveillé ? Excuse-moi.

— Ne t’inquiète pas, je suis un lève-tôt.

Il posa à côté de mon Mac une tasse de café.

— Merci, lui dis-je avant de retourner à mon écran.

Il s’assit en face de moi, et pour mon plus grand bonheur ne dit rien. Pourtant, sa présence me mettait mal à l’aise ; à cette heure-là, je pensais être tranquille et, là, on me surveillait. Je soufflai de soulagement quand il quitta sa place et retourna à l’intérieur. Cette relative paix ne dura pas longtemps, puisque, quelques minutes plus tard, il revint habillé et se posta à côté de moi.

— Tu as besoin de quelque chose ? lui demandai-je sèchement.

— C’est plutôt toi qui as besoin de quelque chose.

— C’est bon ! Va te recoucher et fiche-moi la paix.

Sans me laisser le temps de réagir, il ferma le clapet de mon ordinateur et s’en saisit.

— Rends-moi ça ! hurlai-je en bondissant de ma chaise.

Il mit sa main sur ma bouche.

— Chut ! Tu vas réveiller tout le monde… Je ne sais pas ce que tu es en train de faire, mais ce que je sais, c’est que tu n’y arrives pas.

Je fronçai les sourcils, il rit.

— Il y a dix ans, tu faisais déjà cette tête-là quand quelque chose te résistait. Genre, je lève les yeux au ciel et j’ai la bouche pincée. Je me trompe ?

Je secouai la tête, mauvaise.

— Ne t’acharne pas. Tu réessaieras plus tard. Viens avec moi faire un tour. Si j’enlève ma main, tu te tais ?

J’acquiesçai. Il s’exécuta et, me tirant par le bras, il m’entraîna à sa suite. Je pus malgré tout attraper mon téléphone que je glissai dans la poche de mon short. Il trouva un bout de papier sur lequel sa main de gaucher griffonna que nous partions nous promener et de ne pas s’inquiéter. Moins de cinq minutes plus tard, son moteur pétaradait.

— Et ça, ça ne réveille pas tout le monde, peut-être ?

Il arbora un sourire satisfait. Je lui tournai le dos et regardai le paysage, en boudant.

— Tu m’en veux toujours ? me demanda-t-il en brisant le silence plusieurs kilomètres plus tard. D’être parti, je veux dire…

— Non ! lui répondis-je vivement. N’imagine pas un truc pareil !

— Pourtant si.

— C’est bon, Marc ! lui balançai-je, exaspérée. Il y a prescription maintenant.

— J’ai l’impression que tu me fuis, il n’y a jamais moyen qu’on se parle tous les deux.

— Tu es revenu au mauvais moment, c’est tout. J’ai beaucoup de soucis à gérer au boulot et pas de temps pour le reste. Les choses ont changé. Tout le monde te l’a dit ! Il serait temps que tu l’intègres.

Je stoppai là la discussion en récupérant mon téléphone dans ma poche, et je poursuivis mes brouillons, inlassablement, sans trouver satisfaction. Et puis, brusquement, l’appareil disparut de mes mains, je me tournai vers Marc, qui tout en conduisant me l’avait subtilisé. Sa vitre était ouverte, il le tenait, serré dans sa paume, au-dessus de la route, un grand sourire aux lèvres.

— Rends-le-moi ! criai-je.

— Et puis quoi encore !

— Ce n’est pas un jouet !

— Je trouve ça plutôt drôle !

J’étais hors de moi. Marc n’avait aucune idée de ce qu’il était en train de faire. Pire qu’un ado attardé ! Je détachai ma ceinture, prête à enjamber le levier de vitesses, et lui grimper dessus s’il le fallait.

— Yaël, déconne pas, me dit-il en riant. Tu vas nous foutre dans le décor.

— Rends-moi mon téléphone, immédiatement.

Je tentai de tirer sur son bras, et la voiture fit une embardée. Tout se déroula en moins d’une seconde, je vis le téléphone disparaître, puis Marc me poussa sans ménagement à ma place, remit les deux mains sur le volant, et un camion venant d’en face nous frôla en s’acharnant sur son klaxon.

— Ouh ! Putain ! Ça décoiffe, les balades avec toi, me lança Marc, le sourire toujours aux lèvres, à peine crispé, maîtrisant parfaitement sa conduite.

Je me recroquevillai dans mon siège et fermai les yeux de toutes mes forces. Mon corps ballotta mollement lorsque la voiture ralentit et fit demi-tour.

— Yaël ! Tu es avec moi ?

Je n’arrivais plus à ouvrir la bouche, j’avais l’impression que mon visage était figé dans le marbre. Marc arrêta la Porsche et je compris qu’il en sortait. Il ouvrit ma portière quelques minutes plus tard.

— C’est tout ce qu’il en reste.

J’ouvris les yeux et les vestiges de mon téléphone apparurent sous mon nez. Marc les déposa sur mes genoux et s’adossa à la voiture en récupérant son tabac à rouler dans la poche de son bermuda. Je fixai les lambeaux d’électronique qui avaient failli nous coûter la vie, surtout la sienne. Puisque finalement, la mienne se résumait à ça. Cette chose. Le monde, les autres n’existaient plus, je n’avais plus aucune notion de ce qui était bon, mal, juste ou injuste. Mon existence se résumait au prisme des informations délivrées par cette chose inanimée, sans émotions. J’étais une coquille vide de tout, sans considération pour mon entourage. Et j’avais failli tuer Marc pour sauver mon téléphone, cet iPhone 6 avec lequel je dormais, qui finalement était mon bien le plus précieux, l’unique d’ailleurs. Je sentis une main sur mon bras, je me tournai vers Marc, accroupi à mon niveau.

— Je suis désolé pour la blague, ça ne devait pas finir comme ça, s’excusa-t-il.

Non, ça n’aurait pas dû finir comme ça et ce n’était pas sa faute. Je n’aurais pas dû essayer de le récupérer, je n’aurais pas dû perdre conscience de la réalité, je n’aurais pas dû devenir complètement irrationnelle pour cette chose, j’aurais dû rire, j’aurais dû lui tirer la langue, j’aurais dû lui promettre de le mettre à l’eau pour me venger.

— Yaël… tu as mal quelque part ? Tu as eu peur ? C’est fini, on n’a rien…

Je secouai la tête, le regard toujours rivé sur le téléphone.

— Si c’est pour ton portable, ne t’inquiète pas. On va faire le tour des villages pour t’en trouver un autre, je vais te rembourser.

Mon corps tout entier se mit à trembler, comme si je ressortais d’un bain glacé. Mon cœur s’emballait. La rage enflait en moi, incontrôlable, dévorante, j’eus besoin d’air, je bousculai violemment Marc et sortis de la voiture. Je me mis à marcher sur le talus de cette départementale, à faire les cent pas, les restes de mon téléphone serré dans ma main, l’écran brisé me coupa la paume, je ne réagis pas. Même mon corps était anesthésié par cette chose. Je stoppai net et ouvris la main. Un dernier relent de dépendance me fit récupérer ma carte SIM, broyée, pour la glisser dans ma poche. Et puis, je balançai les débris de toutes mes forces, le plus loin possible sur la route, en me mordant le poing pour ne pas hurler. Un camion passa, roula dessus, et fit voler en éclats ce qui restait de mon portable.

— Mets-toi à l’abri, m’ordonna Marc en m’éloignant de la circulation. Ça ne rime à rien.

Il me tira par les épaules et me tourna face à lui, alors que j’étais secouée de tremblements, la tête basse. Je finis par lever les yeux, il me regardait sans animosité ni jugement.

— Pardon, pardon, pardon… me mis-je à répéter sans interruption.

Et là, je sentis les larmes rouler sur mes joues.

— Vas-y, pleure un bon coup, lâche tout.

Il me prit contre lui, et je pus pleurer tout mon saoul, les mains agrippées à sa chemise. J’évacuais je ne savais quoi, mais je me délestais d’un poids. Cela dura, sans que Marc cherche à m’éloigner de lui. Et puis, après un temps infini, mes sanglots s’espacèrent.

— Merci pour l’adrénaline, j’en avais besoin, chuchota-t-il.

Je me détachai de lui, il me sourit et passa une main sur mes joues pour essuyer mes larmes.

— En voiture ?

Je hochai la tête, toujours incapable de parler.

— Je voulais aller passer la journée à L’Isle-sur-la-Sorgue. Dis-moi si tu préfères rentrer.

— On y va, lui répondis-je, la voix enrouée.

— C’est parti.

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