Chapitre IX

Gene Shirak vomit dans le lavabo. La peur et l’alcool. Une fraction de seconde, il avait eu l’intuition fulgurante que sa vie était terminée, que c’était une question de jours. Maintenant, seul dans le living-room, il essayait de raisonner, de lutter.

Comme une petite bête malfaisante, le bijou de Jill était resté posé sur le lavabo, preuve tangible de la menace qui pesait sur Gene Shirak.

Il se demanda s’il ne ferait pas mieux de prendre le premier avion pour Mexico ou Acapulco. Ou plus loin. Pour la première fois depuis des années, il n’avait pas envie de boire, ni de fumer une cigarette de marijuana. La tête entre ses mains, il jura à voix basse en hongrois. Une langue qu’il s’efforçait d’oublier depuis si longtemps.

Maintenant que l’effet de l’alcool et de la drogue s’atténuait, la peur s’infiltrait dans ses veines comme un poison subtil. Ce qu’il avait toujours craint se produisait. Comme un malade à qui on annonce qu’il a le cancer, il éprouvait un grand vide et rien d’autre.

Qui était l’homme blond et sa splendide compagne ?

Ce n’était pas le style du FBI. Donc, cela venait d’une organisation encore plus dangereuse. S’ils étaient là, c’est qu’on le soupçonnait, lui, Gene Shirak.

Il ne comprenait pas pourquoi la femme avait arboré le bijou qui la dénonçait. À moins que cela ne soit machiavélique, pour le forcer à se découvrir. Ou n’importe quelle raison. Mais le bijou était là. Il fallait un hasard impossible pour que ces deux-là n’aient rien à voir avec la mort du Navajo.

À sa peur se mêlait une sourde rancœur sexuelle : il ne pourrait plus profiter de Daphné, il se reprochait de ne pas l’avoir épuisée ce soir.

Cherchant à maîtriser la panique qui le gagnait, il alla au bar et se reversa du whisky qu’il avala d’un trait. Il eut un hoquet mais ne rendit pas l’alcool. Très vite, il éprouva une sensation bienfaisante. Voluptueusement, il enfonça ses pieds nus dans la moquette blanche. Dans quelques heures, le boulanger lui apporterait sa baguette de pain parisien spécialement amenée d’Europe par avion.

C’était cela la vie. Tout ce qu’il risquait de perdre. Il ne voulait pas y renoncer. Il ne pouvait pas.

Il essaya de raisonner logiquement. L’image de « Darling » Jill invitant l’homme blond le hantait. Ce dernier allait pénétrer dans son intimité, découvrir l’existence du Cheetah et faire parler Jill. Pour se sauver elle ne tiendrait pas cinq minutes. Or, elle pouvait dire que Gene Shirak lui avait demandé d’emmener le Navajo au Mexique.

C’était suffisant.

Le whisky baissait à vue d’œil dans la bouteille. Gene Shirak essuya une larme : il pleurait sur lui-même.

Les pensées s’entrechoquaient en désordre sous son crâne. Il n’y avait qu’une façon de protéger sa sécurité de façon certaine, puisque son talon d’Achille était Jill. Au moins gagner du temps. Il frémit en pensant que, sans le bienheureux incident avec Daphné, l’homme blond serait avec elle en ce moment, chez elle.

Mais le danger était toujours là. Et il n’osait pas s’attaquer à Jill elle-même.

Plus il réfléchissait, plus l’idée s’imposait à lui. L’alcool aidant, les solutions apparaissaient de plus en plus faciles et logiques. Après tout, ce n’était qu’un mauvais moment à passer. S’il était assez ferme et habile, Erain se découragerait. Et il pourrait reprendre sa vie sans souci et brillante.

Un reste de raison lui cria casse-cou. Il mettait le doigt dans un engrenage diabolique…

Mais après tout, il en avait vu d’autres à Hollywood. Et il avait toujours gagné.

Il restait à peine un quart de la bouteille de whisky. Il le vida dans un énorme verre ballon et se mit à le siroter en repassant son plan mentalement. Tout se tenait, c’était absolument logique.

Son verre achevé, il se leva et alla au coffre-fort dissimulé dans un des murs de sa chambre. Il en tira une poignée de billets de cent dollars qu’il avait l’habitude de garder là. Il enfouit l’argent dans sa poche et sortit, après avoir éteint les lumières.


* * *

Une jeune hippie dont la poitrine saillait à travers une blouse transparente, siffla en voyant la Rolls-Royce gris métallisé s’arrêter devant le Whisky à Gogo de Sunset Strip. À tout hasard, elle se leva et se pencha par la glace ouverte.

— J’ai besoin de dix dollars pour m’acheter un peu d’herbe…

Gene Shirak ne répondit même pas. Il se sentait sûr de lui, mais vacillait légèrement sans même s’en rendre compte. Il fit le tour et entra par l’entrée de service sur Doheny Drive. Un grand nègre en chemise verte l’arrêta :

— Où allez-vous, Mister ? C’est interdit par ici.

Gene, outré qu’on ne le reconnaisse pas, sortit un billet de dix dollars.

— Je vais voir Diana, Diana Miller. Suis un ami.

Le Noir tendit sa paume, rose à l’intérieur, fit disparaître le billet et annonça froidement :

— Elle est partie. Depuis une heure.

Gene le regarda en dessous. Mais l’autre semblait dire la vérité. Il sortit un second billet.

— Où ?

— Climax, laissa tomber l’autre.

— Qu’est-ce que c’est ?

Le Noir fit rouler ses yeux et sourit :

— Groowy place[15], Man. Sur la Cienega, entre Wilshire et 3e Rue. Ouvert depuis deux semaines.

Gene était déjà au volant de la Rolls. Cette fois, la jeune hippie ne se dérangea même pas, se contentant de cracher sur la belle carrosserie.

De l’extérieur, rien n’indiquait une boîte de nuit. C’était un grand bâtiment carré à droite de la Cienega Boulevard en descendant. Un jeune homme chevelu surgit de l’obscurité pour parquer la Rolls et tendit la main :

— Un dollar, sir.

Gene se fit encore extorquer vingt-cinq dollars à l’entrée, comme Membership. Le Climax[16] était un club privé. La fille le consola :

— Vous faites une bonne affaire. La semaine dernière, c’était dix dollars ; dans quinze jours ça sera cent. »

Ou le « Climax » serait fermé. Mais Gene Shirak s’en moquait. Il entra et écarquilla les yeux dans l’obscurité. Le Climax était un endroit étrange, n’admettant comme sièges que des coussins posés à même le sol et des chaises longues ! Le club se composait d’une grande salle, où il se trouvait, avec un écran de cinéma projetant des vieux films, d’une salle de billard attenante qui servait aussi de restaurant et d’un « enfer psychédélique » au sous-sol, discothèque où l’on pouvait à peine survivre plus de quelques secondes à cause du bruit et des stroboscopes projetant une lumière crue et intermittente sur les couples étendus.

Il n’y avait pas beaucoup de monde. Gene trouva Diana étendue sur les coussins, en face de l’écran, à côté d’un jeune Noir qui lui tenait la main.

Elle vit Gene, poussa un petit cri de surprise et se leva. Il lui flatta la croupe. C’était ce qu’il aimait le plus chez elle : des fesses callipyges d’une dureté extraordinaire, qui plongeaient Gene dans des abîmes de lubricité. Pour jouer, Diana frotta sa petite poitrine contre la chemise mauve du producteur.

— Tu t’ennuyais, baby, dit-elle. Alors tu as pensé à ta jolie Diana ? Viens.

Elle l’attira sur les coussins et ils s’étendirent côte à côte, face à l’écran. À côté d’eux, un couple poussait des grognements inarticulés en se regardant les yeux dans les yeux, leurs mains occupées dans l’ombre à d’obscures activités.

— Ils sont « loaded[17] », expliqua Diana. Ne fais pas attention. Ils ne nous voient même pas.

Gene se sentait de mieux en mieux. Diana faisait toujours tout ce qu’il voulait. Quelquefois, elle venait le voir à son bureau, en fin d’après-midi, entre deux répétitions. Il la prenait rapidement, debout contre le bureau, et la renvoyait ensuite, toujours de bonne humeur.

Mais surtout Diana Miller était sa pourvoyeuse en drogues de tous genres, de la marijuana au LSD. Même de l’héroïne que Gene repassait à « Darling » Jill. Celle-ci était une des plus grosses consommatrices de la bande.

Gene n’avait jamais demandé à Diana d’où venait la drogue. Mais il savait qu’elle possédait des contacts suivis avec la pègre.

Diana était noire. Sa bouche immense et ses fesses l’avaient fait violer le jour de ses treize ans, dans le Nebraska. Depuis, elle avait fait du chemin. Chanteuse et strip-teaseuse, elle avait traîné à travers les USA jusqu’au moment où elle avait rencontré le gangster Mickey Levine. Ce dernier occupait une place importante dans le Syndicat et était tombé amoureux fou de Diana. Grâce à Mickey, elle n’avait plus jamais manqué d’engagements.

Hélas ! les cinq avocats véreux de Mickey n’avaient pu empêcher l’inévitable. Ce dernier s’était vu convaincre par un jury fédéral de diverses bagatelles incluant le meurtre avec préméditation qui l’avaient envoyé pour quinze ans au pénitencier modèle de Dennamora.

Son départ avait donné lieu à une partie touchante, où Gene Shirak avait été invité. Avec des larmes dans la voix, Mickey avait confié sa gazelle noire à ses amis. Gene n’avait pas perdu de temps pour mériter sa confiance. Le soir même, il avait ramené Diana chez lui. Depuis, ils entretenaient d’excellents rapports. Quand il avait envie de s’encanailler, Gene la suivait dans les bouges du Watts, où il écoutait du jazz « soul » joué par des musiciens ivres de marijuana.

Perdu dans ses pensées, Gene sentit la main de la jeune Noire le caresser. Il sursauta.

— Il faut que tu me rendes un service, dit-il. Diana rit gentiment.

— Tu sais bien que tu es un ami. Qu’est-ce que tu veux ? Sa force, sa brutalité, et sa puissance l’attiraient. Elle aimait se coller contre lui à la Factory, pour que tout le monde sache qu’elle couchait avec le puissant Gene Shirak.

Il faillit soudain oublier pourquoi il était venu. Exprès, Diana s’était étendue sur le ventre, et sa croupe dessinait un demi-cercle presque parfait. Sous le regard de Gene elle creusa encore les reins.

— Tu aimerais gagner cinq mille dollars ? demanda-t-il à voix basse.

Diana ferma les yeux à demi. Elle aimait l’argent. Mais, connaissant Gene, elle allait mériter ses dollars.

— Cela dépend, sweathie. Prudente.

Gene, malgré lui, regarda si personne ne les écoutait. Ce qu’il avait à demander à Diana sortait un peu de ses attributions habituelles. Sur l’écran passait un vieux film en noir et blanc.

Gene se sentit nerveux, tout à coup.

— Filons d’ici, dit-il. J’ai envie d’air frais. Docilement, Diana se leva. Au « Climax » on ne payait pas. Une fois à l’intérieur, on pouvait boire et manger autant qu’on le voulait. Ils ne s’adressèrent plus la parole tant que Gene n’eut pas démarré. Il remonta vers Hollywood et Beverly Hills. Diana s’enfonça voluptueusement dans les coussins. Puis commença à défaire la fermeture Éclair de son pantalon en lastex. Gene l’arrêta d’un geste.

Une voiture de police les dépassa et, instinctivement, Gene ralentit. Diana lui jeta un coup d’œil surpris. Ce n’était pas dans ses habitudes.

Il avait horriblement mal à la tête.

— Tu veux vraiment gagner cinq mille dollars, répéta-t-il.

Diana haussa les épaules :

— Tu connais une fille qui ne veut pas gagner cinq mille dollars. Si c’est pas pour faire un truc impossible.

Ils tournèrent dans Sunset Boulevard, complètement désert. Gene s’appliquait à ne pas regarder Diana.

— Pour toi, ce n’est pas impossible, murmura-t-il. Ce n’est même pas dangereux.


* * *

La Rolls-Royce glissait doucement à travers les allées somptueuses de Beverly Hills. Gene pouvait à peine garder les yeux ouverts. L’aube se levait. Il était plus de six heures. À côté de lui, Diana dormait, la tête renversée en arrière.

Une horrible tentation accrocha Gene. Maintenant que tout était arrangé, il suffisait d’un coup de manchette dans la gorge de la Noire pour supprimer tout lien entre lui et ce qui allait se passer. Il pourrait jeter le corps de Diana dans un des canyons des collines. Ils avaient parcouru depuis trois heures tous les bouges de Los Angeles, jusqu’à Long Beach. Gene Shirak avait découvert une humanité grouillante et sordide, haineuse et mortelle, avide jusqu’à la folie.

Plusieurs fois, Diana avait dû le protéger.

Il s’arrêta au coin de Larrabee et de Sunset, secoua Diana. Elle habitait une maison juste au coin.

— Merci, dit-il. J’espère que tu sauras tenir ta langue. Elle haussa les épaules en sortant de la Rolls. Si elle n’avait pas su tenir sa langue, il y aurait belle lurette qu’elle serait au fond du Pacifique dans un tonneau de ciment.

Gene repartit aussitôt. Un quart d’heure plus tard, il était sous une douche brûlante. Il avait un meeting à huit heures avec les gens d’Universal pour une importante série de télévision dont il possédait les droits.

Sous la douche, il essaya de se persuader qu’il avait fait tout ce qu’il fallait. Le reste était entre les mains de Dieu. Ou de préférence du diable.

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