Chapitre XI

Les mains dans les poches, Gene Shirak regardait sans les voir les voitures qui défilaient quatorze étages plus bas, sur Sunset Boulevard. Son bureau n’avait pas de murs : uniquement de grands panneaux vitrés descendant jusqu’au sol, réunis par des poutrelles d’acier. Le verre bleuté laissait entrer la lumière, mais il ne fallait pas avoir le vertige. On avait l’impression de se trouver suspendu entre ciel et terre.

Gene était très élégant, avec une chemise verte et un pantalon assorti. Mais ses traits étaient tirés et il avait de grandes poches sous les yeux. Son masque plat semblait sculpté dans du bois.

Il passa nerveusement la main dans ses rares cheveux. Ses yeux, déjà très clairs d’habitude, étaient presque incolores. Il n’avait pas dormi de la nuit. Depuis la veille il savait que son plan idiot avait raté. L’attentat du Beverly Hills et le duel mortel entre le patrolman et le tueur faisaient couler des torrents d’encre. Dans un éditorial virulent, le Los Angeles Time demandait qu’on mette un frein au crime organisé.

Gene avait grincé des dents devant la photo de l’innocent prince Malko qui jurait qu’il devait s’agir d’une erreur…

Toute la nuit, Gene Shirak avait tourné et retourné les faits dans sa tête. Il se trouvait confronté avec une situation sans issue. Maintenant le FBI le surveillait certainement. Sans posséder aucune preuve, bien sûr. Pour le moment.

Heureusement que Dean Anchor était mort. Mais il avait été fou de vouloir éliminer l’homme blond. D’autant que ce dernier avait bel et bien rendez-vous avec Jill. Il avait perdu cinq mille dollars pour rien.

Sa seule chance était de se tenir tranquille et d’attendre.

Le téléphone sonna et la secrétaire passa la tête par la porte :

— Douglas Reef, d’Universal.

— Qu’il aille se faire foutre ! fit brutalement Gene Shirak.

S’il ne convainquait pas Erain d’arrêter tout, cela finirait mal. Seulement, il n’avait aucun moyen de pression sur elle.

Il ouvrit une nouvelle bouteille de Dom Perignon et se versa la moitié d’un verre qu’il avala d’un coup. Impossible de continuer à vivre comme cela.

La ligne directe grelotta. Gene alla décrocher et son cœur sauta dans sa gorge. Il avait reconnu le léger accent d’Erain.

— Descendez au Scandia, dit-elle simplement. Je vous attends.

Avant qu’il ait le temps d’ouvrir la bouche, elle avait raccroché. Gene resta une minute songeur. C’était tentant de prévenir le FBI, de faire prendre Erain. Ils lui en sauraient gré. Mais ils ne le protégeraient pas toute sa vie.

— Je descends pour une heure, dit-il à Ann. Je rappellerai Douglas Reef plus tard.

Dans l’ascenseur il réfléchissait encore. Quelle était la façon la moins dangereuse de se sortir de ce merdier ?

Le Scandia, restaurant élégant voisin du 9 000, était aussi sombre que d’habitude. Le maître d’hôtel se précipita sur Gene Shirak ; le restaurant semblait absolument vide.

— Personne ne m’a demandé ?

— Personne, monsieur Shirak, fit l’autre, dégoulinant de respect.

Gene s’assit près de la porte et commanda un JB pour changer. Il se sentait déplacé et vulnérable dans ce restaurant vide. Où était Erain ? Il avait fini son whisky quand le maître d’hôtel se pencha sur lui.

— On vous demande au téléphone, monsieur, dans la cabine du fond.

Gene courut jusqu’au téléphone.

— Je vous avais donné huit jours pour reprendre l’affaire, fit la voix glaciale de la Hongroise. Où en êtes-vous ?

C’en était trop pour Gene Shirak. Bégayant de fureur, il se mit à injurier grossièrement son interlocutrice. Il en bavait dans le récepteur. Erain laissa passer l’orage :

— Vous feriez mieux de vous calmer, fit-elle. J’ai besoin de vous et vous allez obéir. Sinon…

— Sinon quoi ? hurla Gene Shirak dans sa fureur. Vous allez m’envoyez le FBI ? Ils sont déjà là…

Brusquement, il se rendit compte de son imprudence entrouvrit la porte de la cabine. Le maître d’hôtel était à l’autre bout du restaurant. Heureusement.

— Écoutez, dit-il, il faut que je vous voie. Absolument. C’était jouer avec le feu étant donné la surveillance dont il était sûrement l’objet, mais il ne se sentait pas capable de convaincre Erain au téléphone.

— Je n’en vois pas l’utilité, répliqua Erain. Tant que tout ne sera pas prêt.

— Si je ne vous vois pas ce soir, fit Gene Shirak, je laisse tout tomber, définitivement. Et advienne que pourra.

Erain hésita. Elle sentait Gene Shirak à bout de nerfs sans en savoir la raison. Les instructions étaient de ne le voir qu’en cas de nécessité absolue. Mais elles étaient aussi de remplir la mission… Quels que soient les risques. Elle fit une dernière tentative :

— Tout doit être réglé avant une semaine, insista-t-elle. D’ici là, je n’ai pas à vous voir. C’est aussi dangereux pour vous que pour moi.

— Je m’en fous ! Je veux vous voir.

— Bien, conclut Erain. Je vous verrai ce soir. Au croisement de Mulholland Drive et de Laurel Pass. À onze heures.

Elle raccrocha et Gene retraversa le Scandia avec l’impression d’avoir disputé un combat de boxe, sous l’œil faussement respectueux du maître d’hôtel. C’était toujours amusant de voir un « big shot » se faire poser un lapin.

Gene remonta dans son bureau. Il n’avait plus faim. Il fallait absolument convaincre la Hongroise de renoncer. Heureusement, elle était inquiète depuis la mort du Navajo et prenait certaines précautions : ne l’appeler que d’un endroit public, au cas où sa ligne serait sous surveillance. Il ne savait ni son adresse, ni où elle travaillait.

— M. Douglas Reef vous a rappelé, annonça la secrétaire dès qu’il ouvrit la porte. Il vous fait dire d’aller vous faire foutre.

Un ange passa et s’envola, effaré. Tout allait mal.


* * *

Des groupes de hippies faisaient du stop sur Laurel Canyon. Plusieurs sifflèrent en voyant la Rolls. Gene Shirak conduisait lentement. Il était bien en avance à son rendez-vous, il n’était pas plus de dix heures et demie.

Il était sûr de ne pas avoir été suivi. En rentrant il avait garé la Rolls de l’autre côté de la maison et l’avait rejointe en sautant son propre mur. Ensuite il avait zigzagué dans Beverly Hills. Aucune voiture ne le suivait.

Il tourna à droite dans Lookout Drive. C’était un chemin sinueux bordé de vieilles maisons de bois envahies par les hippies. Gene faillit se faire emboutir par une vieille Porsche qui descendait ventre à terre avec au moins six garçons et filles.

De là, il rejoignit Laurel Pass. Les maisons étaient déjà beaucoup plus clairsemées. Mulholland Drive serpentait sur des milles de virages, épousant la crête des collines, de Beverly Glen à l’autre bout de San Fernando Valley.

Le croisement avec Mulholland Drive était désert. Gene gara la Rolls sur une petite placette et partit explorer les environs. Les seules bâtisses en vue étaient trois vieilles baraques en bois.

Deux étaient inoccupées. Une lumière brillait dans la troisième, au premier étage.

Gene n’était qu’un paquet de nerfs. Inlassablement, il se répétait ce qu’il allait dire à la Hongroise, comme un collégien se récite des mots d’amour pour se donner du courage, avant un rendez-vous galant.

Pour s’occuper, il remonta dans la Rolls et alla la garer dans un petit « driveway » menant à une maison vide, perpendiculaire à Laurel Pass. Ainsi, on ne la voyait pas de la route. Il coupa le contact, et le bruit de son cœur lui sembla effroyable. Machinalement, il porta la main sur sa poitrine.

Il reposa sa tête sur l’accoudoir en cuir, et la bonne odeur de luxe lui remonta un peu le moral. La montre de bord indiquait onze heures moins sept. Le temps avait passé vite. La glace électrique se baissa silencieusement. Les collines étaient mortes, seule le grondement des véhicules dans San Fernando Valley troublait le calme.

Un ronronnement de moteur se fit entendre sur Mulholland Drive. Gene descendit de la Rolls. Une voiture arrivait, mais il ne pouvait encore la voir. En hâte, il remonta jusqu’au croisement. Au moment où il parvenait à la placette, une Corvair grise surgit du virage, roulant très lentement.

Gene s’arrêta.

La voiture vint à sa hauteur et freina. Il se pencha et reconnut Erain, seule dans la voiture. Elle stoppa deux mètres plus loin. Gene, malgré lui, courut et ouvrit la portière.

— Montez.

Il obéit. L’intérieur sentait l’essence et la saleté. C’était une vieille voiture mal entretenue.

— Alors ? demanda Erain, qu’est-ce que vous vouliez ? Brusquement, Gene eut le cerveau vide. Il regarda le profil régulier avec une furieuse envie d’étrangler la Hongroise.

— Je ne peux pas continuer, dit-il à voix basse, c’est trop dangereux.

— C’est à nous de juger ce qui est dangereux ou pas, coupa-t-elle sèchement. Vous avez un service à nous rendre, vous nous le rendrez. Ne cherchez pas d’excuses.

Gene explosa tout à coup :

— Je ne cherche pas d’excuses, rugit-il. J’ai le FBI au cul ! Ça vous suffit, non ?

Le désir de faire peur à Erain fut plus fort que la prudence : bribes par bribes, il raconta comment il avait tenté de supprimer Malko et pourquoi. Au fur et à mesure, le sang se retirait du visage d’Erain. C’était encore pire que ce qu’elle avait imaginé. Quand les « manipulés » perdaient la boule, on ne savait pas où ça s’arrêtait.

— Vous voulez dire que, vous sachant surveillé par le FBI, vous m’avez donné rendez-vous ? siffla-t-elle.

— Je suis sûr que l’on ne m’a pas suivi, fit piteusement Gene.

— Vous avez fait du joli, coupa la voix glaciale de la Hongroise. Vous êtes complètement fou. Utiliser un tueur à gages ! Et qui n’a même pas réussi. C’est un suicide.

Gene prit la balle au bond.

— Justement. Le mieux, c’est de me tenir tranquille et de me faire oublier. Plus tard peut-être…

Erain secoua la tête. Il y avait autant de lassitude que de détermination dans sa voix. Mais elle n’avait pas le choix. Dans l’organisation, elle n’était qu’un pion, à sacrifier, si besoin était, au succès de sa mission :

— Non. Il faut continuer. Dès demain, vous irez cherchez le second Navajo et vous le prendrez à votre service. C’est la première partie de l’opération.

— C’est de la folie !

La Hongroise tendit la main vers la portière et l’ouvrit :

— Ce n’est pas à vous d’en juger, répéta-t-elle. Si demain, vous n’avez pas le Navajo, j’envoie le dossier que vous connaissez au FBI. Au revoir.

Sans même s’en rendre compte, il descendit de la Corvair et marcha vers la Rolls. Partagé entre la rage, la haine et la peur, il ne voyait même plus ce qui l’entourait et buta contre l’aile de la Rolls.

Le crissement du démarreur de la Corvair le fit sursauter. Erain n’arrivait pas à redémarrer.

Gene Shirak se laissa tomber dans la Rolls et tourna le contact. À travers le pare-brise, il vit les phares de la Corvair se rallumer. Erain avait enfin réussi à la mettre en marche. La petite voiture vira lentement et s’engagea dans Laurel Pass.

Soudain une haine aveugle submergea Gene Shirak. Il eut l’impression qu’en supprimant Erain, il allait éliminer tous ses problèmes.

La Corvair était à vingt mètres. Les dents serrées, Gene Shirak mit le lever de la boîte automatique sur le « Low » afin de donner le maximum de puissance. La lueur des phares de la Corvair éclaira la route devant le Drive-Way. Elle roulait très doucement. Gene appuya légèrement sur la pédale de l’accélérateur et la Rolls avança de quelques centimètres. Puis il appuya encore mais pesa sur le frein en même temps. La puissance du moteur fit vibrer le châssis. Il eut le temps de penser que c’était probablement la première fois qu’on se servait d’une Rolls-Royce de vingt-huit mille dollars pour commettre un assassinat.

Le capot court de la Corvair apparut. Gene Shirak enfonça l’accélérateur au plancher. Les deux tonnes se ruèrent en avant. La calandre massive comme l’avant d’une locomotive pénétra dans les tôles légères de la petite voiture avec un bruit sourd. Solidement accroché à son volant, tous les muscles bandés, Gene Shirak jura pour se soulager.

Il y eut un choc violent, un raclement de ferraille et la Rolls s’arrêta, l’avant coincé dans les débris de la Corvair.

Gene Shirak coupa le contact. Le moteur de la Rolls n’avait même pas calé. Poussée comme par un bulldozer, la Corvair avait été rejetée jusqu’au talus où elle était restée coincée. Irrémédiablement enchevêtrées, les deux voitures bouchaient Laurel Pass.

Gene Shirak descendit. La tête lui tournait. Personne ne semblait avoir entendu le bruit. Les voitures de police venaient rarement jusque-là. Quant aux hippies, ils ne s’occupaient pas du monde extérieur, par définition hostile.

Un liquide coulait de la Corvair, avec un petit glouglou rassurant. Rien ne bougeait à l’intérieur. Gene dut se forcer pour faire le tour, escalader le talus et se pencher sur la portière. Pourvu qu’Erain soit morte sur le coup ! Il se voyait mal en train de l’achever. Pour la Rolls, c’était moins grave. Un garagiste ami la lui remorquerait sans poser de question avec cent dollars de pourboire. Il suffisait de dire qu’il avait embouti une voiture, en état d’ivresse, et ne voulait pas d’histoires…

Gene aperçut une forme tassée sur la banquette, de son côté. De toutes ses forces, il tira sur la portière, s’arc-boutant sur la caisse. Elle était bloquée. Enfin, elle céda d’un coup et Gene tomba en arrière.

Se relevant aussitôt, il entra la moitié du corps dans la voiture accidentée, se heurtant presque à la tête de Erain. Elle était tassée sur la partie intacte de la banquette, presque sur le plancher, immobile. La place du conducteur n’était plus qu’un amas de ferraille broyée.

Timidement, Gene Shirak toucha l’épaule de la jeune femme. Elle gémit et il recula si brusquement qu’il se cogna la nuque au montant de la portière. Une panique abominable le paralysait. Il fut tenté de tout laisser là et de s’enfuir. Décidément, il n’avait pas une âme de tueur !

Erain gémit encore. Gene prit une profonde inspiration et replongea dans la voiture. Il fallait absolument finir ce qu’il avait commencé.

À tâtons, il mit ses mains autour du cou de la Hongroise et commença à serrer, les yeux fermés. Il avait toujours entendu dire qu’il était facile de tuer quelqu’un de cette façon. Il suffisait de tenir une minute. Mentalement, il commença à compter.

Soudain, le corps d’Erain se détendit d’un coup. Elle poussa un grognement inhumain et ses mains se nouèrent autour des poignets de Gene Shirak. Paniqué, celui-ci faillit encore tout lâcher. C’était scandaleux que la Hongroise n’ait pas été tuée par un choc pareil, alors que les gens se tuaient sur le Freeway en roulant à quarante-cinq miles. Mais Erain luttait avec l’énergie du désespoir. Gene recevait son souffle haletant dans la figure.

Troublé, il relâcha la pression de ses mains une fraction de seconde et elle en profita pour lui saisir un doigt. Elle le tordit si brutalement qu’il poussa un hurlement et la lâcha complètement. Avec la rapidité d’un serpent-minute, elle attrapa un second doigt et commença à le ramener en arrière lentement et cruellement.

Gene Shirak se tordit de douleur, hurla, cherchant à se dégager en sortant de la voiture. Mais Erain le suivait. Il y eut un petit craquement dans la main droite de Gene Shirak et il éprouva une douleur fulgurante : le ligament de son index gauche venait de s’arracher.

C’est comme si on lui avait coupé le doigt. Des larmes de douleur jaillirent de ses yeux.

— Arrêtez, arrêtez, supplia-t-il.

Erain ne répondit pas, se concentrant sur l’index gauche ? celui-ci craqua dix secondes plus tard. Gene Shirak était livide. Les larmes l’aveuglaient, les ondes de douleur montaient jusqu’à son épaule. Alors, seulement elle le lâcha.

Erain sortit en rampant de la voiture : elle avait un énorme bleu sur la tempe gauche.

— Salaud, fit-elle. Si je n’avais pas vu le reflet de la voiture, j’étais morte…

Gene Shirak baissa la tête.

— Je vous demande pardon, murmura-t-il. Mais je ne sais plus où j’en suis.

Erain lui envoya un coup de pied dans les tibias et il tomba assis sur le talus.

— Assez de jérémiades, lorsqu’on vous a envoyé dans ce pays, ce n’était pas pour conduire une Rolls-Royce.

— Vous êtes bien content de m’avoir aujourd’hui, gronda-t-il. Sinon, vous ne seriez pas là à me supplier.

Elle le fixa avec un mépris sidéral :

— Vous n’êtes qu’un pion, un pion minuscule, dont nous avons besoin pour le moment.

Elle fit le tour de la Corvair et examina l’avant de la Rolls. La calandre massive avait à peine souffert. Erain monta à l’avant, tâtonna, mit le moteur en route et enclencha la marche arrière. La Rolls vibra mais n’arriva pas à se décrocher de la Corvair. Crispée sur le volant, Erain accélérait, freinait, avançait. Enfin, elle enfonça à fond l’accélérateur. Il y eut un craquement strident et la Rolls recula, emportant un morceau de portière de la Corvair.

Dès que Gene Shirak se leva, ses mains l’élancèrent de façon intolérable. Il ouvrit la portière et s’effondra à côté d’Erain. Aussitôt elle démarra.

Jusqu’à Laurel Canyon, ils n’échangèrent pas une parole. Gene se mordait les lèvres pour ne pas crier. Ses doigts retournés lui faisaient effroyablement mal.

— J’espère que cela va vous servir de leçon, fit Erain. Il nous faut un Navajo. Vivant et en bon état.

Gene en oublia la douleur de ses doigts. Erain s’arrêta au feu de Hollywood Boulevard et tourna son visage aux traits lourds vers Gene.

— N’essayez plus de me tuer. Sinon, c’est moi qui vous tuerai.

Il baissa la tête sans répondre. Le piège se refermait inexorablement autour de lui. Du jour où Erain l’avait contacté, il avait toujours su qu’il ne s’en sortirait pas.

La jeune Hongroise arrêta la Rolls-Royce au coin de Fairfax Avenue et de Hollywood Boulevard. Trois taxis, objets rarissimes à Los Angeles, se trouvaient en stationnement. Elle se pencha sur Gene et il recula avec un cri de souris. Elle eut un sourire méprisant :

— N’ayez donc pas peur ! Je ne suis pas aussi lâche que vous.

Habilement, elle prit son portefeuille en crocodile et en tira un billet de vingt dollars, laissant cinq cents dollars en coupures.

— Je n’ai pas envie de rentrer à pied, dit-elle. À propos, demain, vous allez laisser votre Thunderbird dans le parking de Ralph sur Sunset toute la journée. Dans la boîte à gants vous mettrez une enveloppe avec mille dollars. Pour ma voilure. N’oubliez pas.

Gene eut une lueur d’espoir :

— Erain, demanda-t-il timidement, je peux vous donner cent mille dollars. Vous êtes jolie et jeune, vous méritez mieux que cette vie dangereuse.

L’expression de la jeune femme lui coupa le reste de sa phrase.

— Taisez-vous, fit-elle, vous êtes immonde. Ensuite vous me proposerez de coucher avec moi, n’est-ce pas ? Bonsoir et n’oubliez pas ce que je vous ai dit…

Elle sortit et claqua la portière. Gene la vit entrer dans une cafétéria. Ses mains enflaient à vue d’œil. Il se demanda comment il arriverait chez lui. Il se glissa derrière le volant et parvint à diriger tant bien que mal la lourde Rolls-Royce.

La villa était éteinte, Joyce était partie à Palm Springs avec des amis. Gene entra, alluma tout et se jeta sur son lit. La tête lui tournait, il n’en pouvait plus.

Il tapa rapidement sur le cadran le numéro de son médecin. Un answering service lui répondit que le praticien ne serait pas là avant deux heures. Parti à Long Beach pour une urgence. Gene se traîna jusqu’à la pharmacie, avala trois tranquillisants et revint dans le living-room. Il se sentait abandonné et sans courage. Lui qui, un mois plus tôt, était un des hommes les plus puissants de Hollywood.

Soudain, il pensa à Diana Miller. Il ne l’avait pas revue depuis l’attentat. C’était son jour de relâche, elle était peut-être chez elle. Rapidement, il enfonça les touches de son numéro.

Gene se sentit bêtement ragaillardi d’entendre la voix de la jeune Noire.

— C’est Gene, dit-il.

— Qu’est-ce que tu veux ?

Il sentit la peur dans la voix de Diana et s’empressa de la rassurer.

— Tu sais bien que je suis amoureux de toi, dit-il d’un ton faussement badin.

D’habitude, la Noire riait et ils flirtaient, s’excitaient mutuellement au téléphone, jusqu’à ce que l’un des deux prenne sa voiture et aille rejoindre l’autre. Mais Diana laissa passer quelques secondes avant de dire d’une voix froide et inhabituelle :

— Je ne pourrai pas te voir ces jours-ci. J’ai beaucoup de choses à faire.

— Mais il ne s’agit pas du jour, coupa Gene, mais des nuits. De cette nuit, par exemple.

Brutalement, il revit le corps cuivré de Diana, ses hanches dures comme du bronze. La douleur de ses doigts s’éloigna. Étendu sur le dos, il éprouva un violent désir. Comme si Diana avait été la seule femme au monde.

— Viens, demanda-t-il. Tout de suite.

— Je ne peux pas. Je préfère ne pas te voir pendant quelques jours.

Une rage aveugle envahit Gene Shirak. Cette histoire pourrie lui gâchait ses joies les plus précieuses.

— Il s’agit bien de ça, gronda-t-il. J’ai envie de toi :

— Il y a d’autres filles à Hollywood. Tu en connais assez.

— C’est toi que je veux.

— Non.

Elle avait crié. Il se força au calme et annonça :

— Mille dollars, cash, dès que tu es là. Tu entends. Elle avait raccroché.

Gene garda l’appareil en main près d’une minute. Puis il ouvrit la télévision et s’efforça de ne plus penser. Ses mains, de nouveau, lui faisaient souffrir le martyre.

Et l’avenir était de plus en plus noir.

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