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Je déniche un Borel quelconque planté dans la verdure, je prends une chambre sur l’arrière ; c’est standard : la radio à la tête du lit, les rideaux moutarde, la salle de bains carrelée ; c’est propre et vaguement désespérant. Je repense à ce que disait le père Camus avant de s’emplafonner direct un platane sur la 6 : « En gros l’endroit où j’aimerais le mieux vivre et éventuellement mourir, c’est encore une chambre d’hôtel. »

S’il avait connu ces nouvelles boîtes à godasses pour frais généraux, il aurait économisé le platane.

Je déballe mon sac, j’enfile une veste en jersey bordeaux sur mon col roulé blanc ; c’est pas pour frimer, c’est pour pouvoir glisser mon étui à pince dans la ceinture sans que ça se voie trop.

Avec ma gueule couleur acajou de vieux Cheyenne, couturée de partout, et mes cheveux blancs, ça suffit largement, question d’attirer l’attention.

La pluie crépite, sur les bagnoles ; devant, par moments, on dirait un grésillement de graisse fondue dans une vieille poêle ; la pelouse trempée luit comme le dos d’un castor et le gravier crisse sous les pas.

Je me trouve une table au fond avec vue sur la mer, sauf que la mer est encore à deux cents bornes, je commande une entrecôte grillée, une bouteille de Gevrey et un banana split. La salle ne se remplit pas : rien que quelques couples comme on en rencontre partout, passé les huit cents sacs par mois, quelques types en symposium dans le coin.

Quand j’ai fini, je passe une heure dans la salle de télé, je me farcis les infos et un débat filandreux que j’écoute pas ; c’est pour regarder des images, n’importe quoi qui vienne du monde des vivants. Il en débarque un plein car de mochetés, une réservation, des vivants…

Je me replie sur la piaule, je prends une douche en évitant de baisser les yeux, j’enfile une vieille djellaba noire. Je passe un moment à démonter et remonter le Browning, la tête ailleurs.

Je prends des saloperies pour dormir. En m’endormant, il me semble que j’entends du Miles Davis à côté, mais c’est sûrement une illusion, ou alors l’ironie…


Le lendemain matin, j’attaque sur les chapeaux de roues, après un noir corsé et un pot de jus d’orange. J’ai toujours le calibre dans la ceinture, mais j’ai mis un costard en tergal bleu électrique sur le col roulé. Dans le portefeuille, j’ai remis ma carte de flic, celle que j’ai pas pu rendre parce que je l’avais paumée avec le reste des papiers quand j’ai su qu’ils m’avaient fabriqué.

C’est pas une panacée, mais ça aide. La gueule n’est plus tout à fait la même, seulement l’expérience apprend que les gens ne regardent pas trop la gueule.

Ils voient surtout ce qui est écrit en gros, et encore, la plupart du temps ils sont bien trop occupés à trouver le moyen de se défiler ou expertiser le costard et les godasses.

Question corpulence, je fais assez jeune patron, dans le genre commissaire Moulin ; comme quoi la téloche n’a pas que des mauvais côtés et quant au reste, c’est question d’autorité. Pour faire plus vrai, j’ai aussi un carnet Constellation vert pisseux et une pointe Bic cristal.

En trois heures, je suis à Sète. Je fonce à l’état civil presque à la fermeture, je consulte un registre. Dix minutes bon poids, en prenant des notes. Avec les mentions marginales, je ricoche sur Martigues. Je pourrais aussi bien téléphoner, mais c’est sur la route.

Je casse la croûte dans un gasthaus sympa, désert : un plateau de fruits de mer, des bricoles, du crabe. C’est avant le coup de feu, alors on me sert sous les platanes. J’en profite pour relire mes notes. Tout tient sur une page. C’est quand même un monde que les autres ne l’aient pas fait, ou alors…

Martigues, un quart d’heure. C’est bondé de touristes, du tout-venant polychrome. En sortant de la mairie, je remballe le carnet.

Verlaine a bien une frangine. Pour être plus précis, sa mère a divorcé et s’est remise avec un mec et ils ont eu un enfant, une fille, Myriam Stein, que le type a fini par reconnaître dix ans après sa naissance, en décembre 1971. Victor Emmanuel Cerutti et Myriam Stein.

J’appelle Tony depuis une cabine publique à Marseille, je lui balance les coordonnées de la fille.

Au ton qu’il adopte instantanément, je sens que ça ne lui plaît pas.

— Trop facile, hein ? je lui dis.

— Ouais, trop facile. Il a fallu quoi, deux heures…

— En comptant les trajets, un peu plus. Sans les compter, pas une demi-heure… En plus, il y a le téléphone.

— J’aime pas ça, Simon.

— Moi non plus. Sans compter que…

— Sans compter que quoi ?

— Sans compter que le type, à la mairie, c’était un conscrit à Stein. On a discuté le bout de gras cinq minutes et l’autre balluche m’a sorti son adresse.

— Merde ! soupire Tony. Merde et merde ! (Il réfléchit une seconde et il me déballe la même idée que celle qui me tarabuste depuis un bout de temps. Il me demande :) Tu as quelqu’un derrière ?

Je balaye la rue, des voitures vont et viennent, je m’attarde sur le cul de la Shelby embossée entre deux arbres. Il y a une chiée de manières de filocher un mec, et parmi toutes ces manières deux ou trois dizaines pour le faire sans être grillé.

— Je crois pas… j’hésite. Je vais quand même essayer de trouver Stein. Il sait peut-être où est la gosse, en ce moment.

— Passe pas au soleil, fait Tony.

Quand il balance ça, c’est qu’il est vachement inquiet, l’Arméno. Je raccroche. C’est fou ce qu’il faisait chaud dans cette boîte en verre, parce que quand je mets le pied dehors, j’ai l’impression de plonger dans un freezer tout habillé, alors que le goudron fond sous mes semelles.

Je roule en faisant gaffe dans le rétro, je m’offre un tas de tours et de détours, en variant tout le temps l’allure. La jauge à zéro, je m’arrête dans une station près d’Aix, une Total avec un tabac-journaux. Je fais le plein de chewing-gums, de cigarettes et de journaux, j’achète une torche électrique et des gants de conduite, j’ajoute un plan de la ville.

Quand le plein est fait, je roule au ralenti jusqu’au parking en bout de piste, je m’y range en épi, style Vingt-Quatre Heures du Mans, et j’étudie le topo.

Il passe des tas de bagnoles, une rafale de bahuts et rien à l’horizon. C’est quand même bizarre, cette impression. J’ai une balle de tennis dans la gorge, une vague envie de pisser, mais je sais très bien que si je vais aux gogues, je ferai pas trois gouttes, même en pressant l’éponge, je le sais. J’ai même les poils qui se hérissent sur les avant-bras.

La dernière fois que les connards m’ont coursé sur l’A. 36, ça m’avait fait pareil. Je sais pas si on peut parler d’instinct ou de prémonition ou quoi, j’ai beau chouffer par-dessus le plan, toujours rien. J’allume une cigarette en me passant le gras du pouce sous le nez, je m’envoie une lampée de gin, je dépiaute une tablette de chewing-gum et je me la fourre dans la bouche. Je secoue la tête.

Cette putain d’impression, je l’ai maintenant dans les coudes et la nuque. Je décolle doucement, en secouant encore la tête, comme un mulet…

La baraque à Stein, elle n’a pas d’étages, c’est une cahute genre cabanon avec une couverture de vieilles tuiles rosées, un ancien jardin de rosiers, devant. Il reste des tiges barbelées qui émergent de-ci de-là du sol sablonneux, entre les briques cassées qui bordaient les massifs.

Sous la véranda, il y a une vieille lessiveuse et un rocking-chair dont le bambou sans âge a revêtu la couleur terne et blanchâtre d’anciens ossements au clair de lune. Je cogne à la porte et il se passe rien. J’ai la main droite à plat sur le flanc gauche. J’ai jamais été farouche au pistolet de précision, mais pour ce qui est du tir instinctif, ça marche.

Je vais recogner ; le type qui ouvre est un grand mec maigre dans les cinquante-cinq ans. Il porte un maillot de corps jaunâtre, une cotte de mécano qui tient juste par la merde qu’il y a dessus et il a une carabine U.S. le long de la jambe. Sur ses grands pieds nus, il se déplace sans faire plus de bruit qu’un nuage sur le désert, le salaud. Des épaules noueuses, des battoirs énormes qui font paraître le flingue chétif, à côté.

Je lui colle ma carte sous le nez. Il recule pas à pas, sans tourner le dos, il pose la carabine sur la toile cirée. Il a des yeux bleuâtres et froids, braqués sur une idée fixe.

— Police, hein ?

Il se laisse tomber dans un fauteuil en osier. Sans me quitter des yeux, il se met la cheville gauche sur le genou et il commence à se dépiauter le gros orteil.

— Ça fait un moment qu’elles sont parties, commissaire, elle, y aura quatre ans à la saint-glinglin et sa mère voilà bientôt deux ans… Un sacré bout de temps. (Il retrousse les lèvres et ça dévoile une denture jaune de bourrique qui doit rien à la dentisterie moderne. Il me désigne une chaise, mais je reste debout. Un tortillo criblé de mouches nous pend du plafond entre les deux ; il y en a encore qui grésillent, pas tout à fait crevées.)

— Pourquoi vous pensez à elles, Stein ? je grince.

— Parce que j’ai jamais eu aucune raison, à part elles, d’avoir des emmerdes avec vous autres, les flics. Ça vous va, comme explication ?

— Où elle est ? je coupe.

— Laquelle, la vieille ou la neuve ?

— La neuve.

— Elle avait un appartement en ville. Elle vivait avec sa copine, une prof de linguistique qu’elle avait eue en première année… Ça a duré ce que ça a duré : presque deux ans. Après, la prof s’est tirée avec une autre première année et elle lui a laissé les loyers et la note d’E.D.F. sur le dos…

— Où elle est ? je répète.

— Elle avait une copine qui bossait sur Dijon, dans une boîte d’électronique. Elle a plaqué ses études et elle a filé la rejoindre. Elle a trouvé une place.

— Comment c’est, le prénom de la neuve ?

— Myriam ! il crache. Pourquoi, y a gourance dans l’azimut ?

— Non, je dis. C’était seulement pour voir si ça vous arracherait la gueule de le dire, rien qu’une fois…

Il fait un geste vers la table. Il est monté sur roulement à billes, comme une tourelle de char, mais moi j’avais la main sur le flingue. Je lui colle le canon entre les deux yeux, je secoue l’U.S. M1 de la gauche. Il se lève pas, il fait rien, il reste immobile avec le pied toujours au même endroit, les mains en l’air.

— Combien de fois tu as essayé de te la faire, Myriam, avant qu’elle aille se foutre à la colle avec sa copine ?

Je pousse le calibre. Ou il voit mes doigts, ou il voit ma gueule, en tout cas, il moufte pas. Je pousse encore et il dit avec amertume :

— Ça va comme ça.

Je me recule d’un pas, je décolle le Browning. Ça laisse une trace violacée, parfaitement circulaire. Je vide la carabine, il regarde les cartouches rouler par terre. Il baisse les mains.

— Vous pouvez pas comprendre, commissaire.

Il met les deux pieds bien à plat sur le carreau, il sort un carton à chaussures plein de photos. Des centaines de photos, de tous les formats. Il a pas besoin de piocher dedans, il en sort une et il me la tend.

En arrière-plan, il y a une haie de roseaux aux tiges grisâtres, et devant une gosse dans les treize ans, qui tient un vélo devant elle. Dans les treize ans…

— Vous comprenez ?

— Ouais. Je comprends.

— Vous pouvez la garder, si vous en avez besoin.

Il en sort une dizaine, les étale comme une donne, sur la toile cirée. Je me passe la main sur la figure et je range le calibre dans l’étui. On se regarde, comme si on trouvait plus au juste quoi dire. J’empoche la photo ; il arrive à se marrer, mais ça lui donne l’air d’une tête de mort.

— Où elle crèche, en ce moment, Stein ?

— Si je le savais, ça fait un moment que j’y serais allé, vous pouvez être sûr. Dijon, c’est tout…

— Quel genre de place ?

— Quel genre, à votre avis ?

Quand je remonte dans la Shelby, il m’observe derrière la vitre en soulevant le store S.N.C.F. J’ai pas démarré qu’il a disparu. Je fais trois cents mètres, je me range le long du trottoir et je sors la photo.

La gosse porte un tablier à carreaux, elle sourit en plein à cause du soleil qu’elle a dans les yeux ; c’est un sourire dans le genre « fais vite, nom de Dieu, je crampe ! ». La photo date de 1973, mais on dirait qu’elle a été prise en 53. J’arrive pas à m’en rassasier, je la tripote dans tous les sens, comme le premier porno…

Finalement, quand je remets le contact, je saisis à quel point je me suis foutu dans la merde. Le soir tombe, bleuté, on grille du café pas loin. Je balance la lampe torche et les gants sur la banquette arrière.

Je rentre comme un dingue, je me taille des cathédrales de lumière à grands coups de projos à iode ; on dirait que je pousse la nuit devant moi au lieu de l’avoir dans le dos et qu’elle se résorbe pas derrière ; je fonce, je fonce, comme si j’avais le diable aux trousses…

Quand j’arrive, Tony a mis une bouteille de Krug à rafraîchir et des pizzas dans son four à pyrolyse. Il a pas besoin de dessin, il entrave aussi sec.

— Tu as du Miles Davis ?

— Jamais de la vie, il réprouve. Tu sais bien que ça a jamais été ma chapelle, ces merdes.

— La mère Piaf ?

— La môme Piaf, oui.

On pique-nique moitié dehors, moitié dedans, la baie du living ouverte. Il fait encore tiède. Quand on a fini le Krug, je me torpille au Bacardi et à la crème de curaçao. Tony me laisse son lit : il pieutera sur le divan ; on se trouve aussi cons que deux gousses qui se font la gueule.

J’en suis pas, j’en ai jamais été, mais Tony c’est un pote, alors pendant qu’il débarrasse je l’affranchis. J’oublie quand même de lui parler de la photo, mais je suis pas sûr qu’il coupe dans tout.

Dans la nuit, je fais un cauchemar à tiroirs. Dans le premier tiroir, un gigantesque négro avec des Ray-Ban me charcute, ça doit être un chirurgien, là où j’ai déjà été recousu ; dans le deuxième j’habite une grosse boule en alu enfilée avec d’autres sur des filins d’acier d’où on voit la mer immobile en bas à six mille pieds, une mer très foncée, et en haut il y a la courbure bleutée de la Terre…

Dans l’un des derniers tiroirs, la linguiste a la tronche à Marguerite Duras, Myriam mesure au bas mot onze mètres de haut et elle a les doudounes laiteuses à Anita Ekberg dans la Dolce Vita, et je me débats en me disant, quand même, c’est pas évident de roupiller blindé quand on est fana de cinéma, merde…

Après, c’est le néant, vertigineux et noir comme l’intérieur d’un tuyau de poêle… Un néant plein de rien ; le pire.

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