XVIII

— Vous savez, il y a toutes sortes de malédictions, dit le nain. Celui qui refuse d’y croire est stupide.

Kerian se retrouva à genoux, l’écho de la magie rugissant à ses oreilles... Elle avait l’impression d’avoir été catapultée à travers les monts Kharolis.

Elle était dans une taverne, respirant des relents de bière, d’alcool, de fumée et de transpiration... Elle fut néanmoins soulagée d’entendre parler dans la langue de Thorbardin.

C’est bon signe...

Elle essaya en vain de se lever.

L’orateur continua sur sa lancée. Ses camarades, une dizaine, étaient accoudés au comptoir. La salle étant vide, la taverne venait sans doute d’ouvrir.

Les habitués s’étaient installés au comptoir.

— Il y a les grandes et les petites malédictions, assura l’expert en envoûtement. Exemple : la malédiction lancée par ta belle-mère, et celle du dieu du hasard.

— Je me demande laquelle est la pire, fit un vieux nain, soulevant des rires bon enfant.

Un de ses congénères jura qu’il le savait.

Nauséeuse, Kerian avait un goût métallique à la bouche. Une odeur de laine détrempée de sueur lui piqua les narines... Elle gémit tout bas, mais personne ne s’aperçut de sa présence.

Au nom de tous les dieux, où suis-je ?

Du coin de l’œil, elle vit une porte devant laquelle passaient des nains.

— Oui, il y a toutes sortes de malédictions, répéta l’orateur.

Kerian retenta de se lever.

En vain.

Ah, dieux, elle avait si mal à la tête !

Un tout jeune nain lança qu’il savait désormais pourquoi la taverne portait ce nom :

— Parce qu’elle est maudite !

— Non, fit un autre.

Kerian tressaillit en entendant un autre nain lancer :

— Tu ne sais pas lire, mon gars ? T’aurait-on envoyé pelleter le charbon parce que tu n’avais pas les facultés mentales nécessaires pour apprendre ? Ce n’est pas la taverne qui est maudite, mais moi !

Le jeune nain vertement rabroué se tut. Surprise, Kerian haleta. Elle connaissait cette voix !

Elle se redressa péniblement, le crâne en feu. Au même instant, un nain se retourna. Il n’était pas beau à voir. La maladie lui avait grêlé la peau, et sa barbe pendait d’un menton fuyant. Ses yeux enfoncés dans leurs orbites s’arrondirent.

— Par la barbe de Réorx ! Une elfe !

Neuf nains se retournèrent comme un seul homme. Le jeune sot qui avait mal compris le nom de la taverne porta la main à son couteau.

— Qui ouvrirait ses portes à un elfe ?

— Je cherche Stanach Hammerfell..., dit Kerian.

La requête si calmement énoncée n’apaisa pas les esprits – personne n’appréciait l’arrivée soudaine d’un elfe.

— Il faut prévenir les gardes ! cria le jeune imbécile. Qui sait comment elle s’est infiltrée ici ?

Il dégaina son couteau.

Un autre nain se pencha vivement par-dessus le comptoir et attrapa le gamin belliqueux par sa chemise, le soulevant presque de terre.

— Voilà qui est stupide ! grogna Stanach, une lueur dangereuse dans ses yeux noirs pailletés de bleu. J’ai vu cette elfe tuer un Chevalier Noir avec le couteau qu’elle a à sa ceinture !

L’autre pâlit.

— Quoi qu’il en soit, Kern, sombre idiot, personne ne zigouillera mes clients dans ma taverne ! C’est une des règles de la maison, et j’en ai plus qu’assez de te la répéter !

Stanach secoua Kern comme un prunier, avant de le repousser sans ménagement.

Intrigués, les témoins attendirent la suite des événements. Comment Stanach allait-il réagir face à cette impensable intrusion ? Mis en appétit par l’allusion à la mort d’un Chevalier Noir, les nains, qui raffolaient des histoires, ouvrirent grandes leurs oreilles.

Hélas, Stanach n’ajouta rien à cet alléchant préambule.

Un lourd silence tomba.

Kerian inclina la tête.

— Vous ne semblez pas ravi de me revoir...

— Je ne vous attendais pas...

— Eh quoi, Stanach ? Les visites impromptues sont-elles aussi à bannir, dans cette taverne ? Une autre règle de la maison ?

Des sourires narquois saluèrent cette saillie.

La tête prise dans un étau, Kerian chancela, et une main secourable se glissa sous son coude pour la guider vers une chaise.

— Asseyez-vous, dit Stanach, radouci. Vous êtes un peu pâle...

Elle accepta un verre d’eau. Les autres voulant se rapprocher, Stanach les écarta d’un geste péremptoire, sourd à leurs grommellements.

— Kern, va dire au cuistot d’apporter à manger. Vous avez tous assez bu l’estomac vide, mes gaillards ! Je ne veux plus que les gardes se plaignent du raffut que vous faites quand vous avez un coup dans l’aile !

Kern obéit avec empressement. Les autres nains s’attablèrent, et Kerian se retrouva seule avec celui qui, en lui donnant un jour un couteau, avait bouleversé sa vie...

La dernière fois qu’elle avait vu Stanach, il dînait avec deux agents secrets au service de la reine-mère. Il avait prétendu être un marchand, et elle le retrouvait dans un rôle d’aubergiste... Qui était-il vraiment ?

L’ayant vu boire avec des agents de Laurana, elle en avait déduit que c’était un ami.

À tort?

— Je n’aurais pas cru vous revoir, avoua Stanach.

Il essuya les taches qui maculaient le comptoir, en chêne doré verni. Pour ça, sa main droite faisait l’affaire. Les doigts déformés pouvaient encore manier un chiffon sans problème.

— Moi non plus, répondit Kerian. (Dès qu’elle avala une gorgée d’eau, son estomac se calma.) Je vous croyais marchand... Et vous voilà à la tête d’un établissement maudit ?

Stanach eut un sourire amer.

— J’ai plus d’une corde à mon arc, ma fille.

Il regarda la salle, sa clientèle, les murs lambrissés, le sol jonché de paille... Au mur, des torches s’alignaient dans des appliques en bronze ouvragé.

— On imagine souvent, à tort, que cette taverne est maudite. Elle s’appelle la Malédiction de Stanach. Vous saisissez ?

— Oui. Elle n’est pas maudite. Mais vous, oui.

— Inutile de passer la soirée là-dessus... (Le visage du nain se ferma. Quand il se pencha vers elle, Kerian sentit sa nuque se hérisser.) Alors... que faites-vous ici ?

— Eh bien, je...

Il leva un index désapprobateur, comme avec une enfant.

— Inutile de mentir. À Thorbardin, nous aimons l’ordre, et la garde fait des rondes régulières. Il suffirait que j’appelle... Tous les autres tournaient le dos à la porte. Mais je vous ai vue arriver.

Tremblant, Kerian se demanda si elle avait déjà échoué. Quand elle fit mine de lever le verre d’eau, le nain lui immobilisa le poignet de la main gauche.

— Vous allez le renverser. Inspirez un grand coup et racontez-moi tout. À moins que vous préfériez parler aux gardes ? Vous n’aimeriez pas les donjons de Thorbardin. On a tendance à oublier ceux qu’on y jette...

Kerian évalua la détermination de son interlocuteur... Elle repensa à leur première rencontre... Sans plus hésiter, elle tira de sous sa chemise le pendentif qu’il avait peut-être déjà vu au cou de Nayla ou de Haugh.

C’était le cas. Elle le comprit dans l’éclat soudain de son regard et à la manière dont il leva la tête.

— Que faites-vous là ?

— Mon roi m’envoie...

Stanach haussa un sourcil, puis il la resservit.

— J’espère que son ambassadeur m’aidera à obtenir une audience...

— Je ne suis pas son ambassadeur, ma fille. (Le nain secoua la tête.) Je ne suis personne. J’ai rendu un service à mon chef, qui siège au Conseil. Du temps où la mère de votre roi était le général en chef des armées, j’ai un peu voyagé à la surface.

À ces souvenirs surgis d’un lointain passé, sa voix s’adoucit.

— Je connais les coutumes des étrangers. D’après mon chef, notre haut roi avait besoin de contacter les elfes par mon intermédiaire. Cela fait, je suis ravi d’être rentré au pays. S’en éloigner n’est jamais recommandable.

La taverne résonnait des bruits d’assiettes, de couverts, et des éclats de voix de nains affamés.

D’autres clients entrèrent.

Kerian se pencha par-dessus le comptoir.

— M’emmènerez-vous voir votre roi ?

— Vous croyez qu’il suffit que j’aille frapper à sa porte, fillette ? Vous croyez...

— Je crois que vous êtes capable de tout, Stanach...


Kerian attendait. Devait-elle entrer dans la salle du Conseil ou attendre qu’on l’y escorte ? Stanach l’avait laissée devant de hautes portes entrouvertes. Il en filtrait des voix au timbre grave et profond, tels de lointains coups de tonnerre... Tout à leurs délibérations, les chefs ne semblaient guère sur la voie de l’harmonie...

Kerian apercevait une salle caverneuse. Des torches brûlaient dans des supports en argent, et des braseros rougeoyaient. Des rangées de colonnes en marbre conduisaient au trône.

Derrière l’ambassadrice de Gilthas, la cité naine brillait de mille feux. Thorbardin avait souffert de la guerre civile, mais là, en haut du magnifique Arbre de Vie des Hylars, tout semblait en ordre. La lumière tombait du monde extérieur par des conduits de cristal. Les jardins de la Cour des Chefs, aussi verdoyants que ceux des elfes, arboraient les couleurs de la saison choisie par les horticulteurs. La lumière, la température et l’eau faisaient l’objet de toutes les attentions. Les crocus hivernaux côtoyaient les roses rouges estivales, des jonquilles printanières dodelinaient de la corolle au pied d’une haute glycine...

Kerian trouvait ça déroutant. Comment les nains marquaient-ils le passage du temps, au fond de cette montagne où la lune ne brillait jamais ?

Les habitants vaquaient à leurs occupations. Les yeux ronds, une fillette tira sur les jupes de sa mère.

— Maman, regarde ! Une elfe, là devant !

D’autres passants avaient aperçu Kerian.

Une elfe aux portes de la Cour des Chefs !

— Il n’en sortira rien de bon, marmonna un vieillard acariâtre.

— Les elfes n’apportent que des ennuis ! renchérit un autre. Il leur manque toujours quelque chose...

Amusée, Kerian se glissa dans la Salle du Conseil.

Et voilà, pensa-t-elle, postée à l’ombre des piliers. Je ne devrais plus gâcher leur journée...

En quelques pas, elle était passée d’un monde à l’autre. Dehors, la vie des nains était celle des habitants de n’importe quelle ville... Elle eut soudain le mal du pays. À une époque, elle avait eu une place à Qualinost. Servante enjouée et insouciante d’un sénateur, elle avait mené une vie heureuse ponctuée de chants et de danses... Après tout ce temps, retrouver le brouhaha familier d’une cité excitait sa mélancolie...

Les nains de Thorbardin aimaient leur ville autant que les elfes leur forêt.

Oreille tendue, Kerian écouta les débats. Certains chefs étaient clairement opposés au traité proposé par le roi des elfes. D’autres exhortaient leurs compatriotes à la prudence.

— Il ne s’agit pas de crier « non ! » sur tous les tons, Dorrin, dit l’un d’eux, avec un fort accent du sud. Commence plutôt par écouter et réfléchir avant de brailler comme un putois !

Ils sont divisés...

Il y avait trois camps : les opposants catégoriques à la requête de Gil, ceux qui la soutenaient et ceux qui désiraient davantage de temps pour réfléchir...

Ces derniers étaient les plus nombreux.

De sa cachette, Kerian observait la Cour des Chefs.

Tous les peuples s’étaient présentés ici : les elfes et les humains, en temps de guerre ou non, en qualité de demandeurs ou de sauveurs...

Lors de la Guerre de la Lance, le père de Gil, le célèbre Tanis Demi-Elfe, y était venu avec Lunedor, la Femme des Plaines qui apportait à Krynn la bénédiction de Mishakal... Tanis et Lunedor en avaient appelé à la conscience du Conseil des nains. Or, Thorbardin désirait ardemment fermer ses portes et laisser le monde aux dragons, si tel était son destin...

Thorbardin...

Ce royaume souterrain évoquait un temple abandonné depuis des lustres, sa gloire envolée...

Partout où l’elfe posait son regard, elle voyait les cicatrices de la guerre.

Une voix rauque s’éleva.

— Comment disait notre bon vieux roi Duncan ? Ah, oui : que la pierre se souvienne, et que toutes nos délibérations en ce lieu soient fertiles...

Kerian se retourna. Sa main vola vers le manche de son couteau... et retomba. Amusé, le nain qui s’était glissé derrière elle avait la barbe et les cheveux grisonnants et un regard... pétillant de jeunesse.

— Joli couteau que vous avez là, jeune dame. De fabrication naine, si je ne m’abuse ?

— Un cadeau très bien venu... J’en ai eu de meilleurs depuis, mais aucun que j’aime autant.

— On dit toujours ça de son arme de prédilection. Vous n’aurez pas besoin de votre couteau ici. Tous ne seront pas d’accord avec vous, et peut-être n’obtiendrez-vous pas gain de cause, mais personne n’attentera à vos jours, maîtresse Kerianseray.

Kerian hésita. D’instinct, elle appréciait ce nain inconnu, mais sa logique lui dictait la prudence.

— Vous connaissez mon nom. Vous avez un avantage sur moi.

Il hocha la tête.

— Je suis Tarn Beuglegranit. J’ai entendu dire que vous me cherchiez.

Prise de court, Kerian fit une révérence.

— Votre Majesté...

— Trêve de courbettes ! Vous venez au nom de votre roi. Et je connais l’histoire de Gilthas, le fils de Tanis Demi-Elfe. Depuis qu’il occupe le trône de son oncle, il est jugé faible par son peuple... Un peuple qui ignore quels sacrifices il a dû consentir pour que ses ingrats de sujets puissent clamer leurs opinions scélérates dans les tavernes !

Son regard se voila. À l’évidence, Tarn savait de quoi il parlait.

— Soyez fière de votre souverain, maîtresse Kerianseray.

— J’en ai la ferme intention, Sire. Et merci...

Tarn gloussa.

— Aussi dure que vous ayez l’air, avec vos couteaux, vos cheveux dénoués, vos bottes et votre ceinturon, vous restez une elfe jusqu’au bout des ongles, pas vrai ? Bien... Je crois que nos conseillers se sont assez échauffés. Voyons quelles idées ils ont eues dans la salle de notre vieux roi Duncan...

Conformément à la tradition, le haut roi des Huit Clans fit entrer l’ambassadeur de l’Orateur du Soleil dans la Cour des Chefs...

... En lui flanquant une bonne bourrade dans le dos.

— Allez, ma fille ! Dites ce que vous avez à dire, et qu’on en finisse.

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