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Marc arriva tranquillement, avec un quart d’heure de retard, en tenant sa veste d’une main sur son épaule, il avait troqué ses lunettes en écaille pour des Persol 714. Je lui fis mécaniquement la bise. Prête à traverser, il me retint par le bras.

— On y va, déjà ?

— Tu es en retard, j’ai reçu pas moins de cinq appels et trois fois plus de textos me demandant ce qu’on fabriquait !

— Depuis quand tu es ponctuelle ? Attends… c’est pas facile, là.

Il soupira profondément, en esquissant un sourire paniqué. Puis, il tira sur la fin du mégot de sa roulée, au point que je crus que le filtre allait s’enflammer. Il était vraiment dans ses petits souliers.

— Ça va bien se passer, ne t’inquiète pas.

— Merci.

— On y va.

Nous avions fait une vingtaine de mètres sur la pelouse quand un cri de bête féroce retentit.

— Oh putain ! C’est pas vrai, murmura Marc.

Cédric n’était pas très expansif habituellement, mais là, avec Adrien, pire que des gamins. Mon beau-frère arriva en tête et souleva Marc, avec une force que je ne lui connaissais pas. Lorsque Adrien arriva à son tour, il se jeta sur eux. Les trois s’écroulèrent par terre, en hurlant de rire. Je finis le chemin jusqu’aux filles et aux enfants. Alice, la main sur la bouche, les fixait, des larmes plein les yeux. Jeanne devait expliquer à sa fille, la voix pleine de trémolos, qui était ce grand garçon. Ils nous rejoignirent en se donnant des tapes dans le dos, sur le ventre, en se tenant par le cou. Jeanne s’avança la première, Marc lui sourit et l’embrassa chaleureusement. Puis il remarqua Alice, attendant son tour. Ma sœur avait toujours été la plus douce, la plus discrète, la plus maternante de nous tous. Je crois que, pour elle, Marc était le frère que nous n’avions pas eu. Il fit les quelques pas qui les séparaient.

— Pleure pas, Alice.

— T’es couillon, toi ! lui répondit-elle en se jetant dans ses bras.

— Présente-moi tes enfants, lui demanda-t-il après de longues secondes d’étreinte.

Elle s’exécuta avec enthousiasme. Et, je tombai de haut ; Marius et Léa arrivaient tout joyeux en lançant des « tonton Marc ». Les enfants connaissaient son existence, je n’en savais rien. C’est la meilleure, celle-là ! Les autres devaient souvent parler de lui. Pendant ce temps-là, Adrien récupéra des bières dans sa glacière toute option, et commença la distribution. Je refusai.

— Fais pas chier aujourd’hui, Yaël ! C’est la fête !

Il me colla d’office une bouteille dans la main et disparut.

— Tu ne sais toujours pas te servir d’un décapsuleur ? me demanda Marc que je n’avais pas entendu arriver.

— Non.

Il me prit la bouteille, et la décapsula avec son briquet.

— À l’ancienne, lui fis-je remarquer.

Il entrechoqua son goulot avec le mien, et nous échangeâmes un sourire.

— Bon retour parmi nous !

Adrien se chargea du toast et tout le monde put se poser dans l’herbe. Je m’assis dans un petit coin. Alice, après avoir installé toutes les réductions salées qu’elle avait dû préparer pour l’occasion, vint à côté de moi, et me tapota la jambe. Je restai silencieuse tout le temps que dura le pique-nique, comme je l’avais prévu, l’attention était tournée vers Marc, et c’était tant mieux : j’avais la paix.

Un peu plus tard, les trois garçons firent un foot avec Marius, aux anges et hyper à l’aise avec « tonton Marc ». Ils couraient tous les quatre, les grands laissaient le petit marquer un but, tout leur semblait si naturel. Mutique, je les observais, les jambes remontées sous le menton, recroquevillée, et j’avais l’impression d’être au cinéma. Un trait venait d’être tiré sur les dix dernières années. Cette scène aurait eu lieu même si Marc n’avait pas disparu du jour au lendemain. J’avais peu de doute sur le fait que l’avenir leur confirmerait que tout était comme avant. En une fraction de seconde, la complicité avait été de retour. Moi… je ne savais pas trop où me situer. Mais je trouvais ça quand même un peu facile.

Lorsque la partie de foot se termina, Marc s’approcha et s’écroula à côté de moi, comme il l’aurait fait avant.

— Tu ne parles pas beaucoup, aujourd’hui, me dit-il en me regardant de biais. Tu fais toujours la gueule ?

J’arrachai un brin d’herbe et le triturai entre mes doigts.

— J’observe.

— Avant, tu aurais fait du foot avec nous.

— Je ne joue plus à rien, depuis bien longtemps.

— Je ne te crois pas, insista-t-il en me donnant un coup d’épaule.

— Tu as tort.

Mon téléphone sonna à cet instant. C’était Bertrand.

— Oui, me contentai-je de lui dire en bondissant sur mes pieds pour m’éloigner du vacarme des autres.

— J’ai besoin de toi, immédiatement. La remise du prix a lieu à 16 heures, il y a du monde et c’est le moment de nous montrer en force.

— Je fais au plus vite.

Sitôt raccroché, je balayai ma tenue. Heureusement, mis à part le jean, j’étais habillée comme pour aller à l’agence. J’enfilai ma veste de tailleur et récupérai mon sac. Ne me restait plus qu’à sauter dans un taxi.

— Que fais-tu ? me demanda Alice.

— J’ai du boulot, Bertrand m’attend.

— Pas aujourd’hui ! Pas dimanche ! râla-t-elle. Il ne te laisse donc jamais te reposer !

Je me raidis et levai une main vers elle.

— S’il te plaît ! sifflai-je entre mes dents. Pas de morale ! Pas maintenant !

— Tu ne peux pas lui dire que tu as une réunion de famille ? suggéra Cédric.

Tu es bouché, ma parole !

— Non ! criai-je en serrant le poing.

Foutez-moi la paix ! Laissez-moi mener ma vie et mon travail comme je l’entends ! Mes nerfs allaient lâcher s’ils continuaient ainsi. Ils ne pigeaient rien. Ils n’avaient aucune idée de ce que je vivais.

— Je vais vous dire une chose, commenta Adrien en se mettant debout. Elle nous emmerde, avec son job ! Rien, pas même ses potes et sa famille, ne l’empêche de décrocher son téléphone, le dimanche, le soir, en pleine nuit. Quand va-t-elle arrêter de nous faire chier ?

Il avait craché sa dernière phrase. C’était la goutte qui faisait déborder le vase.

— C’est bon, ça suffit maintenant ! gueulai-je en les pointant du doigt. Arrêtez de juger ma vie, mes choix ! C’est navrant que vous n’aimiez pas votre boulot, vous ne savez pas ce que vous perdez. Mais foutez-moi la paix !

Je me souvins de la présence de Marc, je fermai brièvement les yeux et me tournai vers lui. Il avait l’air complètement ahuri par ce qui était en train de se passer. Quel spectacle navrant étions-nous en train de lui offrir ? Il allait se rendre compte que, finalement, ce n’était plus comme avant.

— Désolée, je suis attendue… lui dis-je d’une toute petite voix. Je ne voulais pas gâcher la fête, mais j’ai des obligations.

— Eh… ne t’inquiète pas… Je ne t’en veux pas, me répondit-il, visiblement sincère.

Je détournai le regard et tombai sur celui, mauvais, d’Adrien.

— Tu vois ! l’interpellai-je. Marc, lui, ne m’accable pas de reproches.

— Ne te réjouis pas trop vite ! Quand il aura compris que tu n’es plus la même qu’avant, il ne te fera plus de risettes !

Je fis les trois pas qui me séparaient de lui, à la vitesse de l’éclair, et me redressai sur mes talons.

— Toi, c’est sûr, tu n’as pas changé avec ton humour lourdingue à la con ! Marc va vite s’en rendre compte aussi ! Vas-y, fais-toi plaisir ! Taille-moi un costard, depuis le temps que tu te retiens !

— Compte sur moi ! me balança-t-il. Tu es vraiment devenue une sale conne, Yaël.

Ma main se leva. Jeanne eut tout juste le temps de s’interposer entre nous avant que je le gifle.

— Vous allez vous calmer !

Son interruption, imprévisible de sa part, me fit redescendre ; ma main retomba, on aurait pu entendre les mouches voler. Je me sentis acculée par leurs regards à tous les cinq, sans oublier ceux des enfants. Je fis un pas en arrière.

— Je me barre, assez perdu de temps avec vos conneries.

Je tournai les talons et percutai Alice, venue me supplier.

— S’il te plaît, ne pars pas comme ça.

— Je suis fatiguée, lui dis-je en la regardant droit dans les yeux. Fatiguée de vos remarques.

Parce que c’était ma sœur, que malgré tout je l’aimais plus que tout au monde et que je ne supportais pas l’idée que nous soyons brouillées, je l’embrassai. Et je partis en courant sur mes talons en direction de la rue la plus proche, où je pus héler un taxi, mettant tout en œuvre pour oublier ce qui venait de se passer, sinon j’allais craquer.


Le soir même, après avoir avalé mon somnifère, j’écoutai les messages de mes amis sur mon téléphone. Adrien : « Bon, je suis un sanguin, tu me connais. Je croyais qu’on allait faire la bringue comme AVANT AVEC Marc, tous les trois, ça m’a sérieusement fait chier de te voir faire la gueule toute la journée et que tu te tires pour aller bosser. Tu nous manques. » Cédric : « Appelle ta sœur quand tu auras un moment, elle est inconsolable, et moi… je m’inquiète pour toi. » Jeanne : « Mon mari est un con, qui a du mal avec les femmes actives ! Mais… si tu pouvais lui dire que vous n’êtes pas fâchés à mort, je crois qu’il serait content… et rassuré. » Et pour finir, Marc : « Yaël, je voulais simplement te remercier de m’avoir proposé de venir aujourd’hui. J’avais aussi envie de savoir comment tu allais… J’espère que ta fin de journée au boulot s’est bien passée et… qu’on aura un peu plus de temps, une prochaine fois pour parler tous les deux. » Leurs messages se voulaient réconfortants, ils eurent pour conséquence d’annuler l’effet du somnifère.


Le lendemain matin, je n’eus pas le temps de m’installer à mon bureau que Bertrand me demandait de venir le rejoindre.

— Félicitations pour hier, me dit-il. J’ai déjà reçu des demandes de devis et de propositions de collaboration. C’est en partie grâce à toi. Beaucoup exigent que tu t’occupes personnellement de leur dossier.

Je pris sur moi pour cacher ma jubilation.

— Merci, me contentai-je de lui répondre.

— La quinzaine qui s’ouvre va être chargée. Ne pas laisser traîner les affaires d’hier, et un très gros contrat est tombé ce matin : un soutien à la négo. Un de nos meilleurs clients investit dans une société étrangère.

C’est bon, ça ! J’allais véritablement me remettre en selle ! J’étais dans la course. Je me redressai dans mon fauteuil.

— Très bien.

— Nous ne serons pas trop de deux. Je ne veux prendre aucun risque, tu vas aller récupérer le dossier là-bas, pas un coursier.

— J’y vais tout de suite, le mieux est qu’on se mette au travail rapidement. Qui est le client ?

— Gabriel.

Je me sentis blêmir : je détestais ce type, et je détestais encore plus travailler pour lui. Ses deux activités principales étaient la gestion de patrimoine et donc l’investissement dans des sociétés. Il jouait avec l’argent comme si c’était des bonbons, se croyait tout permis et avait des attitudes de sale gosse. Mais il était doué, très doué. C’était ma bête noire et, bien qu’il ne me porte pas particulièrement dans son cœur, il s’évertuait en permanence à me réclamer. Une fois de plus le revers de la médaille ; ça pouvait avoir ses inconvénients d’être la meilleure ! Cependant, j’allais mettre mes rancœurs de côté, c’était l’occasion de briller et peut-être que Bertrand évoquerait à nouveau l’association.


À 9 h 45, je sonnai à l’interphone du premier étage de l’immeuble, près de la Madeleine, où se situaient ses bureaux. La porte s’ouvrit automatiquement. Je dus patienter à l’accueil sous les regards vicelards des employés. À croire qu’il les recrutait sur leur capacité à reluquer les femmes qui passaient par là. Puis je finis par entendre sa voix éraillée, mon corps se tendit, mes poings se fermèrent et mon calvaire débuta :

— L’interprète la plus souriante du monde est là ! Je suis sauvé.

— Ça suffit ! lança une voix féminine.

Je reconnus sa femme, l’ayant déjà croisée à plusieurs reprises. Elle était magnifique, avec un sourire délicat, un regard clair, malicieux, et des cheveux savamment coiffés qui donnaient l’impression qu’elle les avait attachés en deux temps, trois mouvements. Un rien l’aurait habillée. Mais elle ne s’habillait pas avec rien. C’était une créatrice de mode de talent, son carnet de commandes était plein en permanence, il fallait plusieurs mois pour obtenir un rendez-vous avec elle et ses petites mains. Cette femme était la classe et l’élégance incarnées. Comment pouvait-elle supporter un goujat pareil ?

— Bonjour, Yaël, je ne sais pas si vous vous souvenez de moi. Je suis Iris, la femme de Gabriel, se présenta-t-elle gentiment.

— Ravie de vous revoir, Iris.

J’avais une réelle sympathie pour elle. Si j’avais eu le temps, et si elle n’était pas mariée avec ce sale type, j’aurais aimé m’en faire une amie.

— Il faut que vous passiez à l’Atelier, ça me ferait plaisir, vraiment. J’aurais de nombreuses tenues à vous proposer, aussi ravissantes que celle que vous portez aujourd’hui, d’ailleurs.

— Iris, mon amour, cette fille est une machine. Tes créations méritent la lumière, sur elle tout devient terne !

Elle se tourna vivement vers lui, se redressant sur ses douze-centimètres, et le fusilla du regard.

— OK. C’est bon ! dit-il en levant les mains en l’air, un rictus aux lèvres. Allons travailler, très chère Yaël.

Sa fausse courtoisie me donnait envie de vomir. Et dire qu’il se croyait drôle ! Connard fini !

— Surtout, ne le laissez pas vous marcher sur les pieds, ajouta Iris en désignant son mari. Je vous attends à l’Atelier.

— Merci pour la proposition.

— C’est un ordre, Yaël.

Elle ne plaisantait pas et devait être redoutable en affaires. Elle était l’exemple même d’une main de fer dans un gant de velours. Puis elle se tourna vers Gabriel :

— Tu me retrouves pour déjeuner ? Je demande à Jacques de s’occuper de la réservation ?

— Je n’attends que ça, lui dit-il en l’attrapant par la taille.

Ce genre de choses me laissait de marbre en temps ordinaire, mais il faut avouer que l’amour était palpable, électrique, entre ces deux-là. Ils s’embrassèrent à pleine bouche, comme s’ils se quittaient pour des semaines, au point qu’ils réussirent à me mettre mal à l’aise. Iris s’éloigna de lui, visiblement à contrecœur, et prit le chemin de la sortie.

— Tiens-toi bien ! ajouta-t-elle à son intention avec un rire cristallin.

Gabriel ne la lâcha pas des yeux jusqu’à ce que la porte se referme sur elle. Il poussa un soupir à réveiller les morts.

— Ah… ma femme… Vous devriez en prendre de la graine, Yaël.

Je fis le choix de me taire.

— Dans mon bureau, tout de suite ! m’ordonna-t-il, brusquement sérieux.

Je le suivis, et m’installai dans la chaise lui faisant face. Il se vautra dans son fauteuil, la joue appuyée sur une main, et me fixa. S’il croyait m’impressionner, c’était raté. Je croisai les jambes en le défiant du regard.

— Ça ne me réjouit pas de travailler avec vous, m’informa-t-il.

— Dites-le à Bertrand.

— Vous êtes la meilleure, il le sait, je le sais.

Dans les dents !

— Eh bien, dans ce cas, nous devrons nous supporter.

— Vous êtes froide, mécanique, lugubre, impénétrable. Je ne vous ai jamais vue sourire depuis que je vous connais. Ça vous arrive de vous envoyer en l’air ?

— Comment… comment osez-vous ? criai-je en me levant d’un bond.

Lui ne se départit pas de sa mine satisfaite de voyou.

— En même temps, si vous baisez comme un robot, il doit s’emmerder, le mec !

Contiens-toi, Yaël.

— Si vous avez besoin de moi, tenez-vous correctement. Nous sommes là pour évoquer votre négociation et pas ma vie privée.

Son air provocateur disparut de son visage, il m’observa des pieds à la tête. Je serrai les poings pour faire cesser le tremblement de mes mains.

— Vous me faites de la peine, Yaël. Sincèrement.

Sur l’instant, je le crus, et ça me désarçonna.

— Juste un petit conseil : mettez un peu de passion dans votre vie, détendez-vous, vivez un peu, et tout ira mieux. Vous serez meilleure encore. Maintenant, prenez le dossier. Si vous avez des questions, contactez-moi.

Il me tendit une pile de documents, et se leva pour m’escorter jusqu’à la sortie.

— C’est toujours un plaisir d’échanger avec vous, Yaël.

Il referma la porte. Je demeurai de longues secondes paralysée, sur le palier, me demandant ce que j’avais fait pour mériter ça. Je me retins de mettre un coup de pied dans le mur pour me défouler. Il allait falloir que j’investisse dans un punching-ball. Hier, mes amis qui s’étaient acharnés sur moi. Aujourd’hui, ce sale type qui venait de me traiter de frigide et qui me parlait de passion. J’étais passionnée par mon métier, ça me suffisait. De quoi avais-je besoin de plus ? J’avais quinze jours pour prouver que c’était moi qui avais raison. Gabriel s’excuserait à la fin de sa négociation, j’allais lui montrer que j’en avais. Quant à mes amis, ils réaliseraient enfin ce que signifiait l’agence pour moi.


Les dix jours qui suivirent, vu le peu d’heures de sommeil que je m’accordai, j’aurais pu passer mes nuits à l’agence. Je n’y étais jamais seule puisque Bertrand tenait, évidemment, le même rythme que moi. Il me proposa de me faire relayer par un collègue pour mes autres clients, je refusai, sachant gérer une période de rush, j’aurais tout le temps de me reposer après. Nous parlions peu, si ce n’est de l’affaire de Gabriel où nous serions en tandem, son dossier devant être épluché dans les moindres détails, jusqu’à l’alinéa microscopique en fin de proposition de contrat ; il fallait tout connaître, tout comprendre, pour que rien ne nous échappe. Gabriel passa régulièrement à l’agence, sur demande de Bertrand ou de son propre chef pour s’assurer de notre avancée. Entre nous, c’était la guerre froide ; durant les points que nous faisions tous les trois, nous ne nous adressions la parole qu’au sujet de l’affaire, il ne fit plus aucune remarque douteuse, de mon côté, je restai hyper-concentrée.

Le samedi soir, aux alentours de 22 heures, j’étais à mon bureau quand Bertrand vint me chercher.

— Viens dîner.

Ma tablette en main, je rejoignis la kitchen et m’installai sur un des tabourets de bar de l’îlot central, en face de Bertrand. Je pris le temps d’observer mon patron. Son visage était fermé et concentré sur l’écran. Fatigué, tout comme le mien, sans doute. Il dut sentir que je le regardais, il leva les yeux et les planta dans les miens. J’y lus de la détermination. Ne voulant pas qu’il décèle la plus petite part de lassitude chez moi, je piquai du nez. Il fit glisser vers moi un plateau en travers du bar. Quatre sashimis suffirent à me rassasier, je jetai ma barquette, nettoyai ma place et m’apprêtai à retourner à mon bureau.

— Rentre chez toi, m’ordonna tout d’un coup Bertrand.

Hallucinée, je fis volte-face, il m’observait avec attention. Croyait-il que j’allais craquer sous la pression ?

— Non, je vais rester encore un peu.

— Il est tard, on a été là toute la journée, et je suppose que tu reviens demain ? finit-il avec un demi-sourire.

— Exact.

— Va te coucher, et ne viens pas aux aurores demain matin. Je t’appelle un taxi.

Que lui prenait-il ? Travaillant une partie de la nuit sur mes dossiers, je dormis à peine cinq heures. C’était presque un record en comparaison des nuits précédentes, et ça me requinqua. En avalant un café, j’écoutai les messages qu’Alice m’avait laissés dans la semaine. Rien de bien neuf sous le soleil, tout le monde allait bien, Marc avait, semble-t-il, repris ses marques à vitesse grand V. Ce jour-là, ils faisaient un barbecue chez Adrien et Jeanne, j’y étais attendue si je le souhaitais. Eh bien, ils se passeraient de moi, c’était certainement mieux ainsi, je ne souhaitais pas plomber à nouveau l’ambiance entre eux.


À 9 heures, je poussai la porte de l’agence, bien silencieuse et déserte. Bertrand n’était pas arrivé. Peut-être ne viendrait-il pas ? Quinze minutes plus tard, je ris intérieurement, la porte d’entrée s’ouvrit. Comment avais-je pu imaginer qu’il s’accorderait une grasse matinée dominicale ?

— Petit déjeuner ! m’annonça-t-il.

Un sachet de croissants atterrit sur mon bureau. Je levai le nez de mon écran et fus totalement désarçonnée. Ce fut plus fort que moi, je m’écroulai dans le fond de mon fauteuil. Bertrand était en tenue de sport, en sueur, de retour de son running, et tout signe de fatigue avait disparu chez lui.

— Je t’avais dit de dormir ce matin, me reprocha-t-il, un sourire aux lèvres.

— Pour éviter que je vous voie dans cette tenue ? rétorquai-je sans prendre le temps de réfléchir.

— Je perds toute ma crédibilité, c’est ça ? me dit-il en éclatant de rire.

Je me redressai vivement, surprise par ma repartie.

— Absolument pas ! Je vais faire un café.

— Merci.

Je venais de remplir nos deux tasses quand il revint de sa douche. Je l’avais toujours suspecté de dormir de temps en temps sur le canapé de son bureau, j’en avais la confirmation.

— Je savais que je te trouverais là à mon retour, me dit-il en s’asseyant en face de moi. C’est agréable et indispensable d’avoir quelqu’un sur qui compter. Je te remercie.

— Ne me remerciez pas, c’est mon job, et j’aime ça.

Il me scruta longuement, puis secoua la tête.

— Au travail !

* * *

Jour J. Nous y étions enfin, j’étais prête à entrer dans l’arène. J’avais tout organisé pour n’avoir à subir aucune contrariété durant la négociation. Pourtant à 9 h 30, une demi-heure avant que ça commence, un détail m’irrita en passant devant le bureau de mon assistante.

— C’est quoi, ça ? lui demandai-je sèchement en désignant une enveloppe.

Elle leva un visage paniqué vers moi.

— Euh… euh…

— Vous deviez faire partir ce pli par coursier dans les plus brefs délais. N’avez-vous pas lu mon mail ?

— Mais… Yaël… je… vous m’avez écrit à 22 heures, hier soir… Je n’étais plus au travail…

— Ce n’est pas une excuse ! m’énervai-je. Urgent ! Ça signifie quelque chose pour vous ? En quelle langue dois-je le dire pour que vous percutiez enfin ?

— Le coursier va arriver dans quelques minutes, me dit-elle, la voix tremblante.

— On est déjà en retard ! Oh non… ce n’est pas vrai, poursuivis-je en la voyant se mettre à pleurer.

— Yaël, m’interpella le responsable du service de traduction.

Je lui fis face, en croisant les bras. Que me voulait-il, celui-là ? Certains jours, je me demandais ce qu’il faisait à part se balader dans l’open space en se tournant les pouces.

— Quoi ? aboyai-je.

— Je crois qu’elle a compris, me dit-il en désignant mon assistante.

— Tu n’as pas à t’en mêler, lui rétorquai-je sèchement. Je suis sa supérieure.

Puis vers ma pleureuse :

— Il faut vous endurcir et vous mettre enfin au travail. Rapidement !

Je rejoignis mon bureau en me massant les tempes. Ces imbéciles n’allaient quand même pas me déclencher une migraine ! Je leur jetai un regard noir par-dessus mon épaule ; il lui tapotait le dos en la réconfortant. À croire qu’on venait de lui apprendre qu’elle était atteinte d’une maladie incurable.


À 10 heures, tout le monde était autour de la table, prêt à attaquer la négociation. D’un côté, Bertrand et moi entourions Gabriel, accompagné de deux de ses collaborateurs et de trois avocats. De l’autre, la partie adverse, avec interprètes et conseillers, se révélant elle aussi extrêmement bien préparée, tenace, et ne voulant rien lâcher. Bertrand se chargeait d’interpréter en français pour notre client, j’étais la seule à parler en anglais et à m’adresser directement à nos interlocuteurs. Au soir du deuxième jour, un accord commençait à se dégager, à la grande satisfaction de tous. Gabriel nous invita Bertrand et moi à dîner une fois que nous fûmes seuls en salle de réunion. Mon patron accepta, et se tourna vers moi.

— Je vous remercie, mais je préfère revoir les derniers points pour demain.

— Vous faites du zèle, ricana Gabriel.

— On verra si c’est du zèle quand vous serez satisfait de votre accord !

La hargne de ma remarque et l’agressivité émanant de mon corps me surprirent.

— Détendez-vous, Yaël ! Si je vous propose de dîner ce soir, c’est justement parce que je suis satisfait. Vous avez été parfaits, tous les deux. Accordez-vous une pause.

— Je ne te laisse pas le choix, insista Bertrand.


Ce dîner était un vrai supplice, j’avais le sentiment de perdre mon temps. J’aurais pu être au bureau, en train de travailler, de me préparer pour la dernière journée, ou encore de tenter de rattraper le retard accumulé sur les autres dossiers. Au lieu de ça, je devais les écouter parler de tout et n’importe quoi. À croire qu’ils faisaient exprès d’évoquer tout ce qui ne concernait pas le dossier. Pourquoi étaient-ils si légers ? Comment réussissaient-ils à parler affaires avec distance ? Et d’où provenait leur appétit ? Je triturais le contenu de mon assiette avec ma fourchette, rien ne passait, il me fallait plusieurs minutes pour réussir à avaler ne serait-ce qu’une bouchée. À un moment, ils éclatèrent de rire tous les deux, parfaitement détendus, sans que j’en comprenne la raison. Je les écoutai plus attentivement, Bertrand interrogeait Gabriel sur la réussite fulgurante de sa femme.

— D’ailleurs, Yaël, Iris vous attend toujours à l’Atelier ? Bertrand, accordez-lui une petite pause pour qu’elle aille se détendre et se rhabiller chez ma femme !

— Elle n’a pas besoin de mon autorisation ! C’est même une bonne idée !

Mon patron devenait dingue…

— Remerciez-la pour moi, mais je n’ai pas le temps.

Bertrand secoua la tête, dépité, je me braquai davantage.

— Vous n’êtes vraiment pas drôle, compléta Gabriel.

Comment pouvaient-ils tous les deux être si éloignés de l’enjeu du dossier ? Au moment du dessert, j’eus des bouffées de chaleur, mes mains devinrent moites, le bout de mes doigts gelé. Le moindre bruit de couvert résonnait dans mon crâne. Je serrai les dents, ne prononçant plus une parole jusqu’à la fin. La délivrance arriva — heureusement, car je n’aurais pas pu tenir plus longtemps. Bertrand fit appeler des taxis pour nous deux, Gabriel se déplaçant exclusivement à moto.

Je réussis à retenir mes nausées jusqu’à chez moi. La nuit fut épouvantable ; après le maigre repas, je ne vomis que de la bile, n’ayant plus rien dans l’estomac. J’étais si faible que, lorsque ça se calma, je restai assise par terre à côté des toilettes, les bras accrochés à la cuvette. Je vis les minutes et les heures défiler les unes après les autres. Je réussis à gagner mon lit et à m’assoupir vers 5 h 30. Quand le réveil sonna, la migraine reprit de plus belle. Je mis plusieurs minutes à m’asseoir dans le lit et, lorsque je réussis enfin à me mettre debout, ça tangua dangereusement. En prenant appui sur les murs, je parvins jusqu’à la salle de bains et m’accrochai au lavabo pour éviter de tomber. Je me regardai dans le miroir : mon reflet me terrorisa, je n’étais pas pâle, j’étais cadavérique, les cernes me mangeaient le visage. Vu mon état, je dus me résoudre à ne pas aller nager, alors que c’était d’habitude l’unique moyen pour me détendre et me donner des forces. Je mis plus d’une heure à me préparer, tant je me sentais mal et qu’il y avait du travail pour être présentable. C’était peine perdue, malgré la couche de fond de teint, rien n’y faisait, je n’avais toujours aucune couleur. En enfilant ma jupe crayon noire, je remarquai que je flottais dedans. Quand avais-je maigri à ce point-là ? Une fois perchée sur mes talons aiguilles, je ne me sentis pas stable du tout. Je n’avais pourtant pas le choix, il était hors de question que je flanche si près du but. Avant de partir, j’avalai un cocktail d’aspirine et de Guronsan en croisant les doigts pour que ça ne ressorte pas. Lorsque je donnai l’adresse de l’agence au chauffeur de taxi, je ne reconnus pas ma voix, ce qui ne l’empêcha pas de résonner dans mon crâne au supplice. Durant le trajet, je fermai les yeux, m’appliquant à respirer profondément et lentement. J’utilisai le peu de force à ma disposition pour faire le vide autour de moi. Cependant, le combat contre les frissons et les sueurs froides accaparait toute mon énergie.


En pénétrant en salle de réunion, je dus me rattraper au chambranle de la porte, saisie d’un étourdissement.

— Tu as un problème ? me demanda Bertrand que je n’avais pas remarqué juste derrière moi.

— Non, non, je vous assure, tout va bien, réussis-je à lui répondre d’une voix presque éteinte.

— Ça m’étonnerait, constata-t-il froidement. Je peux finir seul, aujourd’hui…

— Surtout pas !

— Tu ne me caches rien ?

— Non, bien sûr que non.

Il secoua la tête, ne croyant pas un mot de ce que je lui disais. Ça n’allait pas du tout, mais vraiment pas. Je pris place à gauche de Gabriel, Bertrand à droite. Je posai mes mains sur la table, elles se mirent à trembler, je les cachai sur mes genoux, à l’instant où je surpris le regard de mon patron rivé sur elles. La rage me saisit ; mon corps me lâchait au moment le plus critique. Je mobilisai toutes mes capacités de concentration, en oubliant tout ce qui n’était pas le dossier, je devins sourde aux battements irréguliers de mon cœur, je serrai les poings, me redressant et regardant la partie adverse bien en face. Malgré tous mes efforts, je n’arrivais pas à me mettre en condition de travail ; je cherchais compulsivement des éléments dans mes notes, je bafouillais, je parlais franglais, tripotant mes mains, clignant régulièrement des yeux pour les maintenir ouverts. Bertrand me corrigea à plusieurs reprises. À l’heure du déjeuner, mon patron ayant déserté la table, je dus assurer la conversation et faire le relais entre Gabriel et son futur associé autour des plateaux-repas que nos assistantes avaient fait livrer. Avant de reprendre, certains allèrent se dégourdir les jambes, j’en profitai pour m’esquiver aux toilettes, à l’abri des regards. La nausée ne revenait pas, à mon grand soulagement, le peu que j’avais picoré resterait probablement en place cet après-midi. Plus qu’une poignée d’heures et je pourrais me reposer. Ce constat me frappa, j’avais envie et peut-être même besoin de me reposer. Sauf qu’il était hors de question de faiblir maintenant. Je me promis de rentrer plus tôt dès que l’occasion se présenterait, pour avoir le temps d’avaler un somnifère et m’accorder une plus longue nuit de sommeil. Si j’étais sur les nerfs, c’est parce que j’avais été flemmarde ce matin, en renonçant à mes longueurs. En revenant dans l’open space, je remarquai Bertrand en pleine conversation avec mon assistante, ils me regardèrent tous les deux.

— Vous avez besoin de moi ? leur demandai-je.

La bécasse baissa les yeux. J’étais peut-être affaiblie, mais quand même.

— Non, retourne en salle de réunion, je te rejoins, me lança Bertrand sans plus se préoccuper de ma présence.

Sur le chemin, je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule dans leur direction, saisie d’un mauvais pressentiment. Un détail m’avait échappé. Bertrand ne tarda pas à regagner sa place, lançant le signal de départ de la dernière partie. Gabriel prit la parole, je m’apprêtai à traduire en anglais à nos interlocuteurs, lorsque Bertrand me coupa la parole, avant même que ma bouche s’ouvre. La gorge soudainement nouée, je lui lançai un regard discret ; celui qu’il me renvoya fut lourd de sens, il prenait le relais et assurerait la totalité de l’après-midi.

À partir de là, je n’entendis plus rien, les sons, les visages étaient entourés de brouillard, comme si j’étais dans un rêve où tous les contours, flous, disparaissaient en fumée. La seule chose dont j’avais une conscience aiguë était que mes yeux se remplissaient de larmes par moments, et je puisais dans le peu de volonté qu’il me restait pour les empêcher de rouler sur mes joues. J’aperçus le responsable du service traduction de l’agence pénétrer dans la salle de réunion et confier des copies du futur contrat à chacune des parties, pour relecture à tête reposée avant la signature qui aurait lieu la semaine suivante. Tout le monde se leva, les mains se serrèrent, Bertrand d’un simple regard m’intima l’ordre d’aller dans son bureau. Je les laissai sortir de la pièce avant de traverser l’open space, désert à cette heure-ci, un vendredi soir. En attendant son retour, je restai plantée au beau milieu de son antre, les bras ballants.

— Alors, Yaël, un petit coup de mou ? me demanda Gabriel, arrivé seul.

Muette, je lui accordai un regard larmoyant.

— Vous voyez, j’avais raison quand je vous disais de vous détendre. Si vous continuez comme ça, vous allez flancher…

Il me tendit la main, je la serrai mollement.

— Je vais retrouver ma femme, m’apprit-il. Le meilleur moment de la journée ! À la semaine prochaine.

Il disparut. Je ne comprenais vraiment pas ce type ; il venait de remporter un contrat exceptionnel pouvant lui faire récolter des millions, et il me parlait de sa femme, à croire que c’était le but de sa journée. Et c’était lui qui me disait que je flanchais… Totalement faux. Je devais commencer par m’excuser auprès de Bertrand. Puis, après une bonne nuit de sommeil, tout serait réglé et je pourrais reprendre le rythme.

— Assieds-toi, m’ordonna Bertrand en pénétrant dans son bureau.

Je sursautai et, une fois assise, me mis à trembler. Il traversa la pièce d’un pas déterminé, le visage fermé, desserra sa cravate et balança violemment un dossier sur une étagère. J’étais terrifiée, c’était la première fois que ça m’arrivait. Je tripotai mes mains nerveusement.

— Que puis-je faire pour me rattraper ? lui demandai-je avec un filet de voix.

— Ne plus mettre les pieds ici, les trois prochaines semaines.

Je redressai brusquement la tête. Il me fixait durement.

— Quoi ?! Non, Bertrand ! Vous ne pouvez pas me faire ça !

— Je suis ton patron ! J’ai tous les droits. J’ai vérifié ce midi, ça fait quatre ans que tu n’as pas pris un seul jour de congé. Tu es à bout ! finit-il en tapant du poing sur la table.

— C’est juste un coup de fatigue, quelque chose qui n’est pas passé. Je vais me ressaisir et revenir en forme lundi ! Ce n’est rien !

Mâchoires tendues, il inspira profondément sans me lâcher du regard.

— Ne discute pas, assena-t-il d’un ton tranchant.

Je me levai violemment, ça tanguait à nouveau.

— Je vous en prie ! criai-je, me moquant du vertige. Ne me retirez pas votre confiance.

— Ce n’est pas une question de confiance, Yaël. Tu franchis la ligne rouge. Je t’ai observée ces dernières semaines, chaque jour, tu arrives à l’agence plus fatiguée que la veille. Tu as une mine de déterrée, tu fais peur à voir. Volontaire, tu l’es. Mais à quel prix ? Tu ne t’en rends même pas compte, mais tu agresses tes collègues, qui ne savent plus comment s’adresser à toi, ils te fuient, se plaignent de ton comportement. Certains ne veulent plus travailler avec toi.

Je le fixai, tétanisée, je ne comprenais pas comment la situation avait pu se détériorer si rapidement et sans que je m’en rende compte.

— Je regrette d’avoir évoqué avec toi cette idée d’association.

Le sol s’ouvrit sous mes pieds. J’étais en train de perdre tout ce pour quoi je me battais depuis des mois. Je m’écroulai sur ma chaise, la tête entre mes mains, en larmes. Je sentis la présence de Bertrand à proximité ; il s’accroupit en face de moi, et attrapa mes poignets pour que je le regarde.

— Tu n’as pas su gérer ton stress ni prendre soin de toi pour tenir le coup. Résultat des courses, je dois me passer de toi et ça ne m’arrange pas. Je n’ai pas le choix et pas de temps à perdre. Tu es en train de te rendre malade, et je ne peux pas toujours te surveiller pour anticiper tes conneries lorsque tu accompagnes nos clients. Tu prends trois semaines de congés, à partir de maintenant. Va chercher tes affaires et rentre chez toi.

Il se remit debout et retourna derrière son bureau.

— Je serai là, lundi, lui annonçai-je.

Il planta un regard dur dans le mien.

— Ne m’oblige pas à prendre une décision plus radicale.

Ma respiration se coupa, je mis ma main devant ma bouche. Ça virait au cauchemar. Vaincue, j’étais vaincue, ne me restait plus qu’à obéir à mon patron, mon patron qui préférait se passer de moi. Le dos courbé, les épaules rentrées, je pris la direction de la sortie.

— Repose-toi, Yaël, l’entendis-je me dire alors que je refermais la porte de son bureau.

Je ne voulais pas me reposer, je voulais travailler, encore et encore. Je récupérai mon sac à main, regardai l’agence comme si c’était la dernière fois. Ces trois cents mètres carrés étaient davantage chez moi que mon appartement, il n’y avait que là où je me sentais bien, à ma place, rassurée, sûre de moi. Je restai plus de vingt minutes sans bouger sur le trottoir au pied de l’immeuble. Il était plus de 20 h 30, que pouvais-je faire d’autre que d’espérer me réveiller de ce cauchemar ?

— Je peux vous aider, mademoiselle ? me demanda un passant.

Son inquiétude me fit comprendre que mes joues étaient toujours ravagées par les larmes. Depuis combien de temps n’avais-je pas pleuré ainsi ? Ni même pleuré tout court ?

— Non, lui répondis-je méchamment pour qu’il me laisse en paix.

Je sentis mon téléphone vibrer dans mon sac, je balançai son contenu à mes pieds en me mettant à quatre pattes, sur le trottoir. Il regrettait, ça ne pouvait être autre chose.

— Bertrand ! pleurai-je dès que je décrochai.

— Yaël ! me dit la voix toute joyeuse d’Alice.

— Oh, murmurai-je, c’est toi…

— Mon Dieu ! Yaël ! Que t’arrive-t-il ?

— J’ai fait une connerie au boulot ! criai-je. Et Bertrand m’a mise en congé, je suis complètement perdue, je ne sais pas quoi faire.

Je me mis à faire les cent pas sur le trottoir, en sanglotant.

— Oh… tu m’as fait peur, souffla-t-elle dans le combiné. Calme-toi. Tu vas prendre un taxi et venir nous rejoindre, on est tous ensemble, ça va te faire du bien ?

— Je ne veux voir personne, je vais rentrer chez moi.

— Je te préviens, si tu n’es pas là dans l’heure, on vient te chercher !

Toute négociation semblait inenvisageable.

— Je n’ai pas de voiture, je n’ai pas le courage de venir jusqu’à chez vous.

— Ça tombe bien, on est chez Marc. Il paraît qu’il t’a laissé un message et que tu ne l’as pas rappelé.

Que venait faire Marc dans cette histoire ? Marc par-ci, Marc par-là ! Ils n’avaient que ce prénom à la bouche ! Maintenant, ça me revenait, j’avais bien vu qu’il avait essayé de m’appeler. Je cessai de marcher.

— Attends, je te le passe ! Marc !

— Non, lui répondis-je, trop tard.

— Yaël ?

— Bonsoir.

— Tu viens, finalement ?

— Ça ne sert pas à grand-chose, je ne suis pas en forme.

— Raison de plus ! J’habite au-dessus de la brocante. Tu te souviens de l’adresse ?

— Oui.

— À tout de suite.

Et il raccrocha. Dans la seconde qui suivit, je reçus un SMS de ma sœur : « Les garçons sont prêts à venir te chercher. » « J’arrive », lui répondis-je, contrainte et forcée. Quand Alice prenait les choses en main, il n’y avait rien à faire d’autre que de lui obéir. Pourtant, j’avais envie d’y aller comme de me pendre. De toute façon, où que je sois, j’aurais eu la même envie de me tresser une corde.


Vingt minutes plus tard, le taxi me déposait devant la brocante.

— Je viens t’ouvrir ! me cria Marc d’une fenêtre du premier étage.

Quelques secondes lui suffirent pour descendre, je distinguai sa silhouette se mouvoir dans la pénombre de sa boutique, dont il finit par ouvrir la porte, le sourire aux lèvres.

— Tu ne vas pas rester là, sur le trottoir ?

À contrecœur, je franchis le seuil. Il ne put que remarquer ma sale tête, il ne dit rien. Pourtant, il y avait matière. Je n’avais pas eu le courage de me remaquiller dans le taxi, j’avais concentré mes efforts pour cesser de pleurer, refusant que mes amis me voient ainsi. Vu l’agitation de ses mains et son attitude de plus en plus coincée, il ne savait pas trop comment s’y prendre.

— Alice nous a dit que tu avais eu un petit problème au boulot ?

— C’est pire que ça ! Mon patron m’a mise en congé.

Ses épaules tombèrent et il me regarda, l’air interloqué.

— Ah bon ! Ce n’est que ça ! Tu devrais t’en remettre. Les vacances, ce n’est pas si horrible que ça.

Il éclata de rire et ajouta :

— Qui se plaint d’être en vacances !

Ça y est, il était détendu, lui ! Affligée, je levai les yeux au ciel. Comment avais-je pu imaginer une seule seconde qu’il comprenne ?

— Laisse tomber, tu ne peux pas comprendre.

— Il n’y a pas grand monde qui te comprenne, j’ai l’impression. Faudra que tu m’expliques, me dit-il avec un sourire en coin. Suis-moi.

Il m’attrapa par la main et m’entraîna dans la brocante, je me dégageai vivement. J’étais encore capable de marcher sans l’aide de personne. Sauf que je n’avais pas fait dix pas que je me cognai violemment le bras contre un meuble.

— Aïe !

— Tu veux que j’allume ?

— Ranger serait une meilleure idée ! Je n’ai jamais vu un bordel pareil !

— C’est ce qui fait le charme de l’endroit, on n’est pas chez Ikea ici. Viens par là.

Il passa un bras dans mon dos pour me guider jusqu’à une porte tout au fond qui menait à l’escalier de l’immeuble, je me laissai faire. Avant de pénétrer chez lui, je marquai un temps d’arrêt, sentant mes nerfs craquer à nouveau. Je regrettais d’être venue ; j’aurais donné n’importe quoi pour pouvoir aller me terrer quelque part, seule, sans personne à qui parler. J’entendais des éclats de rire, de la musique. La main de Marc sur mes reins me força gentiment, mais sûrement, à avancer. L’appartement me sembla assez grand, une entrée menait au séjour, dont les deux fenêtres donnaient sur la rue, et j’eus le sentiment de plonger dans une série TV des années 60. À commencer par la lampe Arco. Un grand canapé en palissandre et cuir vert olive occupait une partie de l’espace, flanqué d’une table basse Le Corbusier, avec en vis-à-vis un fauteuil et une chauffeuse en tissu chiné moutarde. Qui aurait pu imaginer que Marc vivrait un jour dans un endroit pareil ? Ça n’était pas à mon goût bien sûr, il y avait beaucoup trop de choses, mais on sentait qu’il avait mis un soin particulier dans l’aménagement et la déco de son appartement. Ça ne ressemblait en rien à l’image que j’avais de lui. Comme nous tous, il avait changé. J’eus le temps de dire bonjour à tout le monde, de m’asseoir dans le canapé et de prendre le verre de vin rouge que me tendit Marc avant que les remarques fusent.

— Je propose qu’on trinque aux vacances de Yaël ? dit Adrien en se levant. C’est un miracle qui vient de se produire.

— Tu es le roi des cons ! Pour moi, c’est un cauchemar !

Ma voix se brisa, je baissai la tête et serrai les poings.

— Je risque de perdre mon boulot, leur annonçai-je, lugubre.

— Est-ce que quelqu’un peut lui expliquer la différence entre des vacances et se faire virer ? hurla Adrien, les deux mains sur le sommet de son crâne.

— Il ne t’a pas viré, me dit Cédric. Il t’a demandé de prendre des congés, ça n’a rien à voir. Finalement, il n’est peut-être pas si con.

Je le fusillai du regard. Ils me fixaient tous comme si je débarquais d’une autre planète, une fois de plus personne ne faisait d’effort, la gravité de la situation leur passait au-dessus. Alice vint s’installer à côté de moi, et m’entoura de ses bras. Pousse-toi, Alice. Ne me touche pas. Ça m’étouffe.

— Je comprends que tu sois triste, mais ça va te faire du bien.

— Non ! Non ! Tu ne captes rien ! lui renvoyai-je, la voix trop haut perchée, cassée. Que veux-tu que je fasse pendant trois semaines ?

— Viens avec nous !

— Yes ! cria Adrien.

— Oh oui, intervint Jeanne en applaudissant. Ça va être super ! Des vacances tous ensemble !

— De quoi parlez-vous ? leur demandai-je en me détachant enfin d’Alice.

— On part dimanche, tu le sais, je te l’ai dit.

Je n’en avais aucun souvenir.

— Vous êtes tous en vacances ?

— Yaël, beaucoup de personnes le sont, le 31 juillet ! m’informa Cédric.

Il venait de me remémorer quelque chose, nous étions au cœur de l’été.

— Tu en fais une de ces têtes ! me dit Marc. Tu n’étais pas au courant que c’étaient les vacances ? Avant, tu ne pensais qu’à ça !

Cédric lui fit signe de se taire par mesure de sécurité. Je piquai du nez et tripotai mes mains, sidérée par cet oubli. Je n’assimilais pas l’été, la hausse des températures ni le soleil aux vacances… En dehors des conséquences sur mon travail, l’été n’existait pas pour moi.

— Non, avouai-je. De toute façon, je ne vais pas m’incruster.

— Je le fais bien, moi ! m’apprit Marc.

Je redressai vivement la tête et nos regards s’accrochèrent. Des vacances tous ensemble, comme avant, avec lui, sauf que plus rien n’était comme avant. Cette idée était étrange et perturbante. Il esquissa un sourire.

— Et puis, Yaël, ce n’est pas comme si ce n’était pas un peu chez toi qu’on partait, compléta doucement Jeanne, ce qui me fit détourner le regard de Marc.

— Je ne comprends rien, où partez-vous ?

Alice se leva et s’accroupit devant moi en attrapant mes mains dans les siennes.

— À ton avis ? Où veux-tu qu’on parte ?

Ma bouche s’ouvrit toute seule, sans que je réfléchisse, ça venait de loin, de très loin.

— À la Petite Fleur…

Elle hocha la tête, visiblement heureuse. La Petite Fleur était la maison de vacances de mes parents, dans le Luberon, à Lourmarin. Cette maison s’appelait ainsi en souvenir d’un voyage humanitaire que mes parents avaient fait en Éthiopie, Alice avait d’ailleurs été conçue là-bas. Ils étaient tombés amoureux du pays, de ses habitants et de la capitale, Addis-Abeba, qui signifiait la Petite Fleur. Depuis, ils étaient toujours très actifs dans une association caritative, porteuse de projets humanitaires là-bas. Mon père avait hérité du terrain à la mort de nos grands-parents, dont je me souvenais à peine. Cette maison, il l’avait quasiment construite de ses mains durant notre enfance. Il avait allié matériaux modernes et anciens ; les grandes baies vitrées contrastaient avec les pierres de taille. Ça créait un mélange harmonieux et reposant. Pendant les travaux, nous avions habité une roulotte et la grange avec maman et Alice. Ça faisait des années que je n’y avais pas mis les pieds. Plus de quatre ans, en réalité… mes dernières vacances, comme me l’avait rappelé Bertrand. Pourtant, j’adorais cet endroit, je m’y sentais chez moi, avant.

— Y a pas à péter, on t’embarque ! jubila Adrien.

— On prend la route dimanche matin, m’apprit Cédric. On passe te prendre à 6 heures.

— Le mieux est que tu dormes à la maison demain soir, décréta Alice.

— Stop ! Stop ! Stop ! J’ai mon mot à dire, non ?

Je m’extirpai du canapé. Tout ça allait trop vite. Je leur fis face, cinq paires d’yeux me fixaient.

— Je suis certaine que Bertrand va me rappeler dans le week-end, je ne peux pas quitter Paris.

— Si, tu es en vacances.

Dans un premier temps, l’objectif était de les calmer. J’irais trois jours. Ensuite, rien ne m’empêcherait de rentrer.

— Laissez-moi deux jours et je vais prendre le TGV.

Alice poussa un cri de joie et me sauta au cou. Je mis quelques secondes à refermer mes bras autour d’elle, saisie par la situation et pétrifiée par le regard de Marc sur moi. Je ne le connaissais pas, ce regard, il était à la fois sérieux et pénétrant. Je réussis à m’y soustraire, mal à l’aise.

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