VIII

Les chevaliers de Thagol partirent sur les routes du Qualinesti, les sabots ferrés de leurs destriers soulevant des volutes de poussière. Ayant été longtemps confinés dans la ville conquise par Béryl, leurs cris et leurs jurons n’en étaient que plus retentissants. Ils braillaient des chansons de guerre, se racontaient leurs faits d’armes et s’arrêtaient dans chaque ville, village ou hameau pour proclamer ce que Thagol avait implanté dans leurs esprits.

Sur ordre du seigneur Eamutt Thagol, Chevalier de Néraka, et frais émoulu du Monastère de l’Os...

Les fermiers et les commerçants écoutaient, pétrifiés. Si certains ne parvenaient pas à réprimer leurs tremblements, la plupart veillaient à cacher leurs sentiments. Car les elfes opprimés étaient de chair et de sang, et tant de noirceur leur remuait le cœur...

L’expérience leur avait appris qu’un simple regard noir pouvait coûter la vie. Ils restaient donc impassibles sous les rires et les quolibets des chevaliers.

Une fois les oppresseurs partis, les elfes se réunissaient et laissaient libre cours à leur indignation. Le nom de la hors-la-loi était sur toutes les lèvres...

En dignes elfes, ils en débattaient calmement, sans emportements ni débordements. Seul leur regard trahissait leurs émotions. Ils s’exhortaient à ne pas s’abaisser au niveau des humains. Ils n’avaient jamais toléré de meurtrier en leur sein. Faudrait-il faire une exception à la règle sous prétexte que la victime était un ennemi ?

Oui ! soutenaient les plus jeunes – les garçons de ferme et les jeunes beautés exposées à la concupiscence des chevaliers... En leur âme et conscience, ils considéraient que tuer leurs oppresseurs n’était pas un crime.

Au matin du premier véritable jour de l’automne, quatre Chevaliers de Néraka s’arrêtèrent devant la taverne du drame. Armés comme pour partir en guerre, leur visage dissimulé sous leur visière, les flammes des torches se reflétaient sur leurs plastrons et leurs épées.

Ils entouraient leur chef, Chance le Bourreau.

Les volutes de brume charriaient des cris étouffés, venus du village... Bueren Rose trouva que son père, l’air tourmenté, ressemblait à un fantôme. La brise jouait avec la somptueuse chevelure blond-roux de la jeune elfe. L’enseigne de la taverne grinçait.

Jale avait passé sa vie entière dans cet établissement. Enfant, il avait commencé comme garçon à tout faire, abonné à la plonge et au nettoyage des chambres. Puis sa mère lui avait enseigné les secrets culinaires qui rendaient la Taverne du Lièvre et du Chien de Chasse célèbre de Sliathnost jusqu’à Qualinost... De son père, un ancien Garde de la Forêt, il avait appris à tenir le comptoir et à jeter dehors les fauteurs de trouble.

La Taverne du Lièvre et du Chien de Chasse existait bien avant l’arrivée de Béryl et de ses chevaliers.

Bien avant la Guerre du Chaos.

Le souffle du cheval de Chance formait un nuage dans l’air frais. Impatient, les yeux injectés de sang, il s’ébroua. Son maître avait des prunelles aussi grises et glaciales que l’hiver.

Frissonnant, Bueren Rose glissa une main sous le bras de son père. Émergeant de la brume, les villageois convergèrent vers la taverne, poussés par deux autres brutes qui les piquaient du bout de leurs épées pour les forcer à se hâter. Une fillette tomba, et son père la prit dans ses bras avant qu’elle ne soit piétinée. Les jeunes elfes qui avaient opposé une résistance en étaient quittes pour un œil au beurre noir, une entaille sur le crâne ou un poignet cassé.

Chance le Bourreau releva la visière de son casque et balaya les elfes effrayés du regard à mesure qu’ils se pressaient dans la cour de la taverne. Pas un n’était armé. Ils n’avaient même plus sur eux le petit couteau que tous portaient d’habitude à la ceinture.

Chance les étudia longuement, puis son regard se posa sur Jale.

Bueren Rose serra le bras de son père.

— Sur ordre du seigneur Eamutt Thagol, tonna Chance, Chevalier de Néraka et frais émoulu du Monastère de l’Os, la nommée Kerianseray, une servante du sénateur Rashas, est déclarée coupable de meurtre et de sédition !

Les enfants apeurés se blottirent dans les jupes de leurs mères.

— Le présent décret la prive de tout recours juridique, que ce soit selon les lois de son suzerain ou celles de votre maîtresse suprême, Béryl.

« Les elfes lui refuseront assistance, nourriture, arme et refuge. Tout devra être mis en œuvre pour la capturer et la livrer au seigneur Thagol, à Qualinost. Elle sera décapitée, sa tête plantée au bout d’une pique...

« Ceux qui seraient assez fous pour lui venir en aide partageront son châtiment.

Hurlant comme des démons, torches brandies, les cinq chevaliers éperonnèrent leurs montures. Le Bourreau plongea sur Bueren Rose et sur Jale, les séparant. Son épée s’abattit, brillant comme un éclair. Puis Chance s’éloigna...

Bueren Rose rejoignit son père. Quand elle le prit par les épaules pour le redresser, les cris des villageois lui parurent infiniment distants, aussi ténus que la brise dans les arbres...

Une ligne écarlate se dessinait sur la gorge de Jale.

— Père...

Rose le souleva, et son hurlement couvrit le fracas de l’attaque... La tête de Jale s’était détachée de ses épaules et avait roulé dans la poussière...

Les flammes crépitaient, ravageant la taverne.

Firthing, le garçon à tout faire, s’agenouilla près de Bueren. Très pâle, les yeux luisant comme des braises, il la prit par les épaules.

— Viens, Bueren Rose. Vite ! souffla-t-il.

Sous les braillements des chevaliers et les hennissements des destriers, les villageois cédèrent à la panique. Des corbeaux tournoyaient dans le ciel...

Firthing l’aidant à se remettre debout, Rose le suivit, loin du feu, des cris et du cadavre de son père.


Au troisième matin de leur fuite, Ayensha commençant à reprendre des forces, Kerian sortit vérifier ses pièges, fabriqués à partir de vagues souvenirs.

Ils étaient vides...

Le ventre creux, elle chercha des pommes de pin aux pignons comestibles. Par chance, elle en trouva en abondance. Puis elle choisit une branche solide qu’elle débarrassa de ses rameaux avant de l’offrir à Ayensha, pour l’aider à marcher. Elle lui donna aussi presque toute sa récolte de pignons.

— Ce n’est pas grand-chose, mais nous pourrons bientôt nous nourrir mieux...

Appréciant sa canne de fortune, qui embaumait les essences de pin, Ayensha se restaura, puis elle contourna leur abri pour aller se désaltérer.

À l’évidence, elle ne serait pas en état d’ouvrir la marche avant quelque temps...

— Explique-moi le chemin, demanda Kerian. Décris-le-moi.

Ayensha leva un sourcil.

— Ainsi, tu n’as pas tout oublié...

— Je me souviens de certaines choses, répondit vivement Kerian, piquée au vif. Je t’écoute !

D’une voix affaiblie par la douleur, Ayensha « dessina » une carte par la seule grâce de son pouvoir d’évocation, donnant vie à des collines aux crêtes rocailleuses plantées de pins, et à une rivière coulant au fond d’un gouffre...

Depuis la nuit des temps, les Kagonestis se transmettaient les informations uniquement par tradition orale, qu’il s’agisse d’un simple message passant de bouche à oreille, d’événements antérieurs au Cataclysme ou de l’itinéraire le plus sûr pour un rendez-vous...

Ayensha décrivit le meilleur chemin pour gagner la frontière est de la forêt du Qualinesti, ces Terres de Pierre qui séparaient le royaume des elfes de Thorbardin.

Kerian en tête, elles traversèrent les bois, loin des routes.

— Je crois que nous échappons à ce qui affecte la forêt...

— Vraiment ? fit Ayensha en haussant les épaules.

Au fond, bien que Kerian l’ait sauvée, elle ne lui faisait pas confiance. Et elle ne tenait pas la citadine en haute estime...

Kerian en était certaine : sa compagne savait ou soupçonnait quelque chose concernant l’étrange « comportement » de la forêt...

Au cours de l’après-midi du troisième jour de marche, le terrain changea. Les grands chênes laissèrent la place à leurs cousins : des sapins, des pins et des épicéas. Les hauts-plateaux succédaient aux vallées encaissées, où l’eau cascadait librement. Des grottes grêlaient les parois rocheuses. Kerian et Ayensha ne manquaient ni d’abris où passer la nuit, ni d’eau potable. Et dans ces régions giboyeuses, Kerian remporta de vifs succès à la pêche ou au collet.

Elle y gagnait en assurance.

Une nuit, alors que les deux elfes mangeaient du lièvre froid, rôti la veille, elles entendirent des créatures se déplacer. Les nerfs aussitôt à fleur de peau, Kerian reconnut la puanteur des draconiens... À moins qu’ils ne dévient de leur trajectoire, les hommes-lézards allaient les surprendre dans leur refuge !

— Vite, au fond de la grotte ! souffla Kerian. (Ayensha allait protester, mais elle ne lui en laissa pas le temps :) Je ne suis pas une guerrière, et tu es trop faible pour te battre. Terrons-nous au fond de la grotte... et prions pour que la Fortune nous sourie !

Ayensha n’appréciait pas de s’en remettre à une servante et à la chance. Mais elle n’avait pas le choix... Elle s’enfonça dans l’obscurité et s’y tint tellement tranquille que Kerian ne l’entendit même plus respirer.

Le cœur battant, elle effaça toute trace de leur présence. Une chance qu’elle n’ait pas allumé de feu, ce soir-là... Il n’y avait pas de braises ni de bois fumant pour trahir leur présence. Elle ramassa les ossements, balaya le sol avec une branche et répandit des débris végétaux devant l’entrée,

Puis elle se cacha.

Les draconiens ailés étaient quatre, leur peau écailleuse d’un vert maladif.

— Des kapaks..., souffla Ayensha.

L’écho de leurs voix stridentes se répercutait le long des parois. Ils parlaient un commun guttural et leurs éclats de rire labourèrent les tympans de Kerian comme autant de serres. Ces monstres mesuraient plus de six pieds. La lune se reflétait sur leurs crocs et leurs griffes.

L’un d’eux, le plus imposant, déploya ses ailes en grognant. Kerian sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque. Elle serra son couteau – sa seule arme... Face à de telles créatures, elle était cruellement démunie. Dans un monde où la magie coulait comme d’une passoire, elle regretta amèrement de ne pas avoir de talisman susceptible de les rendre invisibles, Ayensha et elle...

Respirant à peine, elle vit une lame lancer un éclair, puis entendit un cri d’agonie. Le plus petit draconien tomba de la corniche et s’écrasa sur un rocher, mort avant d’avoir touché le sol.

Ses compagnons ne daignèrent pas jeter un coup d’œil au cadavre, en contrebas. Le meurtrier essuya sa lame sur son manteau et la rangea. Un autre rit. Un troisième grogna...

Ils étaient déjà repartis quand le sang noir de leur victime se transforma en acide...

— Ne restons pas ici, dit Ayensha.

— Où irons-nous... ?

— Ailleurs, dans un endroit plus sûr qu’ici en tout cas... Tu peux me suivre ou rester. Choisis.

— Mais mon frère... dit Kerian.

— Il s’est débrouillé sans toi jusqu’à maintenant, non ?

La puanteur de l’acide leur piquait les yeux, leur brûlant la gorge et le nez.

Les deux elfes partirent dans la direction opposée à celle qu’avaient prise les draconiens, avec l’espoir que les monstres ne reviendraient pas sur leurs pas. Attentive au murmure du vent dans les pins, Kerian respira à pleins poumons l’air pur de la nuit.

Quand elles se furent installées dans une autre grotte, elle éprouva un grand soulagement à l’idée de s’étendre sur un lit de branchages et de feuilles dont l’odeur était celle d’un éternel automne.

Elles dormirent.

Le ciel commença à rosir...

Campée devant la grotte, Ayensha s’appuyait sur son bâton, plus par habitude que par besoin. Elle avait repris des forces, grâce aux petits gibiers que Kerian attrapait et aux poissons qu’elle pêchait dans les ruisseaux.

La nuit, elle dormait bien. Et le soleil avait chassé la pâleur de ses joues.

Ayensha guida Kerian à travers un labyrinthe de gorges. À certains endroits, elles durent se mouiller les pieds, même en escaladant les parois, car l’eau montait haut. Dans le lointain, un grondement sourd se rapprochait peu à peu... Les parois devinrent plus hautes. Les elfes atteignirent la source de la rivière, qui jaillissait d’une fissure.

Ayensha puisa de l’eau.

— Une rivière souterraine... À certains endroits de la forêt, on dit qu’il y aurait plus d’eau sous le sol qu’au-dessus...

— C’est ce que nous entendons ?

— Non, c’est Éclair, une cascade.

Elles continuèrent, et le passage rétrécit bientôt tellement que Kerian dut avancer de profil. Le grondement devint assourdissant, le ciel distant et la gorge ténébreuse... Les muscles de Kerian protestaient.

Guidées par une lumière lointaine qui semblait ne jamais se rapprocher, les deux elfes mangèrent en marchant.

Enfin, le col s’élargit de nouveau, laissant entrevoir la pureté du ciel, dont la luminosité soudaine aveugla Kerian.

— Le soleil de midi..., lâcha Ayensha.

Midi seulement ! Kerian avait l’impression de marcher depuis une éternité...

— Garde le dos à la paroi, nous y sommes...

Le défilé formait un coude. Et au-delà...

— ... presque.

L’immense cascade que les elfes appelaient Éclair et les nains Tonnerre semblait tomber du ciel.

Tonnerre !

Devant la lumière aveuglante et le rugissement assourdissant de la cascade, Kerian eut le souffle coupé.

— Nous y sommes presque, répéta Ayensha en souriant.

Kerian cilla.

— Où ça ? Je vois de l’eau et rien que de l’eau...

Sa compagne sur les talons, Ayensha contourna le lac.

— En des temps immémoriaux, dit-elle, des volcans jaillirent de la face du monde et crachèrent le feu. La terre se craquela et – ici – , se déroba si brutalement que la rivière tomba dans ce cratère de lave.

— Le Cataclysme..., souffla Kerian, intimidée.

— Non, c’était bien avant qu’on ne nomme les âges et que les dieux s’intéressent à Krynn. Mon peuple connaît cette légende depuis toujours.

En silence, émerveillées, les deux elfes contemplèrent le voile scintillant de la cascade, se moquant d’être éclaboussées par l’écume. Ayensha attirant son attention dessus, Kerian remarqua une curieuse formation géologique en escalier. Au fil des siècles, l’eau avait creusé des marches dans la roche. Un passage naturel montait entre la cascade et la falaise.

Sur un signe d’Ayensha, Kerian la suivit prudemment. L’humidité rendait la roche aussi glissante que si elle était couverte de givre. Les elfes durent s’accrocher aux aspérités, se hissant parfois à la force des poignets. Quand Kerian risqua un regard par-dessus son épaule, elle vit qu’elles étaient à un tiers seulement de la hauteur de la falaise. L’eau vive frappait la roche dans un chaos d’écume bouillonnante.

Relevant les yeux, elle vit Ayensha, campée au bord d’une corniche, lui faire signe. Le front pressé contre la roche, Kerian inspira profondément, puis rassembla son courage et recommença à grimper. Dès qu’elle fut à portée, Ayensha la prit par le poignet pour la hisser à ses côtés.

Kerian découvrit un renfoncement obscur. Derrière elle, Éclair cascadait avec la voix de Tonnerre, jetant des rubans argentés dans l’ombre...

Adossée à la paroi, tremblant comme une feuille, Kerian ferma les yeux à l’instant où une lumière apparaissait.

Ayensha tendit à sa compagne une grosse chandelle, prise sur une « étagère » naturelle.

— Maintenant, suis-moi !

La lumière de la chandelle bondissant sur les parois, elles s’enfoncèrent dans une galerie. Le bras droit de Kerian lui faisait mal, mais elle refusait de trahir la moindre faiblesse devant sa compagne.

Enfin, Kerian aperçut la lumière du jour... aussitôt occultée. Avec un soupir de soulagement, Ayensha souffla la chandelle.

Une voix rauque s’éleva.

— Nous n’espérions plus te revoir, mon enfant...

Un elfe tendit les bras. Chancelant de fatigue, Ayensha s’y blottit, et il la serra contre lui, écoutant ce qu’elle lui murmurait.

Puis il gémit de chagrin, étreignit Ayensha et la guida vers la lumière.

Se sentant injustement ignorée, Kerian les suivit.

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