XXI

Le festival de la Moisson d’Automne fut sinistre. Le chagrin et la tristesse roulaient leurs flots lugubres, telle une rivière de sang... Les flambées nocturnes n’avaient plus rien de feux de joie. Et personne n’avait le cœur à danser, à rire ou à conter fleurette...

Prostrés devant les flammes, les elfes laissaient libre cours à leur mélancolie.

Un linceul de fumée pesait sur le royaume. Des villages entiers brûlaient. Des fermes, des granges, des étables, et jusqu’aux meules de foin dans les champs...

Deux semaines durant, de sa plus haute tour, l’Orateur du Soleil observa ses terres.

Dans l’intimité de ses pensées, au cœur de la nuit, il repensait à Kerian.

Elle était de retour !

Il en parla à Laurana, qui lui demanda comment il le savait.

— Mère, c’est très simple... Avant, Thagol se contentait de représailles sporadiques, selon une logique des plus prévisibles. Il aurait suffi de consulter une carte pour prévoir ses offensives suivantes. Aujourd’hui, ses mouvements sont devenus erratiques. Il traque quelqu’un. Kerian !

Laurana réfléchit.

— Quel but poursuit-elle, mon fils ?

Gilthas avoua l’ignorer.

— Mais je connais Kerian, mère. Je crois qu’elle l’entraîne au nord, ou au nord-est.

— Vers les Terres de Pierre...

— Oui. Et Thorbardin.

— Thorbardin... (Laurana hésita.) Si Kerian est de retour, pourquoi n’est-elle pas venue au rapport ?

— À mon avis, elle n’en a pas le temps, mère.

Le vent changea de direction, et la fumée leur piqua les yeux. Soudain, Gilthas se rappela les cauchemars où il envoyait sa bien-aimée à la mort...

Pris de vertige, il dut se rattraper au parapet.

L’avait-il condamnée ?

Sans mot dire, Laurana posa une main compatissante sur l’épaule de son fils.

— Tout espoir n’est pas perdu, mère. J’ignore pourquoi Kerian tarde à revenir vers nous. Je pourrai la contacter, mais je m’y refuse. Elle n’agit jamais à la légère. Un seul faux pas de ma part, et tout pourrait être anéanti...

Laurana se pencha par-dessus la rambarde. Gilthas savait qu’elle « voyait » aussi avec son cœur et son esprit... Que se passait-il dans le royaume ? Combien de malheureux mourraient encore ?

— Mère... Viens. Faisons-lui confiance. Kerian agit au mieux. Quant à Thorbardin, gardons aussi espoir.

Elle n’oubliera pas. Elle me reviendra...


Les deux semaines suivantes, le roi retourna chaque soir en haut de la tour. Et presque chaque nuit, il vit des feux brûler au loin... L’hiver s’annonçait rude. Inaccessible à la clémence, Thagol semblait autant haïr les récoltes que les fermiers...

Dans la salle du Conseil, Rashas écoutait ses pairs se plaindre. Tôt ou tard, ils lui reprocheraient d’avoir soutenu les Chevaliers Noirs dans leur sanglante campagne de représailles.

Un royaume où règne l’ordre, avait-il déclaré, produira les tributs réclamés par la femelle dragon. Béryl s’enrichira, et nous survivrons. C’est le seul moyen !

— Il vaudrait mieux que tout ça s’arrête vite, dit dame Frappesoleil, qui gouvernait une contrée sise à la frontière des Terres de Pierre.

Elle devait son poste élevé au jeune roi, qui siégeait toujours avec un air de profond ennui... À croire qu’il somnolait !

— Si ça continue, dès les premières neiges, ce sera la famine...

Frappesoleil et Gilthas n’échangèrent pas un mot. Mais au matin, un messager quitta la capitale avec une missive de sa maîtresse pour l’intendance...


Deux jours plus tard, Kerian apprit de Jeratt une nouvelle surprenante : ils n’avaient pas combattu seuls les Chevaliers Noirs. Le demi-elfe s’était soudain retrouvé à la tête d’une dizaine de combattants frais et bien armés... Des fermiers, des villageois et des serviteurs vêtus afin de passer inaperçus parmi les hors-la-loi.

L’un d’eux assura à Jeratt que les Ombres de la Nuit bénéficieraient désormais de renforts.

— Je suis un des palefreniers de dame Frappesoleil, se présenta le volontaire. Il paraît que votre chef, celle qui se bat comme une lionne, est ici. Si vous avez besoin d’aide, nous viendrons.

Kerian avait perdu le soutien des fermiers. Son réseau n’existait plus... Et voilà que des combattants et des espions lui tombaient du ciel !

Trempé, Stanach émergea de la cascade Éclair – Tonnerre, comme il s’entêtait à l’appeler... Prisonnier – son propre terme – patient, il n’avait jamais proposé de participer à une attaque. Un ambassadeur n’avait pas à s’impliquer ainsi...

Stanach chassait et relayait les sentinelles. En dehors de ça, il ne faisait rien pour se rendre sympathique aux elfes. Taciturne et solitaire, il ne cherchait pas davantage à nouer des amitiés.

En revanche, il passait son temps à observer Kerian. Il la regardait tirer des plans et jouer avec l’ennemi au chat et à la souris...

Pour autant qu’elle le sache, il la regardait même dormir.

De nouveau, elle sentit ses yeux peser sur elle.

— Quoi ?

D’habitude, il secouait la tête et marmonnait :

« Rien. »

— On a de la compagnie. Un fermier...

— Amène-le-moi...

Le nain revint bientôt avec un jeune elfe trempé jusqu’aux os...

Il s’appelait Aran Brillefeuille.

— Dame Lionne, annonça-t-il en s’inclinant, j’ai des nouvelles pour vous.

Dame Lionne... Du coin de l’œil, Kerian surprit le sourire de Stanach. Ses guerriers appréciaient ce surnom. Les villageois et les fermiers aussi.

Naturellement, Thagol haïssait ce surnom, « Lionne », devenue si fédérateur...

Aveuglé par la colère, il avait commis des erreurs d’appréciation en châtiant des innocents avec la violence d’un dragon ivre...

Il était allé trop loin.

— Assieds-toi, dit Kerian. Nous t’écoutons.

Le jeune émissaire secoua la tête.

— Je dois repartir par les gorges au plus vite. De l’autre côté de la crête de Kellian, des chevaliers sont arrivés...

Kerian soupira, satisfaite.

— Combien ?

— Cinq. Mais armés jusqu’aux dents. Et ils ont trois draconiens avec eux.

Huit, donc. Kerian remercia le messager, puis envoya six hors-la-loi chercher leurs chefs respectifs.

— Il est temps, Stanach... Je prendrai part à l’attaque.

— Tu es folle ! Tu l’as dit toi-même, à l’instant où tu tueras un chevalier, Thagol saura où tu es !

— C’est bien mon intention. Il me poursuivra... et je l’abattrai !

— Fillette, c’est pure folie...

Kerian sourit en aiguisant le tranchant de son épée. Une fois la lame assez effilée, elle passa au couteau qu’il lui avait donné, deux ans plus tôt.

— Bien sûr, tu seras en sécurité ici, Stanach. Quand Thagol sera mort...

— Tu es très sûre de toi, dame Lionne, non ?

— Lui éliminé, je t’emmènerai à Qualinost, devant mon roi.

— Folie !

Quand elle n’eut plus besoin de la pierre à aiguiser, le nain la prit pour affûter sa hache.

— Que fais-tu ?

— Je viens avec toi.

— Pas question !

— Si. (Aussi matois que Kerian, lorsqu’il le voulait, il fuyait son regard.) Je suis en mission, maîtresse Lionne...

Stanach leva alors ses yeux noirs pailletés de bleu. Ils brillaient d’un éclat dur.

— Prétendrais-tu m’en empêcher ?

Kerian sourit.

— Si tu es tué, deux souverains me demanderont des comptes !

— Dans ce cas, personne ne t’enviera...

La Lionne s’avoua vaincue. À l’évidence, Stanach ne changerait pas d’avis. Avec l’air d’entendre une mélodie presque oubliée, il écouta la chanson de l’acier et de la pierre.


Les chevaliers et les draconiens se déplaçaient dans la forêt comme en terrain conquis, piétinant tout sur leur passage.

La route de la Crête de Kellian ? Un sentier qui serpentait entre les arbres, en terrain accidenté...

L’un des chevaliers avait accroché au pommeau de sa selle un sac macabre de têtes tranchées...

Comme ses neuf guerriers, Kerian l’identifia aussitôt : Chance le Bourreau... Stanach eut un sourire carnassier. Kerian désigna les deux draconiens, puis fit signe à ses compagnons.

Les draconiens y passeraient les premiers !

Ensuite, les chevaliers.

Dans un premier temps, Stanach resterait en retrait. S’il tuait un draconien avec sa hache, le tranchant en acier serait dissout par l’acide que produirait le monstre en mourant...

Le nain n’apprécia pas qu’on le relègue ainsi à l’arrière-garde.

Kerian lui jetant un regard noir, il se calma.

Un chevalier passa, puis un deuxième, et un troisième... Rien ne bougeait dans les buissons qui bordaient le sentier. Un corbeau croassa.

Le quatrième chevalier survint, suivi par Chance. Les doigts de Kerian se refermèrent sur son épée... Stanach lui flanquant un coup de coude, elle laissa retomber sa main avec un sourire ironique.

Un draconien arrivait, son congénère sur les talons... Kerian entendit siffler trois flèches. La première énucléa le traînard. Les deux suivantes plongèrent dans une flaque d’acide au moment où Chance se retournait...

— À l’attaque ! cria Kerian.

La forêt résonna de cris de guerre, de crissements d’acier et de sifflements de flèches. Les destriers moururent en hennissant de terreur, désarçonnant leurs maîtres. Un draconien mourut lapidé, le dernier déployant ses ailes pour prendre son envol...

Deux flèches sifflèrent. L’une se ficha en travers de la gorge, l’autre dans l’œil.

Il tomba en chute libre...

... Sur un des elfes.

Instantanément rongé par l’acide, le malheureux poussa des hurlements à glacer les sangs.

— Tuez-les tous ! brailla Kerian. Pas de quartier !

Ses guerriers avaient éliminé quatre bêtes, envoyant deux cavaliers rouler dans la poussière. Un troisième gisait coincé sous sa monture.

Un autre elfe mourut... Ses frères abattirent trois ennemis.

Un seul homme restait en selle.

Dans une gerbe d’étincelles, l’épée de Kerian heurta celle du cavalier... Si l’elfe ne faisait pas vraiment le poids face à un chevalier, elle était nettement plus vive et plus agile... Au point que son adversaire tomba à la renverse.

D’un coup de talon, elle lui broya le larynx puis lui arracha son casque et le transperça de son épée pour faire bonne mesure.

Haletante, elle se redressa en tremblant.

— Kerian !

Se retournant, elle vit la lame rougie du Bourreau, les naseaux écumants de son cheval, la visière baissée sur le visage de la mort...

Soudain, la main qui tenait l’épée se détacha du poignet... tranchée net par la hache de Stanach.

Les Ombres de la Nuit se jetèrent sur le Bourreau. Ils l’arrachèrent à sa selle, le clouèrent au sol et lui enlevèrent son heaume.

Une elfe aux yeux verts ramassa l’épée de Chance et la tendit à Kerian.

Qui la saisit.

Étendu dans la poussière, au cœur de cette forêt qu’il avait tant martyrisée, Chance le Bourreau eut enfin la tête tranchée par sa plus terrible ennemie.

Aussitôt, le Chevalier du Crâne repéra sa proie.


Eamutt Thagol rassembla les chevaliers disponibles et les lança à la poursuite de la Lionne. Puis il lâcha ses draconiens assoiffés de sang sur les villages restants.

Kerian avait tout : une armée et un réseau de fermiers qui connaissaient parfaitement le terrain... Parfois, ils attaquaient un détachement sans crier gare, puis se volatilisaient.

Les frappes de Kerian semblaient être le fruit du hasard... Bien sûr, il n’en était rien. Les Ombres de la Nuit éclaircissaient les rangs ennemis. Ils livraient une guerre de harcèlement, se divisant et se regroupant au gré des besoins. La Lionne portait la guerre sur tous les fronts. Entre Qualinost et les Terres de Pierre, il n’y avait plus un pont intact ni une route sans arbres abattus en travers...

Kerian attirait son ennemi au fond des bois. S’il en avait conscience, Thagol refusait de faire demi-tour. Il captait les pensées de sa proie, goûtant par avance l’enivrante chaleur de son sang... Il la haïssait avec une passion aussi dévorante que le feu.

Jour et nuit, il se voyait la tuer de mille et une manières.

Ses chevaliers mouraient ? Il n’en avait cure. Habité par la rage de vaincre, il entraînait ses hommes à leur perte.

Une nuit, il découvrit le plan de Kerian. Non grâce à ses pouvoirs de Chevalier du Crâne – car le talisman qui protégeait la Lionne continuait de déjouer toutes ses tentatives – mais parce qu’il était un bon stratège.

Thagol comprit ce que Kerian comptait faire parce qu’il aurait agi de même. Elle voulait l’entraîner à la frontière est de la forêt...

Une bonne tactique.

Dès lors, il renvoya discrètement ses chevaliers, par petits groupes, avec l’ordre de se rassembler à un endroit stratégique. Puis il laissa Kerian continuer son jeu de dupes. Bien sûr, sans commettre l’erreur grossière de lui rendre la tâche trop facile... Mais maintenant, il lui tardait d’être acculé aux Terres de Pierre... Car de là, il la repousserait dans les bois et – par Takhisis ! – dans les bras de ses hommes appelés en renforts !

Alors, il rentrerait triomphalement à Qualinost avec la tête d’une Lionne au bout d’une pique.


Kerian réunit ses guerriers éreintés autour du feu. Les chefs recensèrent les épées, les dagues, les arcs et les flèches à leur disposition.

— Ce salaud est acculé à la frontière ! dit Jeratt. Il ne peut plus nous échapper. Une fois sorti de la forêt, il sera perdu !

Assis à côté de Vol de la Plume, Stanach regardait Kerian, comme à son habitude.

— Tu pourras bientôt aller à Qualinost, lui dit-elle. Quelques-uns de mes guerriers t’escorteront.

Le nain secoua la tête.

— Inutile...

— Si tu participes à la bataille...

Stanach lâcha un rire amer en levant sa main droite.

— Ne te fatigue pas à me prédire ce qui peut se passer, Lionne ! Je suis avec toi.

Kerian dévisagea l’ambassadeur nain, le demi-elfe, son bras droit, ses capitaines et ses fidèles hors-la-loi... Alors que Thagol avait perdu une grande partie de ses effectifs, les rangs des résistants ne cessaient de grossir.

— N’oublie pas, Jeratt, Thagol est à moi ! Poste des sentinelles, dors, puis nous irons l’abattre...

La Lionne regarda ses capitaines se fondre dans la nuit. Stanach lui lança qu’elle ferait bien de dormir pour reprendre des forces.

— Tu sais, jadis, j’avais des draps de soie et une chambre immense... Et mon amant me réveillait en m’embrassant...

— Moi, je dormais au-dessus de la cuisine d’une taverne, répondit Stanach. Difficile à se rappeler, non ?

— Un peu...

— Dors. Après, ce sera mon tour. Puis nous livrerons bataille.

Kerian se roula en boule, les bras frileusement serrés sur le torse, l’amulette nichée au creux d’une main... Mais elle ne trouva pas le sommeil. Son plan étant sur le point de porter ses fruits. Elle n’osait pas prendre le risque de rêver et de tout dévoiler à son ennemi.

Un cyclone s’abattit sur les chevaliers...

Les elfes déferlèrent sur les sentinelles ennemies. Bondissant de sous leurs couvertures, les hommes cherchèrent leurs armes à tâtons. La voix tonitruante de Thagol couvrit les cris de guerre. Répondant à son appel, les draconiens tombèrent sous un barrage de flèches.

Lançant ses forces contre les chevaliers, Kerian se jeta dans la mêlée. Galvanisant par leur exemple tous les résistants qui s’étaient joints à eux, ses guerriers donnèrent le meilleur d’eux-mêmes. L’outrage les poussait à se surpasser.

Ils se battaient pour leur cause... et leur Lionne. Au mépris de toute pitié, ils versaient le sang des humains dans un fracas assourdissant.

Kerian traquait Thagol, l’homme qui avait déchaîné l’enfer sur son royaume... Quand elle le repéra en train de frapper un adversaire, elle se rua vers lui en rugissant. Il éclata de rire... et se précipita à sa rencontre.

Leurs lames s’entrechoquèrent à l’instant où surgissaient des cavaliers en armure noire...

Les elfes pris à revers tombèrent, décapités, éventrés, piétinés ou transpercés d’une lance...

Les yeux morts, Thagol bondit, son épée brandie. Il imita le cri d’agonie que Kerian pousserait bientôt en mourant...

Désespérée, elle chercha à parer le coup fatal.

L’épée du chevalier s’abattit... sur le crâne d’un jeune elfe qui s’interposa in extremis. Ander ! Du sang et des éclats d’os giclèrent...

Furieux, le Chevalier du Crâne plongea, et Kerian recula... Loin de perdre l’équilibre en étant emporté par son élan, il se rétablit et revint à la charge.

Elle para. Il glissa sur le sol imbibé de sang.

La Lionne en profita pour ordonner la retraite.

Les fermiers avaient été les premiers à tomber. Les guerriers savaient pertinemment qu’ils livraient un combat perdu d’avance... Ils s’enfuirent dans la forêt, bondissant par-dessus les cadavres, et s’égaillèrent le long des pentes escarpées, là où des chevaux auraient du mal à les pourchasser.

Le rire grinçant de Thagol dans les oreilles – et sous son crâne –, Kerian trouva à son tour le salut dans la fuite.

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