La Mamma s’immobilisa à cinq mètres du portail, ralluma son cigarillo et sortit de la Fiat. Elle portait un pantalon en velours épais et un parka fourré. Mais le froid la saisit quand même. Lentement elle fit le tour de la caravane et lorsqu’elle fut certaine qu’on ne la voyait pas elle ouvrit son coffre et sous une pile de couvertures neuves prit le coupe boulons.
La Volvo venait de la dépasser lentement avec à son bord un jeune couple à l’air très sympathique. La femme blonde avait même souri à la Mamma.
Sans attendre elle fonça vers le portail, cisailla le gros cadenas, repoussa les deux montants du pied et revint à son volant. Sans le camion qui arrivait à toute vitesse elle aurait tout de suite démarré. Il drainait derrière lui quelques véhicules. La colonne une fois passée elle sortit de l’autoroute. Elle s’était demandée si elle refermerait le portail mais n’en éprouva pas le besoin.
Une fois dans le bois de pins elle repéra la fameuse route. Un chemin. Une sorte d’ancienne voie romaine avec des dalles enfoncées dans la boue. La Mamma s’immobilisa, se demanda si ce n’était pas une folie puis redémarra. Pendant un kilomètre elle se mordit la lèvre inférieure, attendant le prochain élargissement pour faire demi-tour et puis le chemin se jeta brusquement sur une petite route goudronnée et déserte. Très enneigée mais parfaite pour rouler à petite vitesse.
Il n’était pas loin de midi et elle pensait s’arrêter pour prendre un peu de café dans une thermos et un bon sandwich au salami. Machinalement elle regarda dans le rétro extérieur et aperçut la Volvo. Pourtant ils l’avaient doublée… Puis avaient dû faire demi-tour sur l’autoroute.
Avant de partir pour la zone du tremblement de terre il lui avait fallu ingurgiter un tas d’informations. D’abord sur la topographie des lieux, sur les différentes routes qu’elle pourrait emprunter pour atteindre son but, ce village de Dioni situé en plein dans les montagnes. On avait tellement insisté sur les difficultés du voyage qu’elle avait relégué dans un recoin sombre de sa mémoire les véritables raisons de sa mission.
« Macha Loven. Profession analyste système, travaillant pour le réseau S.W.I.F.T. », avait-elle lu sur une fiche.
S.W.I.F.T., le réseau international qui s’occupait de traiter les informations bancaires entre les principales places financières. La jeune femme y travaillait et avait relevé des anomalies, des ordres de transfert de fonds… Il y avait aussi une question d’heures de pointe et d’heures creuses. La jeune femme avait pu profiter d’informations qui transitaient par son service à une heure où normalement elle n’aurait pas dû être à son travail.
« — La veille du tremblement de terre elle est partie pour Dioni avec un ami mais on ignore qui… Brusquement… Profitant d’un congé de deux jours récupérables… D’habitude elle montait faire du ski dans les Alpes », avait expliqué Edwige qui coordonnait toute l’opération dans la suite d’hôtel que le sénateur louait à Rome.
Il avait fallu reconstituer en partie les bureaux de Washington, brancher un télex, obtenir trois lignes directes. Tout cela ne pouvait passer inaperçu mais pour traiter l’information c’était indispensable.
« — C’est sa sœur qui a essayé de savoir ce qu’elle était devenue et qui n’a pu pénétrer dans la zone du tremblement de terre. »
Dès le dimanche soir, le 23 novembre, elle avait pris la route mais avait été empêchée de parvenir à Dioni. C’était par elle que les informateurs du sénateur avaient pu savoir.
« — Surtout évitez la départementale 400 D, la route de l’enfer. Tous les villages sont détruits et c’est une véritable panique à tous les échelons. Ils ont failli installer un hôpital militaire sur la route faute d’un endroit plat. »
« — On a exagéré l’importance des Chacals… Quiconque va prendre un peu de bois dans les ruines pour se chauffer peut être considéré comme un pillard. Gardez votre sang-froid. »
Pour l’instant elle n’avait rien vu de particulièrement révoltant si ce n’était l’indifférence des carabiniers disposés en une ligne avancée pour filtrer les arrivées. Mais elle préférait se méfier tout en ayant un peu honte de sa carabine.
Elle trouva une sorte de carrefour pour s’arrêter et elle attendit que la Volvo la double pour descendre. Au passage la jeune blonde leva le pouce avec un sourire pour la féliciter d’avoir ouvert le passage.
Dans la caravane elle s’assit pour avaler un gobelet de café bouillant puis mordit dans un sandwich. Elle n’était pas très fatiguée, n’ayant roulé que sur autoroute depuis Rome. Juste ce mal au bras à cause du volant et des manœuvres.
Sur la carte la route ne figurait qu’en pointillé à cause de certaines absences de revêtement sur des kilomètres mais elle demeurait très praticable.
Une heure après son départ elle traversait son premier village atteint par l’onde sismique. Quelques maisons détruites, des gens qui se tenaient sur la place centrale auprès des feux, des tentes et des voitures remplies de vieux et d’enfants. Rien de bien grave encore mais déjà le reflet éloigné d’une plus grande misère, d’une plus terrible réalité.
Ils n’étaient que trois, vaguement flics ou militaires d’apparence. Un casque chacun mais des blousons dépareillés. Elle s’arrêta à dix mètres, baissa sa vitre avec calme, prit sa carabine et posa le bout du canon sur la portière. Le premier qui approcha sursauta en découvrant l’arme.
— Hé ! fit-il, enlevez ça, vous n’avez pas le droit…
— Si, dit-elle en le fixant dans les yeux. J’ai le droit à une arme de chasse.
Les deux autres rejoignaient mais ouvraient de grands yeux surpris.
— Où allez-vous ?
— Par là, où on a besoin de moi, ça vous dérange ?
— Vous ne passerez pas, ma sœur.
Elle retint un fou rire. Ils la prenaient pour une religieuse et ce n’était pas plus mal. La seule identité qui lui permettrait peut-être d’atteindre Dioni.
— Vous n’avez rien pour nous, ma sœur ? On crève de faim…
— Qu’attendez-vous ici dans ce froid ? Il vaudrait mieux aller aider vos amis dans le village.
— Prenez-nous jusqu’à Candela.
— On vous fera voir pour passer sous l’autoroute de Naples sinon vous ne pourrez pas aller plus loin.
— Désolée, mais je ne prends personne.
Elle démarra si sèchement qu’ils s’écartèrent d’un bond. Elle allait regretter de n’avoir posé aucune question sur la Volvo vert-de-gris lorsqu’elle découvrit que celle-ci, revenue mystérieusement derrière elle, profitait de la frayeur des trois gugusses pour passer elle aussi.
Cette histoire d’autoroute de Naples la préoccupait et elle n’avait aucune indication sur la manière de la traverser. Sûr et certain que le coin grouillerait de soldats, de flics et de mafiosi à la petite semaine.
De très loin elle la surplomba et se rendit compte de la pagaille qui régnait. Des files de camions et de caravanes, des véhicules officiels, des Alfa de flics et des jeeps de soldats. Et tout autour ça débordait, ça gangrenait les autres routes secondaires. Certains avaient dû dévaler le remblai pour essayer d’échapper au gigantesque embouteillage mais se retrouvaient dans un autre goulet d’étranglement dans la boue et la neige. Il fallait étudier l’affaire et elle reporta son calque sur la carte routière, jura en constatant que l’informateur avait oublié simplement l’existence de cette autoroute. Et l’information provenait du service de logistique de l’armée américaine, de quoi rester très inquiet pour l’avenir.
Elle descendit, alluma un cigarillo et sursauta lorsqu’une voix douce lui demanda :
— Vous ne savez plus comment faire, signora ?
La Volvo était arrivée silencieusement avec son six cylindres ; ancienne mais robuste et la fille était là, avec sa moumoute ébouriffée, son jean enfoncé dans des bottes poilues. Jolie, d’apparence douce avec un regard qui, lui, ne plaisantait pas.
— On vous a suivie, signora, parce que vous sembliez savoir où vous alliez mais c’est le grand merdier, hé ?
— Je crois bien, répondit la Mamma en se demandant d’où venait l’accent de cette fille. Son italien était parfait mais pas d’origine contrôlée.