III

— Kerian !

Elle ne leva pas la tête. La danseuse fougueuse n’était plus qu’une âme en peine, recroquevillée comme un oiseau brisé.

— Kerian...

Gilthas la releva pour la serrer dans ses bras.

Il remarqua à peine le parfum tarsien qui l’avait enchanté le matin même. Kerian sentait sa capitale : la foire aux chevaux, les petits pains épicés du Chemin des Boulangers et la menthe du jardin...

Kerian leva les yeux. De ses mains tremblantes, elle écarta ses cheveux.

— Gil, Lania... a été assassinée !

La brise entrait par la fenêtre ouverte, charriant le brouhaha du festival. Le chant d’une mandoline se mêlait aux rires des enfants et aux conversations de leurs aînés. La première bouffée de fumée de bois planait dans l’air. Cette nuit-là, de grands feux éclaireraient la capitale, en souvenir d’une existence plus heureuse et d’une époque où les elfes qui défrichaient la terre allumaient des brasiers. On célébrait les saisons de lumière qui apportaient la prospérité, avant de saluer la venue de l’hiver.

Quand Kerian fut plus calme, Gilthas la lâcha pour lui servir du vin. Il demanda doucement :

— Qui est Lania ?

— Ma cousine. Gil, as-tu vu... ? Sur le pont est... ?

— Oui.

La voix de Kerian se fit froide comme l’hiver.

— As-tu vu ma cousine, la tête « couronnée » de corbeaux ?

— Ah, Mishakal, aie pitié... Kerian, je ne sais pas comment... Elle ne pouvait pas être une voleuse...

Toute couleur déserta le visage de la jeune elfe, qui devint gris cendre. Les larmes lui montèrent de nouveau aux yeux.

— Non ! Elle était... Lania était la bien-aimée de mon frère. Gil...

Gilthas n’avait pas revu le frère de Kerian, Iydahar, depuis la Guerre du Chaos et les événements catastrophiques qui s’étaient achevés par le décès du frère de sa mère. Porthios avait brièvement été l’Orateur du Soleil et des Étoiles, le souverain des deux grandes nations elfiques.

À sa mort, Gilthas avait hérité du trône.

Iydahar jugeait les chasseurs qualinestis inefficaces. Il plaignait ses frères kagonestis, outré de les voir asservis par leurs cousins des cités... On les appelait hypocritement des « serviteurs » quand le terme d’« esclaves » aurait été bien plus approprié. Pourtant, Iydahar avait embrassé la cause de Porthios, et rêvé, comme lui, de la réunion des deux royaumes elfiques, le Qualinesti et le Silvanesti. Pensant que les siens y auraient leur place, il avait cru de tout son cœur farouche en cette cause.

Iydahar n’aimait pas l’enfant-roi qui avait succédé au prince et livré le royaume aux Chevaliers Noirs du dragon. L’épouse de Porthios, Alhana, et leur fils, Silvanos, avaient fui le Qualinesti. Exilés, ils étaient désormais interdits de séjour au Qualinesti après leur participation à une rébellion avortée – ainsi qu’au Silvanesti où ils avaient beaucoup d’ennemis.

Depuis ce temps-là, Gilthas n’avait pas revu le frère de son amante.

Les yeux fermés, il repensa la tête à la chevelure rousse poisseuse de sang, la bouche béante...

— Kerian... Je suis navré pour ta cousine. Tu t’inquiètes pour ton frère et moi aussi. J’espère que le seigneur Thagol en a terminé avec...

Kerian s’écarta de lui.

— Terminé ? (Ses joues reprirent des couleurs.) Oh, pour ça, oui, il en a terminé avec Lania !

La jeune elfe se leva, faisant tinter les clochettes de son bracelet de cheville. Furieuse, elle l’arracha et le jeta à travers la pièce.

— Kerian, j’enverrai mes agents dans la forêt, pour voir ce qu’ils peuvent apprendre. Et je parlerai de Thagol à Rashas.

— Crois-tu vraiment qu’un elfe sauvage se laissera surprendre s’il ne veut pas l’être ? Nous savons tous deux que Thagol commence à peine à moissonner les têtes !

Face à un jeune monarque qui mourait d’envie d’en faire sa reine, magnifique dans sa colère, Kerian avait tout d’une créature des bois... Une elfe sauvage ! Gilthas ne l’avait plus vue ainsi, frémissante sous l’outrage et l’indignation, depuis des années.

Ses tatouages l’enchantaient. Du bout des lèvres et des doigts, il adorait en redessiner les contours... Mais leur sens profond lui échappait souvent. Kerianseray avait grandi en Ergoth, dans les forêts...

Cette enfant des Balbuzards Blancs était la sœur du chef de la tribu.

— Kerian, tu sous-estimes ma détermination. Je te le promets, mes agents sauront ce qui est arrivé à ton frère.

Elle secoua la tête.

— Même s’ils sont discrets, Iydahar connaîtra leurs intentions avant qu’ils ne quittent la capitale. Non... Iydahar est en danger. J’irai moi-même.

— Tu ne l’as plus revu depuis des années. Et tu ignores où il se trouve aujourd’hui.

— Nous savons comment nous rejoindre, Gil. Il y a un village, et une taverne... Je saurai à qui glisser deux mots à l’oreille. Et on me conduira à lui.

Gilthas garda le silence.

— Mon seigneur, je ne confierai à personne le secret d’Iydahar.

Si la réponse fut celle d’un amant incapable de concevoir la vie sans sa bien-aimée, le ton fut hélas celui d’un roi.

— Ce n’est pas uniquement le sien, Kerian, mais aussi le tien. Dis-moi tout. Je t’en prie... Tu ne peux pas y aller toi-même. La forêt est infestée de hors-la-loi... Et de Chevaliers Noirs.

« Kerian, si tu pars... Si tu quittes le service de Rashas sans permission, je ne pourrai rien pour toi. Tu seras considérée comme une fugitive et traquée. (Le roi en eut la gorge nouée par l’émotion.) Tu ne pourras pas revenir.

« Dis-moi le nom du village et de la taverne, et j’enverrai mes agents s’enquérir de ton frère.

Tête haute, distante et froide, Kerian le toisa.

— Et voilà, comme le seigneur Rashas, que tu donnes des ordres à ta servante !

Elle n’ajouta pas, comme son frère l’aurait fait : « À ton esclave ».

Ce ne fut pas nécessaire.

Dans le silence qui suivit, ils entendirent des voix dans le salon – le tailleur du roi et le valet de chambre responsable de sa garde-robe. Pétrifiés, Kerian et Gilthas n’osèrent plus respirer... Rien n’expliquerait la présence ici d’une elfe sauvage, pieds nus et en larmes.

Les yeux dans les yeux, ils ne firent plus le moindre bruit.

Radoucie, Kerian embrassa le roi et murmura :

— C’est mon frère, Gil. Si tu veux m’arrêter, appelle les gardes.

Elle fit volte-face mais il la rattrapa par le poignet. Ses yeux lançant des éclairs, Kerian se retourna... Le roi leva la main droite et retira de son majeur une topaze enchâssée sur une monture d’or double en forme de doigts. Le bijou, antérieur au Cataclysme, avait appartenu à Tanis Demi-Elfe.

Gilthas tendit l’un des deux anneaux qui formaient la monture.

Dans le couloir, l’habilleur lança :

— Oh... regardez ! Ces bagues sont posées sur le plateau. (Il y eut un cri étouffé, puis :) Par tous les dieux disparus... Il est dans sa chambre !

Un index sur les lèvres, Gilthas posa l’anneau et la topaze sur la paume de Kerian.

— Va, mon amour, souffla-t-il. Si tu as besoin de moi, laisse-le dans le creux du chêne de Gilean.

Le chêne de Gilean se dressait à l’ouest de Large-Frondaison, le domaine de chasse préféré de Gil. Il devait son nom au dieu de la sagesse, car il abritait beaucoup de chouettes. Par le passé, les elfes s’y étaient regroupés au nom d’une vieille légende : quiconque rêvait d’une chouette – en réalité, le dieu lui-même – près de cet arbre pouvait lui demander la sagesse.

Kerian serra l’anneau, défit sa chaîne en or, y passa le bijou et la remit à son cou.

— Gil...

Dans le couloir, le maître de la garde-robe lança :

— Bonjour, Votre Majesté !

Une voix douce et modulée murmura une question. Laurana demandait s’ils avaient vu le roi son fils...

— Je crois qu’il est dans sa chambre, Majesté, répondit le maître de la garde-robe.

Gilthas attira Kerian dans ses bras, l’embrassa et la retint aussi longtemps que possible. Puis il la regarda disparaître dans le passage secret.

La reverrait-il jamais ?


Deux Chevaliers Noirs se tenaient dans l’ombre : Chance le Bourreau et un autre, aussi pâle et mince qu’un croissant de lune.

Chance désigna le pont de l’est. La brume l’enveloppait. Montant de la forêt, elle tendait ses doigts éthérés vers les têtes coupées.

L’homme dévoila ses dents sur un sourire. Ou plutôt ses crocs... Leur vue seule suffisait à faire dresser les cheveux sur la tête.

Le seigneur Thagol s’humecta les lèvres.

— Nous n’aurons plus de problème avec les voleurs, dit Chance.

Tout le visage de Thagol évoquait une cicatrice géante.

— Vraiment ?

— Eh bien... j’ignore si les attaques cesseront d’un coup, mais la nouvelle de cette...

Il montra les têtes. Un rat grimpait le long de la hampe d’une lance. Ce que les corbeaux n’avaient pas becqueté le jour, les rongeurs le grignoteraient la nuit.

— La nouvelle se répandra dans la campagne et la forêt. Les choses rentreront dans l’ordre.

Le chevalier respirait à peine. Il posa des yeux étrangement vitreux sur Chance, qui frissonna. Le Bourreau prit sa respiration pour se lancer dans une explication de son point de vue... qui ne vint jamais.

Thagol regardait son compagnon, mais le voyait-il vraiment ? Ou l’avait-il déjà oublié ?

Fallait-il prendre ce silence pour un renvoi ?

— Repartez en chasse. Aujourd’hui.

— Mon seigneur ?

— Repartez en chasse.

— Mais... (Chance s’éclaircit la gorge.) Voulez-vous d’autres têtes, mon seigneur ?

Les yeux de Thagol s’étrécirent. Chance sentit son cœur se serrer, comme si une main invisible le broyait.

Il haleta.

— Mon seigneur...

À bout de souffle, Chance renversa la tête en arrière et vit le pont avec ses horribles trophées. Sous son crâne, il entendit une voix désincarnée tonner :

Partez dans la forêt tout de suite !

Quand Chance redevint maître de lui-même, Thagol se dirigeait déjà vers ses quartiers. Rashas du Thalas-Enthia le rejoignit. Portée par la brise, la voix de l’elfe parvint aux oreilles de Chance.

En esprit, le Bourreau vit des cartes, des rivières et des routes. Il connaissait le plan de son chef...

Il rassemblerait des chevaliers. Il faudrait poster des gardes le long des voies du Qualinesti, afin de vérifier l’identité des voyageurs. Les bonnes chaussées construites par les chevaliers ne seraient plus le terrain de chasse des voleurs. La paix serait assurée. Les caravanes arriveraient à bon port.

L’ordre sera établi, se répéta Chance, conscient que cette certitude n’était pas sienne.

Il frissonna. Le crâne douloureux, il ferma les yeux et imagina sentir du poison... Il inspira par le nez, expirant par la bouche.

Rien. Seulement l’air brumeux du Qualinesti...

Pourtant, le sol semblait miroiter sous ses pieds.

Chance en eut le sang glacé.

Il devait repartir dans la forêt...

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