Chapitre XII

Le médecin acheva de coller un sparadrap qui couvrait toute la tempe gauche de Malko et l’empêchait d’ouvrir complètement l’œil. Après avoir bu un demi-litre de thé, il se sentait mieux. Cela faisait près de deux heures qu’il était dans le bureau du C.I.D. de Robinson Road. Un sténo de la police avait pris toute sa déclaration.

L’inspecteur Yun-Ku attendit que le médecin ait fini pour énoncer d’un ton sans réplique :

— Sir, vous avez été victime d’une tentative de kidnapping.

Yun-Ku, d’après ce que Malko venait d’apprendre, était le patron du Département « Sociétés Secrètes » du C.I.D.

— Je ne comprends pas pourquoi on s’est attaqué à moi, dit Malko.

Le policier chinois hocha la tête.

— Je ne sais pas non plus. Nous n’avons plus eu de kidnapping depuis longtemps. Avant, il y en avait plusieurs par semaine. Nous ne tarderons pas à arrêter les coupables.

Il se tut un instant et ajouta d’un ton sévère :

— Évidemment, vous n’auriez jamais dû suivre cette fille.

Malko parvint à avoir l’air contrit. On n’arrêtait pas d’entrer et de sortir du bureau. Il avait raconté aux policiers qu’il avait été accosté au Mandarin par une fille qui lui avait proposé ses faveurs et qu’il l’avait suivie, sans méfiance. On faisait au moins semblant de le croire… Un policier entra, portant un dossier plein de photos. L’inspecteur Yun-Ku commença à les montrer une par une à Malko.

— Si vous pouviez reconnaître ceux qui vous ont attaqué, cela nous aiderait, suggéra-t-il.

Consciencieusement, Malko chercha ses agresseurs. Sans les trouver. Les policiers chinois l’observaient en silence. Quand il repoussa les photos, l’inspecteur dit sans s’émouvoir :

— Cela ne fait rien. Nous connaissons déjà plusieurs membres de ce gang des Papillons. Il est dirigé par une certaine Linda. Jusqu’ici elle se contentait de racket et de prostitution. Nous allons la mettre hors d’état de nuire. Il faut débarrasser Singapore de cette vermine.

Malko ne répondit pas, regardant les tableaux comparatifs des gangs accrochés au mur.

— Et le marchand de cercueil ? demanda-t-il.

— Il s’est enfui, dit l’inspecteur. Mais nous le retrouverons aussi. À propos, pourriez-vous reconnaître cette fille qui vous a abordé ?

— Certainement, dit Malko.

Le Chinois fit le tour du bureau.

— Venez avec moi.

Intrigué, Malko le suivit. La tête lui tournait encore. Ils traversèrent une cour, entrèrent dans un petit bâtiment. Cela puait le formol. La morgue de la police. Un policier alluma. Une forme était étendue sur une civière, dissimulée par un drap blanc taché de sang. L’inspecteur se tourna vers Malko.

— Je vous prie de m’excuser. J’espère que vous n’êtes pas trop émotif, mais il faut que vous l’identifiez, pour mon rapport…

Il souleva le drap. Malko eut un choc en reconnaissant la fille à la tache dans l’œil. Ses traits étaient calmes, mais elle avait les narines pincées et les traits livides.

— Mais qui l’a tuée ? demanda Malko.

Le Chinois secoua la tête :

— Nous ne savons pas. Nous ne comprenons pas ce qui s’est passé. Il y a une bagarre. Deux autres blessés ont pu s’enfuir.

Il soupira.

— Il y a encore beaucoup de points mystérieux dans ce kidnapping. Il semble qu’une bande rivale soit venue involontairement à votre secours. Dérangeant les plans de ceux qui vous enlevaient.

Malko regarda le visage cireux de la morte.

— Je ne peux vraiment pas vous dire ce qui s’est passé…

Il était sincère. Lorsque la masse de fonte avait fait éclater le cercueil, il était à demi assommé, à moitié asphyxié. Il n’avait pas la moindre idée de l’identité de ceux qui l’avaient sauvé. Encore un mystère car il avait fallu qu’ils soient avertis de toute l’opération. Ou qu’ils l’aient suivie…

L’inspecteur se pencha sur le cadavre, glissa la main entre les cuisses et retira ce qui parut d’abord à Malko être un bout de papier sanguinolent. Il le montra à Malko.

— Vous voyez, cette fille appartient bien à ce gang.

C’était un papillon. Pas un tatouage, mais une vulgaire décalcomanie décollée par le sang.

— Mais cette femme n’était pas tatouée, remarqua Malko.

L’inspecteur eut un sourire indulgent.

— Il y a longtemps que les membres des Sociétés Secrètes ne portent plus de vrais tatouages. Chaque fois que nous en prenions un, nous le forcions à l’enlever et il était condamné à deux ans de prison. Maintenant, tous portent des décalcomanies. Comme cette fille. En cas de rafle, ils peuvent les enlever rapidement…

Malko ne dit rien. Ainsi, c’était quand même Linda ! Il était secrètement déçu. Doublement parce que maintenant, il n’avait plus beaucoup de chances de retrouver Tong Lim. Sa tête lui faisait si mal qu’il avait surtout envie de se reposer. On rabattit le drap et ils quittèrent la morgue. Il dut encore signer son procès-verbal. Comme il ne se sentait pas le courage de conduire, il fit appeler un taxi. L’inspecteur l’accompagna jusqu’à la porte, lui serra la main.

— J’espère que vous ne garderez pas un trop mauvais souvenir de Singapore, dit-il. Mais, à l’avenir, soyez plus prudent.

Malko fut soulagé de quitter le grand bâtiment jaunâtre. Cinq minutes plus tard le taxi noir et jaune le déposait devant l’ambassade américaine.


* * *

— Ils se foutent de nous, dit sombrement John Canon, vous êtes codé par la « Spécial Branch » comme un « C.I.A. Operative ».

John Canon semblait vraiment concerné par l’histoire Lim. Il avait retrouvé avec soulagement la fraîcheur de son bureau après la chaleur lourde de Robinson Road. Maintenant il fallait faire le point. Et ce n’était pas brillant…

— Mais comment le savent-ils ? demanda-t-il.

L’Américain secoua la tête.

— J’ai été obligé de les avertir, après l’histoire de Margaret. Ils avaient votre signalement. Sinon, ils vous mettaient au trou.

— Vous voulez dire, fit Malko, que l’inspecteur qui m’a interrogé tout à l’heure, savait parfaitement qui j’étais.

— Right, fit John Canon. À propos, j’ai pu avoir le renseignement que vous m’avez demandé. La « crocodiles farm » de Ponggol appartient à un cousin de Tong Lim.

Malko tâta son sparadrap. Cet imbroglio chinois devenait de plus en plus obscur. Et dangereux.

— Qui m’a sauvé ce matin ? demanda-t-il.

John Canon secoua la tête.

— Je n’en ai pas la moindre idée. Des Chinois sûrement. Mais pourquoi ?

— Parce que ceux-là veulent que nous retrouvions Lim, dit Malko. Mais si vous pouvez me dire pourquoi ils ne se sont pas manifestés autrement…

L’Américain ne répondit pas.

— Si on a voulu m’éliminer, continua Malko, c’est que j’ai une chance de retrouver Lim. Donc qu’il va venir à l’enterrement. Puisque Linda nous a trahis…

L’Américain semblait embarrassé et furieux.

— Il va falloir que vous gardiez un « low profile », remarqua-t-il. Sinon, les Singapouriens risquent de trouver un prétexte pour vous mettre au trou…

Malko réfléchissait. Il lui restait encore Sani, bien qu’il n’y croyait pas beaucoup. Et l’enterrement. Et ses mystérieux alliés. Mais il se sentait tellement mal en point qu’il avait surtout envie de dormir. Bien qu’il ne soit que midi.

— Essayez de savoir où et quand se passe ce fichu enterrement, demanda-t-il. Souhaitons que je sois assez solide pour y aller. Et que Lim s’y montre. Et qu’il me parle…

— Que le ciel vous entende ! fit John Canon, je n’ai jamais vu une histoire aussi embrouillée. En tout cas, c’est une grosse histoire. La façon dont on s’est attaqué à vous le prouve…

Malko se leva.

— John, dit-il, je suis sûr que la police est dans le coup. Surtout après ce que vous m’avez dit de la ferme de Ponggol. Ils ont fabriqué un faux rapport. Ils me surveillent à l’hôtel. Je l’ai su par une source sûre. Les gens qui m’ont attaqué dans Bugis Street sont des indicateurs de la « Spécial Branch »…

L’Américain jouait pensivement avec un crayon.

— Ce sont des présomptions, remarqua-t-il. Pas des preuves. Qu’on vous surveille, cela prouve seulement que votre couverture était trop voyante. Le reste, ce ne sont que des on-dits. Cette Linda n’est pas tellement digne de confiance.

— J’espère que vous avez raison, dit Malko. En attendant, je voudrais que vous fassiez deux choses pour moi.

— Je vous en prie, dit l’Américain. Quoi ?

— Un, que vous préveniez la « Spécial Branch », pour leur dire que je repars aux U.S.A. dès que mon état de santé me le permettra. Deux, que vous appeliez une ambulance pour me reconduire à l’hôtel.

John Canon le regarda, de l’inquiétude plein les yeux.

— Ça ne va pas ?

— Si, ça va, fit Malko, mais j’ai envie de continuer à aller. Plus on me croira en mauvais point, plus on me laissera en paix. Ensuite, je voudrais une protection sûre. Pouvez-vous arranger cela ?

John Canon fourragea dans ses épais cheveux gris, franchement embarrassé.

— Je n’ai pas tellement de gorilles. Ici, ce n’est pas comme au Viêt-nam… À moins que Ibrahim…

— Qui est Ibrahim ?

— Mon chauffeur. Un musulman. Brave type dévoué jusqu’à la mort parce que je lui ai prêté de l’argent pour acheter un appartement quand on a démoli son compound. Il vit seul ici. Sa femme est en Inde. Il va la voir tous les trois ans.

— Tous les trois ans !

John Canon eut un sourire en coin.

— Eh oui ! Il m’a avoué qu’une fois par semaine, il rangeait ma voiture dans un coin tranquille, il s’installait avec la photo de sa femme et il se masturbait… C’est son seul vice. Il ne dépense rien, ne se distrait pas.

— Va pour Ibrahim, dit Malko. Je risque d’en avoir besoin. Si Tong Lim est toujours vivant, on va encore essayer de m’empêcher d’aller à cet enterrement…

— OK, dit John Canon, je vous l’envoie en fin d’après-midi. D’ici là, bouclez-vous dans votre chambre et n’ouvrez à personne.


* * *

— I am Ibrahim, annonça le géant d’une voix douce.

Il pouvait à peine passer dans la porte. Vêtu d’un pantalon et d’une chemise sans col, il devait mesurer 1 m 90 et peser 120 kg. Tout en muscles. Malko avait l’air d’un enfant à côté. Le chauffeur de John Canon avait un paquet enveloppé d’un chiffon dans une main et un sachet de plastique rempli de thé dans l’autre.

— Entrez, dit Malko.

L’Indien obéit, restant au garde à vous au milieu de la chambre.

— Qu’est-ce que c’est que cela ?

Ibrahim déroula le chiffon avec un sourire angélique. La lame d’un parang brilla dans la lumière. Ibrahim avait l’air pourtant complètement inoffensif avec son crâne dégarni, ses yeux proéminents et son sourire doux. Il fit le geste de trancher une tête…

— En 1947, j’ai tué beaucoup de Sikhs, dit-il d’une voix douce. Je n’ai pas peur de me battre.

Encore une colombe de la paix !

Le chauffeur de John Canon contemplait, émerveillé, la chambre du Shangri-la.

— Je vais coucher là ? demanda-t-il.

Il désignait la moquette, au pied du lit. Malko sourit, malgré lui.

— Non, de l’autre côté.

Il alla jusqu’à la porte de communication et l’ouvrit. Il avait loué la chambre voisine. Ibrahim le suivit, muet devant une telle munificence.

— Nous laissons la porte poussée, dit Malko. Vous savez ce que vous avez à faire.

L’Hindou secoua énergiquement la tête.

— Oh yes, Sir, si quelqu’un vient, je le tue ! Et demain, à 4 heures, je vous conduis à l’enterrement de Miss Lim.

— Il ne faut pas tuer n’importe qui, précisa Malko.

Le retour en ambulance avait été spectaculaire à souhait. Malko avait traversé sur sa civière le hall du Shangri-la. Le reporter criminel du « Straits Time » lui avait rapidement posé quelques questions avant que les infirmiers ne l’enfournent dans l’ascenseur, au milieu des flashes des photographes.

Maintenant, il n’avait plus qu’à attendre l’enterrement. Malko n’avait pas encore fait le moindre plan. Même s’il devait « hijacker » la voiture de Tong Lim, il lui parlerait. Avec Ibrahim à côté, il se sentait plus tranquille. Détendu, il recommença à réfléchir, repassant tous les événements depuis son arrivée à Singapore. Recollant les morceaux du puzzle. Ceux qui l’avaient arraché au cercueil devaient suivre l’affaire Lim depuis le début. Mais il lui en fallait la preuve.

Il se leva et alla jusqu’au téléphone, retrouva le numéro de Sakra.

— Allô ? fit une voix basse et douce.

— C’est Malko Linge, le journaliste, annonça Malko.

Il y eut un long silence, puis Sakra Ubin dit d’une voix hésitante :

— J’ai vu les journaux de ce soir… Vous avez été kidnappé. J’espère que vous n’êtes pas blessé ?

— Je voudrais vous voir, dit Malko. J’ai plusieurs choses à vous dire.

Il y eut un silence, plein de réticence.

— Je travaille, dit Sakra Ubin. Et je ne vois pas ce que vous voulez me dire…

En dépit de la sécheresse du ton, Malko sentit un imperceptible amollissement de la voix.

— Je suis trop faible pour sortir, dit-il. Mais pourquoi ne venez-vous pas dîner à l’hôtel avec moi ?

Encore un interminable silence. Puis la Malaise dit d’une voix encore plus basse.

— Je ne sais pas. Je passerai peut-être.

Sakra Ubin jeta un coup d’œil plein de dégoût à la bouteille de Champagne aux trois quarts vide et repoussa sa chaise. Elle avait mangé de bon appétit la langouste et la salade de fruits arrosés de Dom Pérignon préparés sur la table dressée dans la chambre. Presque sans parler, comme si elle avait honte de se trouver là.

Maintenant ses yeux noirs comme du réglisse étincelaient dans la lumière tamisée de la lampe, avivés par l’alcool. Sa bouche épaisse et mauve était entrouverte sur ses dents éblouissantes, comme si elle avait du mal à respirer. Elle s’était harnachée bizarrement de soie noire, un vêtement compliqué à mi-chemin entre la robe et le deux-pièces, avec des agrafes partout, qui n’arrivait pas à enlaidir son corps épanoui. On aurait dit un énorme cancrelat parfumé. Parce que Malko avait remarqué qu’elle était parfumée. Arrosée de parfum plutôt.

Pour préserver sa pudeur, il avait fermé la chambre de communication, sachant qu’Ibrahim attendait, couché sur le tapis de l’autre côté.

Sakra se leva brusquement, tituba.

— La tête me tourne, dit-elle. Je ne me sens pas bien. Vous m’avez fait boire.

— Allongez-vous sur le lit, proposa Malko.

Sakra eut un sursaut, comme s’il lui avait dit une obscénité.

— Non, non, je vais rentrer…

Mais elle ne bougea pas, le front appuyé à la porte-fenêtre. Depuis le début du repas, Malko n’en avait rien tiré. Chaque fois qu’il effleurait la mort de son mari, elle se fermait comme une huître.

Il s’approcha derrière elle et lui mit les mains sur les épaules.

— Sakra ! dit-il, j’ai une question à vous poser.

Elle secoua la tête, se dégagea.

— Laissez-moi, je veux partir, je n’ai rien à vous dire.

— Vous savez quelque chose sur la mort de votre mari que vous ne m’avez pas dit, insista Malko.

— Non ! Laissez-moi.

Elle avait fait un bond de côté et sa voix avait pris des stridences hystériques. Agacé, Malko voulut lui prendre le bras. Sakra s’arracha si violemment et si abruptement qu’un morceau de soie noire lui resta dans la main avec une bretelle de soutien-gorge ! Le bout d’un sein apparut, lourd, ferme, avec une pointe presque bleue à force d’être sombre.

Sakra poussa un hurlement aigu, voulut courir, se prit le bout de sa chaussure dans le tapis et s’affala sur le lit ! Au même moment, la porte de communication s’ouvrit violemment sur le parang d’Ibrahim. La jeune Malaise tourna la tête et ses prunelles s’agrandirent encore.

— Ah, ah !

— Ibrahim, ça va, cria Malko.

Ibrahim disparut, rassuré, mais le mal était fait.

D’un coup de reins, elle se remit à quatre pattes sur la couverture et agrippa le téléphone. Elle tourna vers Malko des yeux de folle, aux prunelles agrandies.

— Salaud, fit-elle, ignoble personnage ! je vais appeler la police.

C’était un coup à se faire pendre haut et court, étant donné le puritanisme ambiant !

Malko plongea sur le lit et lui immobilisa le bras. Cherchant à la calmer. Mais le Champagne avait complètement fait tourner la tête à Sakra Ubin. Au lieu de lui répondre, elle se retourna et tenta de lui planter deux doigts dans les yeux !

Puis elle replongea vers le téléphone !

Du coup, Malko la retourna, tomba sur elle et se mit à la secouer comme un prunier. Fou de colère.

— Calmez-vous ! gronda-t-il. Je ne veux ni vous violer ni vous tuer !

Sakra ne bougeait plus, haletante, ses yeux noirs plongés dans ceux de Malko comme un animal acculé. Pour tenter de la calmer, il voulut caresser l’épaule découverte par le chemisier déchiré.

— Calmez-vous, Sakra, dit-il doucement. C’est un malentendu.

Il posa les doigts sur la peau brune et lisse, descendit, effleurant la naissance d’un sein. Brutalement, il sentit le ventre de l’Indienne qui bougeait, agité de frissons rapides, sans que son expression apeurée se soit modifiée. Cette espèce de pulsion animale déclencha chez Malko une onde de désir qui dut se voir dans ses yeux. D’un réflexe de fauve, Sakra envoya la tête en avant, la bouche ouverte et referma ses dents sur son poignet. En même temps, d’un violent coup de reins, elle le fit glisser sur le côté. Sa tête porta sur le rebord de la table de nuit à l’endroit du sparadrap. Il éprouva une douleur si violente que pendant quelques secondes, plus rien d’autre n’exista.

Déjà Sakra hurlait des injures et des menaces, le téléphone à la main.

Luttant contre son étourdissement, Malko lui arracha l’appareil et ils se retrouvèrent l’un contre l’autre, haletants, emmêlés dans une lutte furieuse. Il sentait le cœur de Sakra qui battait follement contre ses côtes. Tout à coup, elle dit d’une voix imperceptible qui contrastait avec sa fureur.

— Laissez-moi ! Pourquoi faites-vous cela ? Je veux partir. Je ne sais rien.

Elle parlait comme une somnambule, les yeux révulsés, la bouche entrouverte. Ivre de Champagne et de violence. Malko n’avait plus du tout envie de la laisser partir. Même si elle ne savait rien. Le spectacle de ses superbes seins qui se soulevaient à quelques centimètres de lui, à peine protégés par les débris de soie noire le rendait fou. Encouragé par le calme soudain de Sakra, il laissa sa main gauche glisser le long du corps de l’Indienne, l’effleurant du torse à la cuisse. Lorsqu’il effleura son pubis à travers le tissu noir, elle eut un sursaut désespéré, un cri d’oiseau et une détente de tout son corps. Mais cette fois, elle n’essaya pas de mordre.

Malko acheva de la déshabiller sans rencontrer de résistance. Quand il entra en elle, elle était brûlante et douce, comme du miel. Les deux morceaux de réglisse continuaient à fixer le plafond, mais la bouche épaisse aux lèvres violettes était déformée en un rictus mécanique. Malko s’acharnait sur ses hanches un peu enveloppées, pétrissant la poitrine somptueuse et ferme, s’acheminant vers son plaisir quand Sakra sembla retrouver la vie. Elle l’agrippa soudain à plein bras, se jeta contre lui, une langue dure pénétra sa bouche, puis il n’éprouva plus qu’un feu d’artifices des sensations violentes. Sakra se jetait dans l’amour comme un derviche dans sa danse. Déchaînée, trempée de sueur, hystérique. Des mots inattendus jaillirent de sa bouche entrouverte, comme une litanie obscène, criés plutôt dits. En contradiction inouïe avec son attitude si sage.

— Oh yes ! Like that ! Inside… Jésus-Christ… Oh ! Oh…

Sentant que Malko prenait son plaisir, elle s’accrocha encore plus fort.

— Fuck-me, fuck-me, fuck-me[14].

Sa voix était détimbrée, absente.

Mais lorsqu’il voulut s’écarter, elle le retint de ses jambes, de ses bras, de sa bouche, de tout son corps, de chaque centimètre carré de sa peau. Ils refirent l’amour sans même s’être séparés. Doucement d’abord, puis brutalement.

Malko n’arrivait plus à se lasser de cette étrange veuve. Il l’écartelait, la martelait, l’ouvrait, la prenait encore, sans qu’elle semble jamais s’en rassasier. Sans un mot. Avec des grognements, des halètements, des glissements humides, de petites exclamations. Plus il devenait brutal, plus elle était alanguie, soumise, dans ses bras, souple comme une peau vide et, pourtant, toujours prête à le reprendre en elle. Maladroitement, avidement, agressivement. Il la pétrissait, aurait voulu lui arracher des hurlements, mais elle préférait mordre ses lèvres épaisses jusqu’au sang.

Cela dura un temps infiniment long. Ils somnolèrent. Puis elle le récupéra à tâtons, ils firent l’amour presque en dormant. Fugitivement, il pensa à Ibrahim, de l’autre côté de sa porte.

Quand enfin ils s’arrêtèrent, il était une heure du matin. Sakra fixait Malko, d’énormes cernes sous les yeux. Il lui sourit, mais elle lui répondit par un regard noir, presque méchant. D’un geste vif, elle attrapa son haut et couvrit sa somptueuse poitrine aux pointes violettes qui continuaient à saillir sous la soie comme d’impertinents animaux. Comme Malko se penchait vers elle, tout son corps partit en arrière et elle cracha :

— Salaud, vous m’avez violée !

Il la détailla. Le nez court, un peu épaté, les épaisses lèvres violettes, la profonde échancrure de l’œil noir. Une bête de proie. Cachant ses deux grains de beauté sous le sein gauche. Soudain, il vit la tache de sang sur sa chemise qu’il n’avait pas eu le temps d’enlever et découvrit la petite blessure ronde, déchiquetée, à la naissance de son cou. Comme une morsure de vampire.

Les dents de Sakra.

Il ne se souvenait même plus de l’avoir senti, tant avait été violent leur affrontement.

— Nous avons fait merveilleusement l’amour, dit-il. Presque pour lui-même.

Elle baissa les yeux. Pleine de honte. Il la sentait en train de se construire une petite histoire bien convenable, à base de viol, de contrainte et de Champagne. Puis elle se mit à pleurer et gémit.

— Je n’aurais jamais dû venir… Vous m’avez fait boire. Vous vouliez faire ça avec moi. Je l’ai senti la première fois où je vous ai vu…

— Pourquoi êtes-vous venu, alors ? demanda Malko agacé par tant d’hypocrisie.

— J’ai cru que vous étiez très malade, blessé. Sur la photo du journal, vous étiez dans une civière…

Ça avait au moins trompé une personne. Assouvi, Malko laissait sa conscience professionnelle prendre le dessus.

— Sakra, dit-il. Je suis sûr que vous savez quelque chose sur la mort de votre mari que vous ne m’avez pas dit. Je ne le répéterai à personne.

— Vous mentez, fit-elle. Vous êtes journaliste.

— Je ne suis pas journaliste.

Elle se tut, la bouche encore ouverte pour répliquer. Dans ses yeux noirs, Malko lut d’abord la stupéfaction, puis la peur et enfin le soulagement.

— Dites-moi, insista-t-il.

D’un coup elle se débloqua et dit à voix basse.

— Tan m’a téléphoné parce qu’il était très en retard. Il voulait surprendre le rendez-vous de Tong Lim avec quelqu’un. Il ne l’avait pas encore vu, mais il avait aperçu sa voiture. Une Toyota 2000 bleue.

— À qui appartenait-elle ?

— Au directeur de la Banque Russe.

— Quoi ?

Malko n’en croyait pas ses oreilles.

— Vous ne vous trompez pas ?

— Non.

— Qui l’avait prévenu.

— Un informateur. Un Chinois qui lui téléphonait de temps en temps. Un certain Hong-Wu. Je ne sais rien de plus.

— Après la mort de mon mari, la police m’a dit qu’il ne fallait pas poser de questions. J’ai compris que si j’essayais de parler aux journaux, il m’arriverait des ennuis. Je perdrai mon travail, des choses comme ça. Ils avaient reçu des ordres…

Comme si elle en avait trop dit, Sakra se leva brusquement, exposant ses fesses cambrées, légèrement empâtées qui ressemblaient à deux énormes olives et se mit à se battre avec ce qu’il restait de son vêtement… Malko la regarda s’habiller, partagé entre la nostalgie et la stupéfaction. C’était rare de rencontrer une telle amoureuse. Et l’information qu’elle venait de lui donner n’avait pas de prix. Fiévreusement, il essayait de reconstruire dans sa tête l’histoire Lim avec ce nouvel élément.

— J’aimerais vous revoir, dit-il.

Sakra se ferma de nouveau.

— Non, je ne veux pas. Vous m’avez fait mal. J’ai mal partout. J’ai des bleus, vous êtes une brute.

Elle recommençait, s’excitant elle-même. Elle acheva de se rhabiller, cachant le corps somptueux qui venait de donner tant de plaisir à Malko. Celui-ci s’approcha, mais elle fit un bon en arrière.

— Je vais vous raccompagner.

— Non.

Elle avait déjà ouvert la porte de la chambre. Malko enfila un pantalon et la suivit dans le couloir jusqu’aux ascenseurs. Au moment où l’appareil arrivait, il la prit par les hanches et elle se laissa faire. L’espace d’une seconde, il eut encore sa chair élastique contre lui, son ventre bombé qu’il avait tant labouré, puis elle lui échappa.

Il revint sur ses pas dans le couloir désert. Absorbé par ses pensées. Dégrisé. Au moment où il venait de dépasser la porte donnant sur l’escalier de service, il perçut un léger grincement derrière lui. Tétanisé, il se retourna d’un bloc.

Linda lui faisait face, son visage plat déformé par la haine, les jambes écartées, avec, dans la main droite, un long poinçon triangulaire pointé sur son ventre. Elle n’avait qu’un geste à faire pour l’y plonger. Et elle allait le faire. Il la sentit se raidir, prendre son élan pour frapper de toute sa force.

— Linda !

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