Chapitre XX

— Happy days[19] ! cria Dennis.

Le bouchon de la bouteille de Champagne sauta avec un « plouf » joyeux. Les yeux du gros Dennis pétillaient autant que le liquide ambré dans les coupes. Il avait ouvert la première bouteille alors que le Learjet n’avait pas encore rentré ses roues. Si le milliardaire avait été contrarié par l’irruption in extremis de Malko, il n’en avait rien montré, heureux de la présence de Sue. Bien entendu, il ignorait « l’accident » survenu à Gene Shirak.

Le Navajo et Erain l’intriguaient mais il soupçonnait une fantaisie érotique de Gene, empêché au dernier moment. La jeune femme s’était présentée comme une amie du producteur, invitée par lui.

Le Learjet montait régulièrement vers son altitude de croisière de 26 000 pieds, cap au sud. Ils allaient franchir la frontière mexicaine incessamment.

Malko trempa ses lèvres dans le Champagne glacé. Autant profiter d’une des dernières sensations agréables du voyage. Ainsi son raisonnement s’était révélé exact…

L’avion contenait une douzaine de personnes. Malko connaissait Joe Makenna, l’acteur, Patricia, la spécialiste du suicide, mais pas les autres. Il avait identifié facilement le Navajo, assis à l’arrière, et la femme qui avait tué Joyce. Il émanait d’elle quelque chose de différent, de dur, de sévère. Elle n’avait pas réagi lorsque Malko était monté dans l’avion. Il éprouvait une sensation étrange, faite d’excitation et d’angoisse, à se trouver ainsi brutalement en présence de son ennemie. Elle avait soutenu le regard de ses yeux d’or avec un imperceptible sourire, sous lequel on devinait sa tension.

Lequel des deux allait frapper le premier ?

Malko n’était même pas armé. Il était certain que la femme l’était. Il n’avait pas encore mis Dennis Krug au courant. Ce n’était pas une affaire d’amateurs. Ils étaient en route pour Acapulco, 1 600 miles au sud de Los Angeles. D’ici là, beaucoup de choses pouvaient arriver.

Pour le moment, ils buvaient du Dom Perignon. Erain, comme les autres. Tout l’avant de la cabine était aménagé en bar avec des banquettes. Dennis et les filles assuraient le service.

Dennis ouvrait la troisième bouteille, quand le second pilote sortit du cockpit et s’approcha de lui, l’air soucieux. Il lui tendit une feuille de papier, et attendit.

Malko se rapprocha et lut par-dessus l’épaule du jeune homme : c’était un message succinct du FBI. On intimait l’ordre au jet de faire demi-tour et d’atterrir sur le plus proche terrain américain. Un individu recherché par le FBI se trouvant à bord…

Dennis fronça les sourcils. Malko se pencha à son oreille.

— Obéissez, murmura-t-il. Le plus discrètement possible.

Mais le jeune milliardaire était déjà passablement excité par le Champagne. Il toisa Malko, derrière ses lunettes de myope :

— Vous n’avez pas à me donner d’ordres, dit-il, furieux et frustré. C’est mon avion et mon pilote.

Il avait parlé à haute voix et tous avaient entendu. Malko sentit venir la catastrophe. Dennis brandit le télégramme :

— Mes amis, dit-il, je ne comprends pas ce qui se passe. Les autorités fédérales ordonnent à cet avion de faire demi-tour. Je pense qu’il s’agit d’une erreur, mais je suis obligé d’obéir. Nous allons nous poser sur le terrain de San Diego, et nous repartirons dès que le malentendu sera dissipé.

Il y eut quelques exclamations déçues, mais le Dom Perignon adoucissait bien des choses. Malko regarda Erain. La Hongroise avait un visage de bois : elle se leva et s’approcha de Dennis.

— Nous ne faisons pas demi-tour, dit-elle tranquillement.

Dennis rit très haut et voulut l’enlacer avec un clin d’œil égrillard.

— Tu ne perdras rien pour attendre, beauté…

Erain, sans geste superflu, sortit un gros pistolet automatique de son sac et le braqua sur le copilote.

— Retournez à l’avant, ordonna-t-elle et mettez le cap à l’Est, nous allons à Cuba.

Dennis se claqua les cuisses et voulut attraper Erain par le cou :

— Bravo, hurla-t-il, bravo, au moins quelqu’un qui a le sens de l’humour.

Erain recula, dirigea le pistolet sur lui :

— Ce n’est pas une plaisanterie, nous allons à Cuba. Asseyez-vous tous et ne bougez plus.

Le copilote hésitait. Le canon du pistolet se braqua dans sa direction :

— Interrompez les liaisons radio et faites ce que je vous dis. Je vais venir vérifier votre nouveau cap. N’essayez pas de me tromper ou je vous tue.

Dennis sursauta. Il tendit la main vers Erain :

— Donnez-moi cela. La plaisanterie a assez duré.

— Restez tranquille, fit Erain.

Sans répondre, Dennis se jeta sur elle. Il y eut une explosion sourde et le gros jeune homme se plia en deux, les mains au ventre. Puis il glissa en arrière sur la banquette, une expression d’intense surprise sur le visage. Erain brandit son pistolet.

— Regagnez vos places. C’est désormais moi qui commande ici. Nous allons à La Havane.

Laissant les invités de Dennis abasourdis et terrorisés, elle disparut dans le poste de pilotage. Quelques secondes plus tard, le soleil bascula dans les hublots du Learjet.

Malko se demanda combien de temps, il lui restait à vivre.


* * *

Malcolm Spellman, responsable de la tour de contrôle d’Albuquerque, New Mexico, suivait, intrigué, une petite tache verte sur l’écran de son radar.

Un appareil qui ne s’était pas encore identifié, volant à 22 000 pieds. Un jet, étant donné la vitesse.

— Albuquerque Center, appela-t-il dans le micro, je vous ai dans mon radar. Identifiez-vous.

Il y eut un court instant de silence puis quatre chiffres apparurent sur le télétype couplé au radar :

— 7.7.0.0.

Le code d’alerte pour les appareils ayant perdu le contact radio. Pourtant l’appareil semblait voler à une altitude et à une vitesse normale. Malcolm Spellman n’eut pas le temps de se poser de question. Cette fois, la voix impersonnelle du haut-parleur annonça :

— Ici N. 78546. Nous sommes obligés de nous dérouter de notre route pour Cuba sous la menace d’une femme armée. Over. Nous ne transmettrons plus. Volons altitude 236. Cap. 363,4.

Il n’y eut plus que le grésillement du bruit de fond dans le micro. Malcolm Spellman n’insista pas. Sans perdre son calme, il décrocha le téléphone et appela le FBI, puis Fort Worth et Miami, les deux centres de contrôle régionaux au-dessus desquels l’avion arraisonné allait passer. Pour l’instant, il n’y avait rien d’autre à faire.


* * *

La tour de contrôle de l’aéroport de Miami, nette comme une table d’opération, grouillait d’activité. Un groupe de civils entourait le responsable du Traffic qui tentait vainement d’entrer en contact avec le Learjet dérouté sur Cuba.

Matt Serling, responsable à Miami de la D.O.D.[20] de la CIA, un homme corpulent à lunettes, peu bavard, dirigeait les opérations.

— Appelez-les encore, demanda-t-il. Le radio enclencha son micro.

— Ici Miami Control.

Enfin la voix du pilote du Learjet retentit, si claire, que plusieurs des assistants sursautèrent.

— Ici N. 78546. Miami Control. Nous sommes à 100 miles ouest de Key West. Rien de changé à bord. Continuons sur Cuba.

Matt Serling prit le micro des mains du civil.

— Ici Miami Control. Ne pouvez-vous rien tenter ? La réponse vint très vite.

— Ici N. 78546. Nous ne pouvons rien tenter. Nous nous poserons à La Havane d’ici quarante minutes. À vous.

— Roger. Bien reçu, dit Matt Serling. Je vous souhaite bonne chance. Ici Miami Control.

Il rendit le micro et sortit de la tour de contrôle sans un mot.

Une longue Cadillac noire était garée devant la tour de contrôle. La banquette de séparation ressemblait au tableau de bord d’un jet. Un écran de télévision et deux téléphones. L’un d’eux, équipé d’un système codeur-décodeur, était relié directement à la salle d’opération de la Maison-Blanche, à Washington. Matt Serling, installé dans le building Langford à Miami, avait à prendre plusieurs fois par mois des décisions intéressant directement la Présidence. Il ouvrit la portière arrière de la Cadillac et se laissa tomber à côté d’un colonel de l’Air Force, minuscule et tiré à quatre épingles, John Damon.

— Alors ? demanda l’officier. Matt Serling eut une grimace en décrochant un des téléphones.

— Moche.

L’autre n’insista pas. Dès qu’il eut son correspondant en ligne, Matt Serling lui communiqua les dernières informations. Le colonel n’entendit pas la réponse et le visage de l’homme de la CIA ne montra rien de ses émotions intérieures.

Après un bref commentaire, il raccrocha et se tourna vers le colonel :

— À vous de jouer. Procédure UN.

Le petit colonel eut du mal à arracher quatre mots de sa gorge serrée.

— C’est vraiment indispensable ? Il y a des femmes à bord.

En dépit de la climatisation parfaite, l’atmosphère de la luxueuse voiture lui semblait soudain irrespirable.

— Il y a aussi un de nos meilleurs hommes à bord, colonel, dit Matt Serling. Ce sont des choses que nous ne pouvons pas prendre en considération lorsque des intérêts aussi vitaux sont en jeu. Il faut que vous donniez les ordres immédiatement.

Le colonel John Damon décrocha à son tour l’un des téléphones. Il commandait la base de Homestead, au sud de Miami, terrain militaire travaillant en liaison étroite avec la CIA. Les pilotes de l’Air Force, sélectionnés pour servir à Homestead, remplissaient parfois d’étranges missions.

Dès qu’il eut l’officier de la tour de contrôle de Homestead, il ordonna :

— Faites décoller les trois F 105, runway 19. Dès qu’ils auront le contact à vue avec l’objectif, qu’ils passent en haute fréquence et délivrent l’ultimatum. En cas de refus, appliquer la procédure UN.

Le petit colonel raccrocha, l’air misérable. D’une main tremblante, il prit une cigarette.

— Vous croyez qu’ils feront demi-tour ? demanda-t-il.

— Non, dit Matt Serling.

Il y avait longtemps qu’il n’était plus sentimental. Difficile dans son métier. Les deux hommes restèrent silencieux.

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