Chapitre III

Trois jeunes Chinois descendirent de l’ascenseur en même temps que Malko et filèrent silencieusement le long du couloir aux murs gris, même pas peints. Le building de Havelock Road suintait l’ascétisme. Une énorme tour carrée de béton où il devait y avoir deux cents appartements. Cela sentait la soupe chinoise et l’égout. C’était propre, mais plus que rustique. Des dizaines semblables parsemaient le quartier, servant au relogement des gens expulsés par les démolitions ordonnées par le gouvernement. Par économie, les ascenseurs ne s’arrêtaient que tous les quatre étages. Malko s’engagea dans l’escalier aux murs de béton brut. Il se trouvait au seizième et la veuve de Tan Ubin habitait au treizième.

La visite au bureau de Tong Lim ne lui avait apporté qu’une tasse de thé et une dose abondante de sourires polis et désolés. Mr Lim n’était pas là, mais se ferait un plaisir de contacter Malko dès qu’il reviendrait. Le tout débité par une ravissante secrétaire chinoise dont Malko n’avait pas pu saisir le regard une seule fois… Deux jeunes Chinois qui montaient en courant l’évitèrent de justesse, sans un regard. Bien qu’il soit entièrement habité, l’immeuble semblait mort.

Sur le palier du treizième, il y avait un Chinois assis sur un pliant devant une fenêtre, une paire de jumelles en sautoir. Fixant l’immeuble d’en face. Lui non plus ne se retourna pas. Malko trouva étrange sa présence.

La porte 18 se trouvait au fond du couloir. Il appuya sur la sonnette. Déprimé. D’après Jurong Suntory, Sakra Ubin parlait anglais. Sinon, la conversation serait brève, ses notions de malais étant plus que rudimentaires. À cette heure, elle devait être revenu de son travail.

Il eut quand même un choc agréable quand la porte s’ouvrit sur une jeune femme très brune, dont le sarong noué juste au-dessus des seins moulait des formes épanouies. La bouche épaisse était presque violette, le nez retroussé et un peu aplati, les yeux étirés vers le haut, avec d’immenses prunelles d’un noir d’encre. Ils fixaient Malko avec curiosité inquiète et pas amicale du tout.

— Qui êtes-vous ? demanda la femme en anglais.

— Un ami de Jurong Suntory, dit Malko. Vous êtes Sakra Ubin. C’est lui qui m’a donné votre adresse.

— Ah bon !

Accrochée à la porte, elle ne semblait pas décidée à le faire entrer. Le Chinois au pliant apparut soudain derrière lui et passa dans le couloir, ses jumelles toujours en sautoir, son pliant à la main.

— Que fait-il ? demanda Malko, il observe les oiseaux ?

Un vague sourire éclaira le visage de Sakra Ubin.

— Oh non, il surveille les locataires ! Tous ceux qui jettent des papiers par terre ou qui font la cuisine dehors. Ils ne sont pas encore habitués à vivre dans ce genre d’immeuble. À Chinatown, ils vivaient dans la rue. Ici, ils ont des amendes de 500 dollars pour un papier jeté par terre. C’est très cher !

Décidément, Lee Kuan Yew avait des méthodes efficaces, pour modeler de nouvelles habitudes. Le silence était retombé. Sakra Ubin observait Malko en silence. Il lui adressa son plus gracieux sourire.

— Puis-je entrer quelques instants ? Je suis journaliste et je voudrais vous parler de votre mari.

— De mon mari…

Elle sembla encore plus inquiète, mais à regret, s’écarta et laissa entrer Malko.

— Je n’ai pas beaucoup de temps, dit-elle. Je dois aller acheter à manger.

Il frôla au passage sa hanche élastique, et elle s’écarta vivement comme s’il l’avait brûlée. Elle était pieds nus. Le petit appartement était à peine meublé avec des nattes, un buffet chinois et des meubles en rotin. Malko s’assit sur un minuscule canapé qui craqua sous son poids. La veuve de Tan Ubin réapparut avec l’inévitable théière et s’assit en face de lui, les mains nouées autour de ses genoux. De larges cernes bistres soulignaient ses grands yeux noirs et ses mains n’étaient pas soignées. Machinalement, elle remonta son sarong encore plus haut. La pudeur personnifiée.

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle. Excusez-moi, je viens juste de rentrer.

La présence de Malko semblait à la fois l’intriguer et l’inquiéter. Ce dernier but une gorgée de son thé avant de se lancer à l’attaque.

— Je suis journaliste et je prépare un article sur Mr Tong Lim. Je crois que votre mari enquêtait sur lui quand…

Sakra Ubin s’était raidie, l’air soudain buté. Elle le coupa brusquement.

— Je ne suis pas au courant de tout ça. Il faut aller à son bureau.

— J’y ai été, mentit Malko. Ils n’ont rien pu me dire. J’ai pensé que votre mari aurait pu vous parler de ce qu’il faisait.

Les grands yeux noirs n’avaient plus aucune vie.

— Il ne me parlait jamais de son travail.

Visiblement, elle n’attendait plus qu’un prétexte pour le mettre à la porte.

— De toutes façons, je ne comprends pas pourquoi vous venez maintenant, ajouta-t-elle. Mon mari est mort depuis plusieurs semaines déjà et je ne connais pas ce Tong Lim.

— Votre mari le connaissait.

Elle secoua la tête.

— Je ne crois pas. Je ne sais pas.

Remontant de nouveau son sarong, elle prit un air pincé qui ne convenait pas à son visage plein. Deux genoux ronds et mats apparurent qu’elle se hâta de cacher. Comme si Malko avait été entouré d’une auréole sulfureuse. Elle vida sa tasse de thé d’un coup.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez, dit-elle avec nervosité. Je voudrais qu’on me laisse en paix. J’ai… cela a été un choc terrible pour moi.

Malko approuva de la tête.

— J’en suis sûr. Mais, en étudiant les circonstances de la mort de votre mari, je me suis demandé si elle ne serait pas liée à son enquête…

Sakra Ubin se renfrogna encore plus.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

— Ce n’est qu’une hypothèse, avoua Malko. Pourriez-vous me dire dans quelles circonstances exactes votre mari a eu cet accident.

Sakra Ubin secoua la tête.

— Je ne sais pas… je ne veux pas parler de tout ça.

Elle mordit son épaisse lèvre inférieure, montrant des dents éblouissantes.

— Avec qui ?

— Il ne me l’a pas dit. Il n’a rien dit non plus au bureau.

— Et ensuite ?

Elle resta silencieuse ayant visiblement du mal à se maîtriser.

— On a retrouvé son corps le lendemain matin, dans un marécage près du village de Ponggol… Il avait été attaqué et dévoré par un crocodile.

Elle se tut. C’était difficile d’insister. Malko sentait bien qu’elle ne lui parlait que contrainte et forcée. Son récit recoupait d’ailleurs parfaitement celui de Jurong Suntory et ce qu’il avait lu dans le rapport de la C.I.A., il essaya de s’accrocher encore.

— Il y a des crocodiles à Singapour ?

Elle hocha la tête.

— Oh, c’est rare. Je crois. Sa voix se brisa. Oh, je vous en prie, ne me faites plus parler de cela…

Malko continuait à poser des questions.

— Que faisait-il dans ce marécage ? demanda-t-il. C’est quand même bizarre…

— Je ne sais pas, je ne sais rien, cria presque Sakra, demandez à la police…

Elle éclata en sanglots et Malko se tut. Il n’y avait rien de plus à en tirer. D’ailleurs Sakra se leva si brusquement qu’elle manqua défaire son sarong.

— Partez, dit-elle, partez, je ne veux plus parler de tout cela.

Elle le poussa presque jusqu’à la porte, retenant ses sanglots, ses grands yeux noirs humides de larmes. Le battant claqua derrière lui et il se retrouva dans le couloir aux murs de béton gris. Songeur. Il éprouvait l’impression diffuse que la douleur de Sakra Ubin n’était pas entièrement naturelle. Il descendit un étage de plus pour retrouver un ascenseur. Il lui restait une démarche à effectuer avant d’être réduit à faire du tourisme. Le Goodwood Hôtel était sur le chemin du Shangri-la. En sortant de l’hôtel, l’odeur de pourriture de la « Singapore River » agressa ses narines. L’eau était si polluée qu’elle en paraissait solide.


* * *

À la façon dont Phil Scott se regardait dans la glace du bar, Malko se dit qu’il devait être fou amoureux de lui-même. Assis sur un tabouret, le dos à la salle, l’Australien arrangea une mèche de ses cheveux très clairs et replongea le nez dans son verre. Malko l’observa. Il avait dû être très beau. La silhouette était encore athlétique, mais la peau du visage était légèrement couperosée. Le profil régulier, la mâchoire bien découpée. Un bel animal. La chemise de toile bleue moulait des épaules larges et une taille étroite.

Malko s’approcha, le bar était vide, à part quelques garçons chinois et l’Australien.

— Phil Scott ?

L’Australien tourna la tête vivement. Malko aperçut deux yeux d’un bleu délavé et une curieuse cicatrice à la pointe de son nez, comme si on lui avait retiré une verrue. Il portait un bracelet de cuivre autour du poignet gauche, avait l’air nerveux, aux aguets… Il scruta Malko avec intensité, à demi tourné vers lui.

— Oui, c’est moi.

Sur la défensive. Malko se hissa sur le tabouret voisin du sien. Avec un sourire encourageant. Le contact risquait de ne pas être facile avec un homme comme Phil Scott.

À l’expression de ses yeux pâles, Malko se dit qu’il devait se fier à son instinct et être perpétuellement sur ses gardes.

— Je suis un ami de Jurong Suntory, dit-il.

L’Australien lui lança un regard assez froid.

— Je ne vous ai jamais vu par ici, remarqua-t-il. Et je ne connais pas très bien Jurong Suntory.

Ce n’était pas encourageant. Malko se força à sourire.

— Je ne le connais pas très bien non plus, avoua-t-il. Je l’ai vu une fois dans ma vie. C’est un de mes amis de l’ambassade américaine qui m’a envoyé à lui. John Canon.

Phil Scott se détendit légèrement, lançant un regard en coin à Malko.

Façon détournée de faire allusion à la « Company ». Et si Phil Scott ignorait le véritable job de Canon, cela n’était pas grave. Mais instantanément, Malko sentit qu’il avait touché juste.

— Ah ! John ! Il y a longtemps que je ne l’ai pas vu. À Saigon, on a fait quelques virées ensemble. Cognac soda ?

Le barman s’approcha avec une bouteille de Gaston de Lagrange. Au même moment un garçon surgit et se pencha à l’oreille de Phil Scott. Celui-ci se leva en s’excusant et se dirigea vers le fond de la salle. Trente secondes plus tard, Malko vit apparaître dans la glace du bar le reflet d’une créature de rêve. Il se retourna pour la voir en chair et en os. Une longue fille au teint très mat, avec un visage rond presque enfantin, de grands yeux marron et des cheveux très courts collés en une sorte d’étrange casque doré. Elle s’arrêta, parcourut le bar des yeux, semblant chercher quelqu’un. Sa jupe découvrait d’interminables jambes fuselées jusqu’à mi-cuisses, le pull jaune moulait une poitrine abondante. Une métisse. En tout cas, une créature superbe. Elle s’avança avec timidité dans le bar. Elle avait la démarche dansante d’un mannequin. Malko l’observait avec délice. Il avait rarement vu une aussi jolie femme. Un des garçons lui dit quelque chose. Elle s’approcha alors de sa démarche dansante, salua Malko d’un signe de tête et demanda en anglais d’une voix très douce.

— Est-ce que Phil est avec vous ?

— Il est au téléphone, dit Malko.

Elle se glissa avec grâce sur un tabouret voisin. Il dut faire appel à tout son self-contrôle pour détacher les yeux des longues cuisses fuselées couleur caramel, audacieusement découvertes par le mouvement tournant. La nouvelle venue ne semblait pas s’apercevoir des réactions qu’elle déclenchait.

— Je m’appelle Sani, dit-elle. Je suis une amie de Phil.

Malko n’eut pas le temps d’engager la conversation.

L’Australien venait de surgir du fond de la salle, le front barre d’un pli de contrariété. En le voyant, Sani glissa de son tabouret et leva vers lui un visage ébloui, fou d’amour.

Il y avait une soumission animale dans son regard et dans son attitude. L’Australien ne sembla pas s’en apercevoir. Il se remit sur son tabouret et grommela.

— T’es dingue de t’être fait couper les cheveux. Qu’est-ce que c’est que cette saloperie que tu t’es mise sur la tête ?

— C’est de la laque, fit-elle humblement. Je pensais que ça te plairait.

— Qu’est-ce que tu es conne, grogna Phil Scott. Il but une gorgée de son cognac soda, tandis qu’elle baissait les yeux.

Malko était gêné de sa grossièreté. Le coup de téléphone semblait l’avoir mis d’une humeur de chien. Il se tourna vers Malko.

— Sani est maître-nageuse au Mandarin. Elle gagne un fric fou en faisant semblant d’apprendre à nager à des types qui ont horreur de l’eau, mais qui ont envie de s’offrir un cataplasme de peau de vingt ans.

— Oh, Phil, please.

Le menton rond de Sani tremblait. Elle était au bord des larmes, totalement vulnérable. L’Australien bâilla, se désintéressant tout à coup d’elle.

— J’ai faim, dit-il.

Malko sauta sur l’occasion. Bien que le personnage lui fut éminemment antipathique, il ne voulait pas le lâcher. La pulpeuse Sani rendrait la corvée moins pénible.

— Laissez-moi vous inviter à dîner, proposa-t-il. Si vous n’avez pas de plans particuliers.

Phil Scott ne se précipita pas pour répondre. Sani glissa un regard en coin à son maître. Ce dernier se tâtait, essayant de jauger Malko. Apparemment ce dernier l’intriguait. Il dit enfin :

— On pourrait essayer d’aller au Raffles. S’il ne pleut pas, c’est agréable. Il paraît qu’ils ont un nouveau chef.

Il signa l’addition, glissa de son tabouret et, au passage caressa ouvertement la poitrine de Sani, s’attardant à la soupeser. Sans qu’elle proteste. Cette marque d’exhibitionnisme teintée de muflerie sembla lui rendre un peu de bonne humeur. Il cligna de l’œil à Malko.

— C’est une sacrée bête. Vous la verriez à poil. Et ça tient. C’est pas de la gélatine.

Sani ne pouvait pas ne pas avoir entendu. Elle ne pipa pas. Phil Scott et elle avaient décidément d’étranges rapports. De maître à esclave. Ils sortirent sur le perron du Goodwood. La chaleur n’avait pas diminuée. En face d’eux au coin de Orchard Road et de Scotts Road où ils se trouvaient, se dressait un building de 40 étages. Un nouveau « Shaw Center ». Le Goodwood était bâti sur une petite éminence et on dominait largement Scotts Road.

— Prenons un taxi, suggéra Phil Scott. On ne peut jamais se garer au Raffles.

Malko laissa sa Datsun et l’Hindou moustachu leur appela un taxi. Ils s’assirent, la fille serrée entre eux deux. Aussitôt l’Australien glissa une large main entre les cuisses caramel, faisant remonter la jupe presque jusqu’au ventre. Sani eut un sursaut.

— Phil !

Il retira à peine sa main. La jeune femme se mordit les lèvres mais elle ne fit rien pour enlever la main enfoncée entre ses cuisses. Ses yeux marron avaient pris une expression ambiguë. À la fois gênée et ravie. Phil Scott laissa sa main. Malko ressentait un trouble un peu malsain. Se demandant la raison de la résignation de Sani. Il se pencha par-dessus les cuisses découvertes et demanda à l’Australien.

— Connaissez-vous un certain Tong Lim ?

Il eut l’impression que le sang se retirait du visage de la Tamil. Phil Scott eut un sourire discret qui se termina en grimace de connivence.

— Moi, non. Mais Sani le connaît. Hein, Sani ?

La jeune femme ne répondit pas. Phil Scott se pencha vers Malko.

— Lim s’est offert son pucelage, il y a quatre ou cinq ans, commenta-t-il avec un cynisme parfait.

Sani baissa les yeux. De nouveau son menton tremblait. Malko avait envie de sauter du taxi. Il essaya de voler au secours de la jeune femme.

— Si ce que vous dites est vrai, remarqua-t-il avec une ironie glaciale, ce monsieur l’a violée au berceau.

Phil Scott eut un rire sec.

— Mais non, elle avait treize ans. C’est l’âge chez les Tamils. Après, ce sont des vieilles filles. Remarquez chez les Chinoises, il y a des vierges de 28 ans. Ça fait une moyenne.

Sani s’était figée, le regard dans le vague. S’efforçant de ne pas pleurer. Comme s’il sentait qu’il avait été trop loin, Phil Scott ôta la main de ses cuisses et lui prit le visage pour l’embrasser.

— Allez, t’es une brave fille. Ne pleure pas, ça va foutre en l’air ton maquillage…

Le taxi tourna le coin de Bras Basah Road dans Beach Road. Ils n’étaient séparés de la mer que par un large terre-plein en travaux. Le Raffles se trouvait dans ce qui avait été jadis le cœur de Singapour : le front de mer.

Le taxi stoppa devant le porche et un Indien avec un casque colonial se précipita pour ouvrir la portière.


* * *

La légende disait, qu’à l’époque héroïque, le barman du Raffles avait tué d’un coup de fusil un tigre qui s’était aventuré dans le bar tapissé d’acajou, réservé par définition aux gentlemen. Le Raffles Hôtel avait jadis été l’orgueil de Singapour. Son architecture coloniale paraissait maintenant un peu vieillotte mais elle avait été pendant plus d’un siècle le symbole de la puissance britannique. Les plus belles fêtes de l’île avaient eu lieu dans le jardin tropical entouré de galeries donnant sur les belles chambres abritées du soleil par d’étranges bananiers taillés en forme d’éventails géants.

Hélas, tout cela était le passé.

Phil Scott abattit la paume sur la nappe blanche, écrasant une chose noire qui allait s’envoler.

— Saleté ! Il y en a plein les chambres. Les boys ne les chassent même plus.

Il ne restait qu’un petit tas noirâtre du cafard-volant. Le garçon ne se dérangea même pas. Certes le cadre était encore superbe, si on ne regardait pas de trop près, mais la peinture blanche des galeries s’écaillait. La plupart des tables étaient vides et les seuls hôtes de marque étaient une nuée de Japonais se faisant photographier devant les bananiers. Malko avait failli cracher sa vichyssoise tant elle était innommable. On avait confondu, pour la faire, lait et yoghourt. La seule boisson avec laquelle on ne risquait pas de s’empoisonner était la bouteille de Vichy St-Yorre ouverte devant eux.

Il pensa avec nostalgie à l’époque où Singapour vivait encore à l’anglaise. À cette époque, le cuisinier coupable d’une telle abomination aurait sûrement reçu vingt coups de latte de bambou sur la plante des pieds. Les Japonais plièrent bagages et on leur apporta du rosbif qui semblait découpé dans une feuille de plastique. Phil Scott soupira :

— C’est vraiment dégueulasse.

Il glissa la main sous la table et remonta la jupe de Sani, qui eut un sursaut tel qu’elle faillit renverser la table.

— On ferait mieux d’aller se distraire, soupira-t-il.

Malko se retint pour ne pas prendre Sani par la main.

Phil Scott commençait à lui taper sérieusement sur les nerfs. Il décida que son dîner devait au moins servir à quelque chose.

— Vous avez entendu parler de la mort d’un certain Tan Ubin ? demanda-t-il.

L’Australien lui jeta un regard mort.

— Qui est-ce ?

— Un journaliste. Il a été dévoré accidentellement par un crocodile, il y a quelques semaines.

Phil Scott en posa sa fourchette.

— Un crocodile ? Ici, à Singapour ?

Malko hocha la tête affirmativement.

L’Australien partit d’un rire énorme. Il s’en étranglait ! Timidement, Sani sourit, approuvant son seigneur et maître.

— C’est l’histoire la plus drôle que j’ai jamais entendue, rugit-il. Comme le tigre qui est entré dans le bar ici. La pauvre bête, il aurait eu trop peur de s’empoisonner…

Malko ne se laissa pas démonter.

— Il n’y a plus de crocodiles à Singapour ?

— Empaillés, rugit Phil Scott. Dans toutes les boutiques de Orchard Road. Et dans les fermes à crocodiles. Ailleurs, ils n’auraient que du ciment à bouffer. Qui est-ce qui vous a raconté ce conte de fées ?

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