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Qu’allais-je faire de cette fin de journée ? Impossible d’aller à l’agence, et de m’expliquer auprès de mes collègues sur ma présence. Pas envie de la bienveillance d’Alice. Terreur à l’idée de me retrouver toute seule chez moi. Je décidai de marcher. En réalité, j’eus plutôt l’impression d’errer dans les rues. Trouver une solution pour corriger mon échec. Ça m’étreignait, ça me coupait la respiration, ça me mettait sur le qui-vive. Les passants me terrifiaient, je faisais tout pour ne frôler personne, ne regarder personne. Mes chevilles me semblaient soudain étonnamment fragiles. Je serrais mon téléphone dans la main : sentir la moindre vibration. J’allais forcément finir par recevoir un appel de Bertrand. Le contraire était inenvisageable. Il n’était que 17 h 15. Que pouvait-on faire d’autre à cette heure-là sinon travailler ? On était en plein milieu de la journée. Je réalisai que je faisais le tour du quartier inlassablement, je ne m’étais pas beaucoup éloignée de la salle des ventes : être prête à accourir au cas où…


Je vagabondais depuis déjà plus de deux heures quand je sentis des gouttes de pluie. Il ne manquait plus que ça ! Je n’avais pas de parapluie et j’étais au milieu de la rue avec le sentiment d’être perdue dans ma ville. L’averse s’intensifia : je devais me mettre à l’abri. Je poussai la première porte qui se présenta. Dans quelle boutique étais-je tombée ? On pouvait même se demander si c’en était une, je me trouvais dans un foutoir sans nom. J’hésitai à ressortir pour vérifier si c’était ouvert au public, j’avais pourtant bien aperçu une vitrine. Je préférai rester au chaud et au sec, tant pis si je dérangeais. Je partirais si on me mettait à la porte. À la réflexion, ça devait être la boutique d’un brocanteur. La poussière me piqua les yeux. Des odeurs de vieux cuirs, de cire, de bois, de friperie me sautèrent au nez. Au premier regard, il était impossible de discerner les objets et les meubles, vu l’enchevêtrement du stock. Cet endroit souffrait d’un sérieux manque de place. Impossible de circuler là-dedans. Les passages entre les meubles étaient microscopiques, ce qui donnait l’impression de pénétrer dans un labyrinthe. Mais on devinait bien qu’on était très loin du style Louis XV ou Empire. Ici, c’était le règne des Trente Glorieuses, niveau déco. Il y avait de tout : un canapé, des consoles, des tables gigognes, un buffet en Formica, quelques chaises Tulip dissimulées dans un coin et qui, vu leur état, devaient attendre la visite d’un tapissier, ainsi qu’une quantité d’objets dont l’utilité restait obscure. Dehors, il faisait de plus en plus un temps de chien, et pourtant l’endroit était lumineux, grâce à de nombreuses lampes vintage allumées un peu partout. L’absence de lumière directe donnait une atmosphère douce, chaleureuse, avec peut-être des vertus apaisantes. Si seulement, ça pouvait marcher sur moi. Je m’avançai un peu et m’arrêtai devant une étagère en métal et bois qui accueillait un tourne-disque, de vieux Polaroid et même une caméra Super 8. Mon regard accrocha un présentoir avec une collection de cartes Vidal, comme celle que nous avions à l’école. À cet instant, je tendis l’oreille ; cette musique… Black trombone, monotone, le trombone, c’est joli. Tourbillonne gramophone… Gainsbourg… une émotion furtive me fit reprendre ma respiration… une vision de mon père nous saoulant, ma sœur et moi, gamines. Je l’entendais encore nous dire à notre époque boys band : « Les filles, ça, c’est de la musique, je vais vous faire votre culture ! » En réponse, nous le charriions sur son âge avec Alice, et tout finissait en éclats de rire. Ce souvenir s’évapora lorsque j’entendis par-dessus la voix de Gainsbourg une autre voix, une voix d’homme : « Black trombone, monotone, autochtone de la nuit, Dieu pardonne la mignonne qui fredonne dans mon lit… Black trombone, monotone, elle se donne à demi, nue frissonne… » Je regardai partout, cherchant à distinguer d’où provenait cette voix. Impossible de le savoir, l’homme devait être au fond de la boutique, dissimulé derrière un paravent damier. En tout cas, il y allait le type, il s’y croyait, même. Et pourtant, il chantait faux ! Malgré tout, c’était plutôt agréable à entendre ; son souffle était en parfaite harmonie avec les notes, son timbre était chaud. Ça m’arracha presque un sourire, surtout quand il fit les cuivres avec sa bouche et sa voix. Je préférai repartir aussi discrètement que j’étais arrivée, quitte à me faire tremper.

— Yaël ? entendis-je dans mon dos.

Cette voix… Je me figeai, la main sur la poignée. Ma migraine me donnait des hallucinations, ce n’était pas possible autrement. Je me retournai brusquement ; les bras m’en tombèrent, ma gorge se serra, mes poings se fermèrent, mon cœur battit plus vite, en faisant un bond de dix ans en arrière. J’étais face à un revenant, qui semblait aussi sidéré que moi.

— Yaël… c’est bien toi ?

Il avança dans ma direction. Il n’avait presque pas changé, si ce n’étaient les lunettes en écaille qui avaient fait leur apparition sur son nez légèrement tordu depuis qu’il se l’était cassé en faisant l’imbécile avec Adrien ; ça avait pissé le sang et avec les filles on avait joué les infirmières en l’accompagnant aux urgences. Le maillon manquant de la troupe s’était matérialisé là, sous mes yeux.

— Bonjour, Marc, lui dis-je, la voix blanche.

Personne n’avait plus prononcé ce prénom depuis bien longtemps. Moi, la première.

— On t’a cru mort ! sifflai-je avec ironie.

Ma remarque le toucha, il retira ses lunettes et passa sa main dans ses cheveux courts ; il avait toujours ce même châtain clair virant au blond avec le soleil. Il regarda en l’air, la respiration coupée, totalement désarçonné. Bien fait pour lui ! Il avait intérêt à s’armer de courage s’il comptait m’affronter. Puis il se frotta les yeux, ouvrit la bouche une première fois, sans rien dire, mais en bougeant les mains. Visiblement, il cherchait ses mots. Il ne fallait pas qu’il compte sur moi pour lui faciliter les choses.

— Yaël… si je m’attendais à ça…

— Tu n’as rien de plus à dire ! aboyai-je, mauvaise.

Ce cher Marc se liquéfiait à vue d’œil. C’était tout ce qu’il méritait.

— Si… Pardon… Que fais-tu ici ?

La question à ne pas poser.

— Je m’abrite de la pluie.

— Merci la pluie de t’avoir envoyée ici, me dit-il, un grand sourire aux lèvres.

Il allait mieux d’un coup ! Il croyait peut-être que je faisais de l’humour. Il ravala vite fait sa mine satisfaite lorsqu’il remarqua que je ne partageais pas son avis. Pourquoi fallait-il que ça tombe aujourd’hui ? Ça me saoulait ! Comme si je n’avais pas assez de choses et de soucis en tête ! Allez, j’allais rembobiner le film et faire comme si les cinq dernières minutes n’avaient pas eu lieu.

— Je vais te laisser, annonçai-je sèchement.

Il fit un pas vers moi en tendant le bras.

— Non… Attends… Tu ne peux pas repartir déjà ! Je veux avoir de tes nouvelles… savoir ce que deviennent les autres.

Il se foutait de moi ou quoi ! Avait-il oublié ce qu’il avait fait ? Je serrai les poings pour contenir ma colère.

— Il est un peu tard, non ? Qui a disparu de nos vies du jour au lendemain, sans jamais donner de nouvelles ? Qui nous a laissé imaginer le pire ? Le pire, Marc ! Tu m’entends ?

J’avais besoin de me défouler et il tombait à pic. Il me fixait, de plus en plus penaud.

— S’il te plaît… laisse-moi t’expliquer… et après tu décideras ou non de me dire ce que vous devenez.

Il avait toujours ce même regard noisette de chien battu, avec quelques rides d’expression en plus, qui lui donnaient de la maturité. Je détournai le regard, je ne voulais pas deviner s’il avait été heureux ou triste ces dix dernières années. Mais plutôt que broyer du noir dans les rues, pire, toute seule dans mon appartement, j’allais quand même rester un peu. Et au fond de moi, je voulais savoir pourquoi il était parti sans un mot, sans une explication. Depuis le temps que j’avais envie de régler mes comptes, nos comptes, avec lui ! Bras croisés, je me redressai, prête à mordre.

— Je t’écoute.

— Ne reste pas là, viens t’asseoir.

Il s’enfonça dans sa boutique en slalomant entre les meubles et je le suivis en évitant soigneusement de toucher quoi que ce soit. Nous passâmes derrière le paravent damier, et je fis face à un véritable chaos. À commencer par son secrétaire à rouleau, qui ne pouvait pas se fermer vu l’impressionnante pile de papiers sur laquelle trônait une calculatrice Texas Instrument, la même que je devais avoir en seconde. Il retira des magazines datant des années 80, gisant sur les deux fauteuils club Le Corbusier, au cuir craqué par endroits, qui entouraient une petite table basse ovale et un cendrier sur pied, pas très net et pour le moins instable.

— Installe-toi.

Je m’apprêtais à le faire quand un nouvel arrivant se manifesta :

— Marc, où es-tu ?

— Abuelo ! Par là !

Je reconnus le grand-père de Marc à l’instant où il apparut. Il avait pris un coup de vieux en dix ans, il s’aidait désormais d’une canne pour marcher. Mais il avait conservé son espièglerie et sa capacité à vous sonder d’un regard, ça se sentait. La dernière fois que je l’avais croisé, je m’étais enfuie, désespérée, de son appartement du dix-septième arrondissement.

— Eh bien, mon petit-fils, tu ne perds pas de temps ! dit-il avec un sourire en coin et un clin d’œil égrillard à l’intention de Marc.

Il s’approcha de moi en me regardant par en dessous. Mes talons aiguilles me permettaient de le toiser, et j’en étais bien contente.

— Mademoiselle… votre visage m’est familier…

— C’est Yaël, intervint Marc. Tu te souviens ?

— Yaël ! La petite Yaël ! Tu es devenue une sacrée femme, me complimenta-t-il en se courbant légèrement.

Puis il baissa légèrement le ton, comme si nous allions comploter, tels de vieux amis.

— Tu vois, tu as fini par le retrouver, osa-t-il dire en me faisant un clin d’œil.

— Ce n’est pourtant pas ce que je cherchais, crachai-je du tac au tac.

Il se croyait drôle en plus ! Personne n’avait donc les pieds sur terre dans cette famille !

— Avec du caractère, dis donc ! Si j’avais vingt ans de moins…

— Ça suffit, Abuelo ! souffla Marc en lui posant une main sur l’épaule. On allait discuter.

Ils échangèrent un regard complice, certes, mais je sentais qu’il y avait autre chose derrière ça.

— Très bien… mais tu ne vas pas la recevoir ainsi ! Pardonne-le, il a oublié toutes ses manières. Allez, dehors ! Je ferme la boutique ! Va chez Louis, vous y serez bien.

Marc m’interrogea du regard, je hochai la tête et pris le chemin de la sortie. C’était un vrai guet-apens. J’attendis quelques minutes sur le trottoir, il pleuvait encore. Marc sortit à son tour, il ouvrit un parapluie, qu’il me tendit. Il avait enfilé une veste en velours camel élimée, dont il releva le col pour se protéger des gouttes de pluie.

— Désolé pour Abuelo, il ne peut pas s’empêcher…

Qu’est-ce que ça peut me foutre ?

— C’est bon.

— Ça t’embête de marcher un peu ?

Si tu savais… ça fait deux heures que je marche, un peu plus, un peu moins.

— Je te suis, lui répondis-je à contrecœur.

Il me regarda longuement, puis se mit en route. Je marchais à son côté, à un mètre de distance, mutique. Marc n’ouvrit pas la bouche non plus, et, sans s’arrêter, se roula une cigarette. Il avait définitivement la même allure que lorsque nous étions étudiants ; sa veste, ses roulées, il parlait toujours avec les mains, et sa voix grave et posée semblait toujours annoncer une catastrophe, même lorsqu’il voulait être drôle. Ça me laissait de marbre.

Je profitai du trajet pour vérifier mes mails sur mon téléphone : les affaires courantes, mais aucune nouvelle de Bertrand. Et il était déjà plus de 20 heures. Environ un quart d’heure plus tard, Marc poussa la porte d’un petit resto, version brasserie, carte traditionnelle, vieillot et totalement désert. L’odeur de cuisine me retourna l’estomac, un mélange d’ail, de graillon, de ragoût qui mijote. Il y en a à qui ça plaît, l’ambiance nappe à carreaux rouge, tête de veau. Je n’en fais pas partie. J’aurais dû me souvenir du fameux coup de fourchette de Marc. C’était un habitué ; il alla frapper à la porte de la cuisine, d’où sortit un homme bien en chair qui lui colla une bourrade dans l’épaule.

— Salut, Louis !

— Salut, Marc ! Il est pas là, le grand-père ?

— Non, mais je suis accompagné.

Louis, puisqu’il s’appelait ainsi, pencha la tête et me découvrit. Il s’essuya sur son tablier, et vint me serrer la main. À l’instant où il la lâcha, je me retins de sortir mon gel hydroalcoolique.

— Tu peux nous préparer quelque chose ? Prends ton temps, on n’est pas pressés.

Parle pour toi, Marc.

— Je vous mitonne un bon petit plat, vous m’en direz des nouvelles, mademoiselle !

Quelle horreur ! Je refusais catégoriquement d’avaler le moindre truc sortant de sa cuisine et tripoté par ses mains dégueulasses !

— Surtout rien pour moi ! Je n’ai pas faim !

— On me la fait pas, à moi ! Vous allez vous écrouler à la première rafale de vent ! Dites-moi ce qui vous ferait plaisir ?

J’allais tomber dans l’incorrection si j’insistais.

— Si vous avez des légumes verts ou une salade, mais sans rien avec…

— Vous allez vous régaler ! Marc, fais comme chez toi. Je te laisse vous servir un pichet.

Il disparut en cuisine, nous laissant là, en tête à tête. Marc, tout en passant derrière le bar, désigna la salle d’un air de dire « choisis notre table » ; il y avait l’embarras du choix. Je me décidai pour une place près de la devanture. Les pieds de la vieille chaise en bois crissèrent sur le carrelage, rappelant la migraine à mon bon souvenir. Une fois assise, j’hésitai à poser les mains sur la table, de crainte que la nappe soit poisseuse et collante. J’y allai à tâtons et soupirai de soulagement en constatant que le tissu semblait propre, j’y déposai mon téléphone. Marc s’assit en face de moi et nous servit du vin rouge dans des ballons. Il leva son verre et riva ses yeux dans les miens.

— Vu ton air pincé, j’imagine que si je te propose de trinquer à nos retrouvailles, tu refuses ?

Je le trucidai du regard. Il allait falloir qu’il comprenne fissa qu’il avait perdu le droit de me chambrer le jour où il était parti.

— Tu imagines très bien, en effet.

Par automatisme, j’avalai une gorgée. Marc en fit autant.

— Je n’ai pas eu le courage de vous dire au revoir, lâcha-t-il de but en blanc.

— Ça veut dire quoi ?

— J’ai été viré de la fac, ou plutôt Abuelo a décidé que j’étais viré de la fac… Tu ne te souviens peut-être pas… mais j’habitais chez lui pendant mes études.

Évidemment que je me souviens de tout. Comment peux-tu imaginer le contraire ? On était tout le temps fourrés ensemble.

— Quel rapport avec ta disparition ?

— Quand il a été évident qu’une fois de plus je n’aurais pas mes partiels, avec l’accord de mes parents, il m’a fait une proposition assez simple. Il voulait que je me secoue, que j’arrête de végéter, que je fasse quelque chose de mes journées, de ma jeunesse. Il m’a payé un billet open et m’a dit de voyager, de faire des petits boulots pour vivre, de rencontrer du monde, de voir du pays, et de revenir quand je saurais ce que je voulais faire de ma vie. La première fois qu’il m’en a parlé, je n’ai pas pris ça au sérieux, j’ai cru que j’avais le choix. La seconde fois, il m’avait réservé un aller simple trois jours plus tard. Je me suis retrouvé au pied du mur, coincé.

J’étais consternée, en plus d’être furieuse. La soupe servie par son grand-père était donc la vérité. Marc n’était qu’un crétin !

— Pourquoi tu ne nous as rien dit ? lui demandai-je en tapant du poing sur la table.

— Yaël, sois honnête avec moi. Souviens-toi de comment on était les uns avec les autres. Vous n’auriez pas tout fait pour que je reste ?

Il planta ses yeux dans les miens, je les détournai. Évidemment, je me serais battue comme une folle pour qu’il ne parte pas, ou alors je serais partie avec lui, c’était ce que je comptais faire de toute façon. Comment avait-il osé nous faire ça, me faire ça ? On se disait tout, on partageait tout.

— Ce n’est pas une excuse, lui rétorquai-je. Tu aurais dû nous dire au revoir. On aurait compris, on t’aurait aidé…

Puis la colère explosa, ma voix se fit tranchante, la rage sortait :

— Tu crois que ça ne nous a rien fait ! On t’a cherché partout, comme des dingues ! On était morts de trouille ! Tout nous est passé par la tête ! As-tu la moindre idée du mal que tu nous as fait ? Je ne peux pas admettre que tu ne nous aies rien dit, que tu aies pu nous mettre à l’écart de ta vie de cette façon. Tu as tiré un trait sur nous alors qu’on était comme une famille, tous les six. C’était pour la vie, notre amitié !

Ma tirade m’avait essoufflée. Il soupira, se pinça l’arête du nez, et me regarda, abattu, désarmé.

— Si je l’avais fait, je me serais débiné, je ne serais jamais parti et j’aurais perdu la confiance d’Abuelo. Je ne pouvais pas lui faire ça, je l’aurais trahi. Je l’ai choisi lui, et pas vous. J’ai été lâche avec vous…

Se rendait-il compte que chacune de ses paroles équivalait à un coup de poignard en plein cœur ? Il me parlait de confiance. Et la nôtre, alors ? Il l’avait piétinée.

— Ce n’est pas pardonnable, j’en ai conscience… mais j’étais terrifié à l’idée de partir et de vous laisser… Je ne voulais pas passer pour un loser dont les parents et le grand-père se débarrassent. Ils ne savaient plus quoi faire de moi. Je ne valais rien, Yaël, j’ai refusé que vous vous en rendiez compte…

Il piqua du nez quelques secondes. Lorsqu’il me regarda à nouveau, il souriait tristement.

— Et puis, on a fait une fête de folie pour ton embauche, mon dernier soir.

— C’est vrai…

— Je n’arrêtais pas d’y penser, j’ai failli craquer et tout vous dire, mais je ne voulais pas gâcher ta joie, je voulais juste profiter de vous jusqu’au bout.

Une image très nette apparut dans mon esprit. Une image à laquelle je m’interdisais de penser depuis dix ans, tellement ça me faisait mal.

— Ça veut dire que quand tu m’as ramenée à pied jusqu’à mon studio à 7 heures du mat’…

— Je savais que je ne te reverrais pas après, m’avoua-t-il en me regardant droit dans les yeux.

— Avant de me prendre dans tes bras, tu m’as dit de garder ton billet…

— Pour le concert de Ben Harper… je m’en souviens très bien… Et après, je me suis enfui pour aller à l’aéroport.

Je pris ma tête entre mes mains et fixai les carreaux.

— Tu aurais pu donner des nouvelles, une fois parti !

— Ça aurait servi à quoi ? À vous dire que je déprimais, que j’étais un raté qui ne savait rien faire de ses dix doigts ! Et puis j’avais trop peur d’affronter vos reproches. Quand Abuelo m’a dit qu’il t’avait vue, j’ai su ce jour-là que c’était trop tard pour vous donner des nouvelles, que je ne ferais qu’envenimer la situation.

— Tu parles… ç’a été ton excuse pour couper définitivement les ponts avec nous et renier notre amitié.

— Tu ne peux pas me dire une chose pareille !

— Boucle-la, Marc !

Je soupirai profondément, et m’effondrai sur ma chaise, soudainement fatiguée, ne sachant plus quoi lui dire, dépitée et envahie par le souvenir de cette dernière rencontre avec son grand-père.

Le lendemain du jour où les autres m’avaient récupérée devant la fac, je n’étais pas allée travailler, pour passer la journée assise par terre devant la porte de l’immeuble du vieil homme, décidée à attendre qu’il rentre chez lui. Il n’était pas loin de 21 heures lorsque je l’avais vu arriver en sifflotant. Il s’était arrêté devant moi, un sourire doux aux lèvres, j’avais remarqué qu’il portait une des vestes en velours de Marc. Il m’avait invitée à le suivre. Je me souvenais encore d’avoir pensé en montant l’escalier derrière lui qu’il avait la forme, le grand-père, pour grimper jusqu’au troisième étage au petit trot. À aucun moment, il n’avait cessé de siffler, et ça m’avait prodigieusement agacée. Une fois dans l’appartement, j’étais restée plantée devant la porte d’entrée en croisant les bras alors que lui traversait le grand couloir aux tons chauds, ocre, acajou, et éclairé par des lampes de bibliothèque. J’avais fini par craquer :

— Où est-il ?

— Viens t’asseoir, ma petite Yaël !

— Non !

Il s’était tourné en riant.

— Quel caractère !

— Tant mieux si je vous amuse, mais où est-il ?

Il s’était approché et lorsqu’il avait posé sa main ridée sur moi, je m’étais reculée. Il s’était assombri.

— Il va bien, ne t’inquiète pas…

Un bref instant, j’avais soupiré de soulagement.

— OK ! Mais où est-il ?

Il s’était allumé un cigarillo, puis il avait secoué la tête en me fixant.

— Je savais que je finirais par voir un de vous cinq. Oh… j’avais une petite préférence pour toi…

— Je m’en fous de ça ! Je veux le voir !

— Marc est parti faire autre chose de sa vie, tenter une aventure… Il est loin…

— Mais où est-il ? Et pourquoi ? avais-je crié en tapant du pied.

— Je ne peux rien te dire de plus… Mon petit-fils est un crétin. Je lui avais pourtant dit de vous en parler… mais bon… il a fait son choix…

Il m’avait prise fermement par les épaules, alors que mes joues étaient baignées de larmes.

— Ça n’a pas été une décision facile, crois-moi, mais il fallait qu’il parte, c’était nécessaire… c’est pour son bien. Maintenant, reprends ta vie, ma petite Yaël. Et pareil pour tes amis…

— Il ne reviendra pas ? lui avais-je demandé, la voix brisée.

Abuelo avait haussé les épaules, j’avais vu un éclair de tristesse traverser son regard. Il avait serré plus fort mes épaules.

— Ne l’attends pas, m’avait-il dit tout doucement.

Je m’étais dégagée de son étreinte et j’étais partie en courant, laissant la porte de son appartement ouverte derrière moi. Il m’avait appelée dans la cage d’escalier, mais je m’étais bouché les oreilles, refusant d’écouter la suite. J’avais foncé chez Alice et Cédric pour tout leur raconter. Je m’étais sentie tellement seule sans lui à cette époque-là, partagée entre le manque et l’impression d’avoir été trahie. Et puis, sans nous concerter, nous l’avions moins évoqué. La vie avait suivi son cours, et le quotidien nous avait aspirés. Pourtant, personne ne l’avait oublié. Marc était devenu un sujet tabou. Je bottais en touche les rares fois où son prénom était prononcé.

Et ce soir-là, le hasard et la pluie avaient fait que nos chemins se croisaient à nouveau. Marc était là, devant moi, et tentait de s’excuser pour ce qu’il nous avait fait.

— Et alors ? Tes voyages ? finis-je par lui demander, pour sortir de mes souvenirs.

Il m’avoua qu’il avait passé une année au Canada, assez épouvantable ; la solitude l’avait dévoré et empêché d’aller vers les autres. Son incapacité à se prendre en main en France ne s’était pas envolée comme par magie en arrivant là-bas. La réserve d’argent avec laquelle il était parti fondait comme neige au soleil. Il avait traversé le pays d’est en ouest en train, vivant de petits boulots au noir. Il avait appris l’anglais, détail qui m’arracha un sourire, mais aussi à se débrouiller tout seul. Ces douze mois en solo avaient été le coup de pied « au cul » dont il avait besoin, il était devenu adulte, « mieux que l’armée », me dit-il. À Vancouver, il avait rencontré une certaine Juliette, qui en plus de lui redonner du baume au cœur, l’avait embarqué dans un tour des Dom-Tom. À partir de là, tout avait eu la couleur des vacances, même lorsqu’il faisait la plonge pour gagner quelques euros. Il me raconta qu’avec elle, il bougeait sans cesse d’un endroit à l’autre, pas de routine ni de monotonie. Chaque heure pouvait les lancer dans une nouvelle aventure. Et puis, un jour qu’il se baladait seul, il était tombé sur un marché aux meubles, il y avait passé un après-midi entier, bien que l’esprit ethnique ne l’intéressât pas, en parlant avec les menuisiers, les tapissiers, tous les artisans qu’il rencontrait. Il s’y était senti dans son élément à ce marché, et ses connaissances lui avaient sauté aux yeux. Les jours suivants, ça l’avait hanté. Il avait fini par s’avouer les raisons de cette obsession : Abuelo lui avait transmis sa passion, lui aussi était un chasseur de trésors. Il savait enfin ce qu’il voulait faire de sa vie : travailler à la brocante avec son grand-père. Ça avait sonné l’heure du retour au bercail.

— C’était quand ?

Il marqua un temps d’arrêt, se gratta la tête, et inspira profondément.

— Il y a cinq ans, me répondit-il tout en me fuyant du regard.

— Cinq ans ! Et là, tu n’as pas eu envie de nous faire signe ? lui hurlai-je dessus.

Ce n’était pas possible ! Il avait passé tant d’années si près de nous, sans lever le petit doigt pour nous voir. Pourquoi est-ce que je perdais mon temps ? J’avais autre chose à faire que d’écouter ses conneries d’ado attardé ! Ça ne rimait à rien. Quelle excuse bidon allait-il encore inventer ?

— Tu sais qu’en dix ans, il y a un truc génial qui a été inventé ? Les réseaux sociaux, lui balançai-je ironiquement. Adrien a même retrouvé ses potes de maternelle !

— Ce n’est pas mon truc…

— Pas ton truc ! m’insurgeai-je. Tu te fous de moi, Marc ! Quand on veut, on peut ! Mais en fait, je crois que tu ne voulais pas… je finis même par me demander si on a jamais compté pour toi !

— Je t’interdis de dire ça ! J’ai vécu l’enfer sans vous…

— Ton enfer n’est rien, comparé au nôtre ! aboyai-je. Marc, tu nous as trahis. On a tous été au fond du trou à cause de toi, Adrien a perdu sa gouaille des mois durant, Cédric a raté son Capes par ta faute, on n’a plus jamais foutu les pieds au País, parce que quand on y allait, il y en avait toujours un qui se mettait à chialer ! Ça te suffit ou tu veux d’autres exemples ?

Ses yeux se remplirent de larmes, il se prit la tête entre les mains. À une autre époque, et si j’avais été moins en colère, ça aurait pu m’émouvoir. Mais, là, je n’avais qu’une envie : lui coller un aller-retour.

— Alors maintenant, réponds-moi ! Comment peux-tu vivre depuis cinq ans à Paris sans avoir cherché à savoir ce qu’on était devenus ?

Il m’affronta du regard, l’œil à nouveau sec.

— C’était compliqué… Je vivais autre chose depuis si longtemps, qui n’avait rien à voir avec vous. J’ai préféré rester avec mes souvenirs plutôt que de vous faire face. Imagine, si je vous avais retrouvés, je serais tombé comme un cheveu sur la soupe… On s’était perdus de vue, Yaël… Tout le monde avait sa vie, moi le premier… Je ne suis pas rentré seul, Juliette m’a suivi, on s’est mariés juste avant de revenir à Paris.

— Tu es marié !

La dernière chose à laquelle je m’attendais. Sans trop savoir pourquoi, je me raidis, si tant est que ce soit possible. Il regarda par la fenêtre en touchant son annulaire gauche, marqué par la trace d’une alliance.

— Plus pour longtemps, soupira-t-il. J’attends la date du divorce.

— Tu n’as pas dû avoir les bons témoins, ricanai-je.

— Celle-là, elle est méritée, lâcha-t-il avec un rire amer.

Le silence se glissa entre nous. Marc but son vin à petites gorgées. Puis brusquement le calme cessa, la porte de la cuisine s’ouvrit sur le restaurateur.

— Eh bien, quelle ambiance !

— On évoque des souvenirs, lui répondit Marc.

— Bah… ils ont pas l’air drôles, vos souvenirs !

Je découvris mon repas. Effectivement, j’avais des haricots verts, je devrais même dire de splendides fagots… sauf qu’ils étaient entourés d’une grande tranche de lard.

— Tu t’es surpassé ! le complimenta Marc en découvrant son assiette.

La vue de son plat, une langue de bœuf qui baignait dans la sauce, me donna la nausée. Je dissimulai du mieux que je pus un haut-le-cœur.

— C’est parfait, merci, annonçai-je d’un ton neutre, luttant contre le dégoût.

— Ça vous convient ? insista-t-il, tout fier de lui.

Je hochai la tête et esquissai un léger sourire, que j’espérais convaincant. Le « chef » nous souhaita bon appétit et disparut. Du bout de ma fourchette, je retirai un maximum la cochonnaille, et piquai un haricot. Marc entama son plat à son tour.

— Yaël ?

— Oui, lui répondis-je en lui lançant un regard furtif.

Il se trémoussa sur sa chaise.

— Quoi ?

Il fallait que je prenne sur moi pour canaliser mon agressivité.

— Que deviens-tu ? Et les autres ? Je crève d’envie de savoir.

Je soupirai, fatiguée à l’avance de raconter la vie des autres et de broder autour de la mienne.

— Deux ans après ton départ, Alice et Cédric se sont mariés, puis Adrien et Jeanne ont suivi le mouvement.

— Adrien en marié ! J’aurais voulu voir ça !

Je lui envoyai un regard noir.

— Pardon, je n’aurais pas dû dire ça.

Je pris quelques secondes pour me calmer.

— Tu avais ta place à la table d’honneur, tu sais, lui appris-je avec un sourire triste, malgré moi.

— Hein ?

— Cédric a fait pareil, d’ailleurs. Nous avions une place vide à table…

Il serra le poing et vida son verre d’un trait.

— Alice a eu deux enfants, enchaînai-je. Marius a sept ans et Léa trois. Adrien a adopté Emma officiellement.

Je continuai à lui peindre le portrait de chacun un long moment sans lui laisser en placer une. Il m’écoutait avec attention, comme un enfant à qui on raconte une histoire extraordinaire, il souriait de temps à autre, je voyais à quel point il était bouleversé d’avoir raté tant d’événements. Nos assiettes disparurent comme par enchantement, sans que Louis cherche à intervenir, autrement que pour nous proposer un café, il avait dû comprendre que je refuserais un dessert, je n’étais pas véritablement branchée îles flottantes. Nos tasses arrivèrent avec un petit chocolat que je croquai sans réfléchir, malgré mon manque flagrant d’appétit.

— Et toi, Yaël ?

Je piquai du nez. Le souvenir de mon échec un peu plus tôt dans l’après-midi me sauta à la figure, je jetai un coup d’œil à mon téléphone. Rien. Ce n’était pas normal.

— Moi, rien de spécial… je travaille toujours pour la même boîte.

— Non ? C’est incroyable ! Tu fais quoi, en réalité ? Tu ne savais pas quand je suis parti.

— Interprète, entre autres.

— Tu es bien mystérieuse… Et le reste ? Ta vie ? Tu es heureuse ? Je veux savoir… Dis-moi ce que tu deviens, insista-t-il la voix enjouée, le sourire aux lèvres.

Ma vie l’intéressait. Mais je n’avais aucun doute sur le fait qu’il ne comprendrait pas davantage que les autres ce que je faisais. Et puis, c’était trop tard…

— Je suis désolée, Marc, il faut que j’y aille, j’ai une grosse journée demain.

Je m’apprêtais à sortir mon portefeuille quand il m’en empêcha, en tendant la main vers moi.

— Laisse, je passerai régler demain.

— Merci.

— Tu habites où, maintenant ?

— Dans le quinzième.

— Tu rentres en métro ? Je peux te ramener en voiture si tu veux.

— Ce n’est pas la peine, je vais me commander un taxi. Il sera là dans cinq minutes. Quand je vais dire aux autres que je t’ai retrouvé…

Je lui jetai un coup d’œil, curieuse de sa réaction. Avait-il envie désormais de renouer ? Ou tout ça n’était-il que du flan ? Il eut l’air stupéfait, ses mains s’agitèrent.

— C’est vrai ? Tu vas le faire ?

Même si j’aurais tout donné pour rembobiner et ne pas avoir vécu cette soirée, je ne pouvais pas faire ça aux autres. Je n’étais pas insensible au point de les priver de lui. Et je savais qu’ils accorderaient sans souci leur pardon à Marc. C’était tout eux…

— Comment pourrais-je leur cacher ça ? Ils vont tous être fous de joie. Donne-moi ton numéro de téléphone.

Il me décocha un sourire à décrocher la lune. Puis, il fouilla dans les poches de sa veste et en sortit un portefeuille au cuir râpé, prêt à exploser de papiers en tous genres. Fébrile, il l’ouvrit et attrapa un Post-it.

— Tu ne connais pas ton numéro par cœur ?

Je levai les yeux au ciel. Du Marc tout craché !

— Non. C’est bon, tu as de quoi noter ?

Je l’enregistrai directement dans le répertoire de mon téléphone, et me levai. Il en fit autant en appelant Louis.

— On y va ! À demain !

— À plus tard, mon p’tit gars. Mademoiselle, revenez quand vous voulez.

Et puis quoi encore ?

— Merci.

Je lui avais répondu ça en sachant pertinemment que je ne remettrais jamais les pieds dans cet endroit. Heureusement pour moi ! Le taxi m’attendait devant la porte du restaurant. Je me tournai vers Marc.

— Je t’appelle.

— À bientôt, alors.

Il avança d’un pas et me fit la bise. Je restai stoïque sans la lui rendre. Puis je grimpai dans le taxi, et Marc se chargea de fermer la portière. La voiture démarra directement. Ce retour dans le passé me laissait un goût amer. Je doutais que Marc ait compris que les choses avaient changé, surtout après ce qu’il nous avait fait ; nous aussi, nous étions devenus adultes, nous n’étions plus une bande d’étudiants insouciants. Pourtant, comme je le lui avais dit, les autres sauteraient au plafond. J’avais tiré un trait sur tout ça, sur ce passé, il n’existait plus pour moi. Je les laisserais fêter le retour de l’enfant prodigue, j’avais d’autres chats à fouetter et des préoccupations bien plus importantes. Le silence radio de Bertrand m’inquiétait, m’en voulait-il à ce point-là ? Je refusais d’y croire.


Cette journée improbable me permit de rentrer finalement assez tôt chez moi. Suffisamment pour avaler un somnifère et dormir sept heures d’une traite d’un sommeil lourd et sans rêves. Ça ne m’empêcha pas de me réveiller la boule au ventre, et, sitôt en alerte, je ressassai ma défaillance de la veille. Je fis baisser l’intensité de mon angoisse en enchaînant les longueurs. À 9 heures pétantes, je prenais place derrière mon bureau, prête à me remettre au travail et à me faire pardonner mon erreur. Bertrand arriva moins de dix minutes plus tard et me fit signe de le suivre dans son bureau. Son attitude me fit craindre le pire, il fouillait au milieu de ses dossiers sans me jeter un coup d’œil.

— La femme de Sean est arrivée hier soir. Aujourd’hui tu l’accompagnes pour son shopping, m’annonça-t-il, l’air de rien.

Je me figeai.

— Quoi ? Mais je croyais qu’il avait des rendez-vous programmés et qu’il avait besoin de moi.

Il planta un regard froid dans le mien.

— Je m’en charge. Je préfère que tu t’occupes de son épouse. Tu ne crois quand même pas que c’est moi qui vais me transformer en personal shopper !

Mes mains se mirent à trembler, je les cachai derrière mon dos.

— Tu t’es reposée ?

— Il m’en veut tant que ça ?

Il soupira profondément, sans que j’en comprenne la raison.

— Non, c’est moi qui ai pris cette décision… Ça te donne l’occasion de te faire une journée off, enchaîna-t-il, la voix légèrement adoucie. Tu reprendras du bon pied demain.

— Je suis désolée pour hier.

Il balaya mes excuses d’un revers de main, et retourna à ses dossiers.

— Ne t’inquiète pas, c’est oublié.

C’était tout le contraire. Il me rappelait d’une façon très claire que je restais sous ses ordres, qu’il était le patron et que j’avais commis une erreur. Je n’avais qu’une chose à faire : encaisser.


Les deux semaines suivantes, je continuai à assurer les affaires courantes et d’autres prises en charge type baby-sitting. Cependant, le nombre de convocations dans le bureau de Bertrand revint très vite à la normale. J’avais conscience d’avoir frôlé la catastrophe et montré une faiblesse, je redoublais donc d’effort et d’implication. Et je repoussais toujours au lendemain la grande annonce à toute la bande, au sujet de Marc.


Ce samedi-là, je décidai de le passer à l’agence. Bertrand y fit un passage éclair entre 9 et 10 heures, en s’enfermant dans son bureau, avant de rejoindre une compétition de golf où nous étions sponsors.

Dans l’après-midi, je reçus un appel de ma sœur.

— Les banlieusards réinvestissent Paris ! me lança-t-elle joyeusement.

— Et je peux savoir comment ?

— Il fait beau tout le week-end, les enfants ont envie de remonter en haut de la tour Eiffel, alors on a décidé de se faire un pique-nique avant sur le Champ-de-Mars. Adrien, Jeanne et Emma seront là aussi. Tu viens avec nous ?

Nous n’étions pas encore le 20 du mois, je pouvais sauter sur l’occasion et prendre de l’avance.

— Je passerai.

— C’est vrai ? C’est vraiment vrai ? cria-t-elle dans le téléphone, complètement hallucinée.

— Puisque je te dis que oui ! Ne me fais pas changer d’avis…

— Génial ! On sera tous là, les enfants vont être fous de joie.

Je tiquai sur son « on sera tous là », aussi je saisis la balle au bond, ne pouvant plus reculer.

— Tu ne crois pas si bien dire !

— Hein ?

— Tu es prête ?

— Mais oui ! Qu’est-ce qu’il y a ?

— J’ai retrouvé Marc.

Un ange, plutôt joufflu, passa.

— Ce n’est pas drôle ! m’engueula-t-elle. Ton cynisme a ses limites !

— Je suis sérieuse, je te promets… j’ai même son numéro.

— Quand ? Où est-il ? Comment va-t-il ? Cédric !!! Marc est de retour ! Yaël l’a retrouvé !!!!

Il y eut du remue-ménage derrière le combiné.

— C’est vrai ce qu’elle dit ? hurla mon beau-frère dans le téléphone volé à sa femme.

— Oui, confirmai-je en levant les yeux au ciel.

— Faut que j’appelle Adrien !

— Je suis là, m’annonça ma sœur. Mon Dieu ! Je vais préparer le meilleur pique-nique de toute ma vie.

— Mollo, Alice, je vais l’appeler et lui proposer de venir. C’est lui qui décide, et il ne sera peut-être pas disponible. Maintenant je te laisse, je vais bosser.

— D’accord, d’accord, va travailler… Attends ! Ne raccroche pas !

— Quoi ?

— Comment vas-tu ?

— Ça va.

Je lui raccrochai au nez. Ma fin de journée tranquille à l’agence fut entrecoupée d’une multitude d’appels. Aucun n’avait donc conscience que certains bossaient le samedi ! Alice, encore. Cédric aussi. Ensuite, ce fut au tour d’Adrien, totalement survolté, puis de Jeanne qui, depuis sa boutique de fringues, s’inquiétait de savoir si son mari avait « fumé la moquette ». Je les rassurai les uns après les autres, leur racontant dans les grandes lignes, chacun son tour, toute l’histoire de Marc.


Ce n’est qu’en rentrant chez moi, à 22 heures, que je réalisai qu’avec leurs conneries j’avais oublié de prévenir le principal intéressé. Marc décrocha après de nombreuses sonneries.

— C’est Yaël. Désolée de t’appeler si tard.

— Pas de problème. Tu vas bien ? me demanda-t-il, prudent.

— Oui. Tout le monde mange sur le Champ-de-Mars demain, si ça te dit ?

— Bien sûr ! Mais ils savent…

— La Terre entière doit être au courant à cette heure-là.

— Si je ne les reconnais pas…

— Tu m’as bien reconnue, moi ! Tu préfères qu’on se retrouve avant, tous les deux ?

— Ça ne t’embête pas ?

— Non. École-Militaire, à 13 heures.

— J’y serai. Merci beaucoup…

— À demain.

Cette journée me fatiguait d’avance. Mais j’allais y trouver mon avantage, toute l’attention serait dirigée sur Marc, j’aurais la paix, et je pourrais m’échapper rapidement.

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