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Ils l’avaient aidée à faire demi-tour avec la caravane mais roulaient derrière elle sur ce petit chemin étroit qui paraissait traverser l’autoroute de Naples un peu plus loin. Passage souterrain, pensait la Mamma, pourvu qu’il soit assez large, assez haut sinon elle devrait abandonner la caravane, son stock de couvertures, de vêtements, de nourriture payés par les Américains démocrates de Rome. Des milliers de dollars dont elle était comptable même si tout ça servait d’alibi à sa balade dans le mezzogiorno. Dans la Volvo le couple transportait aussi la part des étudiants allemands de Rome également.

Le chemin descendit brutalement et dans la boue glacée elle sentait la caravane déraper, tanguer. Une chance que le chemin soit encastré, les bords herbeux remettaient la caisse dans le droit chemin à chaque embardée. Puis elle vit le tunnel, frémit. Ça passerait à deux centimètres près. Mais elle n’hésita pas, ne fit pas attention aux raclements. Au-dessus, à l’air libre, c’était toujours l’embouteillage. Les autorités étaient débordées par cet excès de générosité, ne savaient qu’en faire. On disait que déjà dans certains centres de tri on pataugeait dans les épaisseurs de vêtements et de couvertures. Et il y avait tout le reste, les camions remplis d’appareils ménagers, de meubles divers, de tentes, de téléviseurs même. Pourquoi auraient-ils dû, les naufragés du tremblement de terre, être condamnés à l’austérité audiovisuelle ?

Plus loin le chemin retrouvait cette route miracle tranchée net par l’autostrade et qu’un état-major américain persistait à croire viable.

La neige criblait le pare-brise d’étoiles minuscules et la nuit arrivait vite avec ce ciel à ras des collines. Elle essayerait de rouler encore un peu, trouverait un endroit. Elle se demandait si elle inviterait les Allemands de la Volvo à coucher dans la caravane. Pas question de trouver un hôtel, la moindre chambre était réservée aux sinistrés et la Camorra veillait à faire monter le prix de la nuitée.

Il y avait un camion en travers de la petite route, des lumières et des ombres. Cette fois c’était du sérieux… Elle mit pleins phares. Des civils. Mais pas l’air de paysans du coin. Ces longues vestes en peau retournée, ces chaussures genre après-ski… Elle fit comme la première fois, descendit sa vitre et tint sa carabine sur ses genoux.

— Signora, que transportez-vous, s’il vous plaît ? Nous sommes les collecteurs pour cette zone…

— Collecteurs, fit-elle gravement. Vous avez un document qui vous accrédite ?

— Un document, fit l’homme avec un sourire qui découvrit deux dents en or sur le côté gauche. Quoi encore avec la pagaille qui règne partout ! Il vous suffit de tourner dans ce chemin et d’aller jusqu’à la grange à cinq cents mètres. On vous aidera à décharger. Des couvertures, hein, fit-il avec lassitude, des vieilles ?

Tout était neuf. Une rafle monstre dans les boutiques de Rome, jusqu’en banlieue. Les couvertures encore dans leur housse plastique, pure laine.

Il allait falloir composer. Elle pouvait abandonner quelques couvertures mais pas plus de cinq. Dans le rétro les phares de la Volvo apparaissaient. Et un reflet passa du rétroviseur sur sa carabine que vit le mafioso.

— Hé, dit-il, que trimbalez-vous là ?

— Ma sauvegarde. Je suis religieuse et en Afrique je partais toujours sans arme. Ici je crois que c’est nécessaire. Si vous essayez de me dépouiller ainsi que les deux jeunes qui viennent derrière, vous y perdrez quelque chose. Pas la vie car je déteste tuer mais l’usage d’un bras ou d’une jambe.

— De toute façon si ce n’est pas nous, ce sera d’autres. Chaque hameau, chaque village est sous surveillance et vous aurez d’autres barrages comme celui-là. Qu’espérez-vous ? Vendre votre camelote, ma sœur, pour nourrir vos négrillons ?

— Je ne demande que le passage, déplacez votre camion. Il ne sera pas rempli par ce que je transporte. J’en suis responsable jusqu’au dernier sou.

Une forte lampe illumina toute la Fiat et ils purent voir les piles de couvertures et de vêtements chauds, neufs. Rien que dans la voiture il y en avait pour des millions de lires et ils devaient évaluer le contenu de la caravane à une somme élevée.

— Vous voyagez seule ?

— J’ai toujours voyagé seule… Maintenant déplacez ce camion au plus vite.

— On peut savoir où vous allez ?

— Près de Muro Lucano.

— Vous n’y arriverez pas avec toute la marchandise. Si on vous signe un papier vous ne risquerez plus rien. Disons que pour le contenu seul de la voiture on peut vous le signer…

Il ouvrit sa veste fourrée, sortit un tampon encreur dans un sac transparent.

— Je ne vous raconte pas d’histoires… Vous n’aurez plus d’ennuis.

— Écoutez, dit-elle, je vais commencer par tirer en l’air. Il y a bien des carabiniers dans le coin, des soldats ? Ils viendront ? Même si ce sont vos amis… Voulez-vous que nous essayions ?

L’homme aux dents d’or rejoignit ses amis pour discuter avec eux et peu après ils déplacèrent le camion. La Mamma passa et aussi la Volvo mais elle savait que ça ne faisait que commencer, qu’il y aurait d’autres barrages et que les Chacals de la Camorra ne seraient peut-être pas les plus dangereux.

Bientôt ce fut la première odeur de la mort et elle traversa un village ruiné pratiquement désert. On avait simplement tracé un méandre de route pour éviter les ruines les plus importantes mais la caravane cahotait, oscillait dangereusement. Elle aperçut des cercueils, vides, pleins, déposés devant l’ancien porche de l’église effondrée. Puis plus rien, la route, la campagne, la neige et puis au détour une grande illumination sur l’ancien petit stade du village. Les survivants étaient tous là, un village de tentes, de caravanes, de constructions hasardeuses aux toits de tôle, des feux, des feux partout et c’étaient eux qui donnaient, outre la chaleur, la lumière. Elle vit aussi des chiens. Des chiens sans maîtres, inquiets, qui regardaient chaque rescapé comme un refuge possible. Un troupeau de moutons ressemblait à des congères dans le champ voisin. Elle avait failli s’arrêter, donner une part de son butin mais il fallait lutter contre l’élan du cœur pour aller le plus loin possible.

Et puis ce furent les carabiniers, des vrais, bien équipés, il y avait même une voiture blindée, des armes, des grésillements de radio. On passait d’un seul coup dans la technique guerrière à odeur d’ozone et de graisse d’arme, des regards lourds, soupçonneux. On emporta son passeport et elle dut attendre, comme les Allemands de la Volvo, en fumant un cigarillo. Là il y avait des popotes, une file de gens résignés qui venaient chercher de la nourriture chaude.

— Où allez-vous ?

— Là où les autres ne vont pas, dit-elle avec une certaine emphase.

— Vous ne passerez pas. Si vous visez les hameaux de montagne c’est inutile, même les hélicoptères avec cette neige ne peuvent les atteindre.

— Je vais essayer.

— C’est le Sénat américain qui a payé tout ça ?

— Non, seulement les démocrates américains de Rome, dit-elle.

De toute façon tout se savait malgré l’absence de moyens de communication. Mais depuis qu’elle était dans le Triangle de la désolation elle ne parlait plus du village de Dioni.

— Je ne devrais pas vous laisser repartir, dit l’officier.

— Je sais, mais je vais quand même aller là-bas. Si la caravane ne peut pas monter je prendrai la voiture, et si la voiture elle-même s’arrête j’irai à pied… Il faut quand même qu’ils voient quelqu’un après tant de jours.

Il soupira.

— Ici on a trop de tout mais c’est gaspillé, volé, revendu… Allez-vous-en très vite et désormais faites attention. Tout est possible maintenant. Même le pire.

— Je serai prudente.

Elle s’enfonça dans la nuit, la neige de plus en plus épaisse, les hauteurs qui formaient un barrage aussi inquiétant que ceux des hommes.

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