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On peut dire ce qu’on veut, il est à la hauteur le canaque, il a pas bougé d’un poil, c’est tout juste si la fente des paupières s’est rétrécie un peu, presque imperceptible, quand le coup est parti et la balle en frappant le mur derrière l’a arrosé de plâtre, sur l’épaule gauche, mais ça a eu l’air de lui faire ni chaud ni froid.

Je remets le .38 dans l’axe, là où je visais la seconde d’avant.

— On va sortir, je lui annonce, nous deux devant… Tu vas nous emmener jusqu’à ta bagnole. S’il le faut tu nous braques avec ton .44… On monte derrière et tu prends le volant.

Il regarde l’orifice du revolver et son bout de cigare puis il secoue un peu la tête.

— Je sais pas si j’ai le choix, il sourit.

— Si ça se passe correct, je te laisse une chance de t’en sortir : je te débarque quelque part, à la Combe à la Serpent ou ailleurs. Si tu marches pas… (Je relève le chien avec le gras du pouce, pour qu’il comprenne bien.)

— Okay.

Il remet le .44 dans son baudrier d’aisselle. On recolle tout dans les sacs en vitesse, il fait de plus en plus sombre dans la piaule, il reste le cul vissé dans le fauteuil et il me dit :

— À ta place, je me serais pas embarrassé. Ni d’elle, ni de moi. Tu as quand même pris un sale coup de vieux et en boulot, ça pardonne pas.

On sort en bon ordre. Le vent s’est levé, chaud et gris. Il referme derrière. Je le couvre par-dessus mon épaule, mais il brode pas et il se dirige vers une vieille 504 en nous poussant plus ou moins devant. Ça manque chiément de conviction de part et d’autre, mais à trente pas, s’il sort derrière, ça veut dire pour un éventuel observateur qu’il a la situation bien en main, surtout qu’on trimbale chacun un sac, la gosse et moi, et il n’y a pas grand monde pour savoir que j’arrose surtout de la gauche.

On monte dans la 504, il se glisse au volant. Là, c’est moins crédible mais je veux pas courir de risques avec un tordu dans son genre. Je me glisse derrière lui. Je m’arrange pour lui coller le .38 dans la nuque, sous l’appui-tête.

— Démarre tranquille, je conseille. Direction, gauche toute…

Il roule tranquille, très chauffeur de maître. Je sais qu’il est en train de gamberger à dix mille tours : il sort un étui à cigares de la boîte à gants, il en dépucelle un, il appuie sur le bouton de l’allume-cigare. Plus on avance, plus c’est gris, plombé, sur les collines.

— À droite…

On remonte vers l’intérieur des terres. Je mets pas longtemps à comprendre que sa caisse n’a rien à voir avec le modèle de série. Il avait laissé les clés sur le contact, la bagnole ouverte, puisque j’ai son trousseau avec le reste dans le sac. Je me retourne à peine. Tout en bas de la ligne droite, il y a une grosse voiture sombre qui roule pépère. Guyenne allume son cigarillo.

— Je t’avais dit que je me serais pas embarrassé ! Il ricane en jetant un coup d’œil au rétro.

— On serait sortis, on se faisait allumer aussi sec.

— Aussi sec ! il ricane. Pas dans la tête, remarque, que ça dure assez pour qu’il y en ait un des deux qui finisse par se mettre à table.

Je lui enfonce le canon derrière l’oreille.

— Appuie.

La bagnole se rue en avant ; il nous offre un festival, on traverse un village en trombe, on s’enquille dans une départementale en lacets, il enroule les virages pied dedans, les bras souples. En haut, sur le rebord du plateau, il y a un dépôt des Ponts et Chaussées, des tas de sable et de gravier et un terre-plein bétonné.

— Tu te mets là-bas…

Il attaque le terre-plein en travers, le cul part et il se range le long d’une citerne rouillée. Il stoppe sans couper le contact. J’ai pas trente secondes avant que les autres rappliquent.

— Joue pas le temps, je lui conseille, descends sans toucher à rien.

Il descend. Je suis le mouvement sans cesser de le couvrir avec le .38, je prends sa place. Les bras le long du corps, il me considère, le cigarillo aux lèvres. Je baisse la vitre avant de claquer la portière et quand je suis installé, j’ai déjà le bras dehors et le calibre au bout, alourdi par le silencieux.

— T’as pas l’ombre d’une chance.

La gosse s’est déjà installée devant.

Ça va craquer d’une seconde à l’autre, maintenant l’air est épais, visqueux. Tout s’est passé en un rien de temps ; il adopte l’attitude du type nonchalant qui attend le bus, en appui sur la jambe gauche. Je tripote les vitesses, j’accélère un coup avant d’embrayer…

Au dernier moment, j’appuie sur la détente, ça fait encore moins de bruit que dans la chambre, et il me regarde exactement comme si c’était la première fois qu’il me voyait ; son genou cède et il s’efface sur le côté, l’air vachement ahuri ; il jette les deux mains autour de sa cuisse et la dernière image que j’ai, c’est le cigarillo qui se barre de sa bouche, qui décrit une courbe lâche et roule par terre sur le béton. Du gravier mitraille la caisse, je me paye deux travers maison ; c’est pas une bagnole, c’est une savonnette et le terre-plein, c’est le carrelage d’une salle de bains inondée ; je me débats comme un beau diable, je sors sur la route comme une bombe, en me farcissant les bas-côtés.

L’autre bagnole, c’est une Mercedes prune, à la carrosserie passablement poussiéreuse. Ils roulent pas vite, ils cherchent… Je les passe en accélération ; j’en vois un qui gesticule mais c’est trop tard : on est déjà à trente mètres, les stops de la Mercedes s’allument deux trois coups, le dernier plus longtemps. C’est pas la meilleure chose à faire, mais j’accélère encore.

Juste à ce moment, le feu du ciel nous explose en pleine poire.

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