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Du jour où ils étaient devenus parents, ma sœur Alice et Cédric — désormais son mari — étaient allés s’enterrer en banlieue, dans un pavillon avec balançoire et toboggan dans le jardin. Pour m’y rendre, j’utilisai une Autolib’, m’évitant ainsi la corvée des transports en commun. Ça me déprimait chaque fois que je m’enfonçais dans l’allée de ces maisonnettes du bonheur familial où le voisin peut voir tout ce qui passe chez vous. Forcément, avec une clôture à hauteur d’enfants, l’intimité n’existe pas ! D’ailleurs, c’était pour eux, leurs enfants, qu’ils avaient pris cette décision : quitter leurs trente-cinq mètres carrés dans Paris et trouver jardinet et calme. Pour moi, ça restait inimaginable, limite angoissant. L’intrusion des gentils voisins dans ma vie me hérissait le poil rien que d’y penser. Mais il n’était pas question de mes rêves, ce qui comptait c’était leur bonheur, et ils l’avaient trouvé là.


En approchant de chez eux, je marquai un temps d’arrêt. Pourquoi la voiture d’Adrien et Jeanne était-elle garée devant chez ma sœur ? Et surtout, pourquoi des ballons étaient-ils fixés à la porte d’entrée et au portail ? Dans quel piège étais-je tombée ? Je n’eus pas le temps de sonner qu’Alice sortit, un sourire démesuré aux lèvres, les yeux pétillants, et se jeta sur moi. À croire qu’elle ne m’avait pas vue depuis des années. Il ne fallait pas exagérer tout de même ! Elle m’enveloppa dans ses bras, ses cheveux blonds me chatouillèrent le nez. Elle m’écrasa, durant ce qui me sembla de longues secondes, contre son corps délicat et tout en rondeurs maternelles. Ma sœur, sans en avoir conscience, dégageait une hypersensualité. Et ce, alors même qu’à mon goût elle ne prenait pas assez soin d’elle, toute dévouée à ses enfants et à sa vie d’institutrice. Alice et le monde des enfants ! Une très longue histoire d’amour.

— Oh, j’ai cru que tu ne viendrais pas ! soupira-t-elle, soulagée.

Je me dégageai de son étreinte étouffante.

— C’est bon ! Je t’avais dit oui ! C’est quoi ça ? lui demandai-je en désignant les ballons. Vous avez changé la déco ?

Ses épaules s’affaissèrent. Visiblement, je venais de faire une boulette.

— Oh, ne me dis pas que tu as oublié… bon, tant pis… ce n’est pas grave. Tu es là… on va dire que c’est déjà ça.

— Oublier quoi ?

— Yaya ! cria une voix de petit garçon survolté.

Alice se décala pour laisser passer son fils, qui arrivait en courant, tel un boulet de canon.

— Marius, je te l’ai déjà dit, tu es trop grand pour m’appeler comme ça, lui rappelai-je.

Ce surnom idiot me mettait mal à l’aise, ça me renvoyait à la gamine que j’avais pu être. Mon neveu se propulsa sur moi, je tapotai maladroitement ses épaules.

— Yaya, tu as vu les ballons ? C’était pour mon anniversaire avec les copains, hier. Trop cool !

Mortifiée, je me tournai vers une Alice blasée. Elle secoua délicatement la tête d’un air de dire « ne t’en fais pas ». Je fis un rapide calcul mental.

— Bon anniversaire ! Sept ans, l’âge de raison, tu es un grand maintenant.

Ma sœur fit diversion en clamant mon arrivée. J’eus aussitôt envie de faire machine arrière en découvrant tout le monde dans le séjour, ça commençait doucement, mais sûrement, à tambouriner dans mon crâne. Adrien, Jeanne et leur fille de douze ans, Emma, étaient de la fête eux aussi. Ça faisait près de deux mois que je ne les avais pas vus. Et comme à chaque fois, j’eus le sentiment de découvrir une nouvelle gamine en constatant à quel point leur fille grandissait. À cet âge-là, ça grandit tout le temps. Au moins, elle était plus discrète que ses parents, je n’entendais que très rarement le son de sa voix. Cédric me fit une bise fraternelle et un clin d’œil signifiant là encore « ne t’inquiète pas ». Léa, la petite sœur de Marius, se contenta d’un bisou timide ; je l’impressionnais, sans que je comprenne pourquoi.


Et voilà, la bande était au grand complet… ou presque, puisqu’il manquait quelqu’un. Pour nous — les cinq restants —, les liens ne s’étaient jamais disloqués. Du moins entre les deux petites familles. Ma vie était tellement différente de la leur… j’étais seule avec mon travail, et j’évitais le plus possible les réunions de « famille », pour ne pas perdre de temps ni d’énergie. Adrien me sortit de mes pensées :

— Une revenante ! s’exclama-t-il en tapant sur ses cuisses. T’as daigné passer le périph’ aujourd’hui ?

Je soufflai bruyamment. Ça allait encore être ma fête !

— Ne commence pas !

Il étouffa un rire.

— Notre femme d’affaires est d’une merveilleuse humeur, on dirait, insista-t-il.

— Adrien, fous-lui la paix ! intervint Jeanne. Ce qu’il est chiant quand il s’y met !

Jeanne rattrapait toujours l’humour pénible de son cher et tendre, lui trouvant des excuses, même lorsqu’il dépassait les bornes. La championne pour arrondir les angles et lui sauver la mise. J’avais beau adorer Adrien, je m’étais toujours demandé comment elle pouvait le supporter !

— Ça ne t’a pas empêchée de l’épouser !

Elle éclata de rire et vint m’embrasser à son tour. Je ne tentai pas le diable, préférant esquiver une passe d’armes entre eux et moi, au sujet de mon travail. Je partis rejoindre Alice dans la cuisine. Je me sentais totalement gauche au milieu du bazar organisé qui régnait chez elle. J’avais toujours peur de provoquer une catastrophe au moindre geste. Elle disposait les bougies sur le gâteau, fait maison, mieux décoré qu’un sapin de Noël, et tout ça de ses doigts de fée de mère de famille modèle.

— Alice, je suis désolée d’avoir oublié…

— Il est tellement heureux de te voir qu’il ne s’en rendra pas compte. Tu sais, je m’en doutais, j’ai préparé le terrain avec lui…

Elle vint vers moi et prit mon visage entre ses mains, posant son doux regard bleu clair sur moi. Elle me fit un sourire dont elle avait le secret, le même que notre mère quand nous faisions des bêtises et qu’elle ne parvenait pas à nous en vouloir. Pourtant, je savais que ma sœur m’en voulait, ça se voyait, mais nous ne nous disputions jamais, c’était un pacte entre nous, et ce depuis l’adolescence. Sauf que depuis quelque temps, je sentais une tension monter entre nous, que j’étais bien incapable de faire baisser.

— Moi aussi, je suis heureuse, me dit-elle. Tu me manques, petite sœur.

Je m’éloignai d’elle.

— Écoute, c’est bon. On s’est vues le mois dernier ! Et je ne suis pas venue pour que tu me joues le couplet sentimental.

Elle parut désabusée.

— Un jour, il faudra que je rencontre ton patron pour comprendre ce qu’il a fait de Yaya, la fêtarde câline.

Sa remarque m’arracha un sourire. Ma sœur… nos différences se gonflaient avec le temps et la vie qui avançait, mais elle restait mon point de repère, mon ancrage. Je ne pouvais pas concevoir un monde, une vie sans elle. Il fallait que je la sache pas trop loin de moi, même si je ne la voyais pas. Je n’avais pas de temps à lui consacrer, mais elle devait être là. Nous avions toujours été comme les deux doigts de la main, notre petit écart d’âge n’avait jamais eu d’importance ; toujours tout faire ensemble… ou presque. Son mariage avec Cédric n’y avait rien changé ; ce grand type brun et tout maigre était comme un frère pour moi, et il la rendait heureuse. Plus le temps passait, plus il la regardait comme la huitième merveille du monde, et pour moi, c’était tout ce qui comptait.

— Vous venez ? nous interrompit-il. Il ne tient plus en place.

Alice prit le gâteau d’anniversaire et entonna un Happy Birthday à l’accent britannique prononcé, en passant devant moi. Je la suivis et m’adossai au mur du séjour pour mieux les observer : Marius encadré par ses deux parents, Léa dans les bras de son père et nos amis en face, chantant à tue-tête. Il souffla ses bougies et déballa ses cadeaux. Pendant ce temps, je pouvais sentir mon téléphone vibrer dans la poche de mon jean : mails en rafale. Comme par hasard, ma sœur me tendit une assiette au moment où je m’apprêtais à y jeter un coup d’œil. En voyant la tranche de gâteau au chocolat, je fis la moue, prête à décliner. Alice prit les devants :

— Écoute, il y a des limites à ce que je peux rattraper, me prévint-elle. Je t’en ai servi une toute petite part, fais au moins semblant, s’il te plaît !

La négociation était inenvisageable, toute douceur ayant quitté son regard. Je tendis la main et me saisis de l’assiette, luttant contre la mine dégoûtée que je n’étais pas loin d’afficher.

— Merci…

À cet instant, le téléphone de la maison sonna, Alice alla décrocher ; c’étaient nos parents, qui pour rien au monde n’auraient oublié de souhaiter l’anniversaire de leur petit-fils. J’en profitai pour légèrement saccager ma part de gâteau avec ma petite cuillère et abandonner l’assiette dans un coin. Lorsque papa avait pris sa retraite d’architecte, ils avaient bazardé l’appartement parisien où nous avions grandi et profité de la chute de l’immobilier au Portugal pour s’offrir une maison avec vue sur mer à quelques kilomètres de Lisbonne. Ma sœur, le téléphone à l’oreille, proposa de me les passer, je déclinai en secouant vigoureusement la tête — tant pis pour la migraine — et lui décochai un regard noir, lourd de sens. Je préférais largement leur écrire un mail le soir et m’éviter une énième invitation à venir passer un week-end chez eux ; à l’image de ma sœur, ils ne comprenaient pas que je travaille autant. Mes priorités les énervaient et moi, ce qui m’énervait, c’était que personne ne fasse l’effort de saisir l’importance de mon job.

L’heure suivante fut un véritable calvaire ; à croire qu’ils n’avaient plus d’autres conversations que leurs enfants ! Les activités extrascolaires, les sorties en tous genres, les bobos, les bons mots, et j’en passe… Et si la discussion cessait l’espace de quelques secondes, c’était pour demander à ces chères têtes blondes de baisser le son, pour que l’on s’entende mieux parler d’elles. Mon crâne et mes oreilles n’en pouvaient plus. Assise sur un petit bout de canapé, des jouets dans le dos, je finis par craquer et sortis mon téléphone. Je ne m’étais pas trompée. Bertrand m’avait envoyé plusieurs mails, qui semblaient importants ; il voulait que je l’accompagne toute la journée du lendemain. Il m’avait transféré le dossier clients à consulter au plus vite. J’étais fatiguée à l’avance ; j’allais prendre du retard sur certains dossiers, sans compter les rendez-vous organisés depuis longtemps. J’avais hérité d’une assistante quiche, incapable de gérer un emploi du temps ou de trouver des solutions pour satisfaire tout le monde. Je devais toujours repasser derrière elle.

— Yaya, tu as des jeux sur ton téléphone ? me demanda Marius en approchant ses mains pleines de chocolat de mon iPhone 6.

J’éloignai mon portable, en levant haut mon bras, pour éviter la catastrophe, juste à temps.

— Non. Je n’ai pas le temps de jouer.

— Mais…

De l’air ! Je me levai, un peu plus brusquement que je ne l’aurais voulu. Marius s’écroula à ma place vide. Non, ça ne le fait pas, ça…

— Il faut que je rentre, annonçai-je.

— Déjà ? râla Alice pour la forme.

Ouf ! Elle n’allait pas essayer de me convaincre de rester. Elle avait déjà compris que c’était une bataille perdue.

— J’ai du…

— Boulot ! répondirent en chœur Cédric et Adrien.

Tout le monde éclata de rire, sauf moi. Même Alice pouffa. Je fis une bise à tous et me dirigeai vers la porte d’entrée, suivie par ma sœur, sa fille dans les bras.

— Quand est-ce qu’on se refera un après-midi entre sœurs ?

— Je ne sais pas…

Elle soupira, déçue.

— OK. Donne-moi de tes nouvelles.

Nous nous regardâmes de longues secondes dans les yeux, et puis je tournai les talons.


Une heure plus tard, je plongeais dans le bassin et nageais un peu plus longtemps que d’habitude, profitant de ma ligne d’eau réservée pour me vider l’esprit. Le regard de cocker de ma sœur me revenait sans cesse en tête. Elle ne comprenait pas que je n’aie plus autant de temps à lui consacrer qu’avant. J’avais beau essayer de lui expliquer, mais ça ne passait pas. Sa carrière n’avait pas d’importance pour elle. Elle avait toujours rêvé d’être institutrice, elle y était, ça l’éclatait. Elle était consciencieuse, là-dessus pas de doute. Mais bon, elle n’avait envie de rien de plus. Pourquoi et comment pouvait-elle se contenter de si peu ? De mon côté, c’était différent ; avec l’agence, j’avais découvert que je pouvais aller loin, très loin, et rien ne me ferait dévier de ma trajectoire. J’avais envie d’être la meilleure, de prouver que je pouvais exister par mon travail, le tout pimenté d’un besoin vital de me dépasser. Je misais tout là-dessus. Pour moi, rien n’était impossible, rien n’était trop dur. Je gérais tout, la fatigue, le stress, les différents dossiers, toutes mes missions, et tout ça sans l’aide de personne. J’étais maîtresse et actrice de ma propre vie. Cependant, je m’en voulais d’avoir raté l’anniversaire de Marius. Comment avais-je pu oublier ? J’aurais dû mettre une alerte sur mon téléphone.

En rentrant chez moi, je corrigeai le tir en l’enregistrant pour l’année prochaine et toutes les suivantes, sans oublier celui de Léa par la même occasion. Après m’être douchée, je me fis un plateau/ordinateur avec une assiette de crudités et un yaourt au soja, et m’installai dans le canapé. Quelle perte de temps de manger ! Si seulement la science avait pu inventer des pilules pour remplacer les repas ! Avant de travailler, j’envoyai un mail succinct à mes parents et commandai une Nintendo DS dernière génération avec les cinq jeux vidéo en tête des meilleures ventes. Marius l’aurait à la sortie de l’école dès le lendemain, grâce au supplément « livraison express ». Mon oubli appartenait au passé. Je pouvais reprendre le cours de ma vie, en commençant par écrire à Bertrand pour l’assurer de mon entière disponibilité le lendemain. Je me couchai aux alentours de minuit et demi, non sans avoir avalé mon somnifère quotidien, avec le sentiment du devoir accompli. J’aimais les dimanches soir au calme pour préparer ma semaine de travail. Mis à part pour une mission évidemment, je ne supportais pas qu’on me dérange ce soir-là, j’aimais me coacher, organiser mes affaires, vérifier que tout était en ordre, à sa place, me préparer à l’imprévu en permanence. Pourtant, mon organisme lutta un peu plus longtemps que d’habitude avant de céder au sommeil ; la culpabilité vis-à-vis de ma famille et la pression à l’idée de la journée du lendemain m’avaient envahi l’esprit, retardant l’effet du cachet. Jamais Bertrand ne m’avait demandé de l’accompagner pour ce type de contrats. Et d’aussi loin que je m’en souvenais, personne à l’agence n’avait approché ce dossier. Pourquoi moi ? Et surtout pourquoi maintenant ?


Le rendez-vous était comme souvent fixé dans un hôtel de luxe. Au côté de mon patron, je traversai le hall les épaules en arrière, le menton fier, le regard droit. Rien ni personne ne pouvait ébranler mon assurance d’une quelconque manière. Nous étions attendus et j’étais prête pour ce round. La stimulation, l’adrénaline et le stress étaient essentiels à mon équilibre. J’aimais travailler en binôme avec Bertrand, ça me mettait en danger, ça me forçait à me surpasser, seule ma mission importait. Quand je me souvenais de ce que j’avais pensé de lui au moment de notre rencontre, j’avais honte. Je le prenais pour un tocard, en pleine crise de la quarantaine, alors que Bertrand était doué, excellemment doué, avec un sens aigu des affaires. Il était vif, intuitif, savait travailler dans l’urgence. Il possédait l’art de séduire et de convaincre. C’était un instinctif doté d’une formidable capacité d’adaptation. Chaque jour passé à travailler à ses côtés me rendait plus performante. Sans jamais en faire trop, je voulais me rendre indispensable auprès de lui ; l’impressionner grâce à mes capacités comptait plus que tout. J’aimais, lorsque parfois je faisais mouche, sentir son regard satisfait se poser sur moi. Notre complicité professionnelle nous permettait de nous comprendre d’un simple coup d’œil, d’échanger nos informations discrètement, et c’était une des choses qu’on nous enviait. Avoir le ventre noué, l’appétit coupé par l’enjeu de la journée, l’esprit en alerte, me rendait vivante, me stimulait. Autant ça me paralysait au début de ma carrière, autant aujourd’hui, ça me nourrissait. La pression m’était aussi indispensable pour vivre que le sang qui coulait dans mes veines. Je faisais tout pour ne pas perdre une miette de cette puissance ni de cette victoire sur mon corps.

Le soir même, on nous livra nos traditionnels plateaux de sushis en salle de réunion. Chacun rédigea son compte rendu de la journée. Il n’était pas loin d’une heure du matin quand tout fut bouclé. Je n’avais pas vu le temps passer. J’étais prête à attaquer mes dossiers laissés en suspens. C’était compter sans l’intervention de Bertrand.

— Il est tard. Beau boulot, Yaël. Je te dépose en taxi chez toi, me proposa-t-il en se levant.

— Merci, lui répondis-je en levant à peine le nez de mon téléphone.

Il franchissait déjà le seuil de la pièce. Je le suivis. Pourquoi souhaite-t-il que nous partagions le taxi ? Cela n’arrivait jamais.

— Attends-moi.

Il alla dans son bureau pour en ressortir quelques minutes plus tard, les bras chargés de dossiers. Cet homme ne s’arrêtait jamais de travailler. Sa soif de réussite, de conquête était insatiable. Arriverais-je jamais un jour à son niveau ? Ça me paraissait tout bonnement impossible.


Le trajet se déroula en silence, chacun penché sur son téléphone. Celui de Bertrand sonna. Je compris très rapidement qu’il s’agissait d’un client satisfait. La voiture s’immobilisa en bas de chez moi, Bertrand me fit signe de ne pas bouger. Il raccrocha et posa sa nuque sur l’appuie-tête.

— Tu vois, c’est pour des journées comme ça que j’aime mon job. Je ne connais rien de mieux ou presque que ces appels à n’importe quelle heure pour louer la qualité de notre travail.

Je m’autorisai un sourire franc. Au fond de moi, je jubilais, sachant que je contribuais à cette réussite.

— Je suis bien d’accord, lui répondis-je, convaincue. Je vais vous laisser rentrer chez vous. À demain.

— Attends, me dit-il en se redressant et en braquant un regard impérieux sur moi.

Interloquée, je refermai la portière déjà ouverte. Que me voulait-il ? Il avait donc bien quelque chose en tête, et peut-être d’important, à m’annoncer. Machinalement, je passai en revue ma journée, traquant un faux pas.

— Yaël, tu es de la même trempe que moi, ambitieuse, prête à tout pour réussir, passionnée. Je ne me trompe pas ?

— Non, effectivement.

— Ton job, c’est ta vie. Comme moi ?

J’acquiesçai. Tout en me demandant vraiment où il voulait en venir. Le sens de cette discussion m’échappait, je n’aimais pas ça.

— Je songe à prendre un associé… J’ai réfléchi… observé tout le monde à l’agence, parcouru vos dossiers… cela ne peut être que toi.

Mon Dieu ! Suis-je en train de rêver ?

— Je ne trouverai pas mieux comme bras droit, enchaîna-t-il. En dix ans, tu as pris de l’envergure, rien ni personne ne t’a jamais fait sortir de la route. Tu es une guerrière, tu n’en as jamais assez et en veux toujours plus. Tu es hargneuse, tu gagnes à tous les coups. J’ai en tête de me, de nous développer dans le futur. Pour tout te dire, je n’exclus pas d’ouvrir une agence à Londres ou New York. Pour ça, j’ai besoin d’un associé. Et il me faut le meilleur. La meilleure, c’est toi. Je tenais à ce que tu le saches.

Je déglutis, ne sachant pour une fois pas trop quoi lui répondre. Je ne laissais rien transparaître, pourtant intérieurement, c’était la danse de la joie et de la fierté. J’avais eu raison de ne jamais baisser la garde et de toujours chercher le top niveau. J’étais la meilleure, il le savait enfin. Et je venais de remporter la victoire.

— Je reviendrai vers toi à ce sujet au moment opportun. Garde-le dans un coin de ta tête.

— Très bien.

— Bonne nuit.

Un dernier signe de tête, et je sortis de la voiture, tentant de garder une contenance. Le taxi démarra une fois que je fus entrée dans la cour de l’immeuble. Je ne sais comment je parvins à arriver jusque chez moi et à me retrouver assise sur mon canapé, les genoux s’entrechoquant, mon sac posé en vrac sur le parquet. Mon patron venait de me vendre du rêve, mon rêve, celui que je convoitais depuis si longtemps, sans jamais oser y croire. Enfin ! C’était réel ! Quand je repensais à mes premiers temps à l’agence, déjà dix ans auparavant, c’était tout bonnement impensable que j’en arrive là. Tout avait tellement mal commencé…


Le reste du week-end de notre fête de folie, le soir de mon embauche, Marc était resté introuvable. Comme d’habitude, nous avions tous, pour un oui pour un non, cherché à le joindre chez son grand-père, personne n’avait jamais décroché. Je trouvais ça étrange, mais les uns et les autres m’avaient convaincue qu’il ne fallait pas s’inquiéter, ce n’était pas la première fois qu’il oubliait de donner signe de vie. La tête un peu ailleurs, j’avais commencé à travailler. Le patron avait décidé de me former lui-même en tant qu’interprète. Au début, ça se résumait à m’asseoir dans un petit coin tandis qu’il était en pleine action, avec l’interdiction formelle d’ouvrir la bouche. Et quand je ne jouais pas à la potiche, je faisais de la prospection téléphonique ou du classement de dossiers. Hyper passionnant ! Pour ne pas trop avoir l’impression de ne rien faire, j’avais décidé de mettre au point les fiches de renseignements sur les clients, ce qui m’avait permis à l’époque de cerner l’étendue des champs d’action de l’agence et, sans m’en rendre compte, de mémoriser le fichier clients. Le mardi soir, soit après seulement deux jours, j’en avais déjà ras le bol de l’agence, je décidai de faire le minimum syndical pour ne pas m’attirer les foudres de Bertrand, me forçant sans cesse à faire profil bas pour profiter de la planque et gagner un peu d’argent. La seule chose qui me motivait était le concert de Ben Harper à Bercy, je savais que Marc ne louperait ça pour rien au monde. À 17 h 30, j’avais changé de chaussures sous mon bureau, troquant mes horribles escarpins pour glisser mes pieds ampoulés dans mes bonnes vieilles Puma et j’avais quitté le bureau en douce. J’avais commencé à m’inquiéter vers 19 heures, Marc n’était toujours pas là, alors que nous avions prévu d’aller au plus près de la scène dans la fosse, c’était raté. À 20 heures, le concert avait commencé, j’étais toujours seule, dehors. Après avoir fait les cent pas, je m’étais assise sur les marches de Bercy, j’avais mis les écouteurs de mon mp3 et écouté Ben Harper chanter Alone en boucle durant l’heure et demie de concert. Lorsque les spectateurs avaient commencé à sortir de la salle, je l’avais cherché partout, me persuadant qu’il avait réussi à rentrer sans billet et qu’il avait cherché à me rejoindre à l’intérieur. Évidemment, je ne le vis pas. À partir de là, la panique et l’angoisse m’avaient envahie, et je n’avais plus vécu que pour ça. Les autres aussi. Là, nous pouvions nous inquiéter, c’était permis. Rien de tout ça n’était normal. Il lui était arrivé quelque chose. Nous avions organisé des tours de garde dans ses lieux de prédilection. Quand l’un de nous était à la fac, un autre était au País, un troisième rôdait en bas de chez son grand-père, tandis qu’un quatrième cherchait à joindre des connaissances avec qui nous l’avions vu. Je faisais des sauts de puce à l’agence lorsque j’étais relevée d’un tour de surveillance. Après plus d’une semaine sans nouvelles, et sans réussir non plus à mettre la main sur son grand-père, Adrien et Cédric allèrent au commissariat, où on leur expliqua que c’était à la famille de s’occuper d’une disparition. Ils tombèrent sur des flics sympas qui se renseignèrent et leur assurèrent qu’aucun avis de recherche n’avait été diffusé au sujet de Marc. Je ne dormais plus, je ne mangeais plus, je ne pensais qu’à lui. Avec la bande, plus de rires, plus de blagues, on ne parlait que de lui, sans comprendre ce qui s’était passé. Les trois semaines suivantes, chaque après-midi, je quittais le bureau plus ou moins discrètement suivant les jours, me foutant royalement des remarques acerbes et menaçantes de l’assistante de Bertrand pour me rendre devant la fac, où je distribuais une photo de Marc, avec mon numéro de téléphone. J’y restais jusque tard dans la soirée, les larmes dégoulinant sur mes joues. Un soir où je sanglotais la tête sur les genoux, assise sur les marches devant l’entrée principale, sous la pluie, Alice, Cédric, Adrien et Jeanne étaient arrivés. J’avais senti une caresse sur mes cheveux, sans réagir.

— Yaël, avait dit ma sœur de sa voix douce, rentre avec nous, tu vas attraper du mal si tu restes là.

J’avais déjà mal partout, j’étais gelée, et je m’en foutais.

— Non… je veux rester… il va venir… il faut qu’il vienne…

— Ça ne sert à rien, il est tard… on a fait tout ce qu’on a pu…

— Non ! avais-je hurlé en me levant brutalement. On ne va pas l’abandonner !

Je les avais poussés violemment en criant.

— Je veux Marc, je veux le voir !

Alice et Jeanne pleuraient l’une contre l’autre. Cédric et Adrien m’avaient prise dans leurs bras, je m’étais débattue quelques minutes en frappant avec mes poings leurs torses sans m’arrêter de hurler, ils n’avaient pas cédé, j’avais fini par lâcher prise, en sanglotant, accrochée à leurs blousons. Ce soir-là, tout le monde avait passé la soirée chez Alice et Cédric. Jeanne avait demandé à la concierge de garder sa fille toute la nuit. Les garçons s’étaient pris la cuite de leur vie et, pour la première fois de ma vie, je les avais vus pleurer, avant de m’endormir toujours en larmes, la tête sur les genoux de ma sœur. Deux jours plus tard, Bertrand m’avait convoquée dans son bureau dès mon arrivée. La veille, j’avais tenté l’opération de la dernière chance pour retrouver Marc, et j’avais raté un rendez-vous, mon premier en solo. Je m’étais écroulée sur une des chaises qui lui faisaient face, mes cheveux gras attachés n’importe comment, mon jean dégueulasse, un pull emprunté à Cédric et mes baskets aux pieds.

— Vous n’avez rien à me dire, Yaël ? m’avait-il demandé d’une voix glaciale.

— Non, lui avais-je répondu en me rongeant les ongles.

— À cause de vous, j’ai perdu un client, mais ça, vous vous en moquez.

Les yeux pleins de larmes, j’avais essayé de le défier du regard. Le sien était froid, il me fixait du fond de son fauteuil, indifférent à ma détresse. Quel salopard !

— Vous êtes une fille intelligente. Vous aurez beau tout faire pour vous tirer une balle dans le pied, je ne changerai pas d’avis. Vous êtes douée, j’en suis convaincu, c’est pour ça que je ne vous virerai pas. Depuis votre coup d’éclat, je sais que vous pouvez beaucoup apporter à l’agence. À la condition que vous ayez un minimum de respect pour votre travail et pour vous-même. Un seul conseil : ne gâchez pas votre avenir pour une broutille.

J’avais bien essayé de bafouiller, il ne m’avait pas laissé la possibilité d’une quelconque explication.

— Je ne veux pas savoir, ça ne m’intéresse pas. Maintenant, rentrez chez vous, lavez-vous, et on se voit demain.

Étonnamment, il ne m’avait pas braquée, et le lendemain, pour la première fois, j’étais arrivée à l’heure à l’agence.

* * *

Je me levai de mon canapé, ne voulant pas me replonger davantage dans des souvenirs douloureux, et allai me servir dans la cuisine un verre d’eau minérale glacée avant de rejoindre ma chambre. En dix ans, mon dressing s’était métamorphosé ; mes vieilles Puma devaient toujours traîner au fond — je n’avais pu me résoudre à les jeter, sans trop savoir pourquoi —, mes premiers escarpins ringards avaient cédé leur place à une dizaine de Louboutin, je touchais un salaire de ministre, sans compter les primes. Je devais avouer que j’avais pris goût à cette adrénaline de la réussite, du travail, à être entourée de gens de pouvoir. J’aimais terriblement mon job. Il y avait des années que Bertrand ne m’appelait plus la stagiaire, et voilà qu’il voulait faire de moi son associée, son bras droit.

En me glissant sous les draps une demi-heure plus tard, je renonçai à avaler mon somnifère quotidien, la nuit était bien avancée, je ne voulais pas risquer d’être abrutie le lendemain. Et puis, j’étais bien trop excitée par la proposition de Bertrand, je voulais y réfléchir. Une de ses phrases me revenait sans cesse en tête : « Yaël, tu es de la même trempe que moi, ambitieuse, prête à tout. » J’avais une telle admiration pour lui, pour sa carrière ! Le fait qu’il me hausse à son niveau me faisait grimper au septième ciel. Il avait tout sacrifié pour réussir, même sa famille. Bertrand avait été marié, il était père de deux grands enfants d’une vingtaine d’années, qu’il ne voyait qu’une ou deux fois par an autour d’un dîner. Lorsqu’il avait eu la possibilité de partir travailler aux États-Unis, de ce que j’avais compris, sa femme ne voulant pas le suivre avec les enfants, il avait pris la décision radicale de divorcer, quitte à être séparé de ses enfants. Ses ambitions n’étant pas compatibles avec une vie de famille, il avait choisi de ne pas jouer la comédie plus longtemps, « j’ai essayé de faire comme tout le monde, grand mal m’en a pris ». J’adhérais totalement à sa façon de voir les choses ; le travail était l’unique source d’épanouissement valable, la réussite comblait, le reste n’apportait que troubles et perturbations. Moi qui aimais la pression, j’étais servie avec cette proposition d’association qu’il me faisait miroiter. J’allais me défoncer encore plus au travail, et j’adorais cette idée. À trente-cinq ans, une telle opportunité ne se manquait pas. C’était l’occasion de ma vie.


Le mois suivant, je montai d’un cran mon exigence envers moi-même et envers les autres. Mon implication atteignait des sommets ! Le mini-requin que j’étais jusque-là était désormais devenu un requin adulte, aux dents acérées, jamais rassasié. Je décrochais contrat sur contrat tout en gérant le courant. Je faisais désormais partie de la famille des squales les plus dangereux, les plus féroces. Je faisais peur, et je m’en délectais. Je surpris tout le monde en réussissant à conclure un partenariat juteux : la gestion d’une dizaine d’invités à trois colloques organisés par une société pharmaceutique. Nous aurions affaire à des industriels puissants, mais aussi à des professeurs en médecine issus des plus prestigieuses universités américaines, dont les centres d’intérêt étaient diamétralement opposés, ça allait être tendu. Je profitais du moindre relâchement d’un de mes collègues pour récupérer ses dossiers. Je ne me faisais pas d’amis, ça tombait bien, je m’en foutais royalement, et je n’étais pas là pour ça. Tout, je voulais tout. Surtout prouver à Bertrand que je pouvais être sur tous les fronts : interprète, apporteuse d’affaires, manager, acharnée des réunions tardives. Le téléphone, en permanence greffé à l’oreille, je mettais mon nez dans les affaires de tout le monde, sauf dans les siennes. Chaque fois qu’il me sollicitait, je jubilais intérieurement. Les seules pauses que je m’accordais étaient consacrées à mes rendez-vous avec différentes banques ; je m’étais fixé comme impératif d’être prête à réagir au « moment opportun », selon son expression. Combien étais-je en mesure de mettre sur la table pour détenir des parts de l’agence ? Un bon paquet : entre mon salaire et mon appartement, dont j’étais propriétaire, les banquiers me courtisaient sans que je m’épuise en arguments.

Je m’obligeais à grignoter des barres énergisantes et des soupes protéinées pour tenir le coup ; manger était le cadet de mes soucis. Le corps était vraiment mal fait, il n’évoluait pas assez vite ! Ma femme de ménage était missionnée pour faire mes réserves. J’investis dans quelques tubes de Guronsan, n’ayant plus la possibilité de prendre de somnifères, je me couchais trop tard et me levais trop tôt, puisque je continuais à recharger les batteries en nageant invariablement tous les matins à 7 heures. Lorsque je trouvais le sommeil, ce n’était jamais pour plus de quatre petites heures. Ça me suffisait amplement, la fatigue n’avait aucune prise sur moi, j’étais maîtresse de mon corps. L’adrénaline du défi coulait dans mes veines, c’était mieux, plus fort, plus puissant que la drogue ou le sexe.


Je dus pourtant me résoudre à accepter une des invitations d’Alice à dîner chez eux. J’avais fait mes calculs : en la voyant une fois par mois, seule ou avec toute la troupe, j’espérais obtenir un semblant de paix. Et le dîner était le moins contraignant, je pouvais esquiver les sucreries écœurantes, et surtout, les enfants étant couchés tôt, je m’éviterais les migraines. Après tout, ce n’était qu’un sacrifice de quelques heures, une alerte de mon téléphone me rappelait tous les 20 du mois de donner signe de vie. Mais pour ça, il fallait que je parte du bureau plus tôt, trop tôt. Et j’avais horreur de ça !

Ce jour-là, je quittai donc l’agence à 19 h 30, sans avoir revu Bertrand, parti en rendez-vous — ce que je n’aimais pas du tout, ça me donnait le sentiment de faire l’école buissonnière. Avant de démarrer la voiture, j’installai mon kit mains libres, prête à réagir en cas d’appel. Me moquant totalement de la sécurité routière, je ne cessai de jeter des coups d’œil à mes mails. Arrivée sur l’autoroute, la monotonie de la conduite m’arracha un bâillement, qui fut le premier d’une série interminable, noyant mes yeux de larmes. Même si ça me faisait frissonner, j’avais ouvert ma vitre en grand, pour me donner un coup de fouet. Je fus envahie par un sentiment de soulagement en me garant devant chez Alice et Cédric. C’était le bout du monde ! Ça m’avait semblé interminable. La prochaine fois, je prévoirais un casse-croûte !

Ma sœur avait bien compris que le tir groupé était de rigueur, Adrien et Jeanne étaient de la partie. Marius, Léa cachée derrière lui, m’ouvrit la porte. Ils étaient en pyjama, les cheveux coiffés et encore mouillés après leur douche. Marius me prit par la main et m’entraîna vers le séjour où les adultes prenaient l’apéro, sans que je puisse récupérer ma liberté. Alice se leva et vint vers moi tout en s’adressant à ses enfants :

— Allez, vous avez vu Yaël maintenant, au dodo !

Puis, se tournant vers moi et fronçant les sourcils :

— Ça va, toi ?

— Très bien ! Pourquoi me demandes-tu ça ?

— Pour rien, me dit-elle en m’embrassant.

À d’autres ! Pourvu que cette soirée ne vire pas au tribunal de l’Inquisition ; Alice se retenait, mais pour combien de temps ? Je fis une bise aux autres, et trouvai une place dans le canapé.

— Je te sers un verre ? me proposa Cédric.

— Tout petit, s’il te plaît.

Deux minutes plus tard, j’étais affublée d’un verre de vin blanc rempli à ras bord, dans lequel je trempai mes lèvres. Je posai mon téléphone sur la table basse bien en vue et à portée de main, histoire de ne prendre aucun risque.

— Où est votre fille ? demandai-je à Jeanne et Adrien. Elle a passé l’âge de se coucher avec les poules.

— On l’a laissée à la maison avec une baby-sit’. Soirée entre adultes, me répondit Jeanne qui affichait un air satisfait et soulagé.

Alléluia ! En aurait-elle marre des soirées gamins ? Alice revint parmi nous, et s’assit à côté de moi.

— Que racontez-vous de beau ? demandai-je à la cantonade.

Sans trop savoir pourquoi, j’avais envie qu’ils me donnent de leurs nouvelles. Ça m’arrivait parfois et surtout ça m’évitait de parler de moi. Cédric se lança le premier, il fit rire tout le monde en nous racontant comment il essayait que ses élèves de terminale pro s’intéressent à la philo. Mon beau-frère était sidérant d’espoir, pour lui, les causes perdues n’existaient pas. Il ne tirait aucune gloire lorsqu’il réussissait à ce que tous ses élèves aient la moyenne au bac. Les lauriers ne l’intéressaient pas. Jeanne, quant à elle, était fatiguée par son recrutement d’extras pour les soldes ; elle était maintenant responsable de son magasin et n’arrivait pas à trouver d’étudiantes prêtes à avoir mal aux pieds durant tout le mois que ça durait. Alors que moi ça m’aurait tapé sur le système, elle restait optimiste, prenant ça avec philosophie, fidèle à elle-même.

Les années semblaient ne pas avoir prise sur Jeanne. Son look ne bougeait pas d’un iota, son carré plongeant noir corbeau toujours impeccablement en place, son éternel piercing et une garde-robe à la pointe de la mode, qu’elle faisait simplement évoluer au fil des saisons. Adrien prit la relève en faisant le guignol comme d’habitude.

— Je milite à la boîte pour qu’on instaure l’élection du meilleur commercial du mois avec sa photo dans le hall, comme aux States.

— Ou chez McDo, lui rétorqua sa femme.

Tout le monde éclata de rire, même moi. Adrien avait tout mis en œuvre pour ne pas avoir son diplôme à l’école, et Dieu sait qu’il fallait vraiment y mettre du sien pour échouer. Le corps enseignant avait tout de suite vu en lui le futur VRP hors pair, alors on lui avait passé ses absences, ses oublis de rendus de dossier, et toutes les âneries qu’il avait organisées avec le BDE. En revanche, personne ne put rien faire pour lui lorsqu’il oublia de se lever le matin des épreuves du diplôme. Ça ne l’avait pas empêché de trouver du travail en deux temps trois mouvements juste quelques jours après moi. Il était commercial pour une grande marque de fenêtres, et il en vendait des fenêtres, par palettes entières. Chez lui, les années avaient laissé quelques traces ; sa carrure trapue de rugbyman s’empâtait et sa tignasse brune se clairsemait.

Alice nous invita à passer à table et en profita pour prendre le relais.

— J’ai renoncé à faire une demande de direction d’école, nous annonça-t-elle en commençant à servir le poisson.

— Quoi ! m’insurgeai-je. Personne ne renonce à une avancée ! Tu ne vas pas rester toute ta vie institutrice en maternelle !

Je me tournai vers les autres, hors de moi :

— Mais dites-lui, vous aussi, qu’elle fait une connerie !

Ils soupirèrent tous.

— Je peux savoir ce qu’il y a de mal à être institutrice ? me rétorqua Alice sèchement. Tu m’agaces à la fin ! J’aime apprendre aux enfants, le reste ne m’intéresse pas. Je veux rester concentrée sur l’essentiel ! Alors, fiche-moi la paix !

Je secouai la tête, désespérée par le manque d’ambition de ma sœur. Elle tendit la main vers mon assiette.

— Un tout petit morceau, s’il te plaît, marmonnai-je.

— Il faut que tu manges ! s’énerva Alice. Ça devient n’importe quoi ! Tu t’es regardée, récemment ?

Je serrai les dents. Ça commençait à bien faire. Pourquoi suis-je là déjà ?

— C’est vrai, ça ! intervint Adrien. Avant tu étais petit cul, gros seins, mais là, y a plus rien. Redeviens Yaya, sexy girl.

Ma tête tourna si rapidement vers lui, que je crus un instant m’être déclenché un torticolis. Je le fixai, les yeux exorbités.

— Tu es un grand malade, ma parole. Tu ne dis rien, toi ? demandai-je à Jeanne.

— Que veux-tu que je fasse ? À toi de te débrouiller ! Avant, tu savais te défendre toute seule. De toute façon, il n’a pas tort… tu as prévu de prendre des vacances prochainement ? Tu es pâle comme la mort !

— Des vacances ! Et puis quoi encore ?

Je me fendis d’un large sourire carnassier. Les vacances, non, mais franchement ! Ça leur arrivait parfois de me regarder ? Quel intérêt à l’oisiveté ? Aucun si ce n’était pour provoquer de l’angoisse !

— Et ce n’est pas près d’arriver ! Avec un peu de chance, d’ici peu, je vais devenir associée à l’agence, annonçai-je triomphalement.

— Ce n’est pas possible, dit Alice d’une voix d’outre-tombe. Il ne manquait plus que ça…

Quant aux autres, ils restèrent silencieux.

— Votre bonheur pour moi fait plaisir à voir ! crachai-je.

Voilà, c’était comme d’habitude. On me demandait de comprendre leurs petits soucis, de les écouter parler de leurs mômes, mais eux ne faisaient aucun effort pour moi. Jamais ils n’avaient essayé de comprendre ce que mon job représentait.

— Mais si, mais si… bien sûr qu’on est heureux pour toi, s’empressa de répondre mon beau-frère.

— C’est juste que tu vas avoir encore plus de boulot, renchérit Jeanne.

— Ça tombe bien, c’est tout ce que je demande, marmonnai-je sans quitter ma sœur des yeux.

Elle piqua du nez et plongea sa fourchette dans son assiette.

— Changeons de sujet, c’est aussi bien. De toute façon, ça ne sert à rien, on n’est pas d’accord.

Alice avait donc décidé que ce soir-là nous ne nous battrions pas comme des chiffonnières. Je picorai un morceau pour bien signifier que de mon côté aussi le sujet était clos. Je n’avais pas d’énergie à perdre avec ces conneries. Je n’ouvris plus la bouche du repas.

Mon téléphone retentit au moment du dessert, je sautai de ma chaise pour le récupérer sur la table basse.

— Oui, Bertrand ?

— J’ai besoin de toi. Je t’envoie un taxi.

Victoire ! J’allais pouvoir me tirer !

— Je ne suis pas chez moi, lui répondis-je en faisant les cent pas.

— Où es-tu, alors ?

— Chez ma sœur, en banlieue.

— Donne-moi tout de suite l’adresse, on n’a pas une minute à perdre.

Je la lui dictai. Il me mit en attente le temps de commander un taxi. Puis il me reprit.

— La voiture sera là dans quinze minutes. Tu vas à Roissy récupérer Sean.

Encore lui ! Il allait falloir que je me retienne de lui balancer l’association à la figure quand il me proposerait un poste. Pourquoi venait-il encore à Paris, celui-là ? Allait-il vendre ou acheter une société ? Sean avait bâti sa carrière sur les reprises d’entreprises en difficulté à travers le monde. Il n’avait pas son pareil pour les dénicher. Avec son armée de conseillers, il faisait le ménage, trouvait les solutions, et relançait l’activité avant de revendre et d’empocher le maximum d’argent.

— Appelle-moi dès que tu es sur la route, je t’expliquerai, continua Bertrand.

— Très bien.

Je raccrochai et récupérai mon sac à main. Autour de moi, c’était comme si le temps s’était suspendu, Adrien avait encore sa fourchette en l’air, la bouche ouverte et tous me fixaient, l’air médusé.

— Je peux emprunter votre salle de bains ?

— Bien sûr, me répondit ma sœur. Mais que se passe-t-il ?

— J’ai un client à récupérer à Roissy.

— Tu es escort, maintenant ?

— C’est bon, Adrien, tes vannes pourries et tes grossièretés, j’en ai ma claque. Tu n’as jamais été classe, mais il y a des limites à ce que je peux supporter !

Encore un autre exemple ; je m’évertuais depuis des années à leur faire comprendre ce que je faisais comme boulot. Pas un effort de leur côté pour retenir mes explications. Je n’en pouvais plus. Sans un regard de plus, je fonçai dans la salle de bains et regrettai à l’instant où j’y pénétrai l’ordre et la propreté de la mienne ou celle de l’agence. Les verres à dents des enfants traînaient dans le lavabo, lui-même couvert de traces de dentifrice et de savon. Quant au miroir, il était moucheté de calcaire, tant pis, j’allais devoir faire avec. Je sortis ma trousse de secours de maquillage. Je me repoudrai avec ma Terracotta, c’est vrai que j’étais pâle ce soir. Ensuite, je remis un coup de crayon sous mes yeux. Alice entra à son tour dans la pièce et s’assit sur le rebord de la baignoire. Je pris un peu de recul, et me dis que j’avais un peu plus figure humaine. Je défis ma queue-de-cheval, ma sœur me prit la brosse à cheveux des mains et commença à les brosser.

— On n’a pas le temps, Alice.

— Pourquoi tu ne les détaches plus jamais ?

— Ça ne fait pas sérieux.

— Ça ne devrait pas être permis de camoufler une chevelure pareille, me dit-elle avec un sourire, voulant certainement rattraper les choses.

J’avais hérité des cheveux roux cuivré de ma mère, trop flamboyants à mon goût pour paraître crédible, je les entravais toujours dans une queue-de-cheval ou un chignon. Ceux d’Alice tiraient davantage sur le blond. J’aurais voulu les siens, elle crevait d’envie d’avoir les miens. Elle fut rapide et me les rattacha comme j’aimais. Je la remerciai et me vaporisai du parfum dans le cou. Un SMS m’informa de l’arrivée du taxi. Je fis un passage éclair dans le séjour, dis au revoir à tout le monde de loin et me dirigeai vers la porte d’entrée, Alice toujours sur les talons. Je pris le temps de l’embrasser.

— Désolée pour tout à l’heure, s’excusa-t-elle.

— Tant pis.

— Je m’inquiète simplement pour toi. C’est le rôle d’une grande sœur.

— Tes dix-huit mois supplémentaires ne te donnent pas vraiment le titre de grande sœur, la charriai-je. Et puis je vais très bien, tu n’as aucune raison de t’inquiéter, c’est le rêve de ma vie qui est en train de se produire.

— Si tu le dis.

— Je file, à très vite !

J’ouvris la porte et montai dans le taxi sans me retourner, en soupirant de soulagement, le téléphone déjà en main pour rappeler Bertrand. Il décrocha à la première sonnerie.

— Je vous écoute, lui dis-je immédiatement.

— Je ne sais pas ce qui s’est passé ! L’information n’est pas arrivée jusqu’à nous, je ne comprends pas. Mais c’est intolérable. Nous avons été négligents.

— Je suis navrée.

— Nous sommes fautifs tous les deux. À nous d’être plus vigilants. J’ai reçu un appel de son assistant juste avant de te joindre, il voulait s’assurer de notre présence à la descente de l’avion.

— Ah bon ? Sean ne m’avait rien dit.

— Il a décidé cet après-midi d’assister à une vente aux enchères demain et a sauté dans un avion. Réserve-lui une chambre immédiatement, tu passeras le récupérer demain matin à 9 h 30 à son hôtel et tu lui serviras d’interprète toute la journée.

Un soupir m’échappa. Comment allais-je m’en sortir ? J’avais dix rendez-vous de programmés le lendemain, dont un avec le responsable des relations publiques d’une marque de maroquinerie de luxe, rendez-vous que j’avais mis des mois à obtenir, je souhaitais développer notre conciergerie.

— Un problème, Yaël ?

Je sursautai.

— Pas du tout, lui répondis-je en essayant d’avoir un ton enjoué.

— À demain.

Il avait déjà raccroché. Sans plus attendre, j’appelai un des palaces où Sean avait ses habitudes, ainsi que la centrale des taxis pour le lendemain matin, sans oublier d’informer par mail mon assistante qu’elle irait faire un tour en banlieue le lendemain pour récupérer l’Autolib’, je déposerais mon badge avant son arrivée à l’agence — ce qui promettait d’être épique. Je croisais les doigts pour qu’elle soit au moins capable de s’acquitter de cette mission. Ça ne devrait pas être compliqué ! L’heure nécessaire pour rejoindre Roissy me servit à ruminer mon erreur ; j’avais baissé la garde en quittant plus tôt le bureau pour aller dîner chez ma sœur, où je m’en étais en plus pris plein la figure. Résultat des courses : j’étais passée à côté d’un truc. C’était bien la première et la dernière fois que ça se produisait. Le ronronnement de la voiture finit par me faire piquer du nez. Je sursautai lorsque le taxi s’arrêta et jetai un coup d’œil à l’heure, sur mon téléphone. Ponctuelle. Après un coup de spray pour me rafraîchir l’haleine, je demandai au chauffeur de laisser tourner le compteur et de me suivre. Je vérifiai les horaires des arrivées et allai me poster à la porte adéquate. Je me redressai, l’air conquérant, campée sur mes escarpins. Un quart d’heure plus tard, les portes s’ouvraient sur notre client anglais.


Il était plus de 3 heures du matin lorsque je me mis au lit. Mon sommeil fut agité. En ouvrant les yeux, à 6 h 28, je luttais contre une nausée naissante, mon corps était contracté ; je n’aimais pas ça. Visiblement, je n’avais pas mon quota de sommeil. Mes habitudes me remirent toutefois les idées au clair. En général, je n’avais pas très faim le matin, mais là, rien ne passait. Je me contentai d’une capsule de ristretto et de deux Guronsan. Avant de partir, je me regardai une dernière fois dans le miroir de l’entrée : même maquillée, mes cernes restaient prononcés.


En arrivant à Drouot, je vérifiai son inscription sur la liste des participants et nous nous installâmes dans la salle des ventes, l’un à côté de l’autre, moi prête à interpréter, dans le creux de son oreille, la plus totale discrétion étant de mise. Je pris le temps de feuilleter le catalogue, pour me mettre en tête les lots, il m’indiqua ceux qui l’intéressaient particulièrement, nous en aurions pour la journée. Il m’expliqua pourquoi il n’avait pas voulu d’intermédiaire, ça l’amusait d’y participer en personne. Avant que ça démarre, devant penser à tout pour lui, j’envoyai un mail à mon assistante pour qu’elle réserve une table pour le déjeuner. La matinée défila, sans que je m’en rende compte. Je mobilisais toutes mes capacités de concentration ; je ne pensais plus, j’écoutais, j’enregistrais, je retranscrivais, j’établissais la communication entre mon client et le commissaire-priseur, en demeurant transparente. Il devait avoir le sentiment de tout comprendre seul.


À 12 h 45, je poussai la porte du restaurant où nous allions déjeuner. Et quelle ne fut pas ma surprise de découvrir Bertrand nous attendant à table !

— Votre patron veille au grain, me chuchota Sean. Il a peur que je vous kidnappe.

Ce type m’insupportait. Pourtant, je n’avais d’autre choix que de prendre sur moi. Dieu sait que c’était de plus en plus difficile. Je lui décochai mon plus beau sourire.

— Vous vous trompez, nous savons prendre soin de vous.

Bertrand le salua, puis me serra la main, en m’interrogeant du regard. Je le rassurai en lui faisant comprendre que tout se déroulait parfaitement jusque-là. La raison de la présence de Bertrand était limpide ; il craignait que notre bug de la veille mette en cause notre collaboration avec lui. Il fut question d’affaires tout le temps du repas. L’appétit me faisait encore défaut, je me contentai d’un wok de légumes déniché dans la carte des entrées, que je fis passer à coups de grands verres d’eau gazeuse.

— J’ai décidé de profiter un peu plus longtemps de mon séjour parisien, nous apprit Sean alors qu’on nous servait le café. Yaël, je compte sur vous, j’ai programmé plusieurs rendez-vous avec des chasseurs de têtes, où vous me serez indispensable. Vous l’avez vu ce matin, je ne peux pas me passer de vous.

Oh, non ! Il foutait tout en l’air et, pourtant, je n’avais pas le choix, je ne pouvais pas le planter. Le casse-tête chinois de la nuit dernière n’avait servi à rien, je devais tout reprendre de zéro. J’eus conscience de mes veines battant douloureusement sur la tempe et de la nausée qui n’était pas loin d’arriver.

— Je ne vous ferai pas défaut, soyez rassuré, lui répondis-je en essayant d’avoir la voix posée. Veuillez m’excuser.

Je me levai et pris la direction des toilettes. Je m’y enfermai et m’assis sur la lunette refermée, téléphone en main. Ne sachant jusqu’à quelle heure j’en avais aujourd’hui, je devais anticiper. Je commençai par appeler mon assistante. Cette gourde ne décrocha pas : en pause-déjeuner. Depuis le temps que je lui répétais qu’elle devait toujours répondre, n’importe quand, n’importe où, même aux toilettes, elle devait prendre mes appels ! J’inspirai profondément, me promettant de lui mettre les points sur les i rapidement. En même temps, elle était capable de confondre des clients ! Je ne pouvais avoir confiance qu’en moi-même. Je passai une dizaine de coups de téléphone et envoyai des mails à la pelle. Je n’avais plus qu’à attendre les réponses. Avant de quitter ma cachette, je tamponnai d’eau froide mes tempes et entrepris de me refaire une tête en me repoudrant le nez. Puis j’avalai un cachet d’aspirine indispensable ; la migraine prenait de plus en plus d’ampleur. Je sentais une barre sur mon front, un de mes yeux me faisait déjà souffrir, et des nausées contractaient mon estomac. Je pouvais encore contrôler ça. Je me forçai à respirer calmement, lentement pour maintenir la douleur à distance. En regagnant notre table, je découvris que Bertrand avait déjà réglé l’addition et qu’ils m’attendaient. J’avais donc été si longue. En m’ouvrant la porte, mon patron, la mine sombre, me retint quelques secondes :

— Je vous accompagne cet après-midi.

Un mauvais pressentiment m’envahit. Je brûlais de demander « pourquoi ? ». Bertrand était débordé, j’étais là, il n’avait pas besoin de perdre son temps. À moins que je sois en train de passer un test ? Oui, c’est ça, c’est forcément ça. Ça ne peut être que ça !


L’après-midi démarra assez bien, malgré cette migraine lancinante. Notre client semblait s’amuser à surenchérir, remportant chaque fois l’enchère, ses dépenses n’avaient pas de limites. Régulièrement, en fermant les yeux, j’inspirais profondément. Une chaleur étouffante envahissait la salle, je me sentais moite. Je jetai un coup d’œil à Sean et à Bertrand, ils devaient souffrir le martyre dans leur costume-cravate. À ma grande surprise, rien, aucun signe de malaise, l’un comme l’autre respirait la fraîcheur. J’étais donc la seule à avoir l’impression de me trouver dans une fournaise. Le brouhaha me gênait et me déconcentrait. Les enchères grimpaient rapidement, aucune pause, aucun temps mort, impossibilité de souffler ne serait-ce qu’une seconde. Tout allait si vite. Presque trop. Quelque chose tomba et cela me dissipa davantage, en me détournant je cherchai à savoir d’où ça provenait. L’espace d’un instant, il y eut comme un trou noir, je perdis pied et décrochai. L’agitation de mon client me ramena à la réalité ainsi que le ton péremptoire de Bertrand :

— Yaël ! Que s’est-il passé ?

Je clignai des yeux, et découvris son visage fermé.

— Ça te dérangerait d’être avec nous ? Tu as raté une enchère !

— Mon Dieu… Pardon ! Excusez-moi.

La sueur dégoulinait dans mon dos. Je n’avais pas entendu. Pour la première fois de ma carrière d’interprète, je n’avais pas écouté, et j’avais échoué.

— Vous m’avez fait perdre une pièce maîtresse, fulmina Sean. Vous êtes fière de vous ?

Il était furieux et avait totalement perdu son flegme britannique. Il avait parlé si fort que plusieurs personnes se retournèrent, se demandant certainement qui se faisait engueuler de cette façon. Je me ratatinai, honteuse, humiliée.

— Je ne sais pas quoi vous dire. Je suis désolée…

— Par pitié, épargnez-moi vos excuses et ressaisissez-vous rapidement. Que ça ne se reproduise pas !

Il me tourna le dos, décidé à ne pas perdre une minute de plus à cause de mon incompétence.

— Aucun risque, intervint sèchement Bertrand. Yaël, je prends le relais.

Je nageais en plein cauchemar.

— Mais ?

— S’il te plaît ! me coupa-t-il, agacé. Va prendre l’air. On se voit demain matin à l’agence à la première heure. Ta journée est finie.

Il avait parlé à voix basse, contrairement à Sean, mais sa sentence était sans appel. Je savais qu’avec Bertrand on n’avait pas le droit à l’erreur, j’en faisais les frais. Il n’avait fallu qu’une fraction de seconde. Je me levai donc de ma chaise, lui cédai la place et m’éloignai en soufflant discrètement un « au revoir ». Aucun des deux ne me répondit, je n’existais déjà plus pour eux. Je m’adossai au mur du fond de la salle pour les observer de loin. Puis, je finis par quitter Drouot. Rester et que Bertrand tombe sur moi attiserait encore davantage sa colère.

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