— 7 —

N’ayant plus l’heure sur moi, je n’avais aucune idée du temps qu’il fallut pour rejoindre L’Isle-sur-la-Sorgue. Je fixais la route à travers la vitre sans parler, respirant les effluves de moteur chaud et de cuir, avec l’impression d’être au ras du sol tant la Porsche était basse. Marc sut exactement où se garer. Il arrêta la voiture sur un parking, juste derrière le centre-ville. Docile, je le suivis, sans rien dire ni demander, supportant la chaleur écrasante sans me plaindre. Pour lui, l’incident semblait oublié. De mon côté, je restais abasourdie par mon comportement et celle que je venais de découvrir en moi. Qu’étais-je devenue ? Une femme insensible, irrationnelle, prête à nous foutre en l’air pour un téléphone, tout ça pour écrire un mail à son patron. La peur rétrospective de ce qui aurait pu nous arriver, et surtout arriver à Marc, par ma faute, me rongeait. Je n’avais envie que d’une chose : m’enterrer quelque part pour qu’on m’oublie.

— Café-croissants pour commencer ! m’annonça-t-il joyeusement.

Comment pouvait-il être comme ça avec moi, après ce que je venais de faire ? Il s’installa sur la première terrasse qui se présenta sur notre chemin, passa commande en se roulant une cigarette. Nous fûmes rapidement servis, je repoussai mon assiette avec le croissant. Pas faim.

— Je viens là une fois par an, m’apprit-il entre deux bouchées. À cette époque-là d’ailleurs…

— Ah bon ?

— Rappelle-moi, Yaël, c’est bien toi qui passais toutes tes vacances dans la région ? se moqua-t-il. On est chez les brocanteurs ici ! Et en ce moment, c’est la foire internationale.

— C’est vrai… mais si tu viens là tous les ans, tu n’as jamais eu envie de passer à la Petite Fleur ?

— Comment peux-tu me poser une telle question ?

— Excuse-moi.

— Arrête de t’excuser, espèce d’andouille. Tu as droit de la poser, cette question ! Je sais que tu ne me crois pas… mais je ne vous ai jamais oubliés.

— Ne reparlons pas de ça, Marc, s’il te plaît.

— Il le faudra bien pourtant. Mais OK, pas maintenant.

À son regard, je compris qu’il souhaitait faire table rase du passé. J’aurais voulu lui dire que je le croyais à cent pour cent, mais je n’arrivais pas à comprendre et admettre son silence radio depuis qu’il était revenu à Paris.

— On bouge ? me proposa-t-il.

— Si tu veux.

Il fouilla dans une de ses poches, y trouva des pièces qu’il laissa sur la table. Avant de me lever, je lui tendis mon assiette, il m’interrogea du regard, je lui fis un petit sourire, et il se chargea de croquer dans le croissant que j’avais laissé.


À partir de là, je ne fis que le suivre d’un antiquaire à l’autre, d’un stand à l’autre. Le centre-ville était transformé en place forte des antiquités et de la brocante. Il y en avait partout, une partie des rues était bloquée, Marc avait parlé de Foire internationale. Effectivement, c’était vraiment la foire ! Malgré le monde, il n’y avait pas trop de bruit, les exposants échangeaient entre eux silencieusement, les badauds chinaient sans lever la voix, certains s’émerveillant de leur trouvaille. Il faut dire qu’il y en avait pour tous les goûts, tant la diversité était hallucinante, ça allait du meuble de famille ancien — très, très ancien — au détournement de mobilier industriel, sans oublier les objets religieux ou les services entiers en porcelaine. Je vis même un portail en fer forgé à vendre sur le trottoir. Les professionnels côtoyaient les vendeurs occasionnels de vide-greniers, en parfaite harmonie et, semble-t-il, animés pour la même passion des vieilles choses. Souvent, Marc s’arrêtait et discutait : riant, blaguant avec ses confrères, les charriant, agitant ses mains dans tous les sens. Il slalomait au milieu du chaos de certaines boutiques, à son aise, comme chez lui. Pour moi, ce n’étaient que des vieilleries bonnes pour la déchetterie, pour lui, c’étaient des merveilles, qui méritaient dix vies. Quel intérêt à passer son existence au milieu de reliques poussiéreuses ? À l’instant où je me fis cette remarque, je pensai à ma propre vie : à mon travail, à mon téléphone disparu, aux conséquences et circonstances de cette disparition. Ma respiration s’accéléra, mon ventre et ma gorge se nouèrent.

— Ça va ? me demanda Marc.

Je le cherchai du regard, il était apparu derrière une desserte.

— Oui, c’est bon.

Je me concentrai sur lui pour éviter de trop ruminer et tenter de faire passer la crise d’angoisse naissante. Toujours avec le même intérêt, il chinait sur le trottoir et entrait dans des boutiques de design et d’art contemporain, il passa d’un luminaire ultra-moderne et conceptuel à de vieilles bouteilles en verre provenant d’un troquet en Bourgogne avec la même excitation. Son regard s’attardait sur certaines découvertes ; comme à cet instant avec un meuble de pharmacie plus haut que lui, dont il caressa le bois, le laiton des poignées, avant de s’agenouiller et même de carrément s’allonger pour scruter le dessous et, j’imagine, les défauts potentiels. Puis il se remit debout, se gratta la tête et posa son regard sur moi, sans me voir, il réfléchissait. Je me retins de lui dire que ce truc énorme ne rentrerait jamais dans sa brocante. Et, comme à deux autres reprises, il négocia le prix ; alors le ton des paroles échangées baissait en intensité, les têtes se hochaient, les sourcils se fronçaient, des sourires forcés apparaissaient. Et de l’argent en liquide passait de main en main. Au bout d’un moment, il remit ses lunettes de soleil sur le nez en s’approchant de moi, une moue boudeuse aux lèvres.

— On s’en va. Si je continue, je vais claquer tout ce que j’ai dans les poches et pour les vacances !

— Utilise ta carte bleue.

— Je n’en ai pas !

— Quoi ? Mais dans quel monde vis-tu ?

— Je suis un vrai panier percé, je ne crois qu’aux billets.

— Tu veux dire que quand tu as besoin d’argent, tu vas à la banque pour retirer du liquide ?

Je n’en croyais pas mes oreilles, Marc était un ovni.

— Exactement.

— Comme les vieux, en fait ! Tu es un grand malade !

Il éclata de rire.

— J’ai même une réserve sous mon matelas ! Il serait temps de déjeuner, non ?

Sa question n’attendait pas de réponse, heureusement, parce qu’il aurait été déçu. Il ne pensait vraiment qu’à manger ! Il nous trouva rapidement une table — heureusement à l’ombre — en terrasse, Au Chineur, le long de la Sorgue. Décidément, il aimait les nappes rouges à carreaux blancs ! Mon coup d’œil sur la carte fut extrêmement bref, le sien aussi, puisqu’il fit signe à un serveur à l’instant où il comprit que j’étais prête. Il me laissa commencer.

— Un Perrier rondelle et… une salade verte.

— Pour moi, une pression et la pièce du boucher, s’il vous plaît, enchaîna Marc. Bleue, la cuisson.

Il me jeta un coup d’œil, et rappela le serveur.

— Ajoutez une assiette de frites.

Puis se tournant vers moi :

— J’espère que ça n’a pas été trop long pour toi, je n’ai pas vu le temps passer.

Il était incroyable. Il était en plein boulot, et il s’inquiétait de savoir comment j’allais. Quand je bossais, le reste n’existait pas !

— Non, c’était plutôt intéressant de te voir en action, lui répondis-je. Il y a un truc que je ne comprends pas, dans ta boutique, tu n’as que des meubles et des objets des années 50 à 70…

— Exact, me coupa-t-il, visiblement surpris par ma réflexion. Et…

— Le meuble de pharmacie de tout à l’heure, tu l’as acheté alors qu’il n’a rien à voir avec ce que tu vends.

— C’est vrai… ce n’est pas ce que je préfère, mais il est magnifique, il a un passé, ça se voit, ça se sent quand tu le caresses. Tu sais, c’est comme une peau qui raconte l’histoire de sa vie. C’est beau. Et j’ai des clients qui en cherchent un depuis longtemps, je l’ai réservé pour eux.

— Il est quand même en sale état, lui fis-je remarquer. Ça t’arrive de restaurer des trucs que tu trouves ?

— En général, je préfère les choses dans leur jus, mais parfois ça m’arrive de travailler dessus, de les arranger à ma sauce. C’est Abuelo qui m’a appris à le faire quand j’étais gosse. Quand je sens que des acheteurs sont un peu perdus, je leur file des conseils sur ce qu’ils peuvent en faire. Et des fois, je mets la main à la pâte, c’est plutôt sympa.

Il me fixa, l’air heureux.

— Tu ne t’es pas ennuyée ? Vraiment ? s’inquiéta-t-il encore une fois.

— Non. Et ça n’a pas été si long que ça, quelle heure est-il ? Je n’en ai aucune idée, sans mon…

— Il est presque 15 heures.

Je restai bête. C’était tout simplement inimaginable, j’aurais parié qu’il était à peine midi. En réalité, nous étions au cœur de l’après-midi. Ma journée n’était rythmée par rien, je me laissais porter par Marc, sans réfléchir.

— Alors ça fait quoi d’être sans horaire ? Ça fait du bien, non ?

Je le regardai étonnée, incapable de répondre à sa question.

— C’est étrange pour moi, murmurai-je.

Mon regard s’attarda sur son poignet.

— Tu dis ça, mais, toi, tu as une montre ! Et quelle montre !

Ses yeux brillèrent d’excitation.

— Tu vois, encore un truc de vieux !

Spontanément, j’attrapai son poignet par-dessus la table pour la voir de plus près : une Jaeger-LeCoultre.

— C’est une Memovox, m’apprit-il. Elle date de 1950.

— On ne s’en fait pas ! La Porsche, la Jaeger ! Ça rapporte, la brocante !

Il récupéra son bras, que je tenais toujours. Son visage se figea, visiblement ma remarque le choquait. Je venais de dire une grosse bêtise.

— Ce n’est pas son prix qui a de la valeur, mais plutôt son parcours et comment je l’ai eue.

Tout en sirotant sa bière, il me raconta l’histoire de sa montre. Son grand-père l’avait traquée pendant des années, c’était une des premières Memovox à remontage manuel, et il avait fini par l’obtenir. Petit garçon, Marc était obsédé par le poignet d’Abuelo, la seule fois où il s’était pris « une trempe », c’était parce qu’il avait osé y toucher. Cet événement signa le début de son apprentissage du respect des belles choses. Abuelo commença après ça à le traîner de brocante en brocante ou au marché aux puces de Saint-Ouen, quand ses parents et lui venaient en week-end à Paris. D’où le « chasseur de trésors », les puces étaient leur terrain de jeu, ils s’y lançaient des défis. C’était comme ça qu’il lui avait transmis sa passion. À son retour de voyage, il avait trouvé la Memovox sur la table de nuit de sa chambre.

— Depuis, elle ne quitte plus mon bras, finit-il.

— Elle fonctionne toujours, après ton bain forcé ?

— J’ai eu un trait de génie. Quand j’ai vu Adrien et Cédric foncer sur la voiture, je l’ai retirée et rangée dans la boîte à gants ! Abuelo me tuerait si elle disparaissait !

— Tu le vivrais très mal aussi ?

— Oui, je crois que c’est la chose à laquelle je tiens le plus.

Il la remonta.

— Il y a plus pratique quand même ! lui fis-je remarquer.

— On s’en moque, c’est ce qui la rend encore plus belle.

Marc était complètement détaché du pratique, la seule chose qui comptait pour lui était la dimension affective et sentimentale des choses. Ça me semblait complètement ahurissant et si éloigné de ce que je vivais au quotidien… Le serveur nous interrompit en apportant nos plats. Dès qu’il eut disparu, Marc prit l’assiette de frites et me la tendit.

— Je n’ai pas commandé ça.

— C’est pour toi, me dit-il le sourire aux lèvres.

— Je n’ai pas faim, n’insiste pas.

Il poussa malgré tout l’assiette devant moi. Je la repoussai vers lui. Il la retint. Nous nous défiâmes du regard.

— Tu crois que je n’ai rien vu ! Tu n’as rien mangé hier soir, tu n’as rien mangé ce matin. Et ce n’est pas ta salade qui va te nourrir. Mange une frite, tu as de la marge, si tu as peur de grossir.

Mes épaules s’affaissèrent. J’en avais marre de me justifier pour tout.

— Ce n’est pas ça, le problème. Plus rien ne passe depuis plus d’une semaine.

— Une semaine, ne te moque pas de moi ! Je ne t’ai pas vue manger une seule fois normalement. Tu sais ce qu’on dit : l’appétit vient en mangeant. Essaie de te forcer, tu…

— OK ! C’est bon ! Lâche-moi.

J’attrapai une frite et mordis dedans pour qu’il arrête de m’enquiquiner avec ça. J’étais strictement incapable de me souvenir de la dernière fois que j’avais eu ce goût de friture, croustillante, salée, dans la bouche. Contrairement à ce que je pensais, c’était bon, et ça ne m’écœura pas immédiatement. Depuis combien de temps je n’avais pas eu de plaisir à manger, ou à me mettre à table, tout simplement ? Je croisai le regard satisfait et rieur de Marc sur moi, j’esquissai un petit sourire.

— Qui avait raison ?

— Je vais peut-être en manger deux ou trois, mais pas plus.

— C’est mieux que rien ! Compte sur moi pour te surveiller les prochains jours.

Je fus repue après trois feuilles de salade et quatre frites. Marc ne me fit aucune remarque et poursuivit son repas. Il finit son assiette et picora dans mes restes, je me demandais où il mettait tout ça, lui qui avait la même allure qu’il y a dix ans. Il tint à payer la note, ce qui me fit réaliser qu’il ne m’avait pas laissé la possibilité d’emporter mon portefeuille ce matin. En même temps, je n’imaginais pas partir pour la journée, et encore moins pour une journée perturbante à ce point. Il fut l’heure de reprendre la route. En regagnant le parking, j’aperçus une boutique de téléphonie mobile, Marc s’en rendit compte.

— Je vais trouver une banque pour t’en racheter un.

— Non ! Déjà, il est inconcevable que tu paies pour ma connerie. De toute façon, je n’ai ni mes papiers, ni ma carte bleue.

— Raison de plus !

— J’ai dit non, Marc. Et puis… je me dis que je pourrais peut-être essayer de tenir jusqu’à demain… j’ai bien survécu depuis ce matin… Je me connecterai à internet en empruntant celui d’Alice, dès qu’on sera rentrés.

— C’est toi qui choisis.

En grimpant dans la Porsche, la chaleur étouffante me permit de passer à autre chose le temps de quelques minutes.

— J’imagine que ta voiture aussi est trop ancienne pour avoir la clim’ !

— Figure-toi que tu te trompes ! Certes, c’est une vieille dame, mais elle a une des toutes premières clim’ ! Abuelo l’a achetée en 1990. Je m’en souviens comme si c’était hier.

— Raconte, lui demandai-je, cherchant par tous les moyens à oublier mon téléphone.

Je devais aussi reconnaître que ça me détendait quand il racontait les histoires de son grand-père.

— Quand il s’est retrouvé veuf, il a observé un deuil d’un an, on se serait cru au XIXe siècle. Ses origines latines avaient dû se réveiller. Et puis la date anniversaire passée, il est redevenu lui-même, en pire ! Tant que ma grand-mère était en vie, elle le canalisait, alors il se restreignait. Après il a flambé. Un jour, j’avais onze ans, il est passé me récupérer chez mes parents, et m’a embarqué avec lui dans une concession Porsche. Ce jour-là, ça a aussi été une étape de ma formation. Pour lui, ces voitures sont synonymes de travail bien fait, de respect des belles matières, de quelque chose de sobre, pur, racé. Enfin bref… Imagine ma tête de gosse au milieu de toutes ces bagnoles, il me vendait du rêve en boîte. On y a passé un après-midi entier, il paraît que je suis resté la bouche grande ouverte tout le temps que ça a duré.

J’éclatai de rire.

— Continue.

— Il a jeté son dévolu sur celle-là, me dit-il en passant la main sur le tableau de bord au-dessus du compte-tours. C’est un de mes plus beaux souvenirs d’enfance quand il a sorti le chéquier. Mon grand-père flambeur et frimeur qui se payait sa 911 en l’honneur de l’amour de sa vie disparue, et ce pour la modique somme de 45 000 francs.

— Les garçons ne savaient pas que ton grand-père possédait cette voiture ?

— Non… j’aurais eu l’impression de commettre un sacrilège. C’était comme un secret que je partageais avec lui.

Je lui souris.

— Et c’est toi qui la conduis aujourd’hui ?

— Oui… une Porsche, on fait tout pour la léguer… Et Abuelo me l’a donnée en héritage. Le jour où il m’a tendu la clé, et que j’ai pu pour la première fois mettre le contact à gauche… tu n’imagines pas l’effet…

Il sourit, les yeux dans le vague.

— On y va ? me demanda-t-il en redescendant sur terre.

— Si tu veux.

Il démarra et je me retrouvai aussitôt plaquée à mon siège. Délibérément, il ne mit pas la clim’ et ouvrit les fenêtres. « Écoute », me dit-il. Mes oreilles se réveillèrent avec le bruit du moteur ; ça ronflait, ça grognait. Mes sens étaient plus aiguisés que quelques heures plus tôt. Il sortit prudemment de la ville, avant de pousser l’accélérateur et de filer. Grâce à sa conduite souple et détendue, on oubliait la puissance de sa « vieille dame », comme il l’appelait.

— Et la modernité, le GPS ? le charriai-je. Ça ne te parle pas du tout ?

— Je préfère me perdre et ne pas avoir de fil à la patte.

Tout le contraire de moi. Ça doit être reposant de vivre comme ça.


Quand je vis la direction de Bonnieux, je sus qu’il nous restait à peine une demi-heure de route. Je n’avais pas envie de rentrer, de répondre aux questions des uns et des autres, de retourner dans la réalité, de me confronter à l’image qu’ils avaient de moi. Marc semblait ne pas me juger, il avait toujours été comme ça et n’avait pas changé, j’en prenais de plus en plus conscience. Avec lui, j’étais protégée de mes tourments, de mes obsessions et de mes soucis, j’avais l’impression d’être en liberté dans cette voiture qui sentait l’essence et qui vrombissait. Pourtant, cette journée avait été l’occasion d’appuyer le doigt là où ça faisait mal : le vide intersidéral de ma vie. Je soupirai en retournant à l’observation de la route ; ces paysages que je connaissais par cœur enfant, que j’adorais, qui faisaient partie de moi, et que j’avais oubliés. Que m’était-il arrivé pour que je devienne comme ça ? Un nouveau panneau attira mon attention.

— Marc, dis-moi, tu es pressé de rentrer ?

— Je ne suis pressé de rien. Pourquoi ?

— Tourne à droite au prochain carrefour, direction Lacoste. Nous allons rendre une visite au marquis de Sade. Du haut du château, c’est une des plus belles vues de la région, tu vas voir.

Il poussa l’accélérateur et la voiture fila. Au détour de la route sinueuse dans la forêt, nous alternions entre ombre et lumière. Le calme mystérieux et envoûtant de Lacoste m’avait toujours plu, même gamine, alors que je ne connaissais pas le Marquis. Je compris beaucoup plus tard les expressions à la fois gênées et amusées de mes parents quand je réclamais, et même tapais du pied, pour aller au château en ruine. Je proposai à Marc de se garer sur un petit parking près de la mairie.

— On va marcher un peu ! le prévins-je en sortant de la voiture.

— C’est toi, le guide !

Je pris la tête, me forçant à ne pas avancer trop vite. J’avais tout compte fait rapidement pris goût à mes spartiates, qui me donnaient l’impression d’être sur roulettes, et en contact avec le plancher des vaches. J’essayai d’en profiter pour flâner dans les ruelles en pierre, au milieu des vieilles bâtisses. Et puis il fut temps de commencer l’ascension sur le chemin plus caillouteux qui traversait les ruines non restaurées du château. Les rayons du soleil, de plus en plus bas, ne passant plus au-dessus des pans de mur encore debout, ne nous frappaient plus, la fraîcheur était reposante. Marc me suivait sans parler et, de temps à autre, je me retournais ; il marchait les mains dans les poches, ses Persol sur le nez, observant tout autour de lui. J’arrivai là-haut la première et l’attendis.

— Quel calme ! chuchota-t-il. C’est quoi, ce truc ?

Il regardait par-dessus mon épaule la sculpture des Mains de bénédiction en fer.

— C’est absolument fascinant !

Il traversa toute l’esplanade pour l’observer de plus près, il tourna autour, passa en dessous des bras géants ouverts vers le monde, et, même de loin, je pus apercevoir son sourire. De mon côté, je pris mon temps pour contempler le château et le profil du Marquis qui encadrait la porte d’entrée. Je finis par m’asseoir sur un muret, les jambes dans le vide au-dessus des douves et contemplai le massif du Luberon et le mont Ventoux. Mes muscles étaient endoloris, à cause de la tension que je leur imposais depuis des semaines. Je laissai retomber mes épaules en respirant à pleins poumons, ça sentait le chaud, la nature, et les cigales — désormais silencieuses — nous laissaient en paix. Quelques minutes plus tard, Marc me rejoignit, prit la même position que moi et inspira profondément.

— Après quoi tu cours ? me demanda-t-il après un moment.

— Et toi ? lui renvoyai-je sans le regarder.

— Je te répondrai après… Tu as encore trouvé le moyen de me faire parler aujourd’hui et, toi, de ne rien me dire. Alors je répète ma question : après quoi cours-tu avec ton boulot, tout ça ?

Je soupirai. Je ne pouvais ni ne voulais plus lutter.

— Au bout du compte, je ne sais pas… la réussite peut-être, j’essaie d’être la meilleure, ne pas décevoir aussi. Avec les années, j’ai découvert que je ne supportais pas l’échec. J’en veux toujours plus…

— Ah bon !

Je me tournai vers lui, il était réellement surpris.

— Tu n’étais pas comme ça, avant… Je me souviens de toi, tu faisais le strict nécessaire pour avoir tes exams…

— C’est vrai, puisque même mon job, je n’ai rien fait de particulier pour le décrocher… J’ai eu envie de prouver à Bertrand qu’il avait eu raison de m’embaucher. J’ai commencé par du classement de dossiers et il m’a appris le métier d’interprète. J’en ai bavé, mais je me suis accrochée…

Pour la deuxième fois, en l’espace de peu de temps, les souvenirs de mes premiers mois à l’agence refaisaient surface. Marc fronça les sourcils, sans cesser de me fixer. Puis, il eut un léger mouvement de recul, avant de regarder au loin.

— Ce type, ton patron, il a bien dû voir que tu étais douée, sinon tu n’en serais pas là, aujourd’hui…

— Certainement. Au fur et à mesure, j’ai eu de plus en plus de choses à faire et des responsabilités. Avec le temps, j’ai pris goût à l’adrénaline du boulot, des contrats, des victoires. Il n’y a pas deux jours qui se ressemblent… J’ai fini par avoir le bureau le plus proche de celui du patron, et je tiens farouchement à ma place.

Il éclata de rire.

— Il n’y a rien de pire qu’un feignant qui se met au boulot ! C’est bien pour ça que je n’ai jamais essayé ! Je serais trop bon !

Sa blague nous fit rire quelques secondes, puis il redevint sérieux :

— Mais Yaël, il y a quelque chose que je ne comprends pas.

— Je t’écoute.

Il planta ses yeux dans les miens.

— Je me répète, mais tu n’étais pas comme ça, avant. Je veux dire, on n’entendait que toi, t’étais grande gueule, tu riais tout le temps, tu prenais tout à la légère… et aujourd’hui, tu te caches, tu fais tout pour qu’on t’oublie dans un petit coin… J’ai l’impression que tu as peur de tout.

Était-ce vraiment l’image qu’il avait de moi ? Je fuis son regard. La fille dont il me parlait était désormais une étrangère pour moi. Comme si j’avais occulté celle que j’avais pu être dans une autre vie.

— Je n’allais pas rester une éternelle étudiante, Marc, lui répondis-je, un demi-sourire aux lèvres. Je suis devenue adulte, ce n’est peut-être pas plus compliqué que ça…

— Si tu le dis… mais tu es obligée de tout sacrifier pour avoir ça, ton job ?

— J’ai pris ce tournant, sans m’en rendre compte. Ça me plaît… je me suis prise au jeu… J’adore mon boulot. J’aime être pressée, overbookée, demandée, connectée… ça me permet de respirer.

— Pourquoi tu as besoin de ça ? De courir tout le temps ? Tu fuis quoi ?

Je grattai un peu de mousse séchée sur la pierre.

— Rien… je ne fuis rien… Et tu sais, mon patron réfléchit à me proposer de m’associer à lui.

— Si je comprends bien, c’est toute ta vie ?

— Peut-être… En réalité, je n’ai que ça… je ne sais plus, en fait… si je n’ai plus mon job, je m’effondre, je crois… je suis un peu perdue, là.

La véracité de mes propos me frappa, je ne savais plus… En repensant à ce que m’avait dit Alice quelques jours plus tôt et à ce que j’avais fait le matin même à cause de mon téléphone, je commençais à me dire qu’il fallait peut-être revoir deux, trois choses dans ma vie. Mais lesquelles ? Comment ? N’existerais-je qu’à travers mon travail ? Je n’avais jamais voulu écouter les autres, leurs interrogations, leurs avis sur ma vie. Ça faisait tellement longtemps que je me coltinais leur discours… Je m’étais fermée à tout ce qui pouvait mettre en péril mon équilibre, qui me semblait bien fragile d’un coup. Marc, lui, d’une certaine façon, ne me connaissait plus, et en si peu de temps il allait bien au-delà de ce que ma sœur et mes amis me serinaient. Auraient-ils tous à leur manière vu juste sur moi et sur ce que je ne voyais pas de ma vie ? Je me sentis lasse tout d’un coup, fatiguée à l’avance par ces questions que je devrais me poser un jour ou l’autre.

— Et toi alors, Marc ?

— Moi… je ne cours après rien.

Il fixa le ciel quelques instants, et soupira.

— Je sais ce que je veux et, à partir de là, tout va bien. Peu importe, finalement, que j’obtienne ce que j’attends de la vie ou non. Le principal, c’est que je garde ma ligne de conduite, toujours droit dans mes bottes. On ne peut pas savoir ce qui nous va tomber dessus du jour au lendemain. Ces dix dernières années en sont la preuve. Je suis en accord avec moi-même et c’est ce qui compte.

Il riva son regard au mien.

— Il n’y a pas eu un jour où je n’ai pas pensé à vous…

J’ouvris la bouche, prête à lui couper la parole. Il anticipa et leva la main pour me faire taire.

— Laisse-moi finir, s’il te plaît.

Je hochai la tête en soupirant.

— Merci, me dit-il en m’adressant un sourire en coin. Je sais, je n’ai rien fait pour vous retrouver… parce que je suis parti du principe que j’avais fait une connerie, peut-être une des plus belles de ma vie, en vous abandonnant comme ça. Il ne me restait plus qu’une chose à faire, assumer le fait que je vous avais perdus par ma faute… et c’est ce que j’ai fait. Ça peut te paraître étrange, bête, mais je suis comme ça. J’ai toujours su que je vous avais fait du mal et j’en ai encore plus conscience depuis le jour où tu as débarqué à la brocante et où tu m’as sorti mes quatre vérités. Je ne me le pardonnerai jamais. Si vous m’aviez oublié, complètement et définitivement, j’aurais eu ce que je méritais. Jamais je ne t’en aurais voulu, si tu ne m’avais pas rappelé.

Son regard, l’expression de son visage étaient criants de sincérité. Il était en train de me dire qu’il n’avait jamais tiré un trait sur nous, mais qu’il se punissait lui-même pour ses erreurs passées.

— Renouer avec vous était un rêve que je ne me serais jamais permis de provoquer. Et pourtant, regarde-nous aujourd’hui. C’est pour ça qu’à mon sens, ça ne sert à rien d’anticiper. Je me laisse porter par la vie, car tout peut arriver. C’est ce que j’ai appris avec le temps. Regarde, quand on était étudiants, s’il y en avait bien un qui n’était pas censé bourlinguer pendant des années, c’est bien moi, je n’étais pas vraiment un aventurier… et pourtant je l’ai fait. Inconsciemment, je fuyais certainement l’héritage d’Abuelo, par trouille. C’est pour ça que vous ne connaissiez pas la brocante, que je n’en parlais pas à l’époque. Et tu vois, ça a fini par me claquer à la gueule. Aujourd’hui, c’est moi qui tiens sa brocante, parce que je le veux. J’en suis le plus heureux des hommes.

Il avait l’air tellement en paix. Le regard lucide qu’il portait sur sa vie témoignait d’une maturité impressionnante. Marc était devenu un homme intègre avec lui-même, qui inspirait la confiance, qui rassurait. Jamais je n’aurais pu imaginer qu’il devienne si fort.

— Attention, Yaël, je ne dis pas que c’est la solution à tout. Ça te fait faire des conneries de ne rien anticiper parfois.

— Pourquoi dis-tu ça ?

Il eut un petit sourire triste et jeta un coup d’œil au loin.

— Mon divorce… ça ne faisait pas vraiment partie de mes projets ni de mes aspirations…

— Que s’est-il passé ?

— C’est assez simple. Je n’ai pas voulu voir le coup venir. J’ai fermé les yeux sur l’état de notre vie de couple, on prenait deux chemins différents, mais je ne voulais pas y croire. Au bout du compte, il ne devait plus y avoir grand-chose entre nous… Je suis si bien posé, à la brocante. Je parlais régulièrement à Juliette de l’idée de fonder une famille. Je veux des enfants, ça peut paraître con, mais c’est comme ça. Avec elle, ça aurait suffi à mon bonheur. Sauf que c’est une femme qui a la bougeotte, une routarde qui ne tient pas en place, je l’ai pourtant toujours su… Elle est restée cinq ans à Paris, ce qui est un record, pour me faire plaisir, je pense… Un soir, en rentrant chez nous, j’ai vu son sac à dos dans l’entrée… elle m’a avoué ce qu’elle avait sur le cœur depuis des mois, je ne lui suffisais plus, je n’avais pas su lui donner envie de rester avec moi, elle n’en pouvait plus de la vie que je lui proposais… c’était déjà trop tard, je n’avais plus rien à faire, alors, on s’est dit au revoir et souhaité bonne route… Elle a fait un saut en France cette semaine, pour le divorce… ça m’a fait drôle de voir qu’elle est bien plus heureuse sans moi qu’avec moi.

Il encaissait ça avec calme et recul. J’étais admirative, il me scotchait. Admirative aussi de sa façon spontanée de se livrer sans s’épargner, en reconnaissant ses torts.

— Et comment tu le vis ?

— Pas terrible, au début… beaucoup mieux depuis que tu es tombée du ciel, et que vous faites tous à nouveau partie de ma vie.

Il me fit un grand sourire et se leva en enjambant le muret.

— On rentre ? me proposa-t-il en tendant la main pour m’aider à revenir du bon côté.


Je descendis de la Porsche pour ouvrir le portail de la Petite Fleur. Marc roula au pas, puis se gara. Je le rejoignis au moment où il sortit à son tour. Je restai là, sans bouger, tout près de lui, je savourais la bulle dans laquelle nous avions été toute la journée, lui ne disait rien non plus. Et le silence fut rompu. Je soupirai et fermai les yeux quelques instants.

— Où étiez-vous passés ? hurla Alice en accourant vers nous, complètement affolée.

— À L’Isle-sur-la-Sorgue, répondit nonchalamment Marc.

— J’ai essayé de t’appeler dix fois ! continua ma sœur. Pourquoi tu ne m’as pas répondu ? Tu es toujours pendue à ton téléphone !

— Son portable est tombé dans la Sorgue, mentit Marc. Et je n’avais pas le mien.

Alice se pétrifia sur place, les autres me scrutèrent, stupéfaits.

— Comment ?

— Oh… bêtement… Je consultais mes mails en marchant, j’ai buté sur une pierre, et… et… plouf !

— Yaël, tu es en train de nous dire que tu as passé la journée sans téléphone ? Et tu es toujours vivante !? C’est une caméra cachée, beugla Adrien.

— Marc, dis-nous la vérité, lui demanda Jeanne. Elle a piqué une crise de nerfs, elle s’est roulée par terre, a couru comme une folle dans toute la ville pour s’en racheter un dans la minute.

— Même pas ! Elle…

— Stop ! hurlai-je en me mettant au milieu d’eux, les bras en l’air. J’en ai marre ! Arrêtez de parler de moi comme si j’étais malade. Ça vous fait rire, je sais que je le mérite… mais peut-on changer de sujet ?

Marc sourit le premier, puis baissa la tête. Adrien vint me prendre par l’épaule et m’entraîna vers la terrasse.

— Ça mérite de boire un coup ! Les gosses sont couchés, c’est au poil ! La nuit est à nous.

Il me serra la nuque avec son bras et m’embrassa dans les cheveux.

— C’est cool, ça !

Je renonçai à emprunter celui d’Alice pour regarder mes mails, refusant de gâcher leur joie. La table était déjà mise, ils n’attendaient plus que nous. Rien d’étonnant à plus de 21 heures. Tout le monde trinqua, je bus quelques gorgées de mon rosé, et avec plaisir. Comme si mes papilles étaient à nouveau capables d’en apprécier la saveur. Alice vint s’installer à côté de moi, la mine contrite.

— Tu sais, l’autre jour, quand je te disais de lâcher ton téléphone, je ne te demandais pas de le lancer à la flotte.

Je ris légèrement, la tête me tournait déjà. Le petit verre de rosé avalé me mettait dans une brume, pas désagréable.

— Tu as quand même passé une bonne journée ?

— Oui…

J’étais sincère.

— Tu es sûre ? Tu as petite mine.

Elle passa délicatement sa main sur ma joue. Son geste me rassura. Si nous avions été seules toutes les deux, j’aurais laissé reposer mon visage dans sa paume, pour profiter de sa douceur, plus longtemps encore.

— Je suis fatiguée, mais c’était bien… lui annonçai-je en cherchant Marc du regard.

— Je t’ai préparé une tomate-mozza, j’ai pensé que ça te plairait.

— Merci, lui répondis-je en retenant les larmes qui montaient.

Sans savoir pourquoi, j’avais envie de pleurer. Les vannes s’ouvraient, et ça me soulageait. Les garçons revinrent avec les grillades. Une demi-merguez atterrit devant moi.

— Ça devrait passer avec la tomate, me glissa Marc à l’oreille avant de continuer à servir.

Je réussis à finir mon assiette, c’était déjà extraordinaire. Les quelques gorgées de rosé me tapaient de plus en plus sur la tête, mes paupières étaient lourdes, mes yeux me piquaient, je n’avais plus de forces. Je quittai la table et commençai à débarrasser. En arrivant dans la cuisine, je pris appui sur le plan de travail, la tête bourdonnante. J’entendis la voix de Marc me souffler : « Va te coucher. » Je me retournai. Il arrivait à son tour, les bras chargés.

— C’est le vin qui ne passe pas.

— Non, tu as juste besoin de dormir.

— Je vais t’apprendre un nouveau truc sur moi pour compléter mon merveilleux portrait : je suis insomniaque ! lui annonçai-je en riant jaune.

— Quelque chose me dit que tu vas dormir, alors au lit, Yaël, l’insomniaque !

Et s’il avait raison…

— Je capitule, si tu me dis pourquoi tu as menti pour mon téléphone ?

— Pour nous éviter une prise de tête avec les autres.

Je lui fis un petit sourire.

— Tu peux me rendre un dernier service et leur dire que je suis allée me coucher ?

— Compte sur moi.

Les volets étaient restés fermés toute la journée, il faisait assez frais dans ma chambre. En me brossant les dents, la mollesse envahit mon corps et mon cerveau. Mes yeux se fermaient tout seuls, au point que je renonçai à une douche. Je me déshabillai, enfilai un pyjama léger, éteignis la lumière, et m’assis sur mon lit, laissant ma tête s’écrouler sur l’oreiller. Je remontai le drap, le tissu me sembla doux sur ma peau. Il y eut un grattement sur la porte.

— Yaël ? Tu dors ? Je peux venir chercher ma trousse de toilette ?

— Bien sûr.

La lumière du couloir suffit à l’éclairer jusqu’à la salle de bains ; je le distinguai tandis qu’il récupérait ses affaires.

— Bonne nuit, murmura-t-il.

— Marc ?

Il s’approcha du lit. Je trouvai la force de le regarder.

— Merci pour la journée. Merci…

— Dors.

Il sortit. Je l’entendis répondre aux questions des autres sur ma disparition, il rassura Alice qui s’inquiétait pour moi, mais lui interdit de venir me voir. Progressivement, les voix s’étouffèrent, et je m’enfonçai dans le sommeil, incapable de lutter.


Mes yeux restaient désespérément fermés, je les frottai avec mes poings comme un enfant, en bâillant. Puis, j’étirai mes muscles ankylosés. Je me redressai péniblement dans le lit, le drap glissa, il n’avait pas bougé depuis la veille. Mes paupières clignèrent ; à travers les persiennes, le soleil filtrait, déjà haut. Aucun bruit, le silence le plus parfait régnait dans la maison. Debout, il me fallut quelques instants pour trouver un semblant de stabilité, je fis craquer mon dos. En traînant les pieds, je me rendis dans la salle de bains pour me regarder dans le miroir : j’étais bouffie de sommeil et j’avais la marque de l’oreiller sur la joue. Je m’aspergeai le visage d’eau froide ; rien à faire, cette sensation d’engourdissement ne disparaissait pas. Je retournai m’asseoir sur le lit, il fallait réagir, sinon j’étais capable de me rendormir. Je cherchai mon téléphone sur la table de nuit. Et je me souvins… Je serrai les poings en m’enjoignant de ne pas m’énerver. Pas déjà, pas tout de suite une boule dans le ventre. Je voulais encore un peu la paix. Je me relevai et fouillai dans la commode, je tombai en premier sur le maillot de bain que les filles m’avaient trouvé ; il ferait l’affaire. Puis j’attrapai ma serviette, ouvris les volets et fonçai à la piscine ; elle n’était plus bâchée, ça tombait bien, il devenait urgent que je nage. Débarrassée de mon drap de bain, je pris ma respiration et plongeai la tête la première. La fraîcheur de l’eau mordit ma peau, particulièrement celle de mon ventre, qui n’avait plus l’habitude d’être à découvert, même mon décolleté le ressentit, mes seins étant toujours enfermés jusqu’au cou dans le carcan de mon maillot de nageuse. Je fis une première longueur sous l’eau, remontai à la surface où j’entamai un crawl, plus lent que d’habitude. Suivirent plusieurs longueurs avant que je marque un arrêt. Je repoussai mes cheveux en arrière, ils avaient recouvré leur liberté, je pouvais les sentir dans ma nuque, l’eau dégoulinant sur mes épaules. Accrochée au rebord, je penchai la tête en arrière pour les remettre sous l’eau, le clapotis chatouilla mes oreilles. Je posai mes pieds contre la paroi de la piscine et, au lieu de me propulser en arrière pour démarrer un dos crawlé, comme d’habitude, je m’arrêtai et fis la planche. Je restai parfaitement immobile, les bras légèrement écartés du corps, les yeux fermés, le soleil chauffant ma peau, et je souris. Je n’étais pas loin de rire, et de pleurer aussi, tant je sentais un sentiment de plénitude enfler en moi. Je me remis à la verticale et descendis au fond, où je regardai les bulles remonter à la surface, vers la lumière. Puis je les suivis et sortis de l’eau. Je récupérai ma serviette pour m’essuyer, m’en entourai le corps, puis regagnai la terrasse en essorant mes cheveux. Ce n’est qu’à cet instant que je découvris Marc assis là, un bouquin entre les mains, les yeux cachés derrière ses lunettes de soleil.

— Salut, me contentai-je de lui dire.

— Salut. Bien dormi pour une insomniaque… chuchota-t-il.

Je vins me camper dans son dos, il me mit son poignet sous le nez : il était 11 h 20. J’avais donc fait le tour du cadran.

— Merci, lui dis-je en rejoignant ma chambre, complètement hallucinée par ma nuit de sommeil.

Je me douchai vite fait, enfilai une robe légère, démêlai mes cheveux, et décidai de les laisser libres, Alice serait contente. Ensuite, je passai par la cuisine, il restait du café, je m’en servis une tasse, en pris une pour Marc, et le retrouvai sur la terrasse. Il semblait avoir décroché de son livre, il regardait au loin tout en remontant sa montre.

— Où sont-ils tous passés ?

— Au marché.

— Tu n’avais pas envie d’y aller ?

— J’y suis allé à la fraîche, c’est plus agréable, tu peux discuter avec les commerçants, prendre un café et lire ton journal, peinard.

— C’est vrai qu’à cette heure-ci, c’est la cohue !

Je finis mon café et me levai.

— Je vais essayer de les rejoindre. Tu veux venir avec moi ?

— Non, je vais rester et allumer le barbecue.

— Comme tu veux.


En arrivant sur la place du marché, je me dis que ce n’était pas gagné de tomber sur toute la petite troupe, même s’ils étaient plus que repérables ! Pourtant, il devint rapidement urgent que je les trouve, je commençais à avoir l’impression d’être cernée par des téléphones portables, me rappelant sans cesse que je n’avais plus le mien, que j’étais injoignable. La voix de ma sœur s’égosillant sur ses enfants me ramena les pieds sur terre, je regardai à droite, à gauche. Adrien et Cédric étaient en pleine dégustation de vin, Jeanne fouinait sur un stand de vêtements avec Emma et ma pauvre Alice, ses deux enfants autour d’elle, se débattait pour acheter des melons et des pêches. Je slalomai entre les badauds et réussis à l’atteindre, Marius et Léa me repérèrent. Les yeux de Marius s’allumèrent et ceux, plus timides, de Léa se baissèrent. Je leur fis signe de se taire, le doigt sur la bouche, avec un clin d’œil.

— Besoin d’aide ? proposai-je à ma sœur en calant ma tête sur son épaule.

Elle sursauta.

— C’est toi ? Tu m’as fait peur ! Et…

Elle me fixa, passa sa main sur mes cheveux, et me fit un immense sourire.

— Allez, je m’occupe de tes monstres !

— Tu es un ange ! Merci ! On est garés près du château. On s’y retrouve.

J’attrapai mon neveu et ma nièce par la main, et traversai la foule sans les lâcher une seule seconde. En passant à proximité de Cédric, je ne pus m’empêcher de lui faire une remarque :

— Va aider ta femme et prépare les billets pour le baby-sit’ !

— Hein ?

Je lui tirai la langue, il éclata de rire. Quelques minutes nous suffirent à gagner l’aire des jeux d’enfants. Marius fila et grimpa tel un asticot sur les toboggans. Léa, elle, ne bougeait pas, sa main toujours accrochée à la mienne. Un banc était libre, je l’y entraînai.

— Tu n’as pas envie de jouer ?

No, répondit-elle en secouant la tête. Stay with you.

Du haut de ses trois ans, ses phrases étaient bien légères. Mais j’eus une bouffée d’amour soudaine pour cette petite fille qui, pour la première fois, me parlait dans la langue de sa grand-mère ; Alice s’appliquant à parler anglais à ses enfants un jour sur deux, rêvant de les rendre bilingues comme nous. Léa fixait mes pieds, dont les ongles étaient faits.

— Ça te dirait d’avoir pareil ?

— Oui !

— On va demander à maman, et je te fais ça.

Elle grimpa sur mes genoux, me fit un bisou baveux, et s’installa à califourchon sur moi, sans plus bouger, ni rien dire.


En revenant à la Petite Fleur, nous trouvâmes Marc en maillot de bain, les cheveux mouillés, la tête dans le barbecue, une bière à la main, repas prêt et couvert mis pour toute la tribu. Alice alla lui faire une bise.

— Merci, tu sais prendre soin des femmes, toi. Pas comme certains !

Elle trucida son mari du regard, le coup du marché ne passait pas. Adrien donna un coup de coude à Cédric, se moquant de lui.

— Fais pas le malin, toi ! l’interpella Jeanne.

— Bah… j’ai rien fait.

— Justement ! La calvitie, passe encore, mais tu as vu ta bedaine en comparaison de Marc. Beau gosse ! siffla-t-elle.

Tout le monde éclata de rire.

— Après ces considérations hautement philosophiques, à table ! décréta Marc, visiblement gêné par le compliment.

Durant le repas, Léa ne me lâcha pas, Alice et moi échangions fréquemment des clins d’œil. J’avais réussi à apprivoiser ma nièce, et je savais désormais m’adresser à elle sans l’effrayer. Ça me rendait heureuse. Du coup, je me chargeai de la coucher pour sa sieste, et pris tout mon temps en lui lisant une histoire, une que notre mère nous lisait à Alice et moi. En revenant avec le café sur la terrasse, je m’apprêtais à emprunter le téléphone de ma sœur pour tenter une connexion quand Adrien anticipa :

— Yaël, ça fait plus de vingt-quatre heures, maintenant ! Ça va, t’as pas trop la tremblante, ni de suées ? Regarde ce que j’ai dans la main !

Il se leva et me passa sous le nez son portable. Je vis ma sœur se décomposer, Jeanne prendre un air exaspéré, et Cédric gigoter.

— Fous-lui la paix, grogna Marc, le regard orageux.

— On peut bien rire ! Et moi, je dis qu’elle craque dans la journée.

— Tu veux parier ? ricanai-je.

— Chiche ?

— Je t’écoute.

Je faisais ma fière, je n’en menais pourtant pas large.

— Pas de téléphone jusqu’au dernier jour des vacances, si tu tiens, c’est moi qui banque et t’en rachète un. Si tu perds, tu nous invites tous à dîner dans le laboratoire médical qui te sert d’appart’.

— Ouh… dur ! commenta Cédric.

— Banco ! déclarai-je sans même prendre la peine de réfléchir.

— Elle est de retour, les amis !

Je servis le café à tout le monde pour me donner une contenance. Autant commencer à réfléchir au menu que j’allais leur proposer. Je venais de me mettre dans un sacré pétrin. Pourtant, je sentais comme une petite excitation grandir en moi, quelque chose qui remontait de loin.

— Je suis fière de toi, me félicita Alice.

— Ne te réjouis pas trop vite !

Je préférai rester debout, ma tasse à la main, j’allais devoir m’occuper et payer les conséquences de mon orgueil démesuré.

— Je comprends mieux ce que tu me disais hier, me dit Marc qui s’était matérialisé devant moi.

— À propos de quoi ?

— Tu n’aimes pas l’échec.

— Prise à mon propre piège, lui répondis-je en riant.


Un peu plus tard dans l’après-midi, après avoir renfilé mon maillot de bain, je croisai Jeanne sur la terrasse.

— Alice a très bien choisi, me dit-elle.

— Merci. Ça change du… Attends, tu permets que je secoue un peu Adrien ?

— Vas-y, fais-toi plaisir ! J’ai regretté de t’avoir confié sa remarque, c’était pas sympa.

— Pas de souci ! Tu as bien fait, je le méritais.

Je lui fis un clin d’œil, puis me frottai les mains.

— C’est parti !

Je passai la barrière de sécurité enfant de la piscine, suivie par elle. Alice feuilletait un magazine sur une chaise longue, Cédric et Marc discutaient les pieds dans l’eau, assis sur le bord, et ce cher Adrien faisait un petit somme sur un transat, il devait être bouillant.

— Adrien, lui murmurai-je à l’oreille.

— Mmm…

— Tu as gagné, j’ai craqué.

D’un bond, il fut debout, face à moi, dos à la piscine.

— Hein ! Quoi ! Déjà !

D’une pichenette, je le fis basculer dans l’eau. Il cracha tout ce que ses poumons contenaient d’air. Quand il remonta à la surface, je mis les mains sur mes hanches et pris mon air le plus sérieux et professionnel :

— Tu devrais savoir que la nageuse est-allemande a plus de cran que ça !

Cédric, Alice et Jeanne hurlèrent de rire. Marc, ne comprenant rien, demanda des explications à mon beau-frère, puis il me dévisagea avec son regard de cocker avant de suivre le mouvement.

— Oh, tu vas me le payer ! La p’tite Anglaise en bikini va morfler !

D’un bond, il s’extirpa de l’eau, je partis en courant et fis le tour de la piscine, en riant comme une folle, je pouvais presque sentir des ailes me pousser, tant je me sentais légère. Je pris de l’élan et fis une bombe ! J’éclaboussai tout le monde, pour mon plus grand bonheur.

Je passai tout l’après-midi dans l’eau avec Marius, qui avait sauté à son tour dès qu’il m’y avait vue. Léa, sitôt levée de sa sieste, enfila ses brassards et nous rejoignit. Elle passa tout son temps accrochée à mon cou. Emma craqua à son tour, c’était difficile pour elle de trouver sa place ; à douze ans, on n’est plus tout à fait une enfant, mais on n’est pas encore une ado. Je me souvenais d’elle à l’âge de Léa et, là, je la découvrais en deux-pièces, à peu de temps d’avoir ses premières règles, en réalisant que j’étais passée à côté de son enfance. Je me promis de ne pas faire la même erreur avec Léa.


Nous étions lundi, déjà une semaine que j’étais là, trois jours que j’étais déconnectée de ma réalité et de Paris, et, contre toute attente, je survivais. Après déjeuner, au lieu de profiter de la piscine, la demande de mon père me revint en mémoire, je décidai d’aller faire un tour dans la grange. C’était le seul bâtiment d’origine du terrain, en pierres de taille claires, polies par le soleil et le mistral. Elle devait atteindre les deux cents mètres carrés, en comptant l’étage au plancher troué. Durant la construction de la maison, après l’épisode de la roulotte, mon père y avait installé la famille. C’était un de mes endroits préférés, petite fille. Elle était un peu éloignée de la maison et pouvait tout à fait être indépendante. En y pénétrant, je compris pourquoi mon père m’y avait envoyée ; il comptait sur mes facultés d’organisation et de rangement, elle n’avait jamais été dans un tel état. Tous les meubles de l’appartement parisien avaient atterri là, sans compter tout ce que mes parents avaient entassé au cours des années : objets, papiers, vêtements, nos jouets d’enfant… Ils avaient même gardé le minitel ! En somme, tout ce qui fait une vie. Le chantier était impressionnant ; il me faudrait plus d’une journée, voire une semaine entière pour remettre un peu d’ordre toute seule dans ce bazar géant.

Je m’acharnais à faire bouger ne serait-ce que d’un millimètre un buffet en teck quand la porte grinça.

— Alice ! braillai-je. Viens m’aider à bouger cette horreur. Je te mettrais tout ça au clou !

— C’est moi, m’annonça Marc. Et ce que tu as devant toi n’a rien d’une horreur.

Je me redressai et essuyai mon front couvert de sueur et de poussière avec mon bras. Marc, quant à lui, était déjà à quatre pattes en train de détailler le buffet. Puis il se releva et fit un tour d’horizon de la grange, en prenant son temps, sifflant d’admiration, avant de revenir vers moi.

— C’est le paradis, ici ! me dit-il, les yeux pleins de malice.

— J’essaie de le rendre accessible, ce paradis ! Mais il faudrait d’abord bouger ce truc, lui répondis-je en tentant à nouveau de déplacer le meuble.

— Pas comme ça, tu vas l’abîmer. Regarde, tu fais travailler les pieds. Je vais te filer un coup de main, il faut tout faire pour que toutes ces merveilles ne se détériorent pas. Heureusement, ce n’est pas humide, mais il faut prendre certaines précautions.

Nous entamâmes un véritable déménagement, il était efficace, sauf lorsqu’il tombait sur une « pépite », occasion pour lui de me donner un cours. Ce qu’il fit par exemple lorsque je suggérai que les vieilles chaises en plastique — qu’on trouve aux kermesses d’école ou dans les salles des fêtes et que mon père traînait depuis des années — pouvaient prendre la direction de la déchetterie.

— Yaël, tu ne réalises pas, je crois ! Ces chaises que tu veux mettre à la benne sont emblématiques. Ce sont des Polyprop. Sais-tu que depuis la première sortie d’usine en 1963, 14 millions d’exemplaires de ce modèle ont été vendus ?

Je mis ma main sur la bouche pour éviter de lui rire au nez. Sitôt que j’eus tourné le dos, je craquai. Mes parents avaient dépassé la fin des années 70, Marc, lui, faisait tout pour y retourner, il était prêt à remonter le temps encore plus loin. En repensant à son appartement, ça n’aurait pas dû m’étonner.

Chaque meuble trouva sa place. Marc, après être allé fouiner dans le garage sur mes conseils, bâcha les plus fragiles, mit des cales en carton sous les pieds de chacun. Dès qu’il m’en donnait l’autorisation, j’utilisais la place disponible pour y ranger tout le reste : objet de déco, vaisselle, garde-robe de ma mère et de mon père. J’eus un énorme fou rire en tombant sur les vestiges de leurs années hippies avant notre naissance ; les pattes d’eph’ orange, les robes violettes de ma mère et les chemises col pelle à tarte de papa. Et un encore plus gros lorsque je tombai sur mes bulletins de terminale ! En anglais : « Yaël a un très grave problème avec l’autorité. Insolente ! » En français : « S’il y avait un bac option bavardage, Yaël l’obtiendrait avec les félicitations du jury. » Et en éco : « Si elle n’ouvrait ne serait-ce qu’une fois par mois ses cours, Yaël serait promise à un grand avenir. »

Quand ça commença à ressembler à quelque chose, Marc s’assit dans un fauteuil que j’avais toujours connu chez mes parents. Pour le plaisir, je lui demandai une dernière leçon.

— Tu n’as rien à dire là-dessus ?

— Tu te fous de moi, là ? me répondit-il, le sourire aux lèvres.

— Pas du tout ! J’ai toujours vu mon père se vautrer dedans, et je suis curieuse.

— Iconiques, ce fauteuil et son repose-pied ! C’est un Eames qui a été créé en 56. Tu vois, c’est du bois cintré et du…

— Cuir noir, le coupai-je. Je sais encore reconnaître le cuir !

— C’est bien ce que je disais, tu te fous de moi !

Je ris, puis lui tendis la main pour qu’il se lève.

— Viens voir l’étage. Il faut passer par l’échelle.

Une fois là-haut, je lui indiquai la solive sur laquelle marcher pour éviter de passer à travers le plancher. Par je ne sais quel miracle, je réussis à ouvrir une des fenêtres pour lui faire découvrir la vue imprenable sur les vignes et le clocher de Lourmarin. Nous nous accoudâmes au rebord, sans rien dire durant de longues minutes.

— Pour quelqu’un qui n’aime pas les vieilleries, tu sembles t’y sentir bien, dans cette grange, finit-il par me dire.

— C’est vrai… Je venais toujours là pour bouder ou rêvasser quand j’étais petite.

— Ton père n’a jamais voulu en faire quelque chose ?

— Oh, tu sais, papa, il a toujours plein de projets, mais il ne va jamais au bout… Je ne sais pas trop pourquoi d’ailleurs… Il faudra que je lui pose la question. Tout ce que j’espère, c’est qu’il ne la vendra jamais. En tout cas, merci, soufflai-je dans un soupir. Je n’y serais pas arrivée sans toi.

Il me sourit et prit la direction du rez-de-chaussée. Je fis un dernier tour de l’étage avant de le rejoindre, repensant à tous les souvenirs liés à cet endroit. Je descendis à mon tour l’échelle, Marc m’attendait en bas. Un peu avant les derniers barreaux brisés, je sentis ses mains sur ma taille, à moitié sur le tee-shirt, à moitié sur ma peau. Je me raidis, non pas par malaise, mais par surprise.

— Tu fais quoi, là ? lui demandai-je, la voix perchée.

— Je t’évite de te casser la figure.

— Merci, chuchotai-je.

Personne ne me touchait jamais. Je fuyais le contact, mais là, c’était agréable. Il me serra plus franchement et me souleva pour me faire retrouver la terre ferme. Lorsqu’il me lâcha, j’eus des frissons.


Ce soir-là, après dîner, j’eus envie de poursuivre mon retour dans le passé. Je farfouillai dans l’armoire du séjour, y retrouvai tous les albums photo et revins sur la terrasse, les bras chargés. La température était délicieuse, même pas besoin d’une petite laine. Je débouchai une nouvelle bouteille de rosé, me sentant particulièrement en forme. Durant plus d’une heure, je parcourus nos souvenirs d’enfance et d’adolescence avec Alice, qui ne manquait jamais de faire le tour de table pour venir regarder par-dessus mon épaule. Je revécus la construction et les travaux de la Petite Fleur, l’époque de la roulotte et du camping dans la grange, celle où la piscine n’existait pas et où maman nous mettait dans une grande baignoire en plastique pour patauger. Les souvenirs de vacances tous les quatre, dans le break Nevada, les courses en culotte dans l’appartement parisien, nos boums toujours en duo… Plus d’une fois, des larmes m’échappèrent et de nombreux fous rires retentirent sous l’auvent. Le rosé coulait à flots, ce qui avait le mérite de nous faire oublier les horribles frelons qui s’agglutinaient sur la lampe de la terrasse, juste au-dessus de nos têtes. Les années passaient à chaque page. Et puis je découvris qu’il y avait une suite ; sans que je le sache, Alice avait poursuivi les albums de nos années étudiantes et des suivantes. Elle avait tout construit en fonction de l’apparition des uns et des autres dans nos vies.

— Je m’y suis mise la première fois où tu n’es pas venue ici. Tu me manquais, alors…

Je lui envoyai un baiser avec la main, et me tournai vers Marc, en pleine discussion avec Adrien et Cédric. Il avait droit lui aussi de replonger dans nos souvenirs communs.

— Marc ! Viens à côté de moi.

Il attrapa une chaise et s’installa en remplissant à nouveau nos verres. Ensuite, je posai l’album sur ses genoux en l’incitant du regard à tourner la première page. Je découvris en même temps que lui une photo de nous tous, en pyramide humaine, lors de notre premier week-end tous ensemble.

— Oh la vache ! lâcha-t-il.

Nous riions tellement que, bientôt, le reste de la bande se tassa derrière nous, les albums passèrent de main en main. Alice avait scrupuleusement tout conservé, tout consigné, même les photos que je lui avais refourguées. J’avais voulu faire du vide chez moi, je lui avais proposé de les récupérer, sinon je m’en débarrassais. En y repensant, je me demandais comment j’avais pu songer à une chose aussi horrible ! Et que dire de celle que je redécouvrais : toujours avec le sourire, à faire des blagues ou le pitre, prête en permanence à faire la fête, ne prenant rien au sérieux. Certes, je reconnaissais mon visage — un peu plus rond à l’époque, quand même —, mais je n’arrivais pas à croire que c’était moi.

— C’était génial, ces vacances ! s’exclama Cédric.

Il nous tendit un album, à Marc et moi, le même fou rire nous saisit.

À l’époque de cette photo, nous ne savions pas que nous passions notre dernier été tous ensemble. Nous avions décidé de casser la tirelire et de partir en troupeau en Grèce, Emma avait été elle aussi de la partie, du haut de ses deux ans. Marc et moi étions les moins organisés ; lorsque nous avions acheté nos billets, à la dernière minute, nous n’avions pas réussi à prendre le même vol que les autres, j’étais partie du principe qu’en une petite heure nous aurions allègrement le temps de faire le trajet entre l’aéroport d’Athènes et le port du Pirée, or autant le dire : mission impossible. Nous nous étions perdus, trompés de bus, et avions dû prendre un bateau qui arrivait aux alentours de 5 heures du matin sur l’île d’Amorgos. La nuit avait été un vrai calvaire, sans fermer l’œil à cause du mal de mer. En arrivant à destination, nous avions renoncé à monter les tentes au camping et avions fini sur la plage. Les autres nous avaient trouvés endormis, affalés l’un sur l’autre, nos sacs à dos à l’abandon. Ils avaient immortalisé la scène et nous avaient laissés rôtir au soleil.

Marc rit à l’évocation de ce souvenir, puis vint le moment où il disparut des photos. Je remarquai très vite à quel point il était ému, pourtant, il voulut tout savoir, même les petits détails. Je continuai à regarder avec lui les photos, alors que moi aussi j’étais remuée, mais pas pour les mêmes raisons. Au fur et à mesure que les années passaient, je m’éloignais de l’objectif, je n’étais plus au premier plan. Lorsque je me voyais distinctement, je distinguais une tristesse, de plus en plus plombante sur mon visage. Mon regard s’était fait fuyant avec le temps, j’avais toujours l’air ailleurs. Et puis, je ne me vis plus du tout. Certains événements immortalisés sur le papier glacé m’étaient complètement inconnus. Où étais-je ? Que s’était-il passé ?

— Il va falloir que tu m’expliques, me dit Marc tout bas. Je n’ai pas été le seul à disparaître.

— C’est vrai, répondis-je sur le même ton.

À quoi bon chercher des excuses, je n’en avais pas. Je relevai la tête vers lui.

— Mais c’est derrière nous, maintenant, me dit-il, sûr de lui.

— Tu as raison.

Au fond de moi, je n’en étais pas certaine.

— On en fait une ? nous interrompit Alice, son appareil photo en main.

Nous nous tassâmes les uns contre les autres, en souriant, en grimaçant, en nous regardant, en riant. Cet instant était merveilleux, mais que m’en resterait-il une fois rentrée à Paris ? En garderais-je des traces ou rien du tout, comme tous les souvenirs que j’avais évacués ces dernières années ?


La deuxième semaine défila, paisiblement, et je me ressemblais de moins en moins. La Yaël de l’agence s’éloignait. Sans reproduire l’exploit de la première nuit où j’avais fait le tour du cadran, je m’endormais facilement chaque soir, et je n’étais plus la première levée. Je m’assoupis à deux reprises sur une chaise longue l’après-midi, lorsque le calme régnait autour de la piscine. Je savourais ce laisser-aller avec un plaisir non dissimulé. La sensation de fatigue s’envolait chaque jour un peu plus. Mon estomac supportait les repas, sans se manifester ; mon appétit revenait à la normale, je mangeais même les merguez, les burgers maison, ne me contentant plus que de salades. Bien au contraire, et j’en étais la première étonnée. Je participais à présent à la préparation de repas avec enthousiasme. Je passais beaucoup de temps avec les enfants, dans l’eau ou autour de jeux de société. Mes réserves en vernis à ongles diminuaient à vue d’œil ; Emma et Léa voulant tester une nouvelle couleur chaque jour, au grand dam de leurs mères respectives. J’étais régulièrement lancée à l’eau par un des trois garçons, ça ne m’énervait plus. Je crois même que, parfois, je provoquais les choses en leur rendant la pareille. Après quelques coups de soleil, mon teint se hâlait de jour en jour ; j’avais hérité de la peau brune de mon père et pas de la rousse de ma mère.


Ce serait mentir de dire que je vivais bien l’absence de téléphone, de connexion internet et de nouvelles de l’agence, mais je composais avec, me disant que d’ici peu je reprendrais mon rythme, mes habitudes, que le téléphone sonnerait à nouveau, que les mails s’accumuleraient. Quand des bouffées de stress me saisissaient à l’improviste, j’arrivais à les canaliser et à passer à autre chose. De la même manière, il m’arrivait de zapper totalement Paris et l’agence. Lorsque je le réalisais, mon esprit vagabondait, s’interrogeant sur ce qui m’attendait à mon retour de vacances, sur les conséquences de ma disparition de tout mode de communication. Marc m’empêcha in extremis de perdre mon pari. Durant un après-midi où tout le monde roupillait autour de la piscine, je tentai une percée sur la mezzanine où il avait planqué mon ordinateur, ayant dans l’idée de récupérer quelques numéros de téléphone dans le répertoire sauvegardé sur le Mac et d’utiliser le fixe de la maison, histoire de prendre des nouvelles de Paris. Ce fut un échec total : je n’eus pas le temps de grimper la moitié de l’échelle de meunier qu’il était en bas et me faisait redescendre. Il ne dit rien à personne, et Adrien n’apprit pas mon idée d’entorse au pari.

Ce matin-là, la fournaise dans ma chambre me réveilla. J’attrapai sur la table de nuit le vieux réveil, retrouvé dans la grange : il était à peine 8 heures. La terrasse semblait déjà fourmiller d’activité. J’ouvris mes volets et découvris Marc en train de mettre le couvert du petit déjeuner.

— Déjà debout, me dit-il.

— Qu’est-ce qu’il a fait chaud, cette nuit !

— Ne m’en parle pas, j’ai dormi sur le carrelage du salon avant de finir près de la piscine.

Avec la mezzanine, Marc avait hérité d’un sauna.

— Tu dois être claqué !

— Absolument pas, me répondit-il en bayant aux corneilles.

Tout le monde avait souffert de la température dans la maison. À table, les conversations allèrent bon train : qu’allions-nous faire ? Bouger ? Rester à la maison ? Sortir en petits groupes ou en troupeau ? Mener chacun sa vie sans s’occuper des autres ? Je n’entrai pas dans la mêlée, préférant les observer ; Adrien, Jeanne, Alice et Cédric ne s’écoutaient pas parler, changeant sans cesse d’avis, n’arrivant pas à trancher, se coupant la parole. C’était à mourir de rire, j’avais l’impression d’être au spectacle. Et la représentation avait lieu chaque jour. Marc, assis à côté de moi, ne disait rien non plus.

— Je descends faire un tour au village. Ça te dit de venir ? me proposa-t-il.

— Avec plaisir.

Je me préparai en moins de dix minutes et le rejoignis sur la terrasse. Les autres réagirent à peine en nous voyant partir, si ce n’est pour nous demander de ramener le pain et du rosé.

Nous nous débarrassâmes rapidement des courses pour flâner ; les souvenirs des heures passées dans ces ruelles pavées ressurgissaient, ça me faisait tout drôle, mais ça me faisait du bien. Gamines, nous y passions toutes les vacances d’été avec maman, papa nous y rejoignant uniquement pour trois semaines, Lourmarin était le point de repère dans l’année scolaire. À quel moment avais-je décidé de m’en passer ? Comment avais-je pu tourner le dos à cet endroit, à la douceur de vivre qu’il incarnait ? Marc s’arrêta dans plusieurs boutiques de déco, et fit ensuite le pied de grue pendant que je fouinais chez une créatrice de bijoux, Gris Piedra. J’avais dans l’idée d’amener les filles dans cette boutique, souhaitant leur offrir quelque chose pour les remercier de l’après-midi shopping ; je savais déjà ce que je voulais, un bracelet en argent pour Alice et des boucles d’oreilles pour Jeanne.

— Je vais prendre un café, finit par me dire Marc dont la tête émergea de la porte entrebâillée.

— Attends, je t’accompagne.

En promettant de revenir dans la journée, je lâchai tout pour le suivre. Marc s’installa à la terrasse du Café de l’Ormeau et nous commanda deux espressos avant de se tourner vers moi :

— Ça fait du bien d’être au calme, tous les deux.

— Tu as raison… Je suis heureuse que tu sois là, les vacances n’auraient pas eu le même goût sans toi.

L’espace d’une seconde, il se figea.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? lui demandai-je face à son visage fermé.

Il souffla et reprit une expression normale.

— Te rends-tu compte que tu prononces le mot vacances sans t’évanouir ?

J’éclatai de rire.

— C’est vrai. Et je suis bien partie pour gagner mon pari !

— Je n’en ai jamais douté, me dit-il, sérieux.

— Merci…

Nous fûmes interrompus par le serveur. Marc sucra son café, le touilla et se roula une cigarette. Je m’enfonçai dans ma chaise après avoir bu le mien, et fermai les yeux en me tournant vers le soleil ; j’étais si détendue, apaisée, reposée, j’avais réussi à évacuer tout le stress qui bouillonnait en moi. Je soupirai de contentement, puis ouvris à nouveau les paupières. Marc me fixait, je lui souris.

— On va y aller, c’est plus raisonnable… soupira-t-il en secouant la tête.

— Pourquoi ?

— Ta sœur va encore criser, si on disparaît tous les deux, me répondit-il en sortant des pièces de sa poche.


À notre retour, la matinée était déjà plus qu’avancée et tout le monde était au bord de la piscine, les garçons jouaient aux cartes, les enfants pataugeaient et les filles bavardaient, comme toujours. Après avoir mis le rosé au frais, j’enfilai mon maillot et rejoignis Jeanne et Alice. Je n’eus pas le temps d’entamer la conversation avec elles, car Marius m’entraîna à l’eau, pour nager avec lui ; j’étais heureuse des progrès qu’il faisait chaque jour en natation. Un peu plus tard, Adrien décréta qu’il était l’heure de « l’apéro tous en maillot de bain au bord de la piscine » : il était presque midi ! Je sortis du bassin en promettant à mon neveu de continuer « l’entraînement » l’après-midi même. La discussion s’enflammait au sujet du menu du déjeuner : « Côtelettes ou brochettes ? » Marc et Adrien bataillaient pour que les brochettes remportent la victoire.

— Y a rien à bouffer, sur les côtelettes ! s’insurgea Marc.

— T’es mon pote, toi ! lui répondit son acolyte.

J’attrapai le verre de rosé qu’on me tendit et m’assis au bout d’une chaise longue, à côté de Marc. Mon attention se fixa soudain sur la proximité et la semi-nudité de son corps, sentant son bras contre le mien, sa jambe collée à la mienne. Je n’avais pas réfléchi en m’installant près de lui, c’était naturel, comme si c’était ma place attitrée. Ça faisait quoi, presque deux semaines que je le voyais à longueur de journée en maillot de bain, à moitié nu. Il se passait quoi, là ? J’eus des frissons, alors qu’il faisait une chaleur à crever. Je baissai mon visage — en feu —, en lançant un regard vers lui et remarquai sa montre, une fois de plus.

— Évite de finir à l’eau, lui murmurai-je en me relevant légèrement pour poser mon verre sur la table basse en plastique.

Ma pseudo-tentative de prise de distance échoua, je me remis tout aussi près de lui. Que me prenait-il ?

— Pourquoi ? m’interrogea-t-il.

Sans mesurer ni calculer mon geste, je lui attrapai le poignet, il se laissa faire, et sa main reposa sur la mienne. Il se décala imperceptiblement, en prenant appui derrière mon dos avec son bras droit, mon épaule calée au creux de la sienne.

— Tu as oublié d’enlever ta montre.

Mes doigts caressèrent le cadran, le cuir du bracelet. Puis je me décidai à la lui retirer ; retournant son poignet, je détachai la boucle.

— Je me demande bien où j’ai la tête, chuchota-t-il.

Nos regards s’accrochèrent ; je déglutis, mon ventre se contracta. D’accord, ça faisait plusieurs mois que je n’avais pas eu d’aventure d’un soir, mais quand même… je ne maîtrisais plus rien.

— Yaël !

— Oui, Cédric… murmurai-je sans quitter Marc des yeux ni bouger.

Impossible de lutter contre ce qui se passait dans mon corps. Sa pomme d’Adam tressaillit. Nos mains restaient l’une contre l’autre, alors que sa montre n’était plus à son poignet, mais au creux de ma paume.

— Yaël ! Téléphone !

Mon esprit mit quelques fractions de seconde à saisir le sens de la phrase de mon beau-frère. Téléphone. Ça ne pouvait être que le fixe de la maison. Je n’eus pas le temps de réagir qu’il poursuivit :

— Yaël ! Téléphone ! C’est ton patron !

Toutes les conversations autour de nous cessèrent. Je m’éloignai de Marc brusquement et me levai d’un bond, sans me préoccuper des remarques des uns et des autres. Malgré tout, je notai que le seul silencieux était Marc. Je ne voyais plus rien autour de moi. Mon but : l’entrée de la maison. Cédric avait posé le combiné sur la console. Avant de le prendre, je l’entendis au loin interdire à quiconque de venir me déranger. Je soupirai et collai le téléphone à mon oreille.

— Bonjour, Bertrand.

— Yaël ! Comment vas-tu ? Es-tu reposée ?

— Je vais très bien, je vous remercie.

— Tu profites de tes vacances à ce que je vois ! C’est une bonne chose. Tu as même éteint ton téléphone !

— En réalité, il est cassé.

— Ce n’est pas bien grave, le principal est que j’ai réussi à te joindre. Je t’ai réservé un billet de train à 15 heures aujourd’hui, rejoins-moi à l’agence dès ton arrivée.

— Entendu.

Il me donna le numéro de réservation, que je notai sur un bout de papier qui traînait.

— À tout à l’heure, me dit-il.

Il raccrocha. Je restai de longues secondes, figée, le combiné encore en main. Cédric me sortit de ma catatonie.

— Que se passe-t-il ?

J’eus l’impression d’atterrir, j’étais en maillot de bain, et le travail reprenait.

— Quelle heure est-il ?

— 13 heures.

— Je rentre à Paris, Bertrand a besoin de moi à l’agence. Le train est à 15 heures.

Il me fit un gentil sourire.

— Va vite te préparer, je vais prévenir les autres.

— Merci.

Je traversai la maison pour rejoindre ma chambre, tout en réalisant que j’avais encore la montre à la main, je la posai délicatement sur ma table de nuit. Puis j’ouvris ma valise sur le lit et y fourrai mes vêtements n’importe comment, sans réfléchir. Au loin, j’entendis les cris de ma sœur, les pleurs des enfants, les jurons d’Adrien. Et puis, brusquement, le silence revint. Je m’apprêtai à aller prendre une douche quand la silhouette de Marc se dessina dans l’encadrement de la porte-fenêtre, tenant mon ordinateur à la main. Il venait de piquer une tête, son torse était constellé de gouttes d’eau.

— Je me suis dit que tu en aurais besoin, se contenta-t-il de me dire en le déposant sur mon lit.

— Merci. Attends.

Je récupérai sa montre et la lui tendis, nos doigts s’effleurèrent lorsqu’il s’en saisit.

— Cédric voulait t’emmener à la gare, m’annonça-t-il. Mais je m’en charge. On part dès que tu es prête.

— Marc, le rappelai-je alors qu’il s’apprêtait à s’éloigner. Prends ma chambre à partir de maintenant.

Il ne me répondit rien et me laissa seule. Il me fallut peu de temps pour me doucher, me sécher les cheveux, les tirer en queue-de-cheval et m’habiller. Je pris quelques secondes pour me détailler dans le miroir ; je remplissais à nouveau ma jupe, et ça m’allait. Sinon, mis à part le bronzage, j’étais la même qu’à mon arrivée : stricte, sérieuse, professionnelle, mais je me trouvais belle. Voilà bien longtemps que je ne l’avais pas pensé, comme si quelque chose avait changé dans mon regard, une petite étincelle en plus. J’inspirai profondément et sortis sur la terrasse, la valise à la main, perchée sur mes Louboutin, où un comité d’accueil m’attendait autour de la table du déjeuner déjà mise et prête. Tout le monde se figea et m’observa sans dire un mot. Marc arriva de son côté, en jean et polo noir, il marqua un temps d’arrêt lui aussi, en me scrutant d’un air impénétrable. Puis il secoua la tête et vint me prendre mon bagage des mains. Sans un mot, il disparut derrière la maison en direction de sa voiture.

— Ça y est, tu as remis ton uniforme, dit Jeanne, tristement.

Puis elle tapa dans ses mains pour se ressaisir.

— Vous allez avaler un morceau avant de partir, proposa-t-elle.

— On n’a pas le temps, lui répondis-je, sincèrement triste.

Je piquai du nez, fuyant le regard embué de ma sœur.

— Pardon de vous laisser comme ça… Je vous dois un dîner chez moi, leur dis-je. Tu as gagné, Adrien.

— J’aurais préféré perdre.

— Yaël, m’appela Marc. On y va ?

— Oui… Bon… bah… continuez à bien profiter.

Je m’approchai d’eux, prête à démarrer le tour des bises d’au revoir.

— On t’accompagne à la voiture, décréta Alice.

Elle vint me prendre par les épaules et marcha, la tête collée à la mienne.

— Tu ne vas pas oublier qu’il y a une vie en dehors du travail ?

— Je vais essayer…

Je ne dis plus un mot en les embrassant les uns après les autres avant de monter dans la Porsche. Marc, déjà derrière le volant, démarra aussitôt à mon grand soulagement. Dès que nous fûmes sortis de Lourmarin, il poussa l’accélérateur et fit ronfler le moteur ; nous n’avions aucune marge. Sa conduite n’avait plus rien de souple, elle était sportive, saccadée, nerveuse, même. J’aurais dû être pleinement satisfaite et heureuse de cet appel de Bertrand. Pourtant, le chagrin m’envahissait maintenant que j’avais tourné le dos à la Petite Fleur ; je n’avais pas eu le temps de repasser dans la grange, ni de changer le vernis des filles, ni d’apprendre à Marius à faire la planche, ni d’offrir les bijoux à Alice et Jeanne. Ni de comprendre ce qui s’était passé avec Marc. Au bout du compte, rien de spécial. Il fixait la route à travers ses Persol, le visage fermé et concentré, une main sur le volant, l’autre sur le levier de vitesses, près de ma cuisse, qu’il effleurait à chaque changement. C’était bien ce que je pensais, rien de spécial.


Les kilomètres défilaient, les minutes s’égrainaient et nous restions silencieux. Marc jetait de fréquents coups d’œil à sa montre, ce qui avait le don de me mettre davantage sur les nerfs.

— Tu crois que je vais l’avoir ? finis-je par lui demander.

— Tu vas grimper dans ce train, si c’est ce que tu veux.

Il retourna à sa conduite en accélérant. Lorsque nous nous approchâmes de la gare, je le guidai, tout en retirant mes chaussures.

— Que fais-tu ?

— Je ne vais pas pouvoir courir avec ça aux pieds.

— Ton billet ?

— Pas le temps.

Marc serra le frein à main à 14 h 55, sur une place de parking qui n’en était pas une. Il sortit de la voiture en premier, se précipitant à l’avant pour récupérer ma valise. De mon côté, sac sur l’épaule et Louboutin à la main, je m’extirpai de la Porsche, Marc attrapa ma main libre en m’entraînant vers la gare en courant. Il bouscula plus d’un passager en traversant le hall, je m’agrippai à lui de toutes mes forces dans l’escalier menant au quai. Le TGV était là, les contrôleurs prêts à donner le signal de départ, Marc nous dirigea vers la voiture la plus proche, posa ma valise à l’entrée du wagon et se décala pour me laisser passer. Face à lui, la main toujours dans la sienne, mes yeux rivés aux siens, je m’approchai et déposai mes lèvres sur sa joue, mon ventre vibra des mêmes contractions qu’une heure plus tôt. Le coup de sifflet retentit et nous éloigna l’un de l’autre. Je fis un pas en arrière en grimpant sur le marchepied. La sonnerie de la porte obligea nos mains à se lâcher, alors que nos regards, eux, ne se lâchaient pas.

— On se voit à Paris, me dit-il.

La porte se ferma. Marc recula de deux pas, le train s’ébranla et quitta le quai. J’eus beau me pencher contre la vitre, la gare devint très rapidement un petit point au loin, les personnes restées sur le quai disparurent. Mes épaules s’affaissèrent, mon corps se relâcha, mes chaussures tombèrent par terre, ce qui me tira de ma torpeur. Façon de parler, puisque je me contentai de les récupérer et de me traîner jusqu’aux marches de l’escalier menant à l’étage du TGV pour m’y écrouler. Que m’étais-je dit dans la voiture ? Rien de spécial. En étais-je toujours aussi certaine ? Je regardai ma main, celle qui avait été dans la sienne, je pouvais encore sentir sa chaleur sur ma peau, tout comme mes lèvres marquées par le picotement de sa joue mal rasée. Il fallait que ça arrive alors que Bertrand me rappelait à Paris, je ne pouvais pas me permettre d’être ailleurs, me retournant le cerveau pour saisir la portée de ces dernières heures. Exit Marc, ses mains, le creux de son épaule, sa peau… Je rechaussai mes stilettos, inspirai profondément, et partis en quête des contrôleurs pour régulariser ma situation.

Загрузка...