XXII

Toute honte bue, Kerian pleurait ses morts.

Jeratt aussi.

Vol de la Plume reposait près des villageois, des fermiers et du pauvre Ander...

— Je vois encore son regard, Jeratt, quand il a donné sa vie pour moi...

Ils étaient assis au sommet d’une colline. Elle avait suivi Stanach sur les hauteurs pour échapper aux chevaliers. Pour un guerrier mutilé, lui aussi s’était battu comme un lion...

— Que vas-tu faire du nain ? demanda Jeratt.

— Je ne peux pas l’emmener à Qualinost. Il aurait dû rester en sécurité. Bon sang, il aurait même dû rester à Thorbardin !

Un bandage sale entourant son front, Stanach gravit la pente pour rejoindre Kerian et Jeratt.

— Tu vas bien ? demanda-t-elle.

Il leva vers elle un regard tranchant comme une lame.

— Non ! Je saigne, j’ai faim et je suis coincé dans cette maudite forêt... ! Hélas, nous sommes tous logés à la même enseigne.

Kerian fronça les sourcils.

— Il y a quelque chose, dans la forêt..., ajouta le nain.

Jeratt porta aussitôt la main à la garde de son épée.

Essoufflé, Stanach s’assit à côté de Kerian, qui lui toucha l’épaule.

— Ça va... Par la Barbe de Réorx, je suis épuisé !

« Dans la forêt, je sens une force invisible qui progresse... En vérité, je ne saurais dire ce que c’est.

Sur un signe de Kerian, Jeratt descendit de la colline pour rassembler les guerriers encore valides. Silencieux comme des ombres, ils disparurent dans les bois. Une jeune elfe gravit la pente au pas de course – où en trouvait-elle l’énergie ? – et vint chuchoter quelque chose à l’oreille de la Lionne.

— Oui, et vite ! Ouvre l’œil pour nos amis.

La messagère repartit.

Quelques minutes plus tard, des sentinelles prirent position autour de la colline.

Stanach releva les genoux et posa la tête dessus. Presque aussitôt, Kerian l’entendit ronfler...

Elle resta près de l’émissaire de Thorbardin. Quand il parut sur le point de basculer sur le flanc, elle l’aida à s’allonger sans qu’il rouvre un œil.

Il ne broncha pas davantage quand Jeratt revint.

— J’ignore ce que le nain a entendu, mais nous n’avons rien décelé d’anormal. Un tour de son imagination ?

Kerian regarda Stanach, puis le demi-elfe.

— Un nain, avoir trop d’imagination ? lâcha-t-elle, dubitative.

— Il n’y a rien, Kerian. Rien que la forêt, la nuit et... notre destin.

Jeratt s’assit.

Après un moment, il se releva pour faire le tour du campement. Kerian le vit circuler au milieu des guerriers, échanger quelques paroles de réconfort avec eux, leur flanquer des claques amicales dans le dos...

Puis ils rompraient leur jeûne avec un méchant croûton de pain.

Au matin, Thagol referait parler l’acier.

Kerian resta longtemps assise, rêveuse. Dans les bois, une lueur brilla soudain, puis un autre... Les feux du camp de Thagol s’allumaient les uns après les autres...

Tout autour des elfes.

— Ils nous encerclent...

La Lionne ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, elle crut que son cœur s’arrêtait... Quelque chose bougeait entre les deux camps ennemis. La poitrine oppressée, elle eut la chair de poule.

La chose se déplaçait comme de la fumée, ou une ombre... Alors que Kerian tentait d’en discerner la substance, le phénomène s’évanouit.

Stanach grogna, et s’assit. Avisant la gourde, il but longuement au goulot. Puis il la tendit à Kerian, qui se désaltéra.

Face aux feux ennemis, le nain soupira.

— En vérité, je déteste rester loin de Thorbardin ! Ce n’est jamais bon. Tout ça... (D’un geste, il engloba les elfes, les chevaliers, la forêt.) Bon sang, je ne sais même plus ce que je fabrique ici... où je suis et pourquoi je me bats !

— Tu es au nord de la Gorge de Reanlea, pas très loin d’Éclair...

— ... de Tonnerre.

— ... D’Éclair ou de Tonnerre, peu importe... Bref, tu n’es pas si loin de Thorbardin. En fait, tu en es plus près que si tu dormais dans le palais de Gilthas.

Une brise légère charriait des odeurs de terre et de roche.

— Ah, le roi... Et tu es sa bien chère hors-la-loi... Que feras-tu l’aube venue, Lionne ?

— Je me battrai.

— Tu cours à l’échec. Le Chevalier du Crâne compte t’écraser comme un moustique.

— Possible...

Soudain, des loups hurlèrent.

Kerian tressaillit au souvenir des cadavres abandonnés dans les bois, ceux de ses amis, qui n’auraient pas de sépulture décente...

— Comment mourrons-nous, Lionne ? souffla Stanach.

Kerian inspira profondément, au bord des larmes.

Elle repensa à Ander, qui s’était jeté entre l’acier de Thagol et elle...

— Si on entend un jour parler de notre fin, on chantera nos exploits dans toutes les tavernes du Qualinesti et de Thorbardin.

— Nos rois seraient fiers de nous...

— Oui, ils seraient fiers de nous.

Observant les bois, les deux amis partagèrent un long silence. Soudain, les yeux rivés sur quelque chose, Stanach se raidit.

Suivant son regard, Kerian crut discerner une ombre plus noire que la nuit...

Les feux brûlaient, telles des étoiles sanglantes.

Les loups hurlèrent de nouveau.

— Bonne nuit, dit Stanach d’une voix ensommeillée.

Kerian ne dormit pas. Elle resta longtemps assise, à regarder danser les flammes des camps ennemis. Parfois, du coin de l’œil, elle surprenait des ombres suspectes, dans les bois.

Mais aucune qui eût la forme insolite de la première.


Le soleil levant inonda les rochers de lueurs rouge sang. Des centaines de corbeaux étaient perchés sur les branches. Les hors-la-loi avaient passé la nuit sans allumer de feux.

— Qu’attendons-nous ? demanda Jeratt.

— Que tout le monde prenne position sur les hauteurs, ordonna Kerian. Inutile de faciliter la tâche à Thagol !

Jeratt siffla. Toutes les têtes se tournèrent vers lui. Les elfes, à peine une centaine, affronteraient bientôt une cinquantaine de draconiens et deux cents chevaliers.

— Mettez-vous à couvert où vous pourrez, ajouta Kerian. Pas de précipitation. Nous tiendrons cette colline jusqu’à ce que nous ayons abattu assez d’ennemis.

...Ou qu’ils nous aient tués jusqu’au dernier.

Stanach aiguisait sa hache. Plutôt curieux, pensa Kerian... C’était pourtant une arme de jet, donc le genre qu’on perdait aisément dans une bataille. Comment se faisait-il que le nain l’ait toujours ?

— Aimes-tu ta hache ? demanda-t-elle sans cesser d’inspecter les alentours du regard.

— Beaucoup. Je l’ai fabriquée.

— Toi-même ?

Stanach fronça les sourcils, puis tendit sa main estropiée.

— Surprenant, non ? Je me bats plutôt bien pour un manchot, pas vrai ? Imagine ce que je pourrais faire si j’avais mes deux mains...

Kerian rougit. La vue de ces doigts estropiés lui rappela l’enseigne de la taverne : un marteau cassé sur une enclume...

La Malédiction de Stanach.

— Regarde, ajouta le nain en tendant sa hache vers les arbres. L’heure a sonné, maîtresse Lionne.

Les chevaliers arrivaient, à pied et sans armure. Ils avaient opté pour une tenue de combat légère, composée d’une cotte de mailles et d’un plastron en cuir. À la fois leur bouclier et leur arme de prédilection, les draconiens les précédaient. Le vent charriait leur puanteur reptilienne...

— Archers, ordonna Kerian, surprise par la froideur de sa propre voix, visez les draconiens. Rappelez-vous comment on abattait les dragons, avant les Lancedragons : visez l’œil, pour atteindre leur cerveau minuscule... Puis laissez aux chevaliers le soin de traverser les flaques d’acide !

Jeratt ricana.

— Laissons-les donc venir à nous, continua Kerian.

Les draconiens étaient assez près pour qu’elle entende leurs voix gutturales. Leur langue sonnait comme une malédiction. Elle posa une main sur le bras de Jeratt, consciente qu’elle devait tempérer sa fougue.

— Qu’ils nous voient... Laisse-les venir à nous.

Elle sentit le bras de son ami trembler sous ses doigts, mais il ne bougea pas. Les autres calquèrent leur comportement sur le sien. Kerian les entendit encocher leurs flèches.

— Attendons que leur première ligne atteigne notre camp d’hier.

Armés d’épées ou de haches, les elfes aussi brûlaient d’en découdre.

— Patience..., ajouta Kerian.

Le premier draconien s’arrêta dans le camp désert. Ses congénères cherchèrent leurs proies.

Stanach se leva et rangea la pierre à aiguiser dans son ceinturon. Tous les archers avaient l’œil sur Kerian... Elle leva le poing et donna le signal.

La volée de flèches retomba en sifflant sur les cibles. Quatre draconiens s’écroulèrent. Le tir suivant fit deux autres victimes – l’un des monstres trébucha sur le cadavre de son camarade et se décomposa en hurlant.

La troisième volée acheva les blessés.

À la vue des dépouilles en liquéfaction des draconiens, les chevaliers s’arrêtèrent – certains un peu trop tard pour éviter une flaque d’acide – et avisèrent enfin les elfes.

— En avant ! cria Thagol.

Le Chevalier du Crâne poussa ses hommes à avancer coûte que coûte. Ils durent contourner les draconiens morts, puis gravir la colline par les côtés.

Le cœur battant, épée au poing, Kerian hurla :

— À l’attaque !


À la surprise générale, des chevaliers chancelèrent puis s’effondrèrent.

— Regarde ! s’écria Jeratt. (Il désignait des silhouettes familières.) Par tous les dieux... souffla-t-il. Lui !

— Dar ! jubila Kerian en reconnaissant la tactique – une charge éclair suivie d’une retraite aussi rapide.

Cette façon de faire permettait d’abattre un chevalier à coups de massue ici, d’en éventrer un autre là... Les nouveaux venus jaillissaient de l’ombre et semaient la mort avant de s’éclipser en silence à l’image de fantômes, ou en braillant à tue-tête telles des furies.

— Regardez ! s’écria Stanach, alors que les chevaliers se retournaient. Les voilà menés à la baguette, comme du bétail !

C’était effectivement le cas. Leurs rangs s’éclaircissant de façon dramatique, les humains tentèrent une percée parmi les renforts kagonestis pour rejoindre leur chef.

En peu de temps, les chevaliers survivants furent rassemblés au pied de la colline défendue par Kerian. Beaucoup n’avaient plus d’armes.

— Qu’atttendons-nous, bon sang ? grogna Jeratt.

La Lionne lui fit un sourire radieux.

Le demi-elfe ordonna la charge. De leur côté, les archers se préparaient à un nouveau tir.

Les chevaliers entendirent enfin Thagol leur ordonner de se scinder en trois forces. Tandis que les deux premières s’enfonçaient dans la forêt, la troisième, formée de draconiens et d’humains, tenta de gravir la colline.

Craignant que les guerriers de Dar ne soient débordés, Kerian leur envoya des renforts.

Transfiguré par l’ivresse des combats, Jeratt dévala la colline pour se jeter dans la mêlée...

... Et il fut fauché en pleine course.

Avec la même expression hébétée qu’Ander, les mains crispées sur la poitrine, le demi-elfe s’effondra.

Son sang gicla entre ses doigts et autour de la dague qui venait de le foudroyer.

Non ! hurla Kerian.

— Pour Jeratt ! cria un guerrier.

Pour Ander ! Pour Felan !

Pour le Qualinesti !

Ils chargèrent. Les deux flancs composés de chevaliers et de draconiens se retournèrent pour leur faire face.

Du haut de la colline, commandant les archers, Kerian vit les guerriers tomber devant l’ennemi, comme du blé sous la faux...

Furieuse, elle se tourna vers les archers. Tous étaient si pâles qu’ils en paraissaient exsangues.

Stanach semblait pétrifié par la brutalité insensée des combats...

— Là, par Réorx ! cria soudain le nain.

La forêt tremblait. Une obscurité insolite apparaissait et disparaissait constamment, comme si les bois avaient des yeux... L’ombre et la lumière s’entremêlaient, non pour tacheter le sol, mais pour se ruer l’une sur l’autre, tels des tourbillons dotés de vie impatients de s’étreindre...

Des hurlements de terreur humains et elfiques éclatèrent. Ceux des draconiens leur firent écho.

Le sol se souleva, et les arbres dansèrent, arrachant leurs racines du limon. La terre s’ouvrit pour engloutir des combattants.

Pas une victime n’était un elfe.

Kerian voulut rappeler ses guerriers, mais se ravisa.

Une bête énorme jaillit d’une gangue de glaise, avec des bras de la grosseur de troncs et des jambes-rochers. Stanach pria. Kerian eut l’impression de tomber dans un cauchemar... Elle avait vu ce spectacle dans les feux de l’Ancienne !

À l’écoute d’une magie disparue, elle avait entendu les pensées des Elémentals et rêvé de cette bête à la lumière du feu... Aujourd’hui, la créature difforme aux yeux de braise se dressait devant eux, à ciel ouvert.

Une entité composée d’air et de terre.

Une voix surnaturelle gronda.

Les premiers à tomber furent les draconiens, nés de la magie noire et des œufs des bons dragons.

Ils moururent piétinés sous des pieds massifs.

Leur poison acide se vaporisa et disparut.

Au-dessus de la forêt, l’air même devint aussi destructeur que les flammes... Certains chevaliers moururent de terreur. D’autres, en fuyant, furent transpercés par les épées de leurs ennemis ou celles de leurs camarades rendus fous.

L’un d’eux frappait ses hommes du plat de la lame en jurant... Le Chevalier du Crâne.

Épée au poing, Kerian dévala la colline. Eamutt Thagol se tourna vers elle en rugissant... Dans son esprit, l’elfe l’entendit hurler comme un loup...

Elle allait abattre son arme quand une main invisible lui immobilisa le poignet. Elle ne put détacher son regard de celui du chevalier.

La terre se cabrant autour d’elle, Kerian resta comme pétrifiée.

Un grondement d’orage...

L’éclair de l’acier ennemi...

L’elfe eut l’impression que des doigts à la froideur surnaturelle venaient de se refermer sur son cœur...

Le Chevalier du Crâne voulait goûter la mort de Kerian.

Aveuglé par l’éclat de sa lame et assourdie par sa voix psychique, la Lionne hurla. Et perdit l’équilibre. La voyant à terre, Thagol se jeta sur elle. Kerian se débattit, mais la lourde cotte de mailles lui rentrait dans les chairs. L’haleine du chevalier était glacée...

Désarmée, Kerian réussit à le mordre à la joue, lui arrachant un lambeau de chair.

Thagol s’écartant, elle lui flanqua un coup de genou à l’entrejambe.

Hurlant de douleur, il s’effondra sur elle au moment où elle refermait la main sur la poignée de son épée...

La forêt entière retint son souffle.

Kerian abattit sa lame sur la nuque de Thagol, lui coupant la tête.

Mais il continua de hurler dans son crâne...

Un silence irréel enveloppa les bois.


Dans la forêt au sol gorgé de sang, Kerian retrouva son frère, au nom duquel elle était partie de Qualinost. Un coup de hache à la poitrine l’avait abattu.

— Dar..., murmura-t-elle.

Elle caressa la joue d’Iydahar, encore humide de sueur et suivit les contours de son visage...

Agenouillée près de lui, Ayensha ne pleurait pas.

— Thagol est mort ? demanda-t-elle.

— Oui.

Ayensha se pencha pour poser sa joue sur le torse de son époux.

— Il ne voulait pas venir. Je l’y ai forcé. L’Ancienne l’a supplié.

Kerian releva la tête.

— L’Ancienne...

— Tu l’as vue à l’œuvre.

— Son...

— Sa magie. Sa fureur.

L’Ancienne commandait aux Elémentals.

— Dar est venu en son nom, et parce que j’avais épousé ta cause... Tu as tué mon violeur, me sauvant d’un sort atroce... Puis tu as tout fait pour bouter les chevaliers hors du royaume. J’ai dit à Iydahar que nous te devions au moins ça.

Mais le prix était trop élevé.

Les deux elfes veillèrent celui qu’elles avaient aimé.

Personne n’osa les déranger.

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