IV

À la fin du jour, Kerian se glissait d’ombre en ombre. Elle portait des vêtements grossiers : chemise en coton, pantalon marron en tissu épais et bottes noires. Seul le ruban qui retenait ses cheveux était aux couleurs de la maison qu’elle servait.

Je pars avec les serviteurs chargés de préparer la maison de chasse du maître. La dernière fois que je suis montée à cheval en jupe, les buissons m’ont écorché les jambes. Cette fois, je veux un pantalon !

Elle regrettait d’avoir dû mentir à Zoé. De fait, le sénateur partirait effectivement pour sa maison de chasse d’ici quelques jours. Et dans une si grande demeure, personne ne remarquerait l’absence d’une servante.

Les nobles dormaient déjà, laissant à leurs serviteurs le soin de tout nettoyer après la fête. Dans les maisons et les jardins, les Kagonestis rentraient le bois et aéraient les pièces, laissant entrer les senteurs caractéristiques de la saison, mélange de rosée, de terre et de feuilles fanées.

Kerian traversa la capitale.

Les ruelles serpentaient autour des jardins, des étangs et des résidences. Kerian croisa d’autres serviteurs et quelques chevaliers. L’un d’eux la siffla. Tête haute, elle passa sans daigner le remarquer. Il était humain, dangereux et à la solde de l’oppresseur. Le mieux, face aux créatures de Néraka, était de les tenir toujours à l’œil et de ne jamais croiser leur regard.

Peu à peu, les rues s’élargirent pour devenir les routes au tracé rectiligne du quartier marchand. À l’entrée d’une voie étroite parallèle à la rue des Chapeliers, Kerian s’arrêta et se retourna. Au loin, le dernier rayon de soleil se reflétait sur la demeure royale.

L’elfe sauvage en eut le cœur serré. Mais aucun agent du roi ne retrouverait Iydahar... Rester près de Gilthas revenait à abandonner son frère.

Et qui, mieux que les serviteurs des grands de ce monde, savait entrer ou sortir à sa guise des bourgs et des villes ? Kerian connaissait Qualinost sur le bout des doigts – mieux, même, que ses maîtres. Alors que le premier jour du festival touchait à sa fin, elle se frayait un chemin, simple servante lestée d’un sac à dos. Ceux qui la croisaient supposaient qu’elle portait des missives de son maître à un sénateur, au roi, voire au seigneur Thagol en personne...

En vérité, Kerian avait emporté une bourse (contenant trois pièces en acier), du fromage, du pain et des tranches d’agneau.

Approchant du pont est, elle capta une légère odeur de fumée, venue du nord, par-delà les champs, les vergers et les tours de guet arpentées par les chevaliers puants qui produisaient un bruit de ferraille en marchant.

Puis, comme si souvent, le soir en automne, le vent changea, venant maintenant de l’ouest.

À l’ombre de la tour, Kerian épia les conversations des chevaliers. Ils parlaient le commun avec un fort accent nérakien aux sons gutturaux caractéristiques. Ils se demandaient quand viendrait la relève et s’ils toucheraient leur solde.

Kerian dénoua son ruban, qui cachait un lacet en cuir. Une fois hors de la capitale, elle ne voulait plus porter les couleurs de son maître. Si nécessaire, elle avait une histoire toute prête pour justifier sa présence sur la route : elle était une fille de ferme, qui rentrait chez elle après le festival. Elle livra le bout de tissu au vent. Un chevalier le vit et lança à ses camarades qu’il aimerait beaucoup le suivre jusqu’à sa propriétaire...

— Bah, fit un autre en crachant par-dessus le parapet. Elle ne le porte plus. Je parie qu’elle l’a retiré pour des raisons qui n’ont rien à voir avec toi.

Les chevaliers rirent grassement. Kerian attendit qu’ils reprennent leur ronde pour sortir de sa cachette. Elle courut vers des pêchers, foulant à peine l’herbe. Le long de la route, les paniers de la récolte s’alignaient encore. Dans le verger, les feuilles mortes se ramasseraient bientôt à la pelle...

L’automne ? La saison du changement et du départ.

Kerian frissonna.

On te répétera que les Kagonestis sont des sauvages..., lui avait dit Iydahar. Que les humains, les ogres, les minotaures et les gobelins nous ont arrachés à nos terres... Que les Qualinestis nous ont sauvés de l’esclavage... Mais nous ne sommes pas dupes ! Les plaintes de nos frères résonneront toujours à nos oreilles. Et nous n’oublierons pas le vrai visage de nos exploiteurs. Reste dans ta cité, Keri, mais sache qu’il y a un prix... Un jour viendra où tu ne sauras plus toi-même qui tu es, Tortue.

Tortue... Le vieux surnom lui remémora un autre temps, un autre lieu, et le frère qui l’aimait quoi qu’il arrive. Que penserait Iydahar s’il apprenait que sa sœur avait pour amant un Qualinesti... le roi en personne ?

Un vol de corbeaux croassa. L’odeur de fumée se dissipait... Kerian courut vers la route de Sliathnost.

Au bout du verger, où le terrain en pente descendait vers la forêt, la fugitive s’arrêta pour regarder en arrière. Au loin, quatre tours se dressaient, reliées par des ponts brillants...

Déterminée, Kerian entra dans la forêt qui lui rappelait tant son Ergoth natal... Elle redevint un temps la fillette qui vivait dans un monde de forêt, de ciel et de mer...


— Tu ne m’attraperas pas, Keri !

Iydahar la défiait en riant. Kerianseray avait toujours connu ce curieux mélange de condescendance et d’amour fraternel. Leur relation oscillait entre le dédain de l’aîné, dont la place dans le noyau familial avait été modifiée par l’arrivée inattendue d’une fille, et l’affection qu’il lui portait.

Après tout, bien que son existence même l’ennuyât, elle était sa petite sœur.

— Tortue !

Dans le ciel, des mouettes grises firent écho au cri d’Iydahar, qui prenait vite de l’avance. Kerian ne voulait pas être distancée, mais le sable lui collait aux pieds et ses petites jambes la handicapaient. Ses cheveux blancs comme la lune voletant au vent, Iydahar accomplissait sans effort une course d’obstacles, sautant avec grâce pardessus les bûches et les racines. Ses tatouages lui faisaient comme des ombres sur le dos, les bras et les jambes. La douleur envolée, Iydahar, qui les avait depuis un an, en était très fier. Ils symbolisaient son héritage tribal et les espoirs que son peuple nourrissait pour lui...

Les seuls « titres de gloire » de Kerian se réduisaient aux égratignures et aux bleus que lui valaient ses courses éperdues à travers bois ou le long des plages, tant elle s’entêtait à suivre son frère partout. Encore trop jeune pour être tatouée et entendre l’histoire de son peuple, elle s’en estimait pourtant aussi digne que lui. Après tout, n’était-elle pas le second enfant inespéré d’un couple déjà béni par une première naissance ?

— Allez, fille-tortue !

L’enfant, dont le nom signifiait « Aile-Vive », redoubla d’efforts, trébucha sur une pierre et tomba face contre terre. Les vagues martelaient le rivage, les mouettes criaient... Le souffle coupé, Kerian vit trente-six chandelles.

Le rire d’Iydahar monta vers le ciel... et cessa net. Les cris des oiseaux se firent stridents. Quelque part dans la forêt, un cerf brama. Le cœur de Kerian cogna dans sa poitrine. Ce n’était pas un cerf, mais l’avertissement d’un elfe sauvage...

Crachant du sable, Kerian se redressa sur les coudes. Elle avait le vertige et une joue en sang... Une ombre tomba sur elle.

Iydahar l’aida à se relever. La vision de ses traits tirés par la peur lui fit ravaler sa colère.

Sur l’eau scintillante, elle vit danser un grand bateau, ses voiles noires se découpant contre le bleu du ciel.

— Cours ! cria Iydahar.

C’était un navire d’esclavagistes. Dans la forêt et le long du littoral, les guetteurs transmettaient l’alerte...

... Jusqu’aux oreilles des deux enfants, qui jouaient sur un terrain interdit par leurs parents.

Le souffle court, le cœur au bord des lèvres, Kerian courut à perdre haleine en trébuchant souvent.

Iydahar la suivait en criant :

— Cours, Keri ! Cours ou ils t’attraperont !

Elle retomba et son frère la releva pour ne plus la lâcher. Ils atteignirent l’orée de la forêt alors que le bateau jetait l’ancre dans la baie. Se perdant dans les ombres, les elfes sauvages gagnèrent la protection des bois touffus. L’odeur familière des pins apaisa quelque peu leur angoisse.

Haletante et tremblante, Kerian s’effondra sur l’humus. Elle crut que son cœur allait éclater.

— Doucement... (Iydahar avait adopté le ton de leur père, doux et légèrement amusé... Il la prit dans ses bras.) Tu n’as plus rien à craindre, Keri.

Il le lui répéta, la calmant peu à peu.

Puis il se releva et constata que les arbres n’avaient pas de branches basses.

— Keri...

Quand il joignit les mains, elle posa les siennes sur ses épaules et se laissa catapulter vers la première branche haute. Elle s’y accrocha, puis se hissa dessus. Les aiguilles griffant sa joue blessée, la sève collant à ses paumes et à ses pieds nus, elle grimpa.

— Que vois-tu ? demanda Iydahar.

— De l’eau... un bateau... des gens... (Son cœur bondit dans sa poitrine.) Ils sortent de la forêt !

En file indienne, des hommes armés escortaient vers la mer vingt prisonniers attachés les uns aux autres. Le soleil se reflétait sur les lames nues et les pointes des flèches.

— Quoi, Keri ? Que vois-tu ?

L’estomac noué et la gorge sèche, Kerian vit quatre barques quitter le bateau et voguer vers le rivage. Dès qu’elles accostèrent, on y poussa les prisonniers pour les emmener à bord du vaisseau. De la plage montèrent des gémissements d’enfants...

Kerian frissonna.

— Keri ! Que vois-tu ?

Des larmes brûlèrent les paupières de la petite elfe. Cinq elfes restés sur le rivage retournèrent dans la forêt. Au sein de leurs tribus...


Les années passèrent. Kerian gagna ses tatouages et devint Aile-Vive. Un jour, Iydahar et elle furent emmenés à leur tour pour « servir » à Qualinost, pelotonnés dans la cale d’un navire très analogue à celui que Kerian avait vu dans une baie de l’Ergoth, du haut d’un grand pin.


Tu ne m’attraperas pas, Keri !

Une balafre défigurait la forêt, assez large pour que six chevaliers passent de front. Les souches d’arbres assassinés gisaient tout au long, les troncs abattus pourrissant à ciel ouvert.

Si Kerian voulait atteindre le Lièvre et Chien de Chasse avant la nuit, des heures de marche l’attendaient. Elle désirait quitter cette route avant qu’il fasse noir.

Les feuillages bruissaient, les corbeaux croassaient et les colombes roucoulaient. Les bois étaient peuplés d’ombres.

Kerian changea son sac d’épaule. Elle mourait d’envie de courir.

Soudain, un roulement de tonnerre secoua le sol... La terre blessée gémit sous le poids de sabots ferrés.

Des chevaliers !

Kerian quitta la route sur le bas-côté. Une pierre se dérobant sous sa semelle, elle se tordit la cheville, tomba à genoux et roula au pied d’un bouleau blanc. Les mains écorchées, elle se releva péniblement. Sa cheville douloureuse supporterait néanmoins son poids – pour un temps.

Sur la route, le fracas de la cavalcade se rapprocha. Une voix dure cria quelque chose – une injure en commun. Le cœur battant à tout rompre, Kerian s’enfonça dans le sous-bois. Des branches lui griffèrent le visage, lacérant sa chemise. Sa cheville céda. Elle tomba et se releva de nouveau. Les chevaliers étaient si près !

Maudissant sa déveine, Kerian redoubla d’efforts.

Son sac resta accroché à une branche. Elle tira pour le dégager. Les humains étaient presque sur elle... Jurant dans la langue de son enfance, la jeune elfe sortit son couteau et trancha la bretelle. Le sac tomba, et elle voulut le rattraper...

— Oh ! cria une voix sur la route. Chance, c’est quoi, ça ? Le dîner ?

Le dîner ? Un daim surpris dans les fourrés ? Une dinde sauvage ? Une couvée de cailles ?

Kerian abandonna le sac et, sans plus se soucier de discrétion, prit ses jambes à son cou. Tombant et se relevant sans cesse, elle mit autant de distance que possible entre les chevaliers et elle.

Elle traversa une mare, puis glissa sur des feuilles mortes et sur des pierres moussues.

Tombant une dernière fois, elle ne se releva plus.

La forêt paraissait trembler. La bouche sèche, la fugitive n’arrivait plus à déglutir. L’air lui semblait oppressant. Ses tempes battaient douloureusement. Comme venus de très loin, elle entendit des cris et des exclamations inintelligibles...

Kerian se releva. Du sang coulait de son front et de sa joue. Elle n’entendit plus rien, ni les éclats de voix distants, ni le bruissement des feuilles.

Privée de ses sens, Kerian ne vit pas la main qui se tendit vers elle pour l’empoigner et l’obliger à se baisser.

Загрузка...