X

Kerian reconnut à peine son frère tant son comportement avait changé.

Comment les années et les circonstances pouvaient-elles à ce point séparer les êtres ?

— Dar...

Le visage d’Iydahar se ferma.

Les autres elfes observaient la scène sans broncher.

L’Ancienne à la voix fêlée avait disparu.

— Mon frère...

Il lui tourna le dos, tendant la main à Ayensha.

— Ayensha, mon épouse, où étais-tu ?

Kerian n’avait jamais entendu une telle tendresse dans la voix de son frère.

Une larme roula sur la joue d’Ayensha.

— Ah, mon époux... Mon chemin fut semé d’embûches et de terribles épreuves...

Kerian revit en pensée la prisonnière tourmentée et battue, dans la taverne...

Retenant son souffle, elle regarda son frère mesurer la portée de cet aveu à mots couverts... et comprendre.

Iydahar prit Ayensha dans ses bras.

Posant une main sur le bras de Kerian, Jeratt lui souffla de sa voix rauque :

— Laisse-les en paix !

Il la guida jusqu’au pied de la colline. Elle but l’eau qu’on lui apporta... Tout ce qu’elle goûterait désormais aurait-il ce goût de cendre ?

Sortis de l’ombre, douze elfes tournèrent pudiquement le dos au couple.

Iydahar et Ayensha pleuraient dans les bras l’un de l’autre.


La semaine suivante, Kerian ne revit ni Ayensha ni son frère. Il devait être d’une humeur noire... Elle le sentait – la nuit quand elle s’endormait, le jour lorsqu’elle mangeait près d’un feu, le soir dès qu’elle observait les étoiles.

— Il mijote quelque chose, lâcha Jeratt, un soir. Il suffit de le regarder pour le voir.

Kerian ne reconnaissait plus Iydahar. Son regard était infiniment froid, son visage de marbre...

Elle y repensait souvent quand elle ne trouvait pas le sommeil. Se relevant, elle se délassait les jambes, perdue dans ses réflexions.

L’absence de sentinelles l’étonnait toujours.

— L’Ancienne nous protège, avait expliqué Jeratt, la première nuit. Avec elle, nous nous sentons en sécurité...

Et c’était vrai.

Kerian s’aventurait parfois à flanc de colline, pour réfléchir. Les hommes de Thagol traquaient la petite communauté elfique, qu’ils avaient décrétée hors-la-loi...

— Il suffit de voir les tueurs qu’il envoie à nos trousses pour comprendre..., avait dit Jeratt, écœuré. Il fiche la trouille à tout le monde, paraît-il, mais ils ont l’air de fantômes. Quand le Chevalier du Crâne est fâché, il affecte leurs esprits et leur donne des cauchemars...

— Sur le pont est de Qualinost, avait dit Kerian, Thagol plante sur des piques les têtes des elfes tués par ses chevaliers.

— Il ne nous tuera pas tous ! Nous sommes partout dans les collines, Kerianseray. Ici, à l’est, et là-bas, à l’ouest. Nous ne sommes pas aussi nombreux au nord, près de la Blanche Furie, mais au sud, nous sommes bien représentés. Certains rebelles sont des hors-la-loi, des voleurs et des tueurs, mais ce n’est pas le cas de la majorité. Au fond, nous sommes des déracinés en quête d’un nouveau foyer...

Jeratt n’était pas un mauvais bougre. Kerian, qui commençait à le comprendre, se disait qu’il y avait de pires endroits sur Krynn que ce bassin naturel, au milieu de hors-la-loi cordiaux – sinon amicaux.

— Ayensha est ma cousine, avait dit Jeratt. Sa mère et la mienne étaient sœurs. Je l’aime beaucoup, et je te remercie de l’avoir sauvée.

— Iydahar et elle font-ils partie de la... bande ?

— Elle, oui, mais pas lui.

Dar exerçait pourtant une sorte d’emprise sur les rebelles, puisqu’ils tenaient toujours compte de son avis.

Jeratt refusa de lui dire pourquoi, et elle ne put pas interroger son frère.


Les jours se rafraîchirent, certaines aubes se levant sur un monde constellé de givre. Kerian aurait peut-être dû partir, mais elle espérait encore parler avec Iydahar. Hélas, il semblait presque invisible. Et pour être tout à fait franche, elle n’avait pas envie de quitter ce havre de paix.

— Suis-je votre prisonnière ? demanda un jour Kerian à Jeratt.

Il haussa les épaules.

— Notre invitée, disons... Tu t’assieds avec nous, tu manges notre nourriture, tu utilises nos couvertures... Mais si tu grimpais trop haut sur la colline... Eh bien, en t’éloignant, tu n’irais nulle part.

Kerian comprit ce qu’il voulait dire. À deux reprises déjà, elle avait senti ses sens l’abandonner, et elle ne tenait pas à refaire cette expérience.

Jeratt mangeait du gibier séché. Il lui en offrit un morceau, qu’elle fit descendre avec de l’eau glacée.


Des jours plus tard, la nouvelle de la mort de Nayla et de Haugh parvint au roi. Il avait guetté leur retour en compagnie de sa bien-aimée. Chaque soir, il s’était endormi dans l’espérance.

En pure perte.

Faute de cérémonies pour le distraire, Gilthas s’installa dans la bibliothèque. Confortablement assis devant un bon feu, il entendit Planchet donner des ordres aux serviteurs, afin que tout soit prêt pour le coucher du monarque.

Gilthas sourit. Planchet avait été le premier au courant de sa liaison avec la belle servante du sénateur Rashas... Il l’imaginait, faisant le tour de la chambre royale pour ramasser les vêtements choisis pour la journée – la robe du matin, celles du Sénat, la tenue de cheval...

Quand Planchet frappa à la porte et entra, Gilthas fut surpris par sa pâleur et ses yeux cernés.

— Majesté... (Les bras ballants, décomposé, il ne portait pas de vêtements pliés sur ses bras, contrairement à son habitude.) Ils sont morts.

Gilthas ferma violemment son livre. Le ronflement du feu s’était transformé en rugissement... À la lueur rougeoyante des flammes, Planchet paraissait hagard.

— Nayla et Haugh ont été retrouvés dans les cendres d’une taverne incendiée par Eamutt. Ils auraient été tués par des Kagonestis.

— Kerian...

— L’établissement était La Taverne du Lièvre et du Chien de Chasse, à Sliathnost. Des représailles pour la mort d’un chevalier, dit-on. Deux autres tavernes ont été brûlées, à Ealanost et à dix lieues au sud, à la croisée de la route de Qualinost. D’après les témoins, les chevaliers ont ordonné la capture de Kerian et son supplice par décapitation.

— Trouve-la ! souffla Gilthas d’une voix rauque. Envoie d’autres agents à sa recherche.

Planchet se retirant, il passa sur la terrasse.

Le long des ponts argentés qui avaient si bien protégé la capitale pendant des siècles, le roi ne vit pas de garde. Aucun chevalier n’était visible sous le ciel étoilé, et dans les tours, pas un feu ne brillait derrière les étroites fenêtres. À la lumière de la lune, il crut voir les anciens Gardiens de la Forêt. Il imagina même entendre le staccato des bottes et les cliquetis des armures.

Gilthas se secoua.

Dans son dos, une carafe et un verre en cristal tintèrent – Planchet était de retour. Le roi se demanda où étaient les chevaliers de Thagol qui, d’ordinaire, patrouillaient au-dessus de la cité conquise...

Une grande silhouette noire émergea de la tour est plongée dans l’obscurité. Illuminé par les étoiles et la lune, l’homme s’appuya au parapet, les mains de chaque côté d’une tête tranchée, sans être incommodé par son odeur. Le vent souleva son manteau, qui se déploya comme des ailes.

Son visage était pâle comme une cicatrice.

Le roi des elfes s’empourpra de colère et le sang battit furieusement à ses tempes.

Eamutt Thagol !

Le chevalier se tourna dans la direction de Gilthas...

... Et une vision s’imposa au fils de Laurana.

Des torches et des flammes, une fumée noire occultant les étoiles...

Gilthas entendit des elfes hurler, un enfant crier... et sa plainte s’interrompre, comme coupée par une lame.

La colère céda la place à la peur quand Gilthas eut un aperçu vertigineux de la noirceur du seigneur Eamutt Thagol. Son estomac se rebella. Alors qu’il inspirait profondément pour se reprendre, il entendit marcher une colonne de draconiens... L’air résonna de cliquetis métalliques et de ricanements sifflants.

Face à face, le roi de paille et le Chevalier du Crâne s’affrontaient du regard... Gilthas détourna les yeux le premier. Puis il hocha sèchement la tête comme pour congédier son adversaire, et, dos tourné, rentra dans sa bibliothèque.

Les pas lourds des draconiens résonnaient toujours à ses oreilles.

Il repensa à Kerian.

— Planchet, j’ai changé d’avis. Rappelle nos agents.

Le serviteur écarquilla les yeux.

— Sire ?

— Pas question de conduire Thagol jusqu’à elle.

Nous l’abandonnons à son sort. Avec l’espoir qu’un dieu veillera sur elle...


Après un automne court, le temps filait toujours plus vite en cette saison. Au quinzième jour passé avec les hors-la-loi, Kerian sentit la morsure du gel dans l’air matinal. Voyant les chasseurs revenir les bras chargés de lièvres et de cailles, elle ranima le feu et sortit son couteau. Si ses hôtes ne lui permettaient pas de chasser, ils comptaient sur elle pour vider les bêtes et les préparer à rôtir.

— Il faut mériter son souper, ma belle ! lança Jeratt avec un sourire espiègle.

Kerian s’était habituée à ses moqueries amicales.

Les chasseurs et les trappeurs posèrent leurs gibecières près d’elle.

Plus tard, au coucher du soleil, les hors-la-loi se rassemblèrent autour de l’Ancienne.

Parmi eux, Kerian fut étonnée de reconnaître Bueren Rose, aussi pâle qu’une lune d’hiver. Dans ses yeux brillait une lumière évoquant celle d’un bûcher funéraire. Kerian voulut appeler son amie, lui demander ce qu’elle faisait là...

Jeratt l’arrêta.

— Tais-toi. Laisse-la tranquille.

Le ciel vira au bleu-indigo, un croissant de lune dominant les arbres.

Perdue dans ses tourments, Bueren paraissait indifférente à tout.

Kerian se contenta d’avancer d’un pas. Si la fille du tavernier la remarquait, elle apprécierait peut-être de revoir un visage amical...

L’Ancienne leva une main.

Tête tournée vers les étoiles, Iydahar contempla ce que lui seul voyait.

— Écoutez ! (La voix d’Iydahar était forte et profonde ; ses compagnons retinrent leur souffle.) Une chose a été dite, une chose a été faite, et tous doivent savoir.

Dans le ciel, un faucon à queue rouge décrivait des cercles, son ombre glissant sur les rochers.

D’une voix subtilement altérée, Iydahar continua.

— « Sur ordre du seigneur Eamutt Thagol, Chevalier de Néraka et frais émoulu du Monastère de l’Os, la nommée Kerianseray, une servante du sénateur Rashas, est déclarée coupable de meurtre et de sédition ! »

Les elfes murmurèrent.

— « Le présent décret la prive de tout recours juridique, que ce soit selon les lois de son suzerain ou celles de votre maîtresse suprême, Béryl. »

Il y eut quelques ricanements à la mention de la femelle dragon tyrannique et ses diktats.

— « Les elfes lui refuseront assistance, nourriture, arme et refuge. Tout devra être mis en œuvre pour la capturer et la livrer au seigneur Thagol, à Qualinost. Elle sera décapitée, sa tête plantée au bout d’une pique.

« Ceux qui seraient assez fous pour lui venir en aide partageront son châtiment. »

Kerian se pétrifia.

Bueren Rose prit la parole et raconta la mort de son père et des autres villageois.

— Mon père a été décapité...

Kerian en fut abasourdie.

Bueren gémit.

— Sur ordre du seigneur Thagol, il a été assassiné par un chevalier surnommé le Bourreau.

— Le salaud ! cracha Jeratt. Ah, Rosie...

Bueren Rose leva la tête, les joues baignées de larmes. Ses lèvres remuèrent, mais Kerian n’entendit pas ce qu’elle disait.

Des voix rugirent leur outrage. L’Ancienne cria de colère et de douleur. Les guerriers dégainèrent leurs armes. Kerian sentit ses cheveux se dresser sur sa tête...

Kerianseray de Qualinost, la servante en fuite du sénateur Rashas, serait bientôt exécutée en place publique...

La main sur le manche du couteau qui avait sauvé Ayensha et fait de Bueren Rose une orpheline. Kerian ne trouva aucune compassion sur les visages fermés de ceux qui l’entouraient.

— Toi, fit Iydahar, viens ici.

Ce n’est pas mon frère !

Son expression était si dure qu’elle ne le reconnaissait plus.

Furieuse, elle se redressa de toute sa taille.

Mais Jeratt lui souffla :

— Va, Kerianseray. Inutile de résister.

Derrière Iydahar, Bueren Rose pleurait à chaudes larmes.

Ayensha la prit dans ses bras pour la consoler.

— Souhaites-tu me parler, frère ? lâcha Kerian.

Loin de se radoucir, Iydahar laissa tomber dans la main de sa sœur...

... L’anneau de Gil !

— Deux Qualinestis sont morts et la forêt est en colère. Il se pourrait que tu le regrettes, ma sœur. Car ils venaient te dire que ton maître te rappelait près de lui.

Maître !

Ce mot fit l’effet d’une gifle à Kerian.

Piquée au vif, elle redressa le menton et gronda :

— Mon frère, tu parles sans savoir ! Tu oses juger sur ce que tu ne comprends pas ! Tu souhaites t’entretenir avec moi ? Parfait, retirons-nous à l’écart et parlons.

L’assistance s’agita. Comment Iydahar, tellement accoutumé à ce qu’on lui témoigne du respect, allait-il réagir face au défi de sa sœur ?

— Je n’ai pas pour habitude d’implorer qu’on me parle.

— Ni de faire montre de la moindre courtoisie.

Furieuse, Kerian détourna les yeux et croisa le regard de l’Ancienne...

Tueuse ! Tu as répandu le sang, et les envahisseurs aussi. Chacun de vous tuera encore. À qui serviront les morts que tu sèmeras, Kerianseray de Qualinost ?

Kerian soutint de nouveau le regard de son frère et leva une main.

— Rends-moi ma moitié de bague.

— Celle que tu as reçue de ton maître, cette marionnette qui prétend être un roi ? Vas-tu courir le rejoindre ? Te réfugier dans le lit de ton amant ?

Des murmures montèrent du cercle d’elfes.

— Espionne !

Kerian s’adressa à Dar et sentit le regard de l’Ancienne peser sur elle.

— Tu n’es qu’un imbécile, mon frère, mais un imbécile que j’aimais assez pour quitter ma cité... Après avoir vu la tête de notre cousine au bout d’une pique, je me suis rongé les sangs d’inquiétude pour toi et je suis partie à ta recherche. Oui, j’ai tué un chevalier et provoqué le malheur de Bueren Rose. Oui, j’ai sauvé Ayensha et tenté le sort... Mais aujourd’hui, je vois que tu n’es pas en danger. Entouré de tant d’amis, tu n’as pas besoin de moi.

« Rends-moi ce qui m’appartient, Dar. (Elle leva le menton, et de ses lèvres jaillirent des paroles qui les surprirent tous – elle la première :) Ne traite plus jamais Gilthas de marionnette en ma présence ! C’est notre roi, Iydahar – le mien autant que le tien, et il en sera ainsi tant que tu te nourriras et t’habilleras avec le gibier bien gras de ses forêts.

Kerian quitta le cercle et sentit les regards peser sur elle. Surtout celui de l’Ancienne.

Étrangement, elle devina que celle-ci n’était pas mécontente.


Cette nuit-là, la neige tomba. Assise près du grand feu, Kerian regardait les flocons venir mourir dans les flammes. Dar était parti, emmenant Ayensha et Bueren Rose. Kerian ignorait où – dans la forêt, sans doute, ou pour rejoindre un clan kagonesti. Elle avait une décision à prendre : partir ou rester.

Soudain, elle aperçut Jeratt.

— Que me veux-tu ? demanda-t-elle.

Il s’assit face à elle et regarda la neige.

— Que vaut ton roi, Kerianseray de Qualinost ?

— Il est très précieux !

— Vaut-il ton frère ? Iydahar n’est pas parti le cœur léger.

Kerian haussa les épaules.

— Dar et moi passons notre temps à nous quitter et à nous retrouver. Un jour, je le reverrai.

— Bien... Parle-moi de ton roi.

— Il marche sur une corde raide, en équilibre entre une femelle dragon et un Sénat qui ne pense qu’à assurer sa richesse et sa survie plutôt qu’à reprendre le royaume aux... envahisseurs.

— Ton souverain croule sous les problèmes.

Jeratt regarda les dormeurs. Des Gardiens de la Forêt en exil et des Coureurs des Bois du Silvanesti, venus avec l’espoir de réunir les deux nations elfiques...

— Une légion de problèmes... et pas d’armée.

— C’est vrai, admit Kerian.

Pas encore..., se dit-elle, surprise.

Mais tandis que l’hiver s’installait, obligeant Kerian à rester avec les hors-la-loi, un certain plan lui devint de plus en plus familier.

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