IX

Nayla, Haugh et leurs chiens se dirigeaient vers une forge située près de la Rivière de la Chevelure d’Argent, un bras de la Blanche Furie qui coulait à l’est de Sliathnost. Le forgeron était un ami de confiance. Avant de rencontrer Nayla, Haugh avait passé un été avec sa fille, Frealle.

Malgré elle, Nayla se posait des questions, étonnée de constater qu’après tant d’années, Haugh connaissait encore si bien le chemin.

Par le passé, il avait collectionné les conquêtes féminines...

Nayla s’arrêta près d’une grande roche, face à la Chevelure d’Argent. Lutte, un des chiens, fit halte près d’elle.

Le vent d’est leur apportait la fraîcheur des neiges des monts Kharolis.

Le second canidé, Attaque, fourra sa truffe dans la main de Haugh, qui lui gratta distraitement le museau, son attention tournée vers le ciel.

Oreilles aplaties sur le crâne, Attaque grogna...

Haugh appela Nayla sans obtenir de réaction et jeta des regards anxieux à la ronde.

— Nayla..., murmura-t-il.

Elle se retourna enfin, la mine décomposée.

Attaque sur les talons, Haugh courut la rejoindre, et baissa les yeux sur Sliathnost. On eût dit qu’un dragon avait ravagé le village... Plus une mansarde ou une échoppe ne s’y dressait.

Rien qu’une grosse cicatrice noire d’où montaient des volutes de fumée.

— Au nom de tous les dieux...

Les yeux de Nayla lancèrent des éclairs.

— Au nom de cette maudite Béryl ! Et du damné Chevalier du Crâne ! Quant à ce fichu nain... Pourquoi a-t-il fallu qu’il donne un couteau à cette idiote au lieu de se tenir tranquille ?

Elle ravala ses sanglots.

Son compagnon lui serra l’épaule, puis lui prit la main. Elle se dégagea avec un gémissement et dévala la colline, Lutte sur les talons.

Haugh la rattrapa devant les décombres fumants de la Taverne du Lièvre et du Chien de Chasse.

— Nayla...

Elle se faufila entre les ruines, Lutte et Attaque reniflant dans les coins. Haugh s’étonna de n’entendre aucun bruit. Le drame n’avait pas deux jours, car des braises couvaient encore sous les murs écroulés. Pourtant, on ne voyait pas de corbeau dans les nuées, ni de loup dans les rues désertes...

Quelle force invisible détournait les carnivores et les nécrophages de leur nature profonde ? L’endroit aurait dû en être envahi !

Mais rien ne bougeait.

— Nayla, je n’aime pas...

Elle leva une main.

Une haute silhouette émergea de derrière les vestiges de la grande cheminée. La peau brunie par le soleil, de longs cheveux argentés, le nouveau venu avait tout l’air d’un esprit de la forêt... Les bras et la poitrine tatoués, les yeux à glacer les sangs...

Ceux d’un elfe sauvage.

Nayla leva la main vers le couteau pendu à sa ceinture.

L’inconnu ne daigna pas froncer un sourcil.

— Qui es-tu ? demanda Haugh. Et que fais-tu là ?

L’accent cultivé de Qualinost, qu’aucun déguisement n’aurait pu faire oublier, n’impressionna pas le Kagonesti. Son regard vola vers le village martyr, avant de revenir se poser sur Haugh.

— La même chose que vous. Je jette un coup d’œil.

Nayla n’était pas d’humeur.

— Nous savons ce qui se passe dans la forêt, Kagonesti. Les tiens y pratiqueraient une étrange magie...

L’elfe sauvage haussa les épaules et détourna les yeux. Mais Haugh eut le temps d’y voir une lueur suspecte.

— Qualinesti, ta compagne parle-t-elle toujours aussi fort?

Des éclairs invisibles semblèrent crépiter entre les trois protagonistes.

Haugh se força au calme.

— Kagonesti, beaucoup de Qualinestis, nos amis, ont été massacrés ici. Nous ignorons qui a survécu, et qui est mort. Nous recherchons une de nos amies, une jeune elfe sauvage.

— Une amie à vous ? Et pourtant, vous croyez les Kagonestis responsables de ce massacre ?

— Non. (Haugh regarda les ruines.) Nous pensons que c’est l’œuvre des Chevaliers de Néraka.

Le Kagonesti hocha la tête.

— En effet. Nous les avons vus faire.

Nous les avons vus faire...

Nous...

— Vous avez vu les chevaliers incendier ce village ? explosa Nayla, hors d’elle.

Il acquiesça.

— Et vous n’avez rien tenté ?

— Pour les en empêcher ? Non. Nous étions seulement quatre. En outre, nous n’intervenons pas dans les affaires des citadins et des humains qu’ils ont accueillis...

Folle de colère et de chagrin, Nayla se redressa de toute sa taille.

— Kagonesti, sois plus respectueux envers tes supérieurs !

Un sourire flotta sur les lèvres de l’elfe sauvage.

— Dame du Qualinesti, sois plus courtoise.

En deux longues enjambées, Haugh s’interposa entre le Kagonesti et Nayla. Il tenait ostensiblement les mains loin de ses armes.

L’elfe sauvage se retourna, et Nayla tira son couteau.

— Non ! cria le Kagonesti. Non !

Haugh reçut une flèche dans le dos et tomba dans les cendres. Le sang battant à ses tempes, il eut l’impression que le monde sombrait dans le chaos...

Venu de très loin, un aboiement furieux lui parvint. Suivi par des glapissements pathétiques.

Une main se posa sur l’épaule du blessé.

— Ne bouge pas, dit le Kagonesti.

Haugh entendit des éclats de voix sans en comprendre le sens... Les paroles n’étaient plus que des borborygmes inintelligibles.

D’autres mots résonnèrent sous son crâne.

Trouve-la, Haugh. Ramène-la-moi saine et sauve...

Et il avait donné sa parole au roi.

— Écoute... La jeune elfe sauvage... Kerianseray... Ma bourse...

Cheveux d’Argent la tira de sous la chemise de Haugh, puis l’ouvrit et la vida sur sa paume.

Un anneau d’or scintilla au soleil.

— Il appartient au roi. Retrouve son double... La jeune elfe... saura... ce que ça signifie.

Soudain transi jusqu’aux os, Haugh sentit la vie le quitter. Ses lèvres formèrent un nom.

Nayla...

Il rendit son dernier soupir, rejoignant sa Nayla, étendue morte dans les cendres.


En débouchant dans la clairière, Kerian découvrit une cuvette de pierre, au pied d’une pente escarpée semée de pins. Quatre petits feux de camp formaient un demi-cercle. L’endroit était abrité du vent, et comptait un seul accès. Le grondement distant de la cascade se mêlait aux soupirs du vent.

— Qui es-tu ?

Un homme riva un regard froid sur la jeune elfe. Ses cheveux striés de gris avaient dû être châtains, avec des reflets roux. Si ses traits étaient elfiques, ses oreilles pointues et ses yeux en amande, sa pilosité faciale trahissait une ascendance humaine.

Autour de lui, des voix murmurèrent :

— Qui es-tu ?

— Comment est-elle arrivée ici ?

— Une espionne !

Kerian eut soudain peur.

— Es-tu une espionne ? insista le demi-elfe.

L’elfe sauvage frémit. Ayensha, qui aurait dû prendre sa défense, ne disait rien. Après avoir attiré Kerian dans cet endroit, elle semblait disposée à l’abandonner à son sort.

D’une voix ferme et claire, Kerian répondit :

— Je ne suis pas une espionne. Gardez vos secrets. Je suis arrivée avec Ayensha et...

— Ton nom, fillette ! coupa le demi-elfe.

Kerian s’empourpra.

Fillette...

Dar l’avait jadis appelée « Tortue ».

— Je suis Kerianseray, des Balbuzards Blancs, répondit-elle, le front plissé. Mon père était Dallatar, le chef de notre tribu. Son épouse lui a donné deux enfants, et tous les elfes savent que c’est une grande richesse. Avant l’arrivée de Béryl, les miens vivaient dans cette forêt, avec mon frère Iydahar. (La tête haute, elle ajouta :) J’ai passé des années loin de ma famille, à Qualinost. Dis-moi, quel est ton nom ?

Ayensha murmura au demi-elfe quelque chose qui sembla le rassurer. Il lui passa un bras autour des épaules tout en étudiant Kerian.

— Tu as tué un chevalier ?

— Oui. (Revoyant les blessures et l’air tourmenté d’Ayensha à son arrivée dans la taverne, elle ajouta :) J’ai tué un porc de chevalier ! Une bonne chose, ou tu pleurerais sur le cadavre de ton amie maintenant, au lieu de la serrer contre toi !

« Il est temps de te présenter, demi-elfe.

— Jeratt Volvrai... (Il regarda les collines et la galerie creusée dans la falaise, puis lâcha Ayensha.) J’appartiens à cet endroit.

— Jeratt Volvrai, je ne suis pas ici pour espionner. J’ai quitté Qualinost afin de retrouver mon frère, qui... (Elle hésita à donner trop d’informations sur Iydahar.) J’ai cru qu’il avait des ennuis, mais en cinq jours, je crois en avoir accumulé plus que lui.

— C’est ainsi, fillette.

— Je te l’ai dit, je m’appelle Kerianseray. Si tu préfères, tu peux m’appeler Kerian. Mais si j’entends encore le mot « fillette », tu le regretteras.

Jeratt inclina la tête avec une courtoisie feinte.

— Et comment ferais-tu, fillette ?

Vive comme l’éclair, Kerian lança sa jambe droite, lui crocheta le genou et le fit tomber à la renverse. Puis, menaçante, elle laissa sa jambe levée au-dessus des reins du demi-elfe au souffle coupé.

Cette fois, Jeratt éclata de rire. Il tendit une main...

Kerian secoua la tête – elle n’était pas assez bête pour tomber dans ce genre de piège. Reculant avec une petite révérence, elle invita Jeratt à se relever par ses propres moyens.

Il s’exécuta.

— Tu as donc les chevaliers à tes trousses... À part ça, que nous vaut l’honneur de ta visite ?

Kerian se détendit – sans baisser sa garde.

— Ayensha m’a amenée ici... Afin de semer les chevaliers qui nous poursuivaient.

Jeratt se tourna vers Ayensha.

— Elle a des chevaliers aux trousses, et tu la conduis ici?

Ayensha s’assit sur une pierre plate, près du feu. Elle baissa la tête, ses cheveux sales et emmêlés formant comme un voile.

— Où aurais-je pu fuir, Jeratt ? Quoi qu’il en soit, personne ne nous a suivies. Tu sais combien je suis prudente.

L’entendant gémir, Kerian voulut la rejoindre.

Jeratt l’en empêcha.

— Laisse-la en paix ! Dorénavant, je prendrai soin d’elle.

Qui était-il pour Ayensha ? Son père ? Non, ils ne se ressemblaient pas... Son époux ou son amant ?

Le silence tomba. Un petit vent se leva, soupirant entre les arbres et les rochers.

— Te voilà, dit Jeratt, dans un endroit inconnu, loin des tiens, tout ça pour trouver...

Mort !

Ce cri perçant sembla venir de partout. La nuque de nouveau hérissée, Kerian dut se faire violence pour ne pas prendre ses jambes à son cou.

Tueuse !

Le cœur de Kerian cognant douloureusement contre ses côtes à cette accusation, elle empoigna d’instinct son couteau.

Les yeux ronds, Jeratt leva une main dissuasive.

— Ne bouge plus...

Mort ! cria la voix désincarnée.

— Ne t’inquiète pas, Kerianseray, dit le demi-elfe. Personne ne tuera personne. Pour l’instant du moins. Alors lâche ton couteau. (La voyant hésiter, il ajouta :) Tout de suite, ou je te livre à l’Ancienne !

Kerian obéit.

Un sourire flotta sur les lèvres de Jeratt.

— Tout compte fait, je te livrerai quand même à elle...

Les ombres semblèrent prendre une substance et se transformer en... elfes. Vêtus de tuniques en cuir et en daim rapiécées, ils descendaient des collines.

Bien que vivant dans la forêt, ils n’étaient pas des Kagonestis, puisqu’ils n’arboraient aucun tatouage. Certains portaient des pièces d’armure – des plastrons ou des jambières.

Ils s’écartèrent pour laisser passer une autre ombre, puis, tels des guerriers, firent cercle devant Kerian, Jeratt et Ayensha.

L’ombre s’arrêta et sembla se métamorphoser.

— Ancienne, dit Jeratt avec respect, elle est là.

Le regard fixe, celle qu’on appelait l’Ancienne ne semblait pas respirer. Elle s’assit avec une majestueuse lenteur...

— Ainsi, elle est là, répéta-t-elle d’une voix fêlée.

Était-elle frappée de cécité ? Kerian ne vit pas de cicatrice, et ses iris étaient clairs.

Elle semblait pourtant contempler des choses qu’elle était seule à voir.

Tueuse... Je te vois.

— Non!

L’intrusion mentale de l’Ancienne désorienta Kerian. La bouche sèche, la vue brouillée, elle eut soudain l’impression d’avoir la tête sous l’eau, tant les sons lui paraissaient étouffés.

Tu tueras de nouveau. Des couples mourront par ta faute, et des enfants pleureront... Tout ça à cause de toi !

Kerian sentit un grand froid l’envahir. Elle entendit le vent mugir – sans en subir les effets. Puis la plainte lugubre devint le craquement des flammes...

Meurtrière et victime, Kerian se tint devant le feu, hurlant à la mort.

Des mains la retinrent, l’empêchant de tomber dans les flammes... Ses genoux se dérobèrent. Un flot de bile lui monta à la gorge.

La douleur la plia en deux.

Quand Jeratt la lâcha, son ventre se contractant, elle eut un haut-le-cœur. La chaîne en or glissa hors de sa chemise, révélant l’anneau de Gil. Des gouttes de sueur dégoulinèrent dans son cou.

Hébétée, la tête lui tournant, Kerian sentit qu’on la saisissait sans ménagement par le poignet.

— Debout !

L’ordre résonna douloureusement dans sa tête. Elle voulut se dégager, mais ses forces l’abandonnèrent.

— Tu n’as plus rien dans les tripes ? Debout, Kerianseray de Qualinost !

Cette voix, ce ton impérieux... Levant les yeux, Kerian croisa ceux de son frère, Iydahar.

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