Daphné voyait tourner les murs de la pièce. Elle voulut parler, mais aucun son ne sortait de ses lèvres. Au prix d’un effort surhumain, elle parvint à se redresser sur ses coudes.
Gene l’avait déposée dans une des chambres à coucher. Elle ignorait depuis combien de temps elle se trouvait là. Soudain, elle frissonna, fut prise de tremblements violents. Ses pieds étaient glacés et sa tête brûlante.
Puis elle glissa dans l’inconscience quelques secondes. Lorsqu’elle refit surface, une peur sournoise s’était infiltrée dans son cerveau. Elle avait, jadis, tenté de se suicider aux barbituriques. C’était la même sensation, à la fois douce, rassurante et terrifiante : on s’enfonçait lentement dans le néant, en se voyant couler.
Elle voulut soulever le bras, mais cela lui demanda un effort trop grand. Comme si on y avait attaché un poids de plomb.
Alors seulement, Daphné réalisa qu’elle était en train de mourir. Son cerveau était trop fatigué pour comprendre pourquoi et qui la tuait. Une terreur atroce lui fit ouvrir la bouche pour crier, mais seul un ridicule gémissement sortit de ses lèvres. Elle ferma les yeux et pensa à Malko. Ses yeux dorés lui apparurent comme quelque chose de chaud, de rassurant.
Il fallait qu’elle l’appelle.
Elle parvint à glisser du lit, se retrouva à plat ventre sur l’épaisse moquette. Impossible de se redresser. À quatre pattes, elle partit à la découverte. Elle se rappelait vaguement avoir vu un téléphone, pas loin, dans un petit dressing-room.
Il lui fallut plusieurs minutes pour y parvenir. Enfin, elle vit le cadran du téléphone brillant faiblement dans la pénombre. Il était posé sur un guéridon. Daphné tenta de se lever et retomba. Dès qu’elle redressait la tête, de violents vertiges la mettaient au bord de la syncope. Elle s’appuya au mur pour se reposer un peu.
La porte ouverte lui parut soudain une menace. À quatre pattes, elle rampa jusqu’au battant, le repoussa et, à tâtons, poussa le bouton, la verrouillant. Regagner le téléphone lui demanda un effort surhumain. Elle tira le fil pour le faire tomber par terre. Le bruit fut étouffé par la moquette.
Daphné remit l’appareil droit, prit le récepteur. C’était un nouveau modèle et les touches étaient encastrées dedans. Elle fit un effort dément pour se rappeler le numéro du Beverly Hills Hôtel. Les chiffres revinrent au fur et à mesure qu’elle enfonçait les touches. 2… 7. 6… 2. 2… 5, 1…
Durant la fraction de seconde qui précéda le déclenchement de la sonnerie, elle chercha ce qu’elle devait dire.
Un son rapide sortit du téléphone : la ligne était occupée.
Daphné garda l’appareil à la main. La sonnerie syncopée perforait sa tête, comme autant de piqûres d’épingles. Brusquement, elle ne sut plus ce qu’elle était en train de faire.
Le bouton de la porte tourna : quelqu’un tentait de l’ouvrir. Le bruit fit revenir Daphné à elle. Après avoir raccroché l’appareil elle recomposa lentement le numéro. On secoua furieusement la porte.
Le dos appuyé au mur, Daphné sentait le froid monter dans son corps, comme si on la plongeait lentement dans de l’eau glaciale. Seule sa tête était brûlante.
Enfin la sonnerie se déclencha.
Gene avait laissé Daphné dans la chambre dix minutes seulement. Le temps de dire au revoir à Patricia et à Seymour qui partaient. Lorsqu’il y avait transporté la jeune femme, elle était déjà inconsciente. Personne ne s’en était étonné. Entre le Champagne et la marijuana… Patricia était trop saoule pour s’apercevoir de la disparition des pilules.
« Darling » Jill somnolait sur la grande couverture de fourrure, en sirotant du Champagne, droguée jusqu’aux yeux. La porte refermée sur Seymour, Gene fila dans la chambre et eut un choc : Daphné avait disparu.
D’abord il n’en crut pas ses yeux : c’était impossible. Puis, il vit la porte du dressing-room fermée et se précipita :
— Ouvrez, Daphné !
Ou elle s’était évanouie, ou elle tentait d’appeler au secours. Gene tourna la poignée et se lança contre la porte. Mais le bois épais vibra à peine. Il secoua le battant en criant :
— Daphné ! Ouvrez !
Pas de réponse. Il colla son oreille au panneau et n’entendit aucun bruit. En courant, il retourna au salon. Jill était étendue, les yeux fermés.
Il se précipita vers la cuisine, perdit de précieuses secondes à trouver l’éclairage du jardin. Les dressing-room donnait sur l’extérieur par un large vasistas. La pensée d’avoir à achever Daphné le rendait malade.
— Ici le Beverly Hills Hôtel, qui demandez-vous ? Tout se passait très clairement dans la tête de Daphné.
Mais quand elle voulut dire « bungalow 3 », elle ne réussit qu’à éructer un grognement inaudible.
— Pardon ? demanda la standardiste.
Avec un effort atroce, Daphné cracha le mot ; appuyant sur le « trois ». Les mots continuaient à se presser dans sa tête, mais ses cordes vocales étaient déjà paralysées. Le froid montait, inexorablement.
Il y eut quelques craquements dans l’appareil, puis la voix angoissée de Malko :
— Daphné ?
Elle voulut dire « oui ».
Le bruit qu’elle arracha à son gosier ressemblait au miaulement d’un chat nouveau-né.
— Daphné, où êtes-vous ?
Malko tournait en rond depuis deux heures, dans la chambre. Il n’était même pas entré dans la villa de Sue pour redescendre plus vite à l’hôtel. Ne voyant pas Daphné, il avait foncé chez Jill, pour trouver la porte close et était revenu à l’hôtel. Il avait beau se dire que sa peur était ridicule, il ne parvenait pas à s’en débarrasser.
La conversation avec Jill revint soudain à la mémoire de Daphné. Mais c’était trop long, trop compliqué à expliquer. Plus tard. Elle poussa un soupir.
À l’autre bout du fil, Malko devinait un drame.
— Daphné, répéta-t-il, parlez.
Tout se brouillait dans la tête de Daphné. De nouveau, elle eut peur du froid, de la mort qui montait.
— Je… suis… commença-t-elle.
Plusieurs secondes s’écoulaient entre chaque mot. La voix de Daphné était cassée, rauque, presque inaudible.
— Où êtes-vous ? demanda-t-il. Juste le numéro et le nom de la rue.
Daphné pensa avec désespoir qu’elle ne le savait même pas. Elle avait l’impression que ses lèvres devenaient dures.
— … em… dit-elle.
Elle aurait voulu dire empoisonnée. Mais elle ne put pas achever le mot. Sa tête tomba sur sa poitrine, la bouche resta ouverte. Elle ne vit même pas la silhouette de Gene Shirak escalader la fenêtre à grand-peine et retomber près d’elle. Le récepteur était encore dans sa main crispée. Tout doucement, Gene le détacha et le porta à son oreille.
— Où êtes-vous ? Daphné, où êtes-vous ? criait la voix de Malko.
Le producteur posa l’appareil sur la moquette. Là où était Daphné maintenant, personne ne pourrait plus aller la chercher. Il reprit le récepteur et écouta de nouveau. Il n’y avait plus que le bourdonnement de la tonalité. On avait raccroché.
Il souleva Daphné et l’allongea par terre. Elle avait l’air de dormir. Elle dormait en fait, mais ne se réveillerait jamais. Le poison était en train de passer dans ses veines. Déjà, ses extrémités bleuissaient.
Le producteur alluma une cigarette et essaya de ne pas penser. En emmenant Daphné immédiatement dans un hôpital on aurait encore pu la sauver. Il regarda son paquet de cigarettes. Lorsqu’il les aurait toutes fumées, il n’aurait plus besoin de s’inquiéter.
La sonnerie résonnait depuis une bonne minute chez Albert Mann. Enfin, l’homme de la CIA décrocha. En entendant la voix de Malko, il eut le pressentiment d’une catastrophe. Malko lui expliqua ce qui se passait :
— Pouvez-vous identifier l’origine de l’appel ? Il est peut-être encore temps ?
— Si c’est un appel local, non. Et si c’est un long distance, cela prendra des heures…
— Venez me rejoindre, dit Malko. Il faut tenter quelque chose.
Lorsque Albert Mann arriva au Beverly Hills, Malko venait de téléphoner chez Jill et chez Gene Shirak. Aucun des deux numéros ne répondaient.
— J’ai prévenu le FBI, dit Mann, mais pour l’instant, ils sont impuissants. Daphné La Salle n’est même pas officiellement disparue.
— Je connais deux endroits où elle pourrait se trouver, dit Malko. Allons-y.
Albert Mann conduisait une Dodge noire équipée d’un émetteur-radio et d’un téléphone. Ils passèrent lentement devant la maison de Gene Shirak. Tout était éteint et aucune voiture n’était dans le garage.
Il leur fallut dix minutes pour atteindre Bel-Air en roulant à quatre-vingts miles. La villa de Jill Rickbell était éteinte, elle aussi.
Albert Mann entra lentement dans le driveway. Une corvette rouge se trouvait dans le garage. Malko descendit et toucha le moteur. Il était froid. Avant de remonter dans la Dodge, il essaya la poignée de la porte d’entrée et fit le tour de la maison. Tout était éteint sur le derrière également.
Albert Mann parlait dans le micro lorsqu’il reprit sa place à côté de lui.
— Je vérifiais auprès de la « Bel Air Patrol » et du shérif de Beverly Hills, expliqua-t-il. Ils n’ont rien vu d’anormal.
— Retournons à l’hôtel, dit Malko à regret. Jill finira bien par réapparaître quelque part.
Ils repartirent. Malko se maudissait de n’avoir pas accompagné Daphné. Il était sûr que la call-girl était en train de mourir lorsqu’elle lui avait téléphoné.
Gene se releva tout doucement. « Darling » Jill dormait, la bouche ouverte, en ronflant légèrement. Il alla dans le dressing-room et se pencha sur Daphné.
Daphné respirait encore faiblement. Il la secoua de toutes ses forces, la gifla, souleva sa paupière sans obtenir la moindre réaction. Il la prit dans ses bras et la porta dans sa Camaro. À grand-peine, il la logea sur le siège à côté du conducteur. La place du mort.
Puis il se glissa sous le volant et démarra, conduisant avec une grande attention. De nuit, la Bel Air Patrol stoppait tous les véhicules pour la plus légère infraction. Gene respirait mieux quand il déboucha sur Sunset Boulevard.
Il ne lui fallut guère plus de vingt minutes pour atteindre une petite impasse qu’il connaissait bien à Beverly Hills : Summit Drive. Bordée de cinq ou six villas, dont celle de Sammy Davis Junior, c’était une voie très tranquille. Il gara la Camaro au fond, coupa le contact et écouta.
Silence total.
Il sortit alors de la voiture et tira le corps de Daphné sur le siège du conducteur. Elle s’affaissa, la tête sur le volant. Puis, à tout hasard, Gene passa sa pochette de soie sur le levier de vitesses, le volant et les poignées de porte. Ensuite, il ferma doucement la portière et partit tranquillement à pied. C’était la partie la plus délicate du plan.
Un piéton à Beverly Hills était aussi rare qu’un sapin au Sahara. Heureusement qu’il était honorablement connu et habitait le quartier. Il n’avait d’ailleurs qu’un demi-mile à marcher, en coupant par Cove et Lexington Road.
Il irait récupérer sa voiture le lendemain, et dirait à Jill que Daphné l’avait déposé chez lui.
Le téléphone sonna à six heures dix du matin dans la chambre de Malko. Le « Los Angeles Receiving Hospital » venait d’admettre une jeune femme répondant au signalement de Daphné. C’est le sergent conduisant l’ambulance de la police qui était au téléphone.
— Dans quel état se trouve-t-elle ? demanda Malko.
— Vous êtes son mari ? fit le policier, méfiant. Malko le rassura :
— Non, non. Juste un ami.
— Elle est dans le coma, dit-il laconiquement. Foutue. Malko remercia, raccrocha et réveilla Albert Mann qui dormait tout habillé sur le lit voisin.
— Ils l’ont retrouvée.
Les deux hommes traversèrent l’hôtel désert et s’engouffrèrent dans la Dodge. Le Sunset était désert et ils atteignirent rapidement le Hollywood Freeway pour descendre en ville. Le jour allait se lever et le soleil rosissait déjà le ciel.
L’interne en blouse blanche sortit et alluma une cigarette dans un couloir. Le shérif avait accrédité Malko et Albert Mann de façon qu’ils aient accès au quartier des urgences.
Malko s’approcha de lui.
— Elle est perdue, dit à voix basse le jeune médecin. Nous lui avons fait un lavage d’estomac, des piqûres de solu-camphre et tout ce qu’on pouvait tenter. Mais c’était beaucoup trop tard. En plus, nous ne savons pas exactement ce qu’elle a avalé.
— Où l’a-t-on trouvée ? demanda Malko. L’interne fronça les sourcils :
— Dans une allée de Beverly Hills, je crois. Elle avait conduit sa voiture jusque-là pour être tranquille. Il y a trois heures au moins, parce qu’ensuite elle aurait été hors d’état de conduire.
Ils s’approchèrent de la grande glace séparant la chambre du couloir. Daphné était couchée, les yeux fermés, des tuyaux enfoncés dans les deux bras.
Un imposant appareillage électronique était aligné près du lit. Pendant qu’ils regardaient, une infirmière entra par l’autre porte et fit rapidement une piqûre à la jeune femme.
— Elle a pu parler ? demanda Malko. L’interne secoua la tête.
— Non. Et elle ne parlera plus jamais. J’ai une certaine expérience de ces cas. J’en ai vu des centaines depuis que je suis ici. Elle n’a pas une chance sur un million. Sa température est de 41° depuis deux heures. Nous la maintenons en vie artificiellement, sans pouvoir rien faire pour qu’elle se réveille.
— Elle va plonger dans la mort sans s’en rendre compte…
Devant l’expression atterrée de Malko, le jeune médecin ajouta tristement :
— C’est un cas trop fréquent par ici. Toujours des jolies filles. La vie est trop dure pour elles à Hollywood. Un jour, elles craquent.
Malko hocha la tête. Il n’arrivait pas à détacher ses yeux de la morte-vivante, de l’autre côté de la vitre. Elle ne s’était pas suicidée et il le savait.
On l’avait assassinée, alors qu’elle se trouvait avec « Darling » Jill. Parce que Daphné avait appris quelque chose d’important.
Il remercia le jeune interne et entraîna Albert Mann. Il n’y avait plus rien à faire. Sinon à trouver l’assassin de Daphné.
Lorsqu’ils sortirent de l’hôpital, il faisait presque jour. Albert Mann entraîna Malko dans une cafétéria près de l’hôpital, encore déserte, ni l’un ni l’autre n’étaient rasés, et le néon leur donnait un teint verdâtre épouvantable.
Malko leva les yeux sur l’énorme bâtisse trouée de centaines de fenêtres. Daphné était en train de mourir à quelques mètres. Il trempa ses lèvres dans le café noir sans sucre et se brûla.
Le ciel était déjà bleu et il n’y aurait pas de smog. Une journée splendide en perspective.