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Je sentis ses lèvres dans mon cou, je souris alors que je dormais encore. Je me calai plus étroitement, en serrant son bras enroulé autour de ma taille. Je n’avais pas envie de me réveiller, je voulais rester là, cachée, toute la journée.

— Bien dormi ? murmura-t-il à mon oreille.

Je me retournai ; envie de le voir.

— Oui. Très bien. Et toi ?

— Comme un bébé.

Il me mit sur le dos, en passant au-dessus de moi, il alluma la lampe de chevet et attrapa sa montre ; il grimaça, avant de l’abandonner à nouveau sur la table de nuit. Il posa son visage sur mes seins, je passai ma main dans ses cheveux.

— Quelle heure est-il ?

— 7 h 30.

— Non, c’est pas vrai… je voulais être au boulot à 8 heures, et j’ai oublié de mettre mon réveil.

— Tant pis, tu y seras à 9 heures, ce n’est pas la mort.

— Ouais, après tout.

C’est moi qui ai dit ça ?

— Je peux t’accompagner sous la douche ? me demanda-t-il en commençant à se lever.

— On ne traîne pas !

Il m’embrassa, ce fut plus fort que moi, je me pendis à son cou. Il se redressa et, sans rompre notre baiser, il se libéra puis, d’un bond, s’extirpa du lit.

— Tu vois, ce n’est pas moi qui lézarde sous la couette, me dit-il en disparaissant dans la salle de bains.

Je fixai le plafond en souriant. Je finis par me lever et le rejoignis sous l’eau. Ce fut très compliqué de rester sage, mais je restai ferme, pas le temps de batifoler, les affaires reprenaient. Sitôt séché, Marc sauta dans ses vêtements de la veille et me proposa de préparer un café. Jamais je n’avais débuté une journée de travail ainsi ; j’étais encore à mille lieues de l’agence ! Cependant, en m’habillant, petit à petit, je sentis mon esprit se conditionner, comme si mon uniforme — mon tailleur-pantalon et mes stilettos — formait un mur entre la parenthèse du week-end et mes responsabilités professionnelles. J’achevai le tout par le maquillage et la queue-de-cheval réglementaires pour le boulot. J’allais quitter ma chambre quand je vis sur ma table de nuit la montre de Marc. Je m’assis sur le lit et la pris entre mes mains ; je la touchai du bout des doigts, m’extasiant devant la finesse des aiguilles, la douceur du cuir, la forme du bracelet modelée à son poignet. Je soupirai profondément en me levant et pris la direction de la cuisine.

— Tiens, regarde ce que tu as oublié, dis-je à Marc alors que le second café coulait.

Il se tourna vers moi et me détailla d’un air indéchiffrable.

— Ton autre toi, me dit-il.

Il n’avait pas tort ; plus les minutes passaient, plus la Yaël du week-end s’endormait, se préparant à hiberner pour de longs jours, laissant sa place à l’autre, la Yaël de l’agence. Je n’y pouvais rien, c’était comme ça, même si j’avais pris du retard sur mon planning interne, j’aimais me glisser dans cette seconde peau. Je m’approchai de lui, attrapai son poignet et pris tout mon temps pour lui attacher sa montre.

— Merci, chuchota-t-il en me tendant mon café.


La Porsche était en double file devant l’immeuble de l’agence, je détachai ma ceinture.

— Ce coup-ci, c’est vraiment la fin du week-end, me dit Marc.

— Oui… je vais avoir pas mal de boulot, mais…

Il m’interrompit d’un baiser.

— Retrouve-moi à la brocante ce soir si tu veux, même tard.

— Je te tiens au courant, soufflai-je en me détachant de lui.

Je m’extirpai de la voiture et lui lançai un dernier regard en claquant la portière. À partir de là, je devais me concentrer sur ma journée, ne plus penser à lui, ni aux instants que nous avions partagés ces deux derniers jours, toute distraction m’était interdite. Malgré tout, je ne pus m’empêcher de me retourner au moment où je poussai la lourde porte de l’immeuble ; j’envoyai un sourire à Marc en soupirant et il démarra. Le silence dans la cage d’escalier me surprit ; habituellement, à cette heure-ci il y avait de l’animation, à commencer par mes collègues. La surprise ne fit que croître en pénétrant dans l’agence. Il était 9 h 05, pas une lumière n’était allumée, ni un ordinateur, aucun bruit, rien qui puisse signaler la présence ne serait-ce que d’une seule personne. Les stores étaient tirés et il faisait un froid de canard. Après avoir appuyé sur l’interrupteur, j’avançai dans l’open space en me frottant les bras. Qui avait eu l’idée de couper le chauffage en ce début décembre ? Le bureau de Bertrand était plongé dans l’obscurité. Je n’aimais pas ça et surtout je ne comprenais vraiment pas ce qui se passait. Désarçonnée, j’attrapai mon téléphone et vérifiai mes mails, je les avais tellement peu regardés ce week-end que j’étais peut-être passée à côté d’une information. Pourtant, non, rien de spécial, ça avait été tranquille.

— Je suis ici, Yaël.

Je sursautai, et me retournai, la main sur le cœur.

— Bertrand, vous m’avez fait peur ! C’est une manie d’apparaître par surprise.

— Viens par là.

Il ne portait ni veste ni cravate, les manches de sa chemise étaient remontées sur ses bras. Décidément, cette journée débutait de manière étrange. Que se passait-il ? Que me cachait-il ? Je n’aimais vraiment pas ça. Je mis quelques instants à le suivre en salle de réunion.

— Assieds-toi, m’ordonna-t-il une fois que j’eus franchi le seuil.

Je lui obéis. Il referma la porte derrière moi et se mit à marcher de long en large sans dire un mot, semblant en pleine réflexion. Il paraissait exténué. C’était rarissime de le voir ainsi.

— J’ai donné une matinée de congé à l’équipe, m’annonça-t-il sans me jeter un coup d’œil.

Depuis quand faisait-il ce genre de choses ? Dans mon dos et en ce début de semaine chargée qui plus est ? Le problème devait être grave. Il se posta face à une fenêtre en regardant la rue, les mains dans les poches.

— Tu te souviens ? Je devais revenir vers toi au moment opportun à propos de l’association.

L’association… j’étais tellement occupée que je l’avais rangée dans un placard fermé à double tour. Brusquement, j’eus le sentiment d’avoir du mal à respirer, qu’une chape de plomb me tombait dessus.

— Beaucoup de choses ont changé depuis que nous avons eu cette conversation. J’ai pris des décisions…

Mon cœur se mit à cogner dans ma poitrine. Au mouvement de ses épaules, je compris que Bertrand inspirait profondément. Il se retourna et vint se planter en face de moi. Il appuya ses poings sur la table et emprisonna mon regard dans le sien. Je ne lui connaissais pas un visage aussi sérieux. Je crois même que je ne l’avais jamais vu comme ça. Il était grave.

— L’agence, c’est fini. Je monte un autre business.

L’information mit quelques secondes à monter jusqu’à mon cerveau, ce n’était pas possible ! Non ! Comment pouvait-il faire une chose pareille ? À moi, à tous les autres. On se défonçait pour lui depuis des mois, des années. Et il osait quitter le navire ! Nous planter. Nous laisser tomber après avoir sucé tout ce qu’il pouvait. Je me relevai d’un bond.

— Vous n’avez pas le droit ! Vous mettez la clé sous la porte, alors que les affaires n’ont jamais été si florissantes et que nous avons plein de projets ! Comment…

— C’est fini pour moi, pas pour toi, ni pour les autres.

Je m’étranglai.

— Mais… mais… ça veut dire quoi ? Quelqu’un va vous remplacer ?

C’était plus une affirmation qu’une question. Je m’écroulai sans aucune dignité ni tenue sur ma chaise, et posai mes coudes sur la table, prenant ma tête entre les mains. Je ne savais travailler qu’avec lui, il m’avait tout appris, il avait été mon guide, mon professeur. Il était mon socle. J’étais bonne pour aller chercher du travail ailleurs. Mon avenir professionnel venait de s’écrouler comme un château de cartes, j’étais vide, j’avais cru toucher le fond lorsqu’il m’avait envoyée en vacances, la période qui s’annonçait serait pire que tout.

— Yaël, regarde-moi.

Je relevai la tête en le fuyant pourtant du regard ; je regardai à droite, à gauche, scrutai le plafond, puis la moquette et, enfin, une infime poussière volant dans l’air. Il tapa du poing sur la table, je sursautai et l’affrontai du regard. Sa colère froide me rappela celle de mes débuts.

— Tu le fais exprès, ma parole ? Grandis un peu ! C’est toi qui prends ma place !

Ma respiration se fit plus courte. Il s’assit sur le coin de la table, subitement plus calme, soulagé d’un poids.

— Mais… Bertrand… nous devions être associés… J’ai besoin de vous.

Il se fendit alors d’un sourire.

— Ça fait des mois que je te prépare et des semaines que je te teste sur tes capacités à diriger seule. Crois-moi, si je fais ça, c’est que tu es prête, je ne mettrais pas en péril cette boîte où j’ai laissé jusqu’à ma chemise. Que tu prennes ma place est mérité et n’est que la suite logique.

— Mais…

— Tu prends donc ma succession à compter de cette minute, de mon côté, j’ai d’autres projets en tête. Je reste propriétaire des lieux, tu me verseras un loyer quasi symbolique. Je te cède quarante-neuf pour cent de mes parts, et je toucherai une fois par an mes dividendes. En dehors de ça, tu es la patronne. À toi de trouver un équilibre.

L’équilibre dans ma vie…

— Nous l’annoncerons cet après-midi à toute l’équipe, quelque chose me dit que certains vont être heureux. Tu as prouvé que tu étais bien meilleure que moi avec eux. Je te soutiendrai un mois ou deux si nécessaire.

Hein ? Quoi ? Non ! Pas si vite ! Mais que m’arrivait-il ? Pourquoi étais-je dans un état pareil ? Tétanisée par la panique, des sueurs froides dans le dos, les mains moites, les tempes douloureuses.

— Bertrand, il me faut plus de temps, le suppliai-je d’une toute petite voix.

— Un jour ou l’autre, il faut sauter dans le grand bassin.

* * *

Au moment où mes collègues — mes employés ? — arrivèrent, en début d’après-midi, je m’enfuis en courant et m’enfermai à double tour dans les toilettes. Je pris appui sur le lavabo et fixai mon reflet dans le miroir. Mon double m’interpella : Merde ! Yaël, il se passe quoi, là ? C’est le rêve de ta vie ! L’agence est à toi. Et maintenant qu’on te la sert sur un plateau, tu fais ta timide, ta trouillarde, et tu oublies que tu es la meilleure. Tu es celle qui est prête à écraser tout le monde pour obtenir le pouvoir, qui a misé toute sa vie là-dessus. Rien n’a changé. Je ne me trompe pas ?

— Reprends-toi, dis-je sèchement à mon reflet.

C’est vrai, je suis celle-là. J’étais prévenue, j’ai bossé comme un chien pour en être là aujourd’hui. Il était temps de me jeter dans la fosse aux lions. Ils étaient installés autour de la table, Angélique avait pris soin de laisser une place libre pour moi, je lui fis un petit signe de tête négatif après avoir croisé le regard déterminé de Bertrand ; je devais commencer dès à présent à assumer mon rôle en me mettant franchement à côté de lui, à son niveau. Parfaitement détendu, il se lança :

— Courant septembre, je vous avais informés de changements susceptibles d’advenir ici. Je monte une nouvelle société. À partir de maintenant, vous êtes sous la direction de quelqu’un d’autre avec tout ce que ça peut comporter comme changements. Comme vous vous en doutez, c’est Yaël.

Il me regarda, recula de deux pas et me fit signe de prendre sa place.

— Bonjour à celles et ceux que je n’ai pas encore croisés…

J’inspirai profondément, en fermant les yeux quelques secondes. Des dizaines de souvenirs traversèrent mon esprit, allant du premier jour où j’avais mis les pieds ici, à celui où j’avais cru être virée après la disparition de Marc, puis mes premières victoires de contrat, mes vacances forcées. Je revis l’étudiante gauche et mal fagotée, et je pris conscience de celle que j’étais aujourd’hui, une femme d’affaires puissante. J’avais réussi, enfin. La réalité me frappa ; je vivais un des moments les plus importants de ma vie. Je redressai vivement la tête. Je leur traçai dans les grandes lignes mes projets et mon ambition pour l’agence. Ensuite, je me tournai vers Bertrand.

— Avez-vous quelque chose à ajouter ?

Il secoua la tête. Puis je regardai à nouveau l’équipe.

— Des questions ?

Silence.

— Eh bien, dans ce cas, au travail !

Tout le monde se leva, ils saluèrent les uns après les autres Bertrand en lui souhaitant bonne chance, puis chacun vint me féliciter avant de reprendre son poste. Une fois la salle de réunion déserte, je soufflai un grand coup et m’écroulai sur une chaise. J’étais vidée, mais ça s’était plutôt bien passé.

— Tu t’en es parfaitement sortie.

— Merci, Bertrand. Vous êtes certain que vous ne voulez pas rester un peu plus longtemps ?

— Le fauteuil de patron est trop petit pour deux.


Il était près de 21 heures, l’agence était à présent déserte ; même Bertrand était parti. Je n’aurais jamais osé lui demander les raisons qui avaient motivé une telle décision, j’en aurais pourtant eu grand besoin.

J’étais assise à mon bureau, observant tout autour de moi ; c’était déjà ma maison, ça allait le devenir plus encore. Sans rien demander, je venais d’obtenir ce dont je n’aurais jamais osé rêver, ma vie ne pouvait être plus parfaite. Sauf que les rêves, la consécration professionnelle et la perfection ont leur prix à payer. Je savais que lorsqu’on reprend une entreprise, il y a des décisions à prendre, parfois difficiles, il faut savoir trancher dans le vif. Pas évident, mais indispensable. Je l’avais toujours su. J’attrapai mon téléphone pour commander un taxi. Je fis un nouveau tour aux toilettes et découvris ma sale tête. La journée avait laissé des traces.

* * *

Les lumières de la devanture de la brocante étaient éteintes, pas celles de l’intérieur. Je trouvai Marc briquant un meuble. Je poussai la porte et fus saisie par la musique, je haïssais le hasard ; il écoutait Supertramp. Les dernières notes de Don’t leave me now retentirent au moment où il se tourna vers moi, et un sourire illumina ses traits. Il avança en retirant ses lunettes, comme la première fois où j’étais tombée sur lui, six mois plus tôt.

— Tu as l’air fatigué, me dit-il toujours plus près de moi alors que je restais sur le seuil.

— Grosse journée, effectivement.

— Viens dans mes bras…

Son sourire disparut quand il vit derrière mon épaule le taxi qui m’attendait, warning allumés, dans la rue. Il fronça les sourcils.

— Tu ne restes pas ?

— Non.

— Pourquoi ?

Désarçonné, il se figea à un mètre de moi et planta son regard dans le mien.

— Yaël, que se passe-t-il ?

— On va s’arrêter là, tous les deux. Ça ne rime pas à grand-chose.

Il eut un mouvement de recul, comme si je venais de le frapper. Contrôle.

— De quoi tu me parles ?

— Écoute, on s’est bien amusés ensemble ces derniers temps, mais on n’a pas… on est trop différents.

Il se redressa.

— Tu te fous de ma gueule ? me balança-t-il en haussant le ton.

— Sois lucide, nous ne sommes pas sur la même longueur d’onde, tous les deux. Je suis ambitieuse, toi, ce que tu as te suffit, ce que je ne comprends absolument pas. Je n’ai pas de temps à perdre, ni de place pour m’encombrer de détails…

— T’encombrer de détails ! Mais…

— Ne fais pas l’étonné. Je te l’avais dit au début, les relations de couple, ça ne m’intéresse pas, les amoureux, la petite famille, tout ça… je m’en moque, ce n’est pas mon rêve. Tu aurais été là les dix dernières années, tu aurais su qu’avec moi, en général, ça ne dépasse pas plus de deux, trois nuits.

Il franchit la distance qui nous séparait et m’empoigna par les bras, je ne flanchai pas et le défiai du regard. Contrôle. Il ne m’avait jamais paru aussi grand.

— Où es-tu ? Yaël ! Ce n’est pas toi, cette salope ?

Ses mains remontèrent jusqu’à me tenir par le cou, comme il aimait tant le faire lorsqu’il m’embrassait. Il détailla mon visage, mes cheveux, le regard de plus en plus dur, la mâchoire tendue, la respiration hachée ; ses mains serraient de plus en plus fort ma nuque. Je restai impassible. Contrôle.

— Je nage en plein délire, dit-il de sa voix grave, plus lasse.

— Quand on a commencé, tu m’as toi-même dit que comme tu sortais tout juste de ton divorce…

Il me lâcha, comme si mon contact le brûlait. Il recula de plusieurs pas, mit une distance désormais infranchissable entre nous, sans me quitter des yeux, le regard de plus en plus noir. Il réfléchissait à toute vitesse, je le sentais. Au fur et à mesure, la fureur enflait, son corps se tendait, il serra les poings, la veine sur sa tempe battait. Il semblait complètement hors de lui. Je ne l’avais jamais vu sortir de ses gonds, lui toujours si calme et nonchalant. J’avais bien fait de ne pas repousser cette décision à plus tard. Contrôle.

— Si tu as cru que je cherchais autre chose que…

— Que de coucher avec moi ? tonna-t-il. Putain ! Mais comment j’ai pu me faire avoir comme ça ? Par la pire espèce de garce possible. Alors, c’est ça avec toi, tu prends, tu te sers et tu jettes ? Tu as tué celle que je connaissais, tu l’as piétinée, tu l’as réduite en cendre. Mais tu te prends pour qui ?

D’un mouvement de bras, il me toisa, d’un air dégoûté. Je soutins son regard. Contrôle.

— Tu t’es regardée ? Tu as l’air de quoi sur des talons ? Tu n’es qu’une gamine qui s’excite parce qu’elle croit qu’elle joue dans la cour des grands. Tu te permets de juger la vie des autres et de les prendre pour des cons. Alors que tu ne vaux rien. Tu ne respectes rien, pas même toi. Tu es prête à te vendre pour ton job de merde. J’aurais dû le comprendre le jour où je t’ai vue sortir d’un rendez-vous et te pavaner avec ces types obsédés par le pognon. Tu es froide, tu es vide. Ça sonne creux chez toi. Tu es morte. Y a rien à l’intérieur.

Ça ne servait à rien de rester plus longtemps, ça ne ferait qu’envenimer la situation. Et les choses étaient désormais claires. Contrôle.

— Je suis attendue, je vais te laisser.

— Ouais, c’est ça, barre-toi ! Monte dans ton taxi, retourne à ta vie de merde, cracha-t-il, la voix pleine d’amertume. Quand je pense que par ta faute j’étais à deux doigts de m’engueuler avec Adrien, en prenant ta défense, en te trouvant des excuses ! Alors que tu fais du mal partout où tu passes, tu salis tout, Yaël…

Il frotta son visage avec ses mains. Mon regard fit le tour de la brocante, avant de se poser sur lui une dernière fois, puis je tournai les talons.

— Je regrette que tu sois rentrée ici la première fois, déclara-t-il alors que j’avais la main sur la poignée de la porte. Je vivais mieux avec ton souvenir qu’avec celle que tu es devenue. Je ne veux plus jamais entendre parler de toi, Yaël.

Contrôle. Sans me retourner, d’une démarche fière et professionnelle, je rejoignis le taxi dont le compteur tournait toujours. Le chauffeur m’ouvrit la portière, je grimpai dans la voiture, posai mon sac à côté de moi, et pris mon téléphone dans ma main, pour vérifier si j’avais reçu des mails. Il fit légèrement plus sombre, les lumières de la brocante venaient de s’éteindre.

— Toujours rue Cambronne, dans le quinzième ?

— Oui, allez-y.

Je fermai les paupières au moment où il démarra. Contrôle. Ça, c’était fait. Je pouvais passer à autre chose. Nous avions déjà parcouru une bonne distance, au moins trois rues, quand le contrôle sur mon corps dérapa par surprise. Après avoir balancé mon portable dans mon sac, je m’approchai du fauteuil du chauffeur en m’accrochant à l’appuie-tête.

— Arrêtez-vous, s’il vous plaît ! Tout de suite !

Il s’exécuta, j’ouvris immédiatement la portière, sortis de la voiture et fis quelques pas pour aller vomir un peu plus loin, dans le caniveau. Je me tenais le ventre, secouée de spasmes plus violents les uns que les autres : le prix à payer. Après quelques minutes, une bouteille d’eau arriva sous mon nez accompagnée de kleenex. Je rinçai et essuyai ma bouche, puis je repris ma place à l’arrière du taxi. Le chauffeur, ayant certainement peur pour le cuir de sa voiture, me tendit un sac en papier.

— Merci, lui dis-je la voix rauque. Mais je n’en aurai pas besoin, c’est passé… fini…

En arrivant chez moi, sans allumer les lumières, je restai sans bouger, debout dans l’entrée, de longues minutes. Mes mains se mirent à trembler violemment, ce qui me fit enfin réagir. Avec des gestes saccadés, je retirai mon manteau et l’accrochai. Je dus m’y reprendre à deux fois pour me servir un grand verre d’eau minérale glacée. Une fois dans ma chambre, je rangeai mes Louboutin à leur place dans le dressing. Avant d’affronter le lit toujours défait du regard, j’inspirai profondément en ouvrant et serrant mes mains pour les faire cesser de trembler. Puis, méticuleusement, je changeai les draps, il m’en fallait des propres, immaculés, sentant la lessive. Je tirai avec acharnement sur la couette pour la border le plus serré possible, quand mon cœur se crispa à m’en faire mal, ma respiration se coupa un bref instant, j’étouffai un cri. Je fermai les yeux pour me ressaisir, en tapant du poing sur le matelas. Contrôle ! Contrôle ! Contrôle ! J’enfouis les draps sales au fond du panier à linge. Mes vêtements de la journée y atterrirent à leur tour. L’eau de la douche glaça ma peau, je serrai les dents en me frottant énergiquement, même mon visage eut droit à une abrasion. Ensuite, sans jeter un coup d’œil à l’image que me renvoyait le miroir, je m’activai côté dents : brosse à dents électrique puis fil dentaire. J’enfilai un pyjama propre, avant d’ouvrir le tiroir de la table de nuit où je récupérai ma plaquette de somnifères et gobai un comprimé en avalant l’intégralité de mon verre d’eau.

Je pus enfin m’allonger dans mon lit, téléphone à la main. Contrôle. J’avais du ménage à faire dans le répertoire ; j’effaçai un numéro, un seul. Une fois le réveil programmé et dans l’obscurité, je restai sans bouger, la couette remontée jusqu’au cou, le regard fixé sur le plafond.


Chassez le naturel, il revient au galop. Telle fut ma première pensée en ouvrant les yeux à 6 h 28. J’étais déjà au travail. Deux minutes plus tard, le réveil sonna, je me levai, retapai le lit et enfilai ma tenue de sport. À 7 heures, je franchis le seuil de la piscine, à la grande surprise de l’agent de service.

— Mademoiselle Yaël, je suis content de vous voir ! Ça faisait longtemps !

— J’avais un vieux dossier à classer. Mais ne vous inquiétez pas, c’est de l’histoire ancienne.

— Vous êtes sûre que tout va bien ?

— Euh… bien… très bien, lui répondis-je en soupirant.


À 8 h 57, je m’assis à mon bureau, prête à démarrer la journée. Dix minutes plus tard, Angélique s’approcha :

— J’imagine que maintenant vous ne viendrez plus prendre un café avec le reste de l’équipe ?

— Si, bien sûr, lui répondis-je en me levant.

Je la suivis et fus accueillie par de grands sourires, on me tendit un café et je m’accoudai à l’îlot central de la kitchen.

— Salut, patronne ! s’exclama Benjamin, déchaîné. C’est cool ! Tu as dû faire une sacrée fête, hier soir ! Tu as une de ces têtes ! Gueule de bois ?

Si tu savais…

— On peut dire ça…

— Plus sérieusement, prévois-tu de grands changements, une fois que Bertrand sera parti ?

Toujours les yeux dans le vague, je me répétai mon nouveau mantra : Contrôle. Je lui adressai un regard déterminé.

— Effectivement, ça va évoluer. Je vais vous rencontrer en entretiens individuels.

— Bonnes nouvelles ?

— Je le pense.

Je me redressai.

— Je vous laisse.

Au moment de rejoindre l’open space, je me retournai.

— Angélique, je pars en rendez-vous extérieurs.

— Très bien, je prends vos messages.

— Non, vous m’accompagnez.


Le reste de la semaine, je m’épuisai en travaillant. Je me rendais à tous mes rendez-vous programmés durant les semaines passées, presque toujours accompagnée par Angélique — elle ferait partie des premières à prendre du grade. Je débutai mes entretiens. Tout en restant attentive à leurs idées et désirs d’évolution de carrière, je leur faisais part des décisions déjà prises. Je ne perdais pas de temps. Par tous les moyens, il fallait que je contrôle, aussi dès que je recevais un appel ne concernant pas le travail ou ma prise de fonction, je renvoyais automatiquement l’appel vers ma messagerie. Je faisais en sorte de rentrer de plus en plus tard le soir chez moi. Lorsque je finissais par m’écrouler sur mon lit, j’avalais mon bonbon préféré, le somnifère.


Le vendredi matin, Angélique se présenta à mon bureau.

— Yaël, vous devez avoir un problème avec votre téléphone.

— Non. Pourquoi ?

— Désolée de vous contrarier, mais il semblerait que plus personne ne puisse vous laisser de message, votre boîte vocale est saturée.

— Bon… je vais voir ça. Merci.

J’attrapai mon téléphone et interrogeai la messagerie. À l’instant où j’entendis la voix de ma sœur, je regrettai mon geste, elle m’avait laissé un premier message mardi matin : « Sœurette, ça tient toujours pour demain ? Je suis tout excitée à l’idée de vous avoir tous les deux à la maison avec Marc. Ne t’inquiète pas, je n’ai pas rameuté la cavalerie. Rappelle-moi, bisous. » Je fermai les yeux. Deuxième message, mercredi matin : « Yaël, je m’inquiète, vous venez bien ce soir ? Cédric va appeler Marc. » Je posai ma main sur ma bouche. Troisième message, mercredi soir : « On vient d’avoir Marc au téléphone ! C’est quoi cette histoire ? Rappelle-moi immédiatement ! » Jeudi midi : « C’est quoi ces conneries ? Je ne comprends rien ! Tu es devenue complètement cinglée ? Qu’est-ce qui t’a pris ? Rappelle ! C’est un ordre ! » Toujours jeudi, le soir cette fois-ci, mais j’eus la surprise d’entendre la voix de mon beau-frère : « Yaël, ce n’est pas mon genre de me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais je sors de chez Marc… on l’a forcé à nous parler avec Adrien… ça a été compliqué, mais il a fini par nous raconter. Je ne te reconnais pas. Pourquoi as-tu joué avec lui ? Comment as-tu pu lui faire ça ? » Les suivants, je les effaçai sans même les écouter.

J’entendis au loin la voix d’Angélique :

— Votre rendez-vous est arrivé. Voulez-vous que je le fasse patienter ?

Je levai les yeux vers elle, ses contours étaient flous.

— Vous pleurez ?

Une larme roula.

— Non, lui répondis-je en passant la main sur ma joue.

Alice essaya de m’appeler à intervalles réguliers tout le reste de la journée et je la renvoyai chaque fois sur la boîte vocale. Puis il y eut Adrien, pas besoin d’écouter pour savoir qu’il devait me traiter de tous les noms, et Jeanne s’y mit aussi de son côté. Combien de temps allais-je pouvoir les ignorer et éviter de les affronter ? Ce dont j’étais certaine, c’était que je ne voulais pas les entendre, entendre leurs reproches, leurs attaques. J’avais bien assez à faire avec ma conscience. Ma sœur, que j’étais peut-être en train de perdre aussi, devrait se contenter d’un SMS : « Alice, tu ne me comprendras pas, j’ai fait un choix que j’assume, je ne pouvais pas faire autrement. J’espère qu’au moins, toi, tu me pardonneras. Laisse-moi du temps. Je t’embrasse. » J’appuyai sur la touche envoi avant de craquer et de demander des nouvelles de Marc. Comment avais-je pu laisser les choses aller aussi loin entre nous ? Je savais dès le début que je ne pourrais pas lui accorder la place qu’il méritait dans ma vie, que je n’étais pas celle qui le rendrait heureux. Si les wonderwomen qui cumulent tout existaient, je n’en faisais pas partie. La conclusion était douloureuse : en me laissant aller, je lui avais ouvert la voie de mon cœur, je l’aimais par tous les pores de ma peau, je l’aimais tout simplement. Je l’avais attendu si longtemps, et je n’étais plus disponible alors que je le voulais plus que tout. Quand je pensais à lui, j’avais mal partout ; ma gorge se nouait, je n’arrivais plus à parler, alors que c’était le fondement même de mon métier, mes muscles se tétanisaient, et j’avais envie de tout envoyer valdinguer. La douleur pouvait me saisir à n’importe quel moment, mon corps, mon cœur, ma tête souffraient à en hurler. Je passais mon temps à cacher mes mains qui tremblaient quasiment en permanence. J’avais renoué avec les nausées et l’estomac noué, je ne mangeais plus rien à nouveau. Je me faisais l’effet d’être une droguée en manque. Dès que je fermais les yeux, son visage le soir de notre rupture m’apparaissait, je revoyais son regard chargé de haine et de dégoût, j’entendais ses paroles furieuses. J’étais brisée à l’intérieur. Pas besoin de s’étendre des heures là-dessus. Alice me répondit dans la minute : « Je ne te reconnais plus. J’ai perdu ma petite sœur. Je n’arrive pas à comprendre… »


Noël arrivait, mes parents aussi, la douleur, elle, s’enkystait. Je passais mes journées et une partie de mes soirées à l’agence. Les nuits, je les passais encore chez moi, je n’avais plus besoin de somnifères, finissant par sombrer à cause des larmes ; mais elles ne m’apportaient aucun repos tant j’étais hantée par des cauchemars, des migraines, des maux de ventre. Je n’échangeais avec Alice que des SMS factuels sur l’organisation des fêtes : qui ferait quoi ? Où ? Les cadeaux ? Le menu ? Je réussissais à faire bonne figure à l’agence, en tout cas je l’espérais. J’avais souvent des absences en pleine réunion. Et quand je redescendais sur terre, je ne savais plus où j’étais. Sans que j’en aie jamais parlé avec elle, Angélique, qui ne me quittait pas d’une semelle, rattrapait toujours la situation d’une pirouette. Je sollicitais de moins en moins Bertrand, pour l’unique et bonne raison que je le fuyais, ne voulant pas qu’il se rende compte de mon mal-être. Je m’accrochais à l’agence, je l’avais voulue, je l’avais, j’avais tout fait pour.


Nous étions le 23 décembre, mes parents venaient d’atterrir à Orly, et je n’étais pas là-bas à les accueillir. Habituellement, c’était la seule entorse à mon planning, je rejoignais toujours Alice et nous y allions ensemble. Cette année, j’avais fui ma sœur, repoussant au maximum la confrontation, tendant le bâton pour me faire battre en servant l’excuse en or du travail. Je serais d’ailleurs la seule à travailler ce soir et les jours suivants ; j’avais donné trois jours de congé à l’équipe. Ils étaient tous sur le départ, d’autant plus de bonne humeur qu’ils venaient de recevoir la prime de fin d’année. À peine la porte fermée derrière eux, mon sourire de façade s’effaça, je tournai les talons, prête à reprendre place derrière mon écran quand je rencontrai le regard de Bertrand.

— Yaël, dans mon bureau !

Je soupirai. Il est encore là, lui… À première vue, il avait bien l’intention d’exercer son pouvoir jusqu’à la dernière minute. En traînant les pieds, je le rejoignis et pris place en face de lui.

— Prendre soin de ton équipe, c’est bien. Mais si tu veux que ça fonctionne à long terme, il va falloir que tu fasses attention à toi aussi.

Je me raidis.

— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler ! Ne vous en faites pas pour moi, lui répondis-je en balayant sa remarque d’un revers de main.

— Oh ça, pour faire ton job, il n’y a rien à dire ! Je ne m’inquiète pas pour l’avenir de l’agence sauf si tu continues à errer comme une âme en peine et que les résultats t’obsèdent de façon pathologique. Méfie-toi. Avant, tes collègues avaient peur de toi ou refusaient de travailler à tes côtés. Aujourd’hui, ils viennent me voir pour savoir quoi faire pour t’aider. Crois-tu que personne n’a remarqué tes yeux rouges le matin quand tu arrives ? Ou quand tu pars précipitamment t’enfermer dans les toilettes ?

Je suis grillée. J’étais épuisée. Je voulais être ailleurs. N’importe où, mais pas là.

— Ce n’est rien, ça va passer.

Je détournai le visage, refusant de l’affronter du regard, sentant les larmes toute proches.

— Je ne me suis jamais mêlé de la vie privée de qui que ce soit ici, mais il s’est passé quelque chose dans ta vie, qui t’a fait du bien, qui t’a rendue meilleure et, du jour au lendemain, tu as perdu ta flamme. Immédiatement après que je t’ai annoncé mon départ.

— Je refuse d’en parler, lui répondis-je, prête à me lever.

— Ton… ton ami… celui que j’ai aperçu… a mal pris ta promotion ?

Je m’écroulai à nouveau dans ma chaise, le dos voûté.

— Non… ce n’est pas ça… il n’est même pas au courant, personne n’est au courant d’ailleurs, lui répondis-je sans même m’en rendre compte.

— Je ne comprends pas.

— J’ai préféré le quitter…

C’était sorti tout seul. Je tombais si bas, que j’en venais à me confier à Bertrand.

— Pourquoi as-tu fait ça ?

— Parce que je n’allais pas y arriver ! lui répondis-je en haussant le ton, incapable de me maîtriser.

— Qui t’a dit une chose pareille ?

— Vous !

— Moi ? C’est la meilleure, celle-là ! Quand t’ai-je dit de faire un choix entre ta carrière et ta vie perso ?

Je bondis de ma chaise, hors de moi. Qu’était-il en train de me raconter ?

— Tout le temps ! Reste concentrée, Yaël ! l’imitai-je en m’agitant comme une folle furieuse devant son bureau. Rien ni personne ne doit entraver ta carrière ! Combien de fois m’avez-vous dit ça ?

— Ça ne veut pas dire que tu dois être seule.

Je m’arrêtai en le fusillant du regard. Il est gentil, lui ! Il est bien placé pour en parler, alors que sa seule obsession, c’est son job !

— Mais si ! Vous êtes bien seul ! C’est bien que ça doit être obligatoire pour réussir.

— Je ne suis pas nécessairement un exemple à suivre et…

— Ne vous foutez pas de moi, Bertrand ! Vous avez bien quitté votre femme pour votre carrière ?

— D’où tu sors ça ? s’énerva-t-il. Et non, je l’ai quittée parce que nous ne prenions pas la même direction, ce n’est pas pareil.

— C’est tout comme…

— Tu te trompes.

Je me postai face à lui, les mains sur les hanches, en retenant des envies de meurtre. Il me fixait.

— Ça suffit, Bertrand ! On arrête de jouer. J’ai basé ma vie sur votre façon de faire. Passez à table, lui ordonnai-je, la voix vibrante de colère.

Il prit une profonde inspiration.

— Quand je te disais que personne ne devait t’entraver, ça voulait simplement dire que tu ne devais pas renier tes ambitions à cause de la personne avec qui tu vis. Quand on fait ça, un jour ou l’autre on trinque, et on finit par rendre l’autre responsable de son échec. La question du choix ne doit pas se poser.

— Et vos enfants ? insistai-je.

Il fallait que je trouve une raison, une seule, une toute petite qui justifiait ce que j’avais fait. C’était impossible que je me sois trompée à ce point ! Ce serait insupportable.

— Mes enfants sont grands aujourd’hui, ils mènent leur vie. Ma carrière ne m’a pas empêché de m’occuper d’eux et de les voir grandir, certes de loin. Mais comme plus de la moitié des pères divorcés. Je ne dis pas que c’est la meilleure solution, on fait avec ce qu’on a, je ne les aurais jamais abandonnés pour mon job. Pour qui me prends-tu ? Tu ne sais rien de ma vie !

Nous nous défiâmes du regard. Je tenais encore bon. Pourtant je sentais mon assurance s’effriter peu à peu.

— Ne me rends pas responsable de tes échecs, Yaël. Tu es une grande fille. Tu as fait des raccourcis et tu as tout interprété à ta manière pour te trouver des excuses. Et puis qui t’a dit que je n’avais personne dans ma vie ? Tout n’est que question de confiance et de respect.

Je m’écroulai sur ma chaise, mes repères professionnels s’effondraient comme un château de cartes. Je me serais donc sacrifiée pour rien ? J’étais vide, j’étais seule pour rien.

— Alors maintenant tu vas m’écouter. Quand je t’ai proposé l’association, j’avais des doutes. Et il s’est effectivement passé ce que je craignais, tu es devenue folle, tu as complètement déraillé. On ne peut pas tenir un rythme pareil quand on est seul, personne ne le peut. Moi, je tiens parce que j’ai ma bulle d’oxygène qui m’attend et me soutient, sans s’oublier elle-même, elle a une carrière brillante de son côté, et c’est son choix, je le respecte. Ambition ne doit pas rimer avec solitude. Je vais être honnête avec toi, durant tes vacances, j’ai envisagé d’autres options que notre partenariat. J’ai quand même voulu te laisser une dernière chance. J’ai toujours cru en toi, Yaël. Je pensais que tu en avais la force, j’attendais que tu aies le déclic. Et le miracle est arrivé, tu étais sur la voie de l’équilibre. Ça n’a fait qu’aller de mieux en mieux et j’ai pensé que tu étais prête. T’ai-je fait un seul reproche, une seule allusion sur ton travail depuis que j’ai compris qu’un homme partageait ta vie ?

— Non, avouai-je au bord des larmes.

— Et tu as tout mis par terre en agissant sur un coup de tête.

— Je l’aurais fait souffrir…

— Il n’a pas franchement l’air d’un gamin en détresse. Tu ne lui as même pas demandé son avis. Je dirais que c’est ça, le pire, tu ne lui as pas laissé le choix. Si toi tu ne devais pas choisir entre ton job et lui, lui avait le droit de choisir d’accepter ou non de te soutenir.

Je ne pensais pas qu’il était possible de me sentir encore plus mal que ces derniers jours et, pourtant, Bertrand venait de m’achever. J’étais passée à côté de ma vie, terrifiée à l’idée de tout foirer. Aujourd’hui, rien n’était récupérable. C’était trop tard.

— Je te préviens, Yaël, c’est la première et la dernière fois que nous avons cette conversation, reprit-il sans me laisser le temps de digérer. Maintenant, ce n’est pas à moi de te dire quoi faire. Mais ressaisis-toi d’une façon ou d’une autre.

Il se leva et enfila sa veste.

— Bon Noël.

En passant à côté de moi, il posa sa main sur mon épaule et la serra. Puis il quitta la pièce. Je restai stoïque sur ma chaise, écoutant le bruit de ses pas décroître, puis la porte de l’agence s’ouvrir et se refermer. Durant de longues minutes de catatonie, je revécus la séparation avec Marc — les horreurs que j’avais pu dire pour justifier notre rupture et les mots si durs, si vrais, si légitimes qu’il avait eus pour moi —, je me remémorai les paroles de Bertrand, visualisant mon avenir solitaire. Puis, je me levai d’un bond. Je fonçai vers mon bureau et récupérai mes affaires. Je claquai la porte de l’agence, dévalai les escaliers. Je hélai un taxi et donnai au chauffeur l’adresse de la brocante. Trouver le rideau baissé et les lumières de son appartement éteintes en arrivant fit naître en moi une vague d’angoisse et raviva de vieux souvenirs douloureux ; je demandai au chauffeur de me conduire chez Louis, sa cantine. Là aussi, porte close. Toujours recroquevillée sur la banquette arrière, j’attrapai mon téléphone, prête à l’appeler. Et je me souvins que dans un élan de folie je l’avais effacé du répertoire. Ma dépendance totale à mon iPhone me coûtait cher puisque mon cerveau ne mémorisait plus aucun numéro.

— Où allons-nous ? chercha à savoir le chauffeur.

Il me restait un endroit où aller : chez son grand-père. Je puisai dans les tréfonds de ma mémoire pour retrouver l’adresse. Le taxi traversa à nouveau Paris ; il y avait dix ans, j’avais pris le métro pour y aller, mais mon état de nerfs était significativement le même, je tremblais comme une feuille, les yeux pleins de larmes. Aujourd’hui, la culpabilité me dévorait et le sentiment de gâchis m’écœurait. En arrivant au pied de l’immeuble, je me sentis bête ; n’ayant pas le code, comment allais-je faire pour y pénétrer ?

— Et maintenant, on fait quoi ? me demanda le chauffeur du taxi alors que je ne bougeais pas de ma place.

— On attend.

Je trouverais bien un pigeon pour m’ouvrir.

— Je n’ai pas que ça à faire !

— Votre compteur ne va pas s’en plaindre ! Ne bougez pas ! lui ordonnai-je en sortant précipitamment du véhicule.

Quelqu’un s’approchait de la porte, je saisis l’occasion et réussis à en profiter. Pieds nus, je piquai un sprint dans l’escalier jusqu’au troisième étage. Je fus frappée par le souvenir des lieux, intact dans ma mémoire. Je sonnai à la porte, puis tambourinai sur le bois.

— Abuelo ! Abuelo ! hurlai-je. Ouvrez-moi, c’est Yaël !

Après quelques minutes, j’entendis le cliquetis des serrures. Et la porte s’ouvrit sur le vieil homme. Mes sanglots me faisaient hoqueter. Il m’ouvrit ses bras, je m’y réfugiai et m’accrochai à son gilet de laine qui sentait la naphtaline. Ses mains de grand-père caressèrent délicatement mes cheveux.

— Entre, ma petite Yaël, me dit-il doucement.

Toujours aussi chaleureux, il me prit par les épaules et m’entraîna dans le long couloir. Puis il m’aida à m’asseoir sur une chaise de la table de la salle à manger.

— Tu as la peau sur les os, et tu es frigorifiée, dit-il en s’éloignant vers la cuisine.

Je levai alors la tête et mes yeux tombèrent sur le buffet, sur des photos de Marc, petit garçon, adolescent, dans la vingtaine aux Puces. Je vis aussi une vieille photo en noir et blanc, jaunie par les années, d’Abuelo et de sa femme, l’amour de sa vie, comme me l’avait dit Marc.

— Elle était merveilleuse, me dit Abuelo en revenant à côté de moi. Un ange…

En l’observant la regarder, je fus frappée par l’amour qui se lisait sur ses traits.

— Avant que tu ne me poses la question : ne t’inquiète pas, il n’a pas disparu, il n’est pas parti. Il fait juste ce qu’il peut. Maintenant, mange, me dit-il.

Il posa un bol de soupe sous mon nez, et une grande cuillère en argent. C’était du fait-maison. Le parfum de légumes me renvoya en enfance. Il me tendit un mouchoir en tissu à carreaux. J’essuyai mon nez et mes joues. Puis je plongeai la cuillère dans le bol. Abuelo s’assit à côté de moi, et me regarda avaler sa soupe jusqu’à la dernière goutte. Sans atténuer la douleur, chaque gorgée me réchauffa. Quand j’eus fini, il se releva en emportant mon bol et revint quelques minutes plus tard avec une banane coupée en rondelles dans un ramequin.

— Ça va te faire du bien.

Et ça recommença. Il m’observa manger mon fruit. Il ne rouvrit la bouche que lorsqu’il ne resta plus aucun morceau.

— Ma petite Yaël, je n’ai jamais oublié ton visage lorsque je t’ai annoncé qu’il ne reviendrait pas, il y a dix ans. Tu m’as hantée. J’aurais voulu ne jamais revoir ça.

Il mit sa main sur mon bras et ajouta :

— Pardonne-moi de t’avoir fait ça. Mon petit-fils n’a jamais su à quel point tu souffrais à l’époque. Il fallait qu’il aille de l’avant… Je le regrette…

— Vous n’y êtes pour rien. Laissons le passé où il est, c’est aussi bien.

— On dit que les plus belles histoires sont les plus difficiles. J’aurais quand même préféré que vous soyez épargnés tous les deux.

— Tout est de ma faute, Abuelo.

— On a tous droit à l’erreur.

Nous restâmes de longues minutes sans rien dire, sa main toujours sur mon bras, ma main sur la sienne, les larmes dégoulinant sur mes joues.

— Maintenant, tu vas rentrer chez toi, te reposer et vous laisser du temps.

— Merci pour votre accueil.

— Ma porte te sera toujours grande ouverte.

Je remis mon manteau et attrapai mon sac à main, posé par terre. Puis je me permis d’aider Abuelo à se lever de sa chaise. Bras dessus, bras dessous, il m’accompagna jusqu’à la porte d’entrée. Une fois sur le palier, je le regardai, la trouille au ventre de ne jamais le revoir. Il me fit son gentil sourire.

— À bientôt, ma petite Yaël. Sois prudente en rentrant chez toi.

— Oui…

Ma gorge se noua, puis il referma la porte, et je l’entendis verrouiller ses nombreuses serrures. Je descendis l’escalier moquetté, toujours pieds nus, et ne remis mes chaussures que devant la porte de l’immeuble. À ma grande surprise, le taxi n’avait pas bougé. Je récupérai ma place à l’arrière.

— Je vous prie de m’excuser.

— Les excuses, ça ne m’intéresse pas. Mais c’est direction le poste, si vous ne payez pas.

— Vous aurez votre argent.

— On va où, maintenant ?

Je ne donnai pas mon adresse, mais celle de ma sœur ; j’avais besoin d’elle, de Cédric, des enfants et de mes parents. Et je devais m’excuser. Pour tout. Pour le mal que j’avais fait pendant dix ans.


Alice m’ouvrit la porte, nous nous regardâmes longuement. Et puis ma vue se troubla, elle me tendit les bras, je m’y jetai.

— Pardon, Alice. Je ne sais pas ce qui m’a pris.

Elle me berça en caressant mes cheveux.

— Tu es là, tout va bien. Entre.

Elle m’entraîna dans l’entrée et prit mon visage entre ses mains.

— J’ai fait la plus grosse connerie de ma vie.

— Mais non… ça va s’arranger. Et tu dois te calmer d’abord…

— Mais s’il ne veut plus jamais entendre parler de moi…

— Ton père ira le chercher par la peau des fesses !

Papa ! Alice me lâcha, je me jetai dans les bras tendus de mes parents. J’étais une petite fille qui avait besoin de se faire consoler et gronder par son papa et sa maman.

— Ma sweet Yaël, murmura ma mère à mon oreille. Tout va s’arranger, tu vas voir.

I don’t know, mum, I don’t know…

What’s happening ?

Je soupirai en me détachant d’eux. Puis je croisai le regard de Cédric.

— Je suis désolée, lui dis-je à lui aussi.

— Tu es une sacrée chieuse. Allez, viens par là.

Mon beau-frère vint m’attraper par les épaules et m’entraîna dans le séjour, décoré pour Noël. Alice avait chopé le virus avec notre mère, on se serait cru dans le salon de nos grands-parents maternels, avec des guirlandes, des bougies et des lampions à foison. Maman disparut dans la cuisine, et revint quelques secondes plus tard avec un mug de thé et une assiette de scones, ayant déjà réussi à en cuire une fournée alors que ça ne faisait que quelques heures qu’elle était arrivée ! Même à plus de 21 heures, ça restait le remède miracle pour tous les chagrins de son point de vue. Assise à côté de moi sur le canapé, elle me les prépara avec du beurre et de la marmelade maison, comme si j’avais encore cinq ans. Je devais vraiment faire peur à voir, ce soir, pour que tout le monde veuille me nourrir. Alice vint s’asseoir de l’autre côté, papa et Cédric s’installèrent dans les fauteuils en face.

— Je dirige l’agence depuis le début du mois, mon patron m’a cédé une partie de ses parts, leur annonçai-je sans plus attendre.

Je n’en pouvais plus de cacher ça.

— C’est merveilleux ! s’exclama mon père. Ton travail paie, cet homme n’est pas un ingrat. Tu dois être folle de joie !

— Merci.

Mon pauvre papa, si tu savais les horreurs que j’ai faites pour l’avoir, ce job. Ce boulot que j’adore entraîne ma perte.

— Eh bien, ça en fait des choses à fêter cette année, à Noël ! enchaîna ma mère. Entre le bébé et ta promotion ! Je suis fière de mes filles.

Non, maman, ne dis pas ça. Ne compare pas ce bébé de l’amour à mes conneries, ma solitude, et à la perte de Marc.

— Merci, maman, occupons-nous plutôt du bébé et d’Alice… Je vous ai abandonnés pour mon boulot, pour l’agence. J’ai tiré un trait sur l’essentiel toutes ces années. Je me suis trompée de priorités. Je vous délaisse… je… Pardon pour tout ce que je vous ai fait subir…

— Tu nous appelles plus qu’avant, me coupa-t-elle. Tu ne t’en es pas rendu compte ? On est contents, déjà. Marius et Léa n’ont pas arrêté de nous parler de toi et de ce que tu as fait avec eux cet été…

— C’est vrai, ça ! confirma papa. Depuis que tu es partie en vacances avec ta sœur, nous trouvons avec maman que tu gères mieux, même très bien tes responsabilités et le reste…

— On n’a plus affaire à un courant d’air depuis cet été, m’annonça Cédric. C’est pour ça qu’on n’a rien compris à ton attitude de cinglée…

Depuis cet été, depuis les vacances à Lourmarin, j’aurais eu envie d’ajouter depuis Marc. Il m’avait rendue meilleure, il m’avait redonné accès à mon humanité, il m’avait fait penser à autre chose que mon job et, pourtant, je n’avais jamais été si heureuse de travailler, comme si le fait que ma vie ne tourne plus autour de l’agence, m’avait permis de voir les choses autrement, de m’impliquer de la bonne façon et non plus pathologiquement pour compenser un manque. À ce stade de ma réflexion, un souvenir vieux de plusieurs mois me revint. Gabriel, ce client qui me pourrissait la vie, m’avait dit de mettre un peu de passion dans ma vie en me prédisant que cela me rendrait encore meilleure. À l’époque, je n’avais rien compris. Et pourtant, aujourd’hui, je devais reconnaître que ce sale type, qui n’était peut-être pas si mauvais que ça, avait raison. Tout arrivait. J’avais toujours cru que Bertrand n’avait que ça dans sa vie, alors que non, il y avait une femme qui l’attendait, le soutenait, qui acceptait son ambition. Marc, le peu de temps que nous avions partagé ensemble, ne m’avait jamais fait un seul reproche. Jamais il ne m’avait dit que mon travail nous empêchait de nous voir. Et pourtant Dieu sait qu’il avait dû en souffrir. Tout le monde avait toujours pensé que mon patron me lobotomisait, alors que je m’étais lobotomisée toute seule, comme une grande.

— C’est à cause de ça ? me demanda Alice en attrapant ma main dans la sienne.

Je la regardai, elle me souriait.

— J’ai paniqué, je pensais que je ne pouvais pas, je sais comment je peux devenir avec mon travail, alors… j’ai préféré…

— Garde tes explications pour lui. Nous, on sera toujours là. D’accord ?

— Je ne le mérite pas…

— Mais si…

— Je peux dormir ici ?

— Si le canapé te convient et que te faire réveiller par les enfants ne te pose pas de problème, je n’attends que ça !

— Moi aussi.

— Tu bosses demain ? me demanda Cédric.

— Euh… non… c’est Noël quand même.

Il retint un rire moqueur. Je le méritais.

— Serais-tu en pleine mutation ?

— J’espère… Je retourne au bureau le 26, pas avant. Promis.

— Dans ce cas, tu restes ici jusqu’à ton petit déj’ du 26 !

— Merci, mais il faudra que je repasse chez moi demain.

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