Chapitre XVI

— Ça fait mal ?

Les grands yeux marron de Sani fixaient Malko avec inquiétude. Il s’extirpa un sourire tandis qu’elle achevait de promener son coton imbibé d’alcool sur la profonde estafilade qui suppurait encore sur sa poitrine. Tous les matins » c’était le même supplice. Et encore, cela allait en s’améliorant ; Malko se força à contempler les murs bleu-pâle de la petite pièce tandis que Sani continuait son travail d’infirmière. Elle venait lui rendre visite avant d’aller à la piscine du Mandarin. Apportant les journaux et les dernières nouvelles de Singapour. Elle lui avait acheté des vêtements. Et averti John Canon.

Malko regarda son torse encore couturé de cicatrices rougeâtres. Il l’avait échappé belle. Quatre jours déjà qu’il se trouvait enfermé dans cette minuscule « clinique » tenue par un médecin indonésien de Arab Street, là où ses sauveteurs l’avaient transporté, après l’attaque de la villa de Tong Lim.

Heureusement, ses blessures étaient superficielles, plus spectaculaires que graves. Mais il avait fallu garder l’immobilité pour qu’elles ne s’ouvrent pas sans arrêt. On l’avait installé au premier étage de la clinique, dans une pièce minuscule, étouffante de chaleur, à laquelle on accédait par une sorte d’échelle. Le médecin était un ami de Sani. Il n’avait pas posé une seule question en voyant cet étranger en sang qui ne voulait pas aller se faire soigner normalement.

Malko était la seule personne à savoir où se trouvait le secret de Tong Lim. Ce coffre qui avait déclenché de telles horreurs.

Or, dans un hôpital, il était à la merci des autorités singapouriennes. La C.I.A. ne pourrait pas le protéger efficacement. Il ne tenait pas à se retrouver en face d’un autre Ah You… Alors, il avait décidé de rester caché jusqu’à sa remise sur pieds complète.

Par Sani, il avait fait porter un mot à John Canon. L’Américain avait payé le « salaire » de ses sauveteurs et du Dr Nassad. Lui aussi brûlait de récupérer le coffre. Mais pas question d’y impliquer directement les Américains. Il fallait « sous-traiter ».

Dès qu’il avait été mieux, il avait dévoré le Straits Time. Bien entendu, la mort horrible de Tong Lim avait fait la « Une » trois jours de suite. Un communiqué embarrassé de la police parlait de kidnapping, de demande de rançon, de bagarre entre deux gangs rivaux… Mais personne n’avait été arrêté.

Étrangement, on ne parlait plus des « Papillons ». Linda avait touché ses trente deniers de Judas. La Chinoise était gagnante sur toute la ligne, puisqu’en plus, Ah You était mort. Tout cela semblait lointain à Malko. Il n’avait qu’une pensée : connaître le contenu du coffre de Tong Lim. Et savoir pourquoi le gouvernement de Singapour tenait tellement à le récupérer. Parce qu’il était maintenant certain que toute l’affaire, du côté chinois, avait été manigancée par les services spéciaux singapouriens.

Tout se tenait. Sauf la raison pour laquelle les Singapouriens se souciaient tellement des tractations entre la banque soviétique et Tong Lim.

— Aïe !

Il n’avait pu retenir un cri de douleur sous la brûlure de l’alcool. Ses testicules étaient encore douloureux et enflés, bien qu’on les enduise tous les matins d’une crème brunâtre et nauséabonde. Il était en sueur, bien qu’il ne soit vêtu que d’un slip. La pièce n’avait pas de climatisation et il avait du mal à dormir.

Sani reboucha le flacon d’alcool et regarda sa montre.

— Je vais être en retard.

— Je vais vous donner un mot que vous allez porter à Hill Street, dit-il. Il faut le donner au « Marine » qui est au rez-de-chaussée. À personne d’autre.

Il griffonna sur une feuille de carnet un mot pour John Canon.

— Et Phil Scott ? demande-t-il.

Sani prit l’air effrayé.

— Oh, il n’est au courant de rien.

— Il voit toujours Linda ?

Les grands yeux marron se troublèrent.

— Je crois, je ne sais pas. Ils font des affaires ensemble.

— À demain, dit Malko.

Il regarda Sani disparaître dans l’escalier étroit. Cela lui faisait mal au cœur de penser que l’argent qu’il lui donnerait irait directement dans la poche de l’Australien. Quand elle parlait de son amant, elle était transfigurée. Comme si elle ne voulait pas voir ses défauts.

Il avait hâte d’aller au fond de la « Singapore River » chercher le coffre de Tong Lim.

L’air embaumait. Sur un kilomètre carré, mille variétés d’orchidées s’alignaient sur des claies. Mais personne ne se souciait de venir si loin du centre à 15 milles au nord de la ville.

Malko était le seul visiteur de l’Orchid Garden. Pour plus de sûreté, il avait demandé au taxi qui l’avait amené de l’attendre dehors. Il entendit un autre véhicule s’arrêter et vit surgir la haute silhouette de John Canon dont les cheveux gris brillaient dans le soleil. L’Américain contourna un bac d’orchidées et serra longuement la main de Malko.

— Bon sang, dit-il, je croyais ne jamais vous revoir.

Les deux hommes se mirent à déambuler au milieu des orchidées. Malko sentait que l’Américain grillait de l’interroger. Il savait que Malko avait parlé à Tong Lim. Mais il ignorait ce qu’il avait appris :

— Alors quoi de neuf ? demanda-t-il.

John Canon faillit s’étrangler.

— C’est à moi que vous demandez cela ? C’est vous qui avez des choses à me dire.

— Votre surveillance de la Banque Narodny ?

L’Américain secoua la tête.

— Rien. Nous avions trouvé un endroit idéal pour une écoute. Juste en face. On piquait tout. Seulement, il y avait l’émetteur de Radio-Singapour à cent mètres. Alors nos gars ont pris seulement de la musique malaise…

Si les circonstances n’avaient pas été aussi graves, Malko en aurait ri. Il s’arrêta près d’une superbe orchidée violette.

— Et vos contacts à la « Spécial Branch » ?

John Canon secoua la tête.

— Ils font les morts. Maintenant, dites-moi ce que vous savez. Ça fait quatre jours que les gars du desk A.E.[25] me bombardent de télex.

Malko s’arrêta.

— Lim m’a parlé avant de mourir, dit-il. Il avait un coffre où se trouvent tous les documents relatifs à cette affaire. Si on le traquait, c’était pour lui faire avouer où se trouvait ce coffre. Je crois maintenant être la seule personne à Singapour à savoir où il se trouve.

— Jésus Christ ! fit à mi-voix John Canon.

— D’après Lim, dit Malko, le coffre se trouve au fond de la rivière de Singapour, à un endroit qu’il m’a précisé. S’il y est encore. Dedans, il y a la réponse à toutes nos questions. Politiquement, cela peut servir…

— Et comment ! fit l’Américain. Comment envisagez-vous de récupérer ce coffre ?

— Avec discrétion, dit Malko. Et votre aide technique. Il me faut deux choses. De l’argent, d’abord. Au moins 200 000 dollars Singapour. Et un spécialiste de l’ouverture des coffres. Je me charge du reste.

— Demandez à Langley d’envoyer quelqu’un de la T.S.D.[26]. Il peut être là demain. Quant à l’argent, c’est facile.

Ils étaient presque arrivés à la grille du jardin des orchidées. Le chauffeur de taxi ronflait à son volant, la chaleur poisseuse collait la chemise de Malko à sa peau. Brusquement, il fit face à John Canon et déboutonna tranquillement les trois premiers boutons. Découvrant les cicatrices boursouflées des blessures infligées par Ah You.

L’Américain jeta un regard horrifié à la poitrine de Malko. Il n’avait été que rarement confronté à la violence physique, palpable. Même au Viêt-nam. Le sale travail se faisait très loin de l’ambassade climatisée de Saigon. Il n’arrivait pas à détacher les yeux des sillons violacés.

— Vous comprenez pourquoi je veux récupérer ce coffre moi-même, dit Malko. Dès que le technicien est là, faites-moi prévenir par Sani, dit-il. Tenez l’argent prêt…

Les Indonésiens de Sani s’acquitteraient très bien de l’expédition sous-marine. La jeune Tamil achèterait le matériel nécessaire, ou le louerait.

— Dans deux jours, je vous attendrai à 10 heures.

Il remonta dans son taxi, animé d’une sombre joie. John Canon le regarda partir avant de remonter dans sa voiture. Malko n’en pouvait plus. C’était la première fois qu’il sortait depuis quatre jours et ses jambes se dérobaient sous lui. Pour éviter de s’évanouir, il s’acharna à regarder la jungle qui défilait de chaque côté de Mandai Road, une des dernières parties de Singapour à avoir échappé à la folie des bulldozers. Des soldats faisaient l’exercice, allongés dans les fossés.

Il se remit à penser aux eaux sales de la Singapore River. Le coffre de Tong Lim était-il toujours là ? Et que contenait-il ? Ceux qui avaient télécommandé Ah You savaient qu’il était vivant. Et qu’il connaissait peut-être leur secret. Ils représentaient la loi. S’ils mettaient la main sur lui, il était perdu.


* * *

Le claquement des talons de Sani sur les marches de l’escalier raide fit sursauter Malko. Il avait attendu la Tamil toute la journée. En voyant surgir la tête ébouriffée de la Tamil, il sut immédiatement que quelque chose allait mal.

Une large ecchymose marbrait le dessous de son œil droit et ses yeux d’habitude ternes avaient une expression hagarde. Elle se laissa tomber près de lui, essoufflée.

— Phil, dit-il. Il sait.

L’estomac de Malko se contracta brusquement. Phil était lié à Linda. Celle-ci l’avait déjà vendu une fois. Elle risquait de recommencer. Il commença à l’habiller rapidement.

— Que s’est-il passé ?

Sani baissa la tête.

— Hier il est venu à la piscine pendant que j’étais ici. On lui a dit que j’arrivais tous les jours beaucoup plus tard. Alors, hier soir, il m’a interrogée. Il m’a battue. Jusqu’à ce que je parle.

— Battue ? demanda Malko incrédule.

Sans répondre, Sani releva sa jupe de toile. Sur sa cuisse gauche, à l’extérieur, il y avait un bleu qui tournait au jaune et au mauve, gros comme une soucoupe.

— Il m’a donné des coups de pieds. J’ai cru qu’il allait me tuer. Il était fou de rage. Il m’a dit que si la police savait que je m’occupais de vous, ils me mettraient dans une île pour des années et qu’ils l’expulseraient.

Elle ne paraissait même pas vraiment en colère.

— Il vaut mieux que vous partiez d’ici, dit-elle.

Malko réfléchissait. Le plan qu’il avait élaboré était à l’eau.

— Sani, proposa-t-il. Venez avec moi, je vous emmènerai hors de Singapore. Quittez Scott.

La jeune femme secoua la tête.

— Je ne peux pas. Il a besoin de moi. Et puis, dès que nous aurons l’argent, nous partirons à Tahiti. Là-bas, ce sera différent.

Il la regarda : elle parlait sérieusement. La soumission à ce degré-là, c’était incroyable. Soudain, une idée folle ferma dans son cerveau.

— Où est Scott ?

— Au bureau ou en ville, dit-elle.

— Très bien, dit-il. Je passerai vous voir demain au Mandarin. Ne vous inquiétez pas.

Il prit son pistolet, ramené par ses sauveurs, et le glissa dans sa ceinture. Le chargeur contenait encore trois cartouches. Il descendit l’escalier derrière elle, se glissa dans le petit couloir étroit qui donnait sur Johore Road, cligna des yeux sous le soleil éblouissant. Au moment où il s’éloignait, il vit une Datsun blanche et noire de la C.I.S.C.O.[27] franchir le carrefour à toute vitesse et stopper devant la clinique du Dr Hassad.

Linda n’avait pas perdu de temps.

Il s’éloigna, maîtrisant les battements de son cœur. Cela signifiait deux choses. D’abord que le coffre était toujours au fond de la rivière. Ensuite, que ceux qui lui avaient envoyé Ah You n’avaient pas renoncé à le trouver.

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