— 13 —

Les semaines qui suivirent, d’une manière inattendue et spontanée, je repris ma vie en main en commençant par changer certaines de mes habitudes. Ça débuta par un matin au réveil, je sortis du lit à 6 h 30, et j’eus la flemme d’aller me cailler à la piscine. J’avais surtout envie de rester au chaud sous ma couette et de traîner en pyjama avant de me rendre au boulot. À partir de là, chaque jour, je pris mon temps. Je compris que mon ancienne hyperactivité permanente ne m’apportait rien, que c’était vain et futile. Tout comme l’abrutissement au travail. À quoi bon ? Ça ne me donnait rien de plus que les autres de bosser comme une folle. Ma vie n’en était pas remplie pour autant. Alors, c’est certain, ce constat eut un goût amer. Je travaillais toujours autant sans compter mes heures. Cependant, ma réaction face à la lassitude et la fatigue changea. Je ne luttais plus, je m’écoutais, j’écoutais mon corps quand il me disait stop. Je ne cherchais plus à contrôler mes migraines. Quand j’en avais une, je rentrais chez moi me reposer. Souvent, je faisais un saut chez ma sœur pour dîner parfois juste avec elle et Cédric, parfois avec les autres aussi — j’avais fini par retrouver l’amitié d’Adrien et de Jeanne, qui par l’opération du Saint-Esprit ne m’en voulaient plus de rien ; Alice m’avoua que Marc avait recadré les choses avec eux en signifiant qu’ils n’avaient pas à s’en mêler, ni à me juger. Ces moments en leur compagnie m’étaient vitaux, je les savourais, je les aimais, ils remplissaient le vide de ma vie, ils me nourrissaient davantage que le travail l’avait jamais fait. Avec eux, j’arrivais à sourire, à rire parfois, mais plus difficilement. Il y avait toujours quelques minutes où je me sentais heureuse, où j’arrivais à mettre le reste un tout petit peu à distance. Ces soirs-là, quand je rentrais chez moi, j’étais moins oppressée.


Durant les fêtes, j’avais eu de grandes conversations avec mes parents, ils m’avaient accordé beaucoup de temps. Plusieurs soirs, ils vinrent me retrouver à l’agence pour que nous dînions ensemble. Cela avait été l’occasion de faire le point sur nos vies. Je les avais mis de côté depuis si longtemps, ils redécouvraient leur fille, mais leur fille les redécouvrait aussi. Je ne connaissais pas grand-chose de leur vie de retraités. Au fond de moi, je souhaitais recréer des liens aussi forts que ceux que nous avions avant que je devienne obsédée par le travail. Je voulais savoir leur quotidien et je voulais qu’ils connaissent le mien. Et puis, le jour où je les avais invités chez moi, j’eus un choc en voyant papa flageoler un peu sur ses jambes, essoufflé après avoir monté l’escalier de l’immeuble. J’avais passé cette soirée à les observer, les détailler sous toutes les coutures. Mes parents avaient vieilli, sans que je m’en rende compte. Ils ne seraient pas éternels. Je devais profiter d’eux davantage. À la suite de cette prise de conscience, j’embarquai mon père dans un projet un peu fou, mais qui ne pouvait plus être reculé, trop longtemps remisé au fond d’un placard : la restauration de la grange de la Petite Fleur. Je voulais partager quelque chose de fort avec eux, construire avec eux. J’avais envie de m’y investir et d’y passer du temps dès que je pourrais m’octroyer des pauses. La maison de la Petite Fleur allait devenir trop petite une fois que le bébé d’Alice serait né. Il nous fallait plus de place pour les réunions de famille. La grange, dans mes rêves de petite fille, était ma maison du bonheur. Je voulais la mettre en état de nous accueillir, moi particulièrement. De cette façon, mes parents gagneraient en confort en déménageant dans ma chambre actuelle avec leur propre salle de bains.

Fin janvier, je retrouvai papa là-bas, il avait travaillé sur ses plans et rameuté les artisans du coin qu’il connaissait. Il rajeunissait à vue d’œil en renouant avec son travail. Nous passâmes le week-end à tout mettre en place. Maman était du voyage, bien évidemment ! Elle vaquait à ses occupations en nous laissant nous salir dans la grange et peaufiner notre projet. Cependant, elle veillait au grain, d’un simple regard, elle calmait nos ardeurs quand nous dépassions les bornes au niveau de nos ambitions. Les travaux allaient débuter la semaine suivante, et je pris une décision radicale et inattendue : il fallait suivre le chantier de près, et il me sembla naturel de prendre en charge cette partie. Pour plusieurs raisons, les artisans étaient des amis de mon père, il ne les presserait pas comme moi, qui ne me laisserais pas monter sur les pieds, ni embobiner par des excuses bidons pour justifier le retard. Ensuite, je ne voulais pas que mon père se fatigue en faisant trop souvent le voyage depuis Lisbonne. Je m’y rendrais donc une fois par mois pour suivre le chantier pendant deux jours, mais aussi pour prendre l’air. Ça m’aérerait et ça me permettrait de recharger les batteries. Cet endroit, rempli de bonnes ondes, avait toujours été mon refuge, gamine, pourquoi ne pas en profiter adulte ?


Début février, Bertrand quitta l’agence. Les deux mois de passation étaient terminés. Bien qu’il ait insisté pour qu’on ne fasse rien, je tins à organiser un pot de départ. Chaque personne de l’équipe y alla de sa petite anecdote, se moquant ouvertement de la tyrannie et des maniaqueries de son ex-patron ; tout y passa : les sushis, les coups de pression, les réunions du vendredi soir à 19 h 30. Derrière ces traits d’humour, se cachait aussi un avertissement qui m’était directement adressé : pour que l’ambiance reste au beau fixe, j’avais intérêt à ne pas les harceler et à ne pas renouer avec mes vieux démons. Ça tombait bien, je n’en avais pas du tout envie, c’était désormais une autre vie pour moi. Ce fut le seul et unique jour où je vis la carapace Bertrand se fissurer. Il était gêné, limite ému. Toutes les personnes présentes lui devaient une partie de leur carrière, en avaient conscience et le remercièrent avec effusion. Il eut un mot d’encouragement et de félicitations pour chacun. Je compris que l’émotion le submergeait quand il finit par renvoyer tout le monde chez soi, sans plus s’attarder sur les au revoir.

— Yaël, dans mon bureau !

Sans réfléchir, je le suivis, sauf que je ne m’attendais pas à ce qu’il prenne ma place habituelle : celle du convoqué.

— Que faites-vous ?

— C’est chez toi, ici, maintenant. File de l’autre côté.

Ce fut en souriant que je pris sa place de patron, il se carra dans sa chaise en me regardant, un léger rictus aux lèvres.

— C’est bien, dit-il après quelques secondes de silence. Tu vas parfaitement t’en sortir.

— Merci.

— C’est moi qui te remercie, Yaël. Ça a été un plaisir de te former et de travailler avec toi ces dix dernières années. Notre binôme va me manquer. Je suis déjà chanceux de t’avoir trouvée et de te savoir à la tête de l’agence. Ce pauvre Sean ne va pas s’en remettre !

Il éclata de rire, je me contentai de sourire. Ses compliments me touchaient de plein fouet, je ne lui avais pas facilité la vie. Et je lui devais tout, je ne l’oubliais pas. Puis, il reprit son sérieux.

— Tu as largement contribué à toute cette réussite.

— Non…

Il planta ses yeux dans les miens.

— Tu ne serais pas à cette place dans le cas contraire, il faut que tu en aies conscience. Et j’ai l’impression que pour le reste, tu gères la situation.

Je hochai la tête, incapable de prononcer un mot. C’était moi qui étais gagnée par l’émotion. Il se redressa, tapota ses cuisses et se leva.

— Il est temps.

Son regard parcourut avec attention son bureau une dernière fois. Il s’arrêta sur l’étagère contenant tous ses dossiers, le canapé dans lequel il avait dû dormir un nombre incalculable de fois. Il inspira profondément et sortit. Arrivée devant la porte d’entrée, je me lançai :

— J’ai une question à vous poser avant que vous partiez. Ça me turlupine depuis un bout de temps.

Il me fit un sourire en coin.

— Je t’écoute.

— Pourquoi partir ?

— J’ai fait le tour de ce business, je n’ai plus d’idées, alors que ça fourmille chez toi. Je ne veux pas que cette agence que j’ai créée avec mes tripes devienne une routine, je refuse d’être blasé. J’avais envie d’un nouveau défi, excitant pour finir ma carrière. Tu comprends ?

— Bien sûr…

— À mon tour, j’ai une faveur à te demander.

Qu’est-ce qui va encore me tomber dessus ?

— Oui.

— Maintenant que nous sommes sur un pied d’égalité, vas-tu enfin me tutoyer ?

— Hors de question !

Il éclata de rire. Je lui tendis la main, il me la serra et plongea son regard bleu acier dans le mien. Bertrand allait me manquer, il m’avait tout appris, il m’avait secouée, parfois rudement, mais toujours pour mon bien. Et sa dernière leçon avait provoqué un séisme dans ma façon d’envisager ma vie. Sans oublier qu’il restait le seul à véritablement comprendre mon attachement à mon boulot et à la réussite. Ma gorge se noua.

— Merci pour tout, Bertrand, réussis-je à lui dire, malgré ma voix tremblante.

Il souffla et serra plus fort ma main.

— À bientôt, me dit-il tout bas.

Il partit sans me laisser le temps de lui répondre et la porte se referma sur sa silhouette. Je me dirigeai vers les fenêtres et attendis de le voir sortir, il apparut quelques minutes plus tard et rejoignit une femme à la silhouette sophistiquée, que je n’avais jusque-là pas remarquée. Aussi incroyable que ça paraisse, c’était un fait, il partageait sa vie de fou avec quelqu’un. C’était donc possible. Ils échangèrent quelques mots, elle caressa sa joue, et Bertrand entoura ses épaules avec son bras. Ils se mirent en marche, non sans qu’il jette un dernier coup d’œil vers l’agence.


Depuis notre séparation, soit depuis déjà plus de deux mois, j’étais tout le temps saisie d’une envie monstrueuse et dévorante de téléphoner à Marc ou de courir à la brocante pour lui raconter ma journée. Invariablement, le soir, en quittant l’agence, je rêvais de le trouver adossé à sa Porsche, m’attendant pour passer la soirée et la nuit avec moi. J’aurais donné n’importe quoi pour l’entendre chanter faux du Gainsbourg ou pour me blottir dans ses bras sur son canapé et l’écouter me parler avec entrain de la brocante, avec affection d’Abuelo ou encore de sa dernière trouvaille de chasseur de trésors aux Puces. Depuis que je ne partageais plus rien avec lui, je m’interrogeais sur l’utilité ou plutôt l’inutilité de ce que je faisais sans le vivre à ses côtés. J’étais tiraillée entre mon désir de me battre pour le retrouver et le respect de son choix.

Mon lit me semblait de plus en plus vide et froid la nuit ; je n’avais toujours pas repris de somnifères, même une fois que mes larmes s’étaient taries, je m’endormais désormais en l’imaginant près de moi, sa montre posée sur ma table de nuit. Pour autant, je ne déprimais pas ; plus exactement, je n’avais pas le sentiment d’être au fond du trou. Je n’avais pas le choix, je devais m’en sortir, que cette séparation, cette perte irrémédiable de Marc me rende meilleure, plus forte et plus fragile à la fois. Je devais un jour ou l’autre réussir à réconcilier les deux femmes en moi. Les regards inquiets de mes collègues s’espacèrent, pour finir par complètement disparaître au fil des semaines, mes souvenirs avec lui m’envahissant moins lorsque j’étais à l’agence. À deux ou trois reprises, je me laissai aller à pleurer dans les bras de ma sœur ; elle me consolait à chaque fois, me disant que ça finirait par s’arranger. Je n’en croyais pas un mot, et je ne voyais pas comment ça aurait pu s’arranger, car Marc faisait tout pour m’éviter ; Alice et nos amis ironisaient d’ailleurs à ce sujet en parlant de notre garde alternée, c’était une semaine sur deux. Chaque fois qu’il était invité chez ma sœur ou chez Adrien et Jeanne, il demandait si je serais présente avant de donner sa réponse. Je ne le lui reprochais pas, je faisais la même chose, respectant là aussi son choix. C’était douloureux, mais c’était toujours une étape supplémentaire vers la cicatrisation, ça me faisait grandir. Cependant, je n’avais pas envie de me rajouter une dose supplémentaire de regret. Je n’étais pas assez forte encore pour le revoir, ni avoir de ses nouvelles, je n’en demandais jamais. Je préférais ne pas savoir ce qu’il devenait sans moi.


Le printemps pointa le bout de son nez, les travaux avançaient à la Petite Fleur. À chacun de mes séjours, je me réjouissais d’avoir pris une telle décision. Je dirigeais le chantier d’une main de fer, comme en négociation de contrat. Petit plaisir égoïste de patronne, je partais le vendredi à 15 heures de l’agence et ne revenais que le lundi matin à 11 heures, mais je n’étais pas la seule à en bénéficier puisque j’accordais ce week-end prolongé mensuel à chaque personne de l’équipe. Je profitais du trajet en train pour travailler sur mes dossiers, et bien souvent mes soirées luberonnaises se passaient devant l’écran de mon Mac, je ne pouvais pas me refaire ! Mais avant de bosser, j’allais faire mes courses au village : tapenade locale, pain grillé, charcuterie italienne, un gibassier et bien évidemment ma bouteille de vin blanc ! Je travaillais en musique avec mon verre à la main, écroulée dans le canapé défoncé de mes parents, et je grignotais. Je finissais ma soirée dans un bain bouillant avec de la mousse à gogo, plongée dans un vieux roman de ma mère trouvé dans la bibliothèque. Ce fut durant une de ces soirées que je fus prise d’un coup de folie. J’envoyai un mail à Gabriel pour lui demander quand sa femme pouvait me recevoir à l’Atelier. Le rendez-vous fut fixé le mercredi suivant, après mon passage dans les bureaux de Gabriel pour un dossier en cours entre nous.


Vers 19 h 30, je sonnai à la porte de l’Atelier. Iris, un grand sourire aux lèvres, m’ouvrit dans les deux minutes qui suivirent. Elle déposa une bise délicate sur ma joue.

— Bienvenue à l’Atelier, Yaël ! Je suis si heureuse.

— Merci, je suis ravie aussi.

— Suivez-moi.

Elle me précéda et m’impressionna sur ses douze-centimètres, c’était une hauteur que je n’avais jamais réussi à franchir. Elle piquait subtilement le parquet avec les aiguilles de ses talons, d’une démarche parfaite, digne d’un mannequin. Qui lui avait appris à marcher de cette façon ? Elle me fit traverser une salle de réception déserte, mais où devaient travailler ses petites mains, puisque l’espace était organisé autour d’une bonne dizaine de machines à coudre, des mannequins en bois et de matériel dont je ne connaissais pas l’existence. Le tout éclairé d’un immense lustre en cristal.

— Tout le monde est déjà parti ? lui demandai-je, étonnée.

— Bien sûr, les filles terminent leur journée à 17 h 30, sauf en période de rush, naturellement. En dehors de ça, je les ménage.

Je fixai mes pieds, honteuse de mes anciennes habitudes. Ménager ses employés ! « Quelle drôle d’idée ! » aurais-je pensé avant. Aujourd’hui, je savais qu’elle avait raison.

— Vous venez, Yaël ?

Elle me sortit de mes pensées.

— On va s’installer au boudoir, on y sera bien.

Le boudoir… c’est quoi ce truc ? Cette pièce était un concentré de volupté et de sensualité — velours pourpre et noir, miroirs, méridienne… Il avait dû s’en passer des choses, comme disait Alice, ici !

— Aujourd’hui, je vais juste prendre vos mensurations, je vais vous regarder, on va discuter, et je vous ferai envoyer par coursier mes croquis. Vous choisirez ce qui vous fera plaisir. Ça vous convient ?

— Bien sûr ! Mais, Iris, je ne veux pas vous prendre de votre temps.

Elle s’approcha de moi et plongea ses yeux dans les miens.

— Quand vous me connaîtrez un peu plus, vous saurez que maintenant on ne peut plus me forcer à faire quoi que ce soit dont je n’ai pas le plus profond désir.

Le quart d’heure suivant, elle papillonna autour de moi avec son mètre-ruban. Elle notait toutes mes mensurations sur un carnet qu’elle avait déposé sur le sol. Elle me fit parler de mon travail, de l’agence, de ma sœur, de ma famille… Je me confiais sans même m’en rendre compte.

— Comment va votre amant ?

Je sursautai.

— Mon quoi ? m’étranglai-je.

Iris me fit face.

— Je sais que vous n’êtes pas mariée, mais franchement, pour une femme comme vous, Yaël, je trouve le terme petit ami franchement réducteur. Excusez-moi si je vous ai choquée.

Si la situation n’avait pas été si désespérée entre Marc et moi, j’aurais ri de sa remarque. Lui, un peu moins, je crois.

— Non, non, pas du tout. Mais…

— Oh, vous vous demandez comment je le sais ? C’est simple, quand Gabriel est rentré chez nous, après vous avoir vue partir avec cet homme, il était heureux, vous ne pouvez pas imaginer ! Pire qu’un enfant le matin de Noël ! La Porsche lui a d’ailleurs beaucoup plu !

S’il avait su qu’au même moment on était en train de s’écharper, Marc et moi… Et pourtant, à cet instant, j’aurais donné n’importe quoi pour y être à nouveau. Au moins, j’aurais été avec lui. Ma gorge se noua, je baissai la tête, les larmes montaient. Je devais encore faire face à des retours de bâton, des souvenirs qui me revenaient en pleine face comme un boomerang. Je sentis un doigt sous mon menton, Iris releva mon visage délicatement, et me regarda dans les yeux.

— Racontez-moi.

— C’est trop compliqué !

Elle éclata de rire.

— Vous ne pourrez jamais faire pire que moi.

Sa bonne humeur était contagieuse, je me détendis.

— Pourquoi ? me permis-je de lui demander.

Elle m’attrapa par le bras et m’entraîna jusqu’à la méridienne.

— Yaël, pour que nous soyons ensemble avec Gabriel, il nous a fallu enjamber de nombreux obstacles : mon mariage, la maîtresse de mon premier mari, toutes celles de Gabriel, ainsi que l’amour pathologique et destructeur de notre mentor à tous les deux, Marthe…[1]

L’espace d’un instant, elle ne fut plus avec moi.

— Mais nous y sommes arrivés, reprit-elle sereinement. S’il meurt, je meurs, et inversement.

J’avais la bouche grande ouverte. Iris rit à nouveau.

— Je vous ai tracé ma vie dans les grandes lignes, absolument pas pour vous en mettre plein la vue, mais pour que vous compreniez qu’il n’y a pas de cas désespérés. Je vous écoute.

Durant une bonne demi-heure, je vidai mon sac sans m’épargner. Je lui dis tout, lui confiai tout. Et ça me fit du bien d’en parler, ça me soulagea, ça me réconcilia avec moi-même. Finalement, je ne m’étais jamais autorisée à en parler à qui que ce soit de cette façon. Même pas à Alice. J’ai besoin d’amis.

— Yaël… vous êtes forte, vous vous en sortirez, c’est une certitude.

Elle me détailla, toujours un grand sourire aux lèvres. Puis elle se leva sans que je m’y attende.

— Je reviens, ne bougez pas.

Elle fut rapide comme l’éclair. En moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, j’entendis à nouveau le bruit de ses talons.

— Mettez-vous devant le miroir, me dit-elle.

Je lui obéis. Elle se plaça derrière moi. Je me regardai.

— Il manque juste une petite fantaisie séductrice à votre tenue du jour et vous serez parfaite.

Comment allait-elle réussir à transformer mon tailleur-pantalon noir, sous lequel je portais une chemise masculine bleu ciel ?

— Excusez-moi, me dit-elle en revenant se placer devant moi.

Je n’eus pas le temps de réagir qu’avec dextérité elle déboutonna trois boutons de ma chemise. J’eus l’impression de me retrouver les seins à l’air. Puis elle passa autour de mon cou, une cravate noire toute fine, qu’elle noua de telle façon que le nœud cachait la partie trop dévoilée de mon décolleté. Ensuite, elle repassa dans mon dos, défit ma queue-de-cheval, et eut à nouveau le même geste qu’un peu plus tôt. Elle leva délicatement mon menton, toujours son grand sourire aux lèvres.

— Regardez-vous, Yaël. Arrêtez de vous flageller pour ce qui s’est passé avec votre Marc. Ne vous rabaissez plus. On ne gagne rien à être soumise. Les hommes n’aiment pas ça, croyez-en mon expérience.

Une porte claqua au loin.

— Iris, mon amour ! Tu as fini ?

— Nous sommes là, répondit-elle à Gabriel.

Elle s’éloigna de moi. Je me jetai un dernier regard ; j’avais fait tout ce que j’avais pu. Je m’étais livrée à Marc, je lui avais tout expliqué il y avait des mois de ça à présent. Je m’étais excusée. J’avais trouvé un équilibre. J’étais prête à croire en nous, à me battre pour nous. Mais s’il n’acceptait pas celle que j’étais, je ne m’épuiserais plus. Mes yeux se remplirent de larmes. Et en même temps, j’eus envie de rire. J’avais l’impression de respirer à fond pour la première fois depuis des semaines. Alors je ris. Je m’y autorisai enfin. Je ris. Je ris. Encore.

— Décidément, il s’en passe des choses dans cette pièce.

Je ne compris absolument pas ce que voulait dire Gabriel, et je m’en moquais. Encore hilare, les yeux pleins de larmes, je me retournai vers eux. Iris, dans le creux de l’épaule de l’amour de sa vie, après avoir échangé un regard lourd de passion avec lui, m’adressa son beau sourire.

— Je vous invite à dîner, leur proposai-je.

Gabriel, plus canaille que jamais, me tendit son bras libre.


Nous étions en avril, soit la dernière ligne droite de la grossesse d’Alice. Elle était de plus en plus fatiguée. Je passais mon temps libre avec elle et surtout ses enfants ; je prenais le relais en jouant à la tata gâteau, et ça me plaisait. Avec Marius, je récoltais des bleus : il avait décidé d’apprendre à faire du patin à roulettes avec moi ! Je pouvais maintenant affirmer que ce n’était pas comme le vélo, puisque je passais le plus clair de mon temps les quatre fers en l’air… Le monde des poupées et des princesses avec Léa me reposait, en comparaison, mais ma nièce était devenue une vraie pipelette, elle jonglait sans s’arrêter d’une langue à l’autre avec une facilité déconcertante, au point que même moi, parfois, je ne savais plus comment lui répondre ! Au grand soulagement de ma sœur, ça retenait notre mère de venir tout régenter ! Ma présence et l’aide que j’apportais à Alice suffisaient pour le moment à la tenir à distance. Mais nous avions conscience toutes les deux que maman était dans les starting-blocks, au grand désespoir de Cédric : « J’adore ma belle-mère, vous le savez, les filles, mais je ne peux pas l’avoir un mois chez nous, ça, c’est impossible ! »


Mon téléphone sonna une fois, puis deux, puis trois. J’ouvris péniblement les paupières, et l’attrapai à tâtons sur ma table de nuit.

— Allô…

— C’est une fille ! hurla mon beau-frère à l’autre bout de la ligne au point que je dus décoller le combiné de mon oreille quelques secondes. Elle s’appelle Élie.

— Félicitations ! Comment va Alice ?

— Tu la connais, d’ici trois heures, elle sera fraîche comme une rose.

Je levai les yeux en l’air pour chasser mes larmes de joie. J’étais fébrile, brusquement.

— Et le bébé ?

— Très bien, elle va bien, c’est une vraie crevette. Elle fait à peine 2 kg 7.

Je ris.

— Marius et Léa sont où ? Tu veux que je m’en occupe ?

— Non, merci, tu es gentille. On les a déposés cette nuit chez mes parents, je les récupère tout à l’heure.

— Je peux venir quand ?

— Quand tu veux. Elle t’attend, non, elles t’attendent.

— Je viendrai en fin d’après-midi et, si tu veux, je reste un peu ce soir pour te relayer avec les enfants.

— On fait comme ça. Ah si, j’oubliais… tes parents débarquent demain matin ! ajouta-t-il tout joyeux. Ta mère n’était pas loin d’affréter un jet privé cette nuit ! Ça promet !

Puis il raccrocha. Je m’assis dans mon lit en remontant mes genoux sous mon menton. Alice était maman pour la troisième fois, ce n’était pas une journée ordinaire qui débutait. La famille venait de s’agrandir, mon cœur se gonflait déjà pour ce bébé. Alors même que ma sœur serait encore plus occupée qu’avant, je savais que cette naissance allait nous rapprocher. Je ne passerais pas à côté des premières années d’Élie, comme je l’avais fait avec Marius et Léa. Cependant, je ne pouvais m’empêcher d’avoir le cœur serré, ça me renvoyait à ma solitude.


En arrivant au bureau, la première chose que je fis fut de faire livrer un bouquet de fleurs à la maternité, malgré l’insistance d’Angélique pour s’en charger. La naissance d’Élie la mettait dans tous ses états : « J’adore les bébés ! » Son excitation m’amusait et me dissipait, même si je n’avais pas franchement besoin d’elle pour avoir la tête ailleurs. À 14 heures, je lâchai l’affaire, je n’arriverais pas à booker mes urgences. Tant pis, je resterais injoignable jusqu’au lendemain.

— J’y vais, Angélique, il faut que j’aille la voir.

— On va se débrouiller, filez ! Vous nous montrerez des photos demain ?

— Mais oui !

— Je suis là, moi, s’il y a un souci, dit dans mon dos Benjamin, mon nouveau bras droit.

— Je sais que je peux compter sur toi ! lui répondis-je, heureuse et sereine.


La scène qui s’offrit à mes yeux était totalement magique et me cloua sur place, la gorge nouée : Cédric allongé à côté d’Alice, son bras autour d’elle, leurs deux regards tournés vers le berceau — surveillé de près par Marius et Léa qui semblaient monter la garde. Je mis ma main sur ma bouche pour tenter de me contenir ; mon Dieu que c’était beau une famille ! Ma sœur dut sentir ma présence, elle leva le visage et me vit. Son sourire fatigué et rayonnant était une des plus belles choses qu’il m’avait jamais été donné de voir. Mes talons me semblèrent déplacés, et, comme je refusais de rompre le charme, je m’avançai pieds nus. Cédric me vit alors, et il me sourit en se levant.

— Marius, Léa, dites bonjour à Yaël.

— Yaya !

— Chut ! dis-je aux enfants en m’accroupissant pour réceptionner Léa.

Après les bisous, Marius m’attrapa par la main.

— Viens voir ma p’tite sœur !

— Non, c’est à moi, l’interrompit Léa.

Remarque qui nous, les adultes, nous fit étouffer un rire. Le mien cessa instantanément quand je me penchai au-dessus du berceau.

— Elle est belle, me dirent en chœur le grand frère et la grande sœur.

— Oui, elle est belle et… blonde.

Puis je lançai un regard amusé à ma sœur.

— Encore raté ! lui dis-je. Tu es bonne pour un quatrième !

— C’est décidé, je n’aurai jamais d’enfants avec tes cheveux !

— On vous laisse poursuivre ce débat capillaire, les filles, nous interrompit Cédric. J’emmène les enfants faire un tour, et on revient plus tard.

— Après, je m’occupe d’eux chez vous, comme ça vous serez tous les deux, lui proposai-je.

— Merci, me dit-il en me prenant dans ses bras. C’est bon de t’avoir avec nous.

Il disparut en tenant ses aînés chacun par la main. Je m’assis sur le lit à côté d’Alice, elle prit ma main dans la sienne.

— Jamais je n’aurais cru ça possible. Ma petite sœur, working girl surbookée, en plein après-midi à la maternité, et qui en plus semble à l’aise. Pour Marius et Léa, tu étais arrivée à la fin des visites, le téléphone vissé à l’oreille et tu avais gueulé sur les aides-soignantes !

— J’ai cru ne jamais tenir ce matin, je n’en pouvais plus, je voulais vous voir toutes les deux.

— Prends-la.

— Tu es sûre ? Je ne veux pas la casser.

— Es-tu nouille ! À part Cédric et maman, tu es la seule à en avoir le droit. Alors, vas-y. Profites-en.

J’attrapai cette toute petite chose fragile, à la respiration rapide, dans mes bras et la collai contre moi, en penchant la tête vers elle ; je caressai la peau si délicate de son front avec le bout de mon nez.

Welcome, baby Elie…

Alice se redressa et passa son bras autour de mes épaules, puis elle colla son visage contre le mien, et glissa un doigt le long de la minuscule joue de sa fille.

— Ça va ? me chuchota-t-elle.

— Oui, soufflai-je.

— Pourquoi tu pleures, alors ?

— Je ne sais pas.

— Si tu sais, mais tu ne veux pas me le dire…

— Je suis heureuse, c’est tout… Je suis là, avec toi, avec vous… J’ai l’impression d’avoir raté tellement de choses… et…

Elle me serra plus fort contre elle.

— C’est fini tout ça, ne t’inquiète pas… et tu en auras aussi, un jour…

— Non… c’est foutu pour moi… le compteur tourne… Tant pis, je serai la meilleure tante du monde…

— Ne dis pas de bêtises. Tu as la vie devant toi…

Je déposai un baiser sur le front d’Élie.

— Je te promets que je serai là pour toi et pour ton frère et ta sœur aussi, toute la vie…

Alice m’embrassa sur les cheveux et se mit à pleurer à son tour.

— Tu es là… tu es vraiment là, chuchota-t-elle.

— On a l’air bêtes ! finis-je par lui dire. Je vais la recoucher.

Je reposai le bébé dans son lit, Alice se rallongea et nous passâmes l’heure suivante collées l’une à l’autre, parlant peu ou alors nous murmurant des secrets comme lorsque nous étions petites filles.

Nous entendîmes un grattement à la porte.

— Tu as de la visite, lui dis-je en me rasseyant correctement sur le lit.

— Entrez, annonça Alice.

La porte s’ouvrit et je vis sa montre avant de le voir, lui. Des frissons me parcoururent des pieds à la tête, mes mains tremblèrent, je sentis ma gorge se nouer et ma respiration se coupa. Dans la seconde qui suivit, il apparut et se figea. Nos regards s’accrochèrent. Près de quatre mois que je ne l’avais pas vu… le tourbillon d’émotions qu’il me provoquait ne s’était pas atténué, j’avais envie de courir me blottir dans ses bras, de sentir sur ma joue le velours de sa veste, d’entendre le tic-tac de sa montre dans mon oreille, de frémir grâce à ses caresses autour de mon cou. Tout remonta à la surface, pire qu’une déferlante. Comment avais-je pu croire il y a quelques semaines que je faisais une croix sur lui ? Je le voulais toujours autant, et plus que tout. Pourquoi avait-il fallu qu’on se croise dans une maternité ? On devait m’en vouloir quelque part pour m’imposer ça !

— Marc ! l’appela joyeusement Alice. C’est gentil d’être venu.

Il détourna le regard.

— J’en ai déjà raté deux, pas trois…

Je me levai, fis le tour du lit pour aller de l’autre côté près de la fenêtre, le plus loin possible de lui. Alice pendant ce temps-là avait attrapé sa fille dans les bras. Marc, sans plus se préoccuper de moi, s’approcha d’elles. Il se pencha sur ma sœur et embrassa sa joue, puis il lança un regard tendre au bébé. Je ne pouvais pas voir ça, je regardai par la fenêtre.

— C’est tout petit, dis donc.

Ils échangèrent un rire.

— Je suis honorée de te montrer ce qu’est un bébé, lui répondit ma sœur.

Le quart d’heure suivant, je me demandai où Alice piochait son énergie. Elle assura la conversation avec Marc, trouvant même le moyen de le relancer quand il devenait brusquement silencieux. Nous la mettions dans une situation intenable, et elle gérait ça de main de maître. J’aurais bien été incapable de dire de quoi ils parlaient. Je n’ouvrais pas la bouche. Je fixais le dos de Marc, c’était tout ce qu’il me montrait de lui — les quelques fois où je crus qu’il allait se tourner dans ma direction, il finit toujours par renoncer. Je sentais sur moi le regard bienveillant et rassurant d’Alice. Mais ça ne changeait rien, j’étais toujours aussi mal. Je me noyais. Il était là, à moins de deux mètres de moi, et je ne pouvais pas m’en approcher, il y avait comme une frontière infranchissable entre nous. J’avais envie de lui crier : « J’existe ! Je suis là ! Regarde-moi ! » Certes, le voir remplissait un tout petit peu le vide qu’il avait laissé en sortant à nouveau de ma vie, mais cela n’atténuait en rien la douleur. Je crois même que c’était pire ; mes regrets et mes désirs se percutaient.

— Bon, je vais vous laisser entre filles, annonça-t-il en se levant. Prenez soin de vous.

Non ! Ne pars pas ! Et puis, si, va-t’en, ça fait trop mal !

— Fais-nous confiance, lui répondit Alice.

Il fit un dernier sourire à ma sœur et tourna les talons, sans un regard pour moi. Au même moment, la porte s’ouvrit sur Cédric et les enfants. La pièce me parut étrangement grande. Je vis Alice souffler de soulagement, son mari allait prendre toute la tension sur ses épaules. Marc et lui échangèrent une accolade, les enfants se précipitèrent en direction de leur petite sœur.

— Tu viens ce soir dîner à la maison ? lui proposa mon beau-frère. Adrien et Jeanne passent ici en fin de journée et ils viennent eux aussi, on fait ça à chaque fois.

— Je viendrai.

— Encore heureux, lui répondit Cédric.

— Et qui est la pauvre nouille qui reste toute seule à la maternité ? C’est bibi ! intervint Alice.

— Je peux rester avec toi, lui répondis-je d’une toute petite voix.

— Ah non… je croyais que tu t’occupais de mes enfants ! me répondit-elle en me tirant la langue.

Je lui rendis la pareille en souriant. Puis nos regards se croisèrent avec Marc ; il secoua la tête, fit un dernier signe de la main à ma sœur et prit la direction de la sortie, mon beau-frère sur les talons.

— Il fallait bien que ça finisse par arriver, dit Alice en voyant ma tête. Ce n’est peut-être pas plus mal que ça ait eu lieu ici…

— Le plus tard possible m’aurait arrangée. C’est une vraie torture de le voir. Comment vais-je faire ? pignai-je en enfouissant mon visage dans mes mains.

Ma sœur me répondit en gloussant.


Quelques heures plus tard, je me posais toujours la même question, sans y avoir trouvé de réponse, alors que j’étais dans la cuisine de ma sœur avec Jeanne. Cédric et Adrien accueillaient Marc, qui venait d’arriver à son tour. Je n’avais plus l’excuse de m’occuper des enfants puisqu’ils étaient déjà profondément endormis.

— Tu viens ? me demanda Jeanne. Ça va aller, t’inquiète.

Effectivement, ça allait, dans la mesure où nous avions trouvé le moyen de nous asseoir à table le plus loin possible l’un de l’autre. Chaque seconde représentait une lutte contre moi-même pour ne pas lui jeter un coup d’œil, surtout que lorsque je craquais, je croisais immanquablement son regard. Et puis Adrien me demanda des nouvelles des travaux de la grange, j’allais réussir à faire abstraction de lui. J’étais prête à lui répondre quand un portable sonna. Ce n’était pas le mien, puisqu’il était enfoui au fond de mon sac, dans l’entrée. C’était pire, c’était celui de Marc. Marc, l’homme qui oublie son téléphone, qui perd son téléphone, qui s’en moque royalement. Mais le pire restait à venir… il se leva, s’excusa et décrocha, un grand sourire aux lèvres avant de se mettre à l’écart. Jeanne piqua du nez dans son assiette, Cédric resservit un verre de vin. Et Adrien me relança sur les travaux de la grange. Je lui lançai un regard chargé de gratitude, il fallait que je pense à autre chose qu’à la scène qui venait de se dérouler. Mon enthousiasme immodéré n’était pas que feint. Heureusement, sinon, j’aurais vraiment eu l’air d’une pauvre cloche !

— J’y vais dans quinze jours pour l’Ascension, ce n’est pas sûr que je puisse y dormir, mais tout devrait être fini pour cet été ! C’est magnifique, les plans de papa sont parfaits et les artisans font un travail en or. Il reste quelques peintures à faire, la cuisine est presque utilisable et la salle de bains opérationnelle ! Je vais pouvoir commencer à aménager. J’ai tellement hâte ! Vous allez être bluffés pendant les vacances ! Je vous le garantis !

— Attends, tu n’es pas au courant, me coupa Jeanne. Mon cher mari veut aller à la mer, comme il dit !

— Pourquoi ?

— J’ai décidé de faire du paddle ! annonça pompeusement Adrien.

— Pour quoi faire ?

— Bah, du paddle ! Tout le monde en fait au boulot, faut que je m’y mette !

— Tu parles de vacances ! râla Jeanne. Et moi, pendant ce temps-là, faudra que je le regarde s’activer de la pagaie !

Tout le monde éclata de rire. Marc reprit sa place à cet instant.

— Depuis quand, toi, tu réponds au téléphone en plein dîner ? lui balança Adrien, le regard noir.

— Tu as fait des travaux dans la grange ? me demanda Marc en bottant en touche.

Ces premiers mots qu’il m’adressait me chamboulèrent, plus que tout le reste, que je refusais d’analyser. Peur d’avoir trop mal. Je m’autorisai enfin à le regarder dans les yeux et je me sentis mieux, respirant plus facilement.

— Je ne savais pas, m’avoua-t-il.

Ah, toi non plus tu n’as pas cherché à avoir de mes nouvelles.

— Oui, je me suis lancée dans ce projet avec papa juste après Noël…

— Toi qui m’en parlais l’été dernier.

— C’est vrai, quand on était là-haut… Tu verrais, maintenant qu’il y a un vrai plancher, c’est superbe… Tu sais que les ouvriers ont cru devenir dingues avec moi, quand ils ont dû mettre les meubles à l’abri en respectant les consignes que tu m’avais données.

Il sourit légèrement en baissant le visage.

— J’imagine, ça a dû être quelque chose, me répondit-il.

Puis il planta à nouveau son regard dans le mien, et je me retins de lui dire que ces travaux, j’aurais voulu les faire avec lui, que l’aménagement n’était pas possible sans qu’il soit à mes côtés, que je voulais qu’il y soit chez lui, qu’il pose sa montre sur la table de nuit de notre chambre, puisque j’avais prévu de m’y rendre aussi souvent que je le pourrais. Je détournai le regard, craignant de m’effondrer devant tout le monde ; je savais que ça allait être trop dur de le revoir. Mes yeux se posèrent sur Cédric qui bayait aux corneilles, je saisis l’occasion :

— On va te laisser dormir, tu n’en peux plus.

— Ce n’est pas de refus, les amis. Surtout que dans trois jours, je perds le sommeil !

Tout le monde débarrassa et donna un coup de main pour qu’il ait le moins à faire le lendemain matin. Je fouillai dans mon sac à la recherche de mon téléphone quand je le sentis derrière moi.

— Je te ramène.

Pourquoi, Marc ? Ça sert à quoi ? Tu as décidé de me torturer ? Tu ne vois pas à quel point j’ai mal ? Ça ne te suffit pas ? Tu veux m’achever ?

— Je ne crois pas que…

— C’est ridicule que tu prennes un taxi…

J’allais avoir encore plus mal, tant pis. Malgré tout, pour quelques minutes de plus avec lui, ça valait bien la peine de m’endormir en pleurant. Adrien eut le bon goût de ne faire aucune remarque douteuse quand il fut clair pour tout le monde que Marc me raccompagnait chez moi. Cédric me serra dans ses bras en me remerciant d’avoir été là pour Alice aujourd’hui. Avec nostalgie, je renouai avec le parfum de cuir et d’essence de sa vieille Porsche, puis avec le bruit du moteur. Je me calai le plus possible contre la portière en fixant la route. Au bout de quelques minutes, je craquai, voulant entendre encore sa voix, et puis Abuelo me manquait vraiment :

— Comment va ton grand-père ? lui demandai-je sans le regarder.

— Très bien.

— Et la brocante ?

— Ça roule, les beaux jours ramènent du monde.

— Tant mieux.

— Et toi, l’agence, ça marche comme tu veux ?

— Oui.

Je craquai encore plus et le regardai : son visage fermé, sa mâchoire tendue me tétanisèrent.

— Tu sais… je suis venu rendre visite à Alice en plein après-midi parce que j’étais certain que je ne t’y trouverais pas… je ne voulais pas te voir… et puis je t’ai vue… tu étais là en pleine journée à rire avec ta sœur et contempler sa fille. Si j’ai accepté pour ce soir, c’est uniquement pour ne pas blesser Cédric. Et là, j’apprends que tu vas régulièrement à Lourmarin, que tu n’es pas à Paris quand je t’imagine t’épuiser au travail et que je suis aux Puces le dimanche avec Abuelo.

L’arrêt de la voiture me surprit ; nous étions déjà arrivés devant mon immeuble. Il serra le frein à main en laissant le moteur tourner. Il me lança un regard dur.

— Tu m’as vraiment pris pour un con ! Au moins les choses sont claires. Tu ne voulais pas de moi ! Tu fais de la place à tout le monde, mais pour moi, tu n’en avais pas !

Je m’affalai dans le siège et passai la main sur mon front en soupirant.

— C’est bon… Les engueulades, j’en ai ma claque, je suis fatiguée. Je me suis excusée, je t’ai expliqué les choses. J’ai bataillé avec moi-même pour enfin trouver un équilibre dans ma vie. Et maintenant, tu me le reproches !

En soupirant, il détourna le visage, toujours aussi fermé. Je sortis de la Porsche. Le moteur vrombit. La porte cochère de mon immeuble était à peine fermée qu’il démarra à toute vitesse. Clap de fin.

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