Chapitre XVIII

Malko n’écouta pas Carrol qui le suppliait de ne pas entrer dans le bureau. Sa rage couvait depuis la veille. Toute la soirée, il avait discuté avec Albert Mann. Il n’existait aucun moyen légal de retenir le producteur s’il avait envie d’aller au Mexique.

Gene Shirak eut une grimace de rage lorsqu’il aperçut Malko.

— Qu’est-ce que vous foutez ici ? aboya-t-il. Vous ne pouvez pas vous faire annoncer, comme tout le monde. Carrol ! Carrol !

Malko ôta ses lunettes noires. Ses yeux jaunes étaient aussi dépourvus d’expression que ceux de Sun. Le producteur, hors de lui, se leva, contourna son bureau et fonça sur Malko.

— Out, éructa-t-il. Ici, je suis chez moi. Malko ne broncha pas.

— Monsieur Shirak, demanda-t-il calmement, pourquoi vous préparez-vous à vous enfuir, puisque vous n’avez rien à vous reprocher. Vous avez retiré tout votre argent liquide de chez votre broker. Pourquoi ?

Il crut que le producteur allait lui sauter à la gorge. Gene Shirak était devenu livide. Il tenta de parler, mais la rage l’étouffait. Ce ne pouvait être que Joyce… Mais comment avait-elle su ? Il aurait dû la noyer dans la piscine depuis longtemps.

— C’est mon argent ! hurla Gene Shirak, foutez le camp. Malko avait encore dans les oreilles la voix de Daphné en train de mourir. Gene Shirak ne s’en tirerait pas aussi facilement. Il restait un ultime bluff à tenter. Il s’avança jusqu’à un téléphone et décrocha.

— Vous allez donc vous expliquer avec le FBI, annonça-t-il paisiblement.

Le visage plat de Gene Shirak sembla s’aplatir encore. Sa main plongea machinalement dans un tiroir et ressortit tenant son colt 38 Cobra, cadeau du shérif.

— Vous n’allez appeler ni le FBI ni personne, dit Gene Shirak.

Malko essaya de rester calme, l’arme braquée sur lui.

— Si vous m’abattez, vous aurez toute la police de Los Angeles aux trousses dans deux heures, dit-il. Vous n’arriverez même pas au bout du Sunset… D’ailleurs, je crois que vous n’arriverez plus nulle part maintenant.

Gene Shirak continuait à braquer son arme sur Malko, hagard. Le canon s’abaissa légèrement.

Puis il posa le pistolet sur le bureau, ramassa une lourde serviette noire posée derrière le bureau et l’ouvrit, face à Malko. Elle était pleine de liasses de billets. Des centaines de milliers de dollars. Les yeux pâles du producteur fixèrent son vis-à-vis.

— Combien ?

Malko secoua la tête. Pourtant, avec ce qu’il avait dans sa serviette, il pouvait terminer son château et vivre enfin selon son rang sans courir le monde en flirtant avec la mort.

— Ce n’est pas une question de prix, dit-il.

Gene Shirak hésita imperceptiblement. La serviette était toujours ouverte devant lui. Il eut un regard pour les billets puis pour Malko. Le temps pressait.

Sa main se posa sur le « Cobra ».

— Je vous donne cent mille dollars cash, et vous quittez ce bureau ? O.K. ?

Comme pour matérialiser son offre, il prit une liasse de billets et la jeta sur le bureau. Malko secoua la tête.

— Vous ne comprenez pas. L’argent n’achète pas tout. Brutalement, le producteur ferma la serviette noire, sans même récupérer la liasse qui se trouvait devant lui, de la main droite, il prit le Cobra et le braqua sur l’estomac de Malko.

— Tant pis. Vous allez venir avec moi.

— Non, fit Malko.

Il recula, se plaçant entre Gene Shirak et la porte. Une seconde, les deux hommes s’affrontèrent. Les yeux injectés de sang, Gene Shirak répéta à voix basse :

— Venez avec moi de bon gré ou je vous tue. Je m’en fous maintenant. Ma vie ici est terminée.

Il y avait moins d’un mètre entre les deux hommes. Malko vit l’index de Gene Shirak se crisper sur la détente du Cobra. L’Américain n’était pas dans son état normal. Il allait le tuer. Et pourtant, il ne pouvait pas le laisser partir.

Au même moment, le téléphone sonna, dans le bureau de Carrol. Une seconde plus tard, la jeune fille entrouvrit la porte et elle poussa un cri perçant. Elle avait assisté à beaucoup de choses dans ce bureau, mais jamais encore à un meurtre.

Distrait, Gene Shirak quitta Malko des yeux, une fraction de seconde.

Lorsqu’il se reprit, il était trop tard.

Malko braquait sur lui le 38 offert par Albert Mann. Carrol se laissa tomber dans un fauteuil, paralysée de terreur.

— Nous sommes à égalité maintenant, dit Malko. Qui a tué Daphné La Salle ?

Mais Gene Shirak s’était repris. Le 38 se releva dans sa main.

— Laissez-moi passer.

— Je veux savoir pour Daphné La Salle, insista Malko, bien qu’il connaisse déjà la réponse.

Gene Shirak avança encore.

— Mais enfin, vous risquez votre vie pour une fille morte. Vous êtes dingue ou quoi ?

— C’est un de mes rares luxes, dit Malko. Brutalement, le producteur baissa son arme et tira, près des pieds de Malko. L’explosion fut assourdie par la moquette, mais l’odeur âcre de la cordite emplit le bureau.

Malko fit un bond en arrière, leva son revolver. Les deux hommes tirèrent presque en même temps. La balle de Malko toucha superficiellement le producteur au bras gauche. Celle de Gene Shirak frôla sa tête et alla fracasser une des grandes glaces derrière lui. Malko plongea derrière la grande table ronde et la fit basculer devant lui.

Gene s’était retranché derrière le bureau. Malko lui barrait toute issue. Sans lâcher la serviette noire, il passa le bras par-dessus le bureau et tira trois fois en direction de la table. Deux des balles s’enfoncèrent dans le lourd panneau de bois et la troisième alla encore faire sauter une des glaces.

Malko riposta, sans plus de succès. Les deux hommes étaient solidement retranchés. Il y eut une pause. Puis, Gene Shirak vida encore trois cartouches. Toutes se perdirent dans les glaces bleutées servant de murs qui s’effondrèrent derrière Malko. Accroupi derrière le bureau, Gene Shirak rechargeait fiévreusement son arme, avec la boîte de cartouches qu’il avait dans son bureau. Le barillet claqua. Cette fois, il fallait qu’il passe.

La chaleur pénétrait par les panneaux détruits. Gene eut un serrement de cœur en pensant à son beau bureau. Rapidement, il tira quatre coups en direction des cheveux blonds de Malko. Un éclat de bois vola et un panneau entier de glace bleutée tomba dans le vide.

Maintenant, la paroi derrière Malko n’existait plus. Il sentait l’air tiède souffler dans son dos. Il lui restait deux cartouches.

— Vous êtes stupide, cria-t-il. La police va être là dans cinq minutes.

Pour toute réponse, Gene Shirak tira. La balle de 38 effleura la main droite de Malko. Instinctivement, il riposta. Il ne lui restait plus qu’une cartouche.

Gene Shirak ne pouvait atteindre la porte sans avoir neutralisé Malko. La blessure de son bras gauche saignait lentement et régulièrement. Il tassa un mouchoir entre sa chemise et la chair, pour éviter que le sang ne dégouline sur sa main. Jusqu’au dernier moment, il devait être présentable. Une fois encore, il rechargea son Cobra 38. La sueur dégoulinait devant ses yeux, il ne savait plus très bien où il se trouvait.

La serviette noire, devant lui, représentait toute sa vie. Avec 350 000 dollars un homme pouvait vivre n’importe où. Et il existait des pays où « ils » n’iraient pas le chercher.

Lentement, il leva le 38 et tira à l’endroit où se trouvait la tête de Malko. Ce dernier se baissa. Alors, systématiquement, Gene Shirak commença à démolir les vitres derrière lui. Cela faisait un vacarme effroyable. Les pans de glace épaisse dégringolaient par mètres carrés, ne laissant que les poutrelles métalliques supportant le building.

Pour ne pas recevoir d’éclats, Malko était obligé de faire le gros dos, derrière la table.

Gene Shirak garda la dernière cartouche et fonça. Normalement, il restait une seule cartouche à son adversaire.

Malko réagit avec une fraction de seconde de retard Sa balle s’enfonça dans la lourde serviette de cuir. Ensuite le chien claqua à vide. Mais le choc déséquilibra Gene Shirak qui tomba sur le côté sur son bras blessé. La douleur lui fit lâcher la serviette et il roula sur lui-même avec un cri de douleur.

À quatre pattes, il se releva, attrapa la serviette et plongea vers la porte.

Malko atterrit sur son dos. Les deux hommes roulèrent en une mêlée confuse. Gene se releva le premier, saisit une grosse lampe et l’écrasa sur Malko.

Celui-ci fut atteint à l’épaule, tomba, mais l’épaisse moquette amortit le choc. Il eut le temps de saisir le producteur par la cheville. Ils recommencèrent à lutter férocement, sans un mot.

Gene Shirak, animé par l’énergie du désespoir, réussit encore une fois à se dégager le premier, chercha des yeux une arme. Il n’avait pas le temps de recharger le 38. Déjà, Malko était sur un genou. Le producteur fonça jusqu’au bureau et empoigna la lourde machine à écrire IBM, arrachant le fil. Surmontant la douleur de son bras, il la souleva au-dessus de sa tête et avança vers Malko. S’il parvenait à le frapper avec, il l’assommait net.

Malko recula. Habilement, Gene Shirak l’avait acculé dans le coin où les glaces avaient disparu. Il se retourna et vit le vide derrière lui. S’il glissait sur les débris de verre, il se retrouverait quatorze étages plus bas. Les panneaux étaient démolis jusqu’au niveau du sol.

Il recula encore d’un mètre, s’appuya à une poutrelle, cherchant lui aussi une arme. La table était trop lourde.

Gene, un rictus désespéré aux lèvres, avançait. Malko voyait ses muscles trembler sous l’effort.

Soudain, avec un « han » de bûcheron, Gene Shirak abattit la lourde machine. Mais Malko avait eu le temps de bouger. La masse métallique disparut dans le vide. Emporté par son élan, Gene Shirak tomba littéralement dans les bras de Malko.

Malko glissa sous son poids et se raccrocha de la main droite à la poutrelle métallique pour ne pas tomber dans le vide. Prenant appui sur la table renversée, Gene Shirak commença à le pousser, centimètre par centimètre vers l’ouverture. Déjà, les deux jambes de Malko battaient dans l’air tiède. Sa vie reposait sur sa main droite. Lentement, il se sentait glisser sur la moquette moelleuse.

Il croisa le regard de Gene Shirak, halluciné, fou. Plusieurs petits vaisseaux avaient éclaté dans ses yeux, ce qui lui donnait l’air d’un lapin. Une odeur insupportable de transpiration émanait de son corps. Arc-bouté sur la lourde table d’acajou, il poussait Malko vers la mort.

Carrol ouvrit soudain les yeux. Elle vit la scène et poussa un hurlement strident.

Surpris, Gene Shirak relâcha sa prise. Malko pivota, attrapa à son tour le pied de la table et se débarrassa de son adversaire d’un coup de pied en pleine poitrine. Déséquilibré, le producteur plongea par-dessus Malko, basculant à l’extérieur et se raccrocha au rebord métallique qui avait servi d’encadrement aux glaces.

Les deux mains crispées sur le métal, le corps collé le long de la paroi du building, il leva sur Malko des yeux implorants.

Ce dernier se releva avec peine. Des élancements douloureux lui brûlaient la poitrine. Depuis ses blessures de Hong-kong et de Bangkok, il n’était plus d’attaque pour ce genre de sport.

Un voile noir passa devant ses yeux et il dut s’appuyer à la table. Ses deux mains saignaient, coupées par les débris de verre.

La tête de Gene Shirak surgissait, hallucinante, au niveau du plancher. Il se sentait lentement attiré vers le vide en dessous de lui. Il n’aurait jamais cru que son bras puisse lui faire autant de mal. Le mouchoir était tombé et le sang dégoulinait librement le long de son poignet. Inexorablement, sa prise se relâchait.

Le hurlement d’une sirène de police monta jusqu’à eux. Les coups de feu n’étaient pas passés inaperçus. Malko s’accroupit sur la moquette en face du producteur. Gene Shirak le regardait, implorant. Malko se pencha pour lui saisir le poignet gauche et se rendit compte qu’il n’aurait jamais la force de le remonter tout seul.

— Tenez-bon, dit-il, si vous le pouvez.

Le producteur ouvrit la bouche pour une ultime supplication, Malko vit ses phalanges blanchir. Il était à bout de force. En lui-même Malko pensa que c’était le jugement de Dieu.

Gene Shirak disparut, avalé par le vide, au moment où un patrolman surgissait dans le bureau, pistolet au poing.

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