Gérard de Villiers Le printemps de Varsovie

Chapitre premier

Il neigeait sur Vienne. De gros flocons qui se déposaient silencieusement sur la couche blanche déjà épaisse qui recouvrait les trottoirs de Kohlmarktstrasse. Les immeubles gris et massifs en semblaient encore plus tristes. La Rolls Royce bordeaux s’arrêta dans un glissement soyeux en face du numéro 24, presque au coin de Grabenstrasse. Une boutique décrépite à la vitrine couverte de buée. Au-dessus, on pouvait lire « Antiken Händler » en lettres gothiques. Sans attendre qu’Elko Krisantem descende ouvrir la portière, le prince Malko Linge sauta à terre et franchit en courant les quelques mètres qui le séparaient de la boutique. Il poussa le bec-de-cane. Fermé. Il frappa alors plusieurs coups contre la glace. Moins d’une minute plus tard, le visage de furet effrayé de Julius Zydowski apparut derrière la main qui venait d’essuyer la buée. Aussitôt, le vieil antiquaire entrouvrit le battant. Chauve, avec un visage de fouine, à la peau jaunâtre, un nez pointu, de petits yeux marron sans cesse en mouvement, enveloppé dans une longue blouse blanche, il arrivait tout juste à l’épaule de Malko.

— Entrez, Ihre Hoheit[1], entrez, il fait froid.

Les mots se pressaient pour sortir de sa bouche. Malko pénétra dans la boutique et l’autre referma aussitôt.

— Vous êtes en retard, Ihre Hoheit, remarqua-t-il timidement, le front plissé.

— Je sais, reconnut Malko.

Il avait mis près de deux heures pour venir de Liezen, le double du temps normal, à cause de la neige. Son déplacement à Vienne avait été déclenché justement par un coup de téléphone de Julius Zydowski. Annonçant qu’il venait de recevoir une pièce rare qui pouvait intéresser Son Altesse.

Malko n’avait plus qu’à faire chauffer la Rolls… Julius Zydowski était un des informateurs de la C.I.A. qu’il « traitait » pour le compte de la station locale de la C.I.A. Un Juif polonais, réfugié politique, qui se révélait parfois une précieuse source de renseignements. Afin d’agrémenter cet austère voyage d’affaires, Malko en avait profité pour inviter à dîner la Gräfin Thala von Wisberg dont pourtant la peau satinée n’avait plus de secret pour lui. Thala avait cependant une qualité rare : elle était disponible, affligée d’un mari qui passait tant de temps à la chasse que ses enfants l’appelaient Monsieur.

Il espérait que le vieil antiquaire n’allait pas le garder trop longtemps. Qu’il puisse s’installer et prendre un bain au Sacher avant d’aller retrouver la Gräfin que son sang hongrois avait tendance à transformer en volcan.

Julius Zydowski trottina à travers le bric-à-brac amassé dans la boutique.

— C’est gentil d’être venu, Ihre Hoheit, c’est gentil, vous êtes un homme tellement occupé…

L’antiquaire contourna délicatement un massif cheval en bois du XVII siècle, adressant à Malko un regard bien humble. Le dos voûté, le cou en avant, il avait les gestes vifs et peureux d’un animal traqué.

L’atavisme. Ses mains déformées par l’arthrite avaient la texture et la couleur jaunâtre d’un vieux parchemin. Comme s’il était d’époque, lui aussi. Une odeur étrange flottait dans la boutique. Mélange de poussière, de charbon, de crasse. Il sembla à Malko que Julius Zydowski était tendu, encore plus craintif que d’habitude.

— Alors, quelles nouvelles, Herr Zydowski ? demanda-t-il, derrière son épaule.

Le vieil antiquaire se retourna, avec une expression comiquement gourmande.

Ach ! J’ai reçu des merveilles, de Pologne.

Bien que Malko ne lui ait jamais rien acheté, Julius affectait toujours de le traiter comme un client potentiel. Cela faisait partie du cérémonial.

Le même bahut décoré de peintures naïves, originaire des Carpates, trônait dans la vitrine depuis deux ans. Sous une couche de poussière de plus en plus épaisse.

Le budget « femme de ménage » ne devait pas grever les frais généraux de Julius Zydowski…

Malko longea une collection de personnages en bois grandeur nature qui ressemblaient à des fantômes malfaisants avec leurs trognes torturées de gargouilles. Julius Zydowski s’effaça pour le faire pénétrer dans son arrière-boutique. Les murs disparaissaient sous les photos jaunies de Julius Zydowski à tous les âges, brandissant triomphalement des poissons de tailles diverses.

Ils semblaient constituer la seule famille du vieil antiquaire. Une radio datant de la guerre de 14 diffusait des crachotements avec un peu de musique, les meubles disparaissaient sous des piles de magazines, de livres et d’objets divers. Quant au poêle à charbon, c’était sûrement la pièce la plus ancienne de la boutique. L’asphyxie garantie…

Un vieux chat roux dormait pelotonné sur une couverture qui aurait fait honte à un cheval.

L’antiquaire se baissa et prit sous la table un paquet enveloppé de vieux journaux de la taille d’un coffret à cigares. Il défit le papier avec des gestes amoureux, découvrant une surface métallique luisante. Une boîte rectangulaire, en argent, avec quelques caractères hébreux gravés dans la masse du couvercle. Julius Zydowski le souleva, révélant l’intérieur de palissandre. Plusieurs rouleaux de parchemins jaunis occupaient tout l’intérieur.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Malko, intrigué par les gloussements de joie et l’air extasié du vieux Julius.

L’antiquaire leva sur lui des yeux humides d’émotion, caressant le métal de ses doigts déformés.

— Ein wunder[2] ! Une boîte à Thora du XIe siècle. Avec les Thoras de l’époque. De Meimonide. Il n’y en a pas deux comme cela au monde.

Malko examina la boîte qui luisait faiblement à la lumière de l’ampoule nue, écoutant d’une oreille distraite le flot de paroles de Julius Zydowski. L’histoire des boîtes à Thora, depuis le début de l’espèce humaine…

Julius Zydowski était à la tête d’un important trafic d’objets d’art en provenance des pays de l’Est et principalement de Pologne. Des centaines d’objets uniques avaient transité par sa minable boutique pour échouer dans des musées.

Un réseau de rabatteurs signalaient les objets intéressants. Les correspondants de Julius achetaient en devises fortes et ensuite des diplomates grassement rétribués faisaient sortir les objets du pays, avec la complicité de douaniers.

La C.I.A. n’aurait jamais eu vent de ce trafic sans l’imprudence d’un rabatteur de Julius, qui avait proposé à un jeune diplomate-barbouze américain, tout frais émoulu de Langley, en poste à Varsovie, de bourrer sa valise d’icônes du XVIIe…

Discrètement contacté, Julius Zydowski s’était montré compréhensif… En échange de son silence, la C.I.A., modeste, se contentait de petits renseignements. Le nom et l’adresse des fonctionnaires corrompus par exemple. Ce qui avait permis de monter quelques réseaux de pénétration tout à fait convenables. De temps en temps, un agent de la C.I.A. allait même jusqu’à passer quelques kilos d’or pour faire plaisir à Julius.

Cependant le gros des passeurs était fourni par des diplomates sud-américains aux monnaies encore plus fondantes que le zloty… Malko tenta d’arrêter le flot de paroles. Julius n’en était encore qu’au XVe siècle…

— D’où vient cette boîte ?

La peau jaunie du vieil antiquaire semblait éclairée par une lumière intérieure.

— Elle était perdue depuis trente-cinq ans. Enterrée très profondément dans le ghetto de Cracovie par des rabbins déportés à Auschwitz où tous périrent. Elle a été retrouvée par hasard. Grâce à Dieu… Béni soit le Tout-Puissant, ajouta-t-il d’une voix larmoyante. L’année prochaine, j’irai la porter moi-même au Grand Rabbin de Jérusalem. Sa place est là-bas.

Il referma la boîte et, de la tête, désigna le mur à Malko.

— C’est aussi une pièce unique.

Une énorme statue, de la taille d’un homme, était posée contre le mur. Une Vierge enluminée en bois, ronde comme une baba russe. L’antiquaire s’approcha d’elle, l’œil brillant.

— C’est une Vierge de Nuremberg, dit-il. Fin XVe. Je me demande comment elle avait échoué en Pologne. Regardez.

Ses doigts effleurèrent la statue et, à la surprise de Malko, le devant s’ouvrit en deux morceaux, découvrant l’intérieur. La statue était creuse. Les deux parties, montées sur des gonds invisibles qui se rabattaient comme des volets, étaient hérissées sur leur face intérieure de longues pointes acérées.

Julius Zydowski sourit.

— Il paraît qu’on enfermait les femmes adultères dans ces statues, dit-il, et qu’on refermait lentement les parois sur elles. Une mort affreuse, nicht war[3] ? En ce temps-là, l’Église ne plaisantait pas. Il n’en reste plus que quelques-unes au monde. Celle-ci vaut plus de 500 000 dollars.

Il avait fallu une valise diplomatique d’une sacrée taille pour passer la Vierge de Nuremberg. Ou des douaniers particulièrement aveugles…

Malko jeta un coup d’œil à sa montre. Décidé à ne pas écouter l’historique de l’art religieux depuis la Crucifixion. Image impie, la silhouette provocante de la Gräfin von Wisberg se superposa à la Vierge de Nuremberg. Malko chassa son phantasme.

Il était temps de revenir au business :

— Herr Zydowski, je crois que vous vouliez me parler de quelque chose de particulièrement important…

L’antiquaire leva la tête.

— Ah oui ! Vous me connaissez, n’est-ce pas, Ihre Hoheit ? Je ne vous ai jamais dit que des choses intéressantes.

Il semblait si anxieux d’être encouragé que Malko corrigea, pour rabattre d’avance ses prétentions :

— Tout n’est pas d’égale importance… Julius Zydowski sourit finement.

— Kleine Fische, gute Fische[4]…, Ihre Hoheit. Mais aujourd’hui Das ist ein sehr grosses Fich[5] (Son front se plissa comiquement.) Seulement, Ihre Hoheit, pourriez-vous revenir. Ce soir ?

— Dites-moi quand même de quoi il s’agit, insista Malko.

Ne pas gâcher sa soirée pour rien. Julius Zydowski fit mine d’hésiter, puis se dirigea vers la table.

— Bon. Mais je n’ai vraiment pas le temps maintenant. Il faudra revenir.

Il ouvrit le tiroir, en sortit un journal et le déplia sur la table. Malko s’approcha.

C’était un exemplaire du Zycié Warszawy, le plus grand quotidien de Varsovie, daté de la semaine précédente.

Julius Zydowski se pencha dessus, parcourant la première page, ponctuant sa lecture de petits grognements sardoniques les épaules secouées d’un rire silencieux.

Malko l’observait, intrigué. La lecture des journaux polonais poussait généralement plus au sommeil qu’à l’hilarité.

— Qu’est-ce qui vous amuse ?

Le vieux Julius leva la tête. Sa joie tombée d’un coup. Les lèvres réduites à deux traits, avec encore, dans les petits yeux marron, une lueur de gaieté morbide…

— Quelque chose qui vous amusera aussi, Ihre Hoheit, dit-il d’une voix douce. J’ai fait venir ce journal spécialement pour vous. Vous parlez le polonais ?

Le polonais ne se parle pas : il s’éternue. C’est une des rares langues du monde qui ne comporte pratiquement que des consonnes, les voyelles ayant été depuis longtemps exportées.

— Je le comprends, dit Malko.

Il se pencha sur le journal. La photo d’un homme âgé s’étalait sur trois colonnes. Malko lut la légende Roman Ziolek, architecte et écrivain, héros de l’Insurrection de Varsovie. Présentement, animateur du Mouvement pour la Défense des Droits du Citoyen. « La honte de l’association des écrivains », titrait le Zycié Warszawy. Malko parcourut l’article. Roman Ziolek avait pris la tête d’une association réclamant la révision de la Constitution polonaise.

Depuis l’élimination de Gomulka, tous les six mois, des groupes d’opposants se formaient et disparaissaient aussitôt, écrasés par le S.B.[6]. Celui-ci semblait plus sérieux. Malko connaissait de réputation Roman Ziolek. Même la police secrète polonaise pouvait difficilement s’attaquer à lui. Il incarnait la Résistance aux Allemands. Un homme de sa trempe avait une chance de faire bouger les choses.

Julius Zydowski émit un rire aigrelet.

— Il doit bien avoir soixante ans. Quand je l’ai connu, il en avait presque trente.

— Vous l’avez connu ?

Le vieux Juif prit l’air comiquement offusqué.

— Bien sûr. Nous étions tous les deux dans la Résistance.

— Je vois, dit Malko.

Un ange passa, considérablement alourdi par la cape noire des traîtres. Le passé de Julius Zydowski n’était pas absolument blanc-bleu. Certes, comme Juif, il avait porté l’étoile jaune et avait été persécuté par les nazis. Mais, à Varsovie, il demeurait rue Panska, dans le « petit » ghetto, celui des riches, où les conditions de vie étaient loin d’être aussi effroyables que dans le grand. Et, le 20 mai 1943, une fois le ghetto rasé par les Allemands, Julius était resté à Varsovie, dans des conditions mal définies.

Quand même sur ses gardes, Malko leva les yeux du journal polonais.

— Qu’y a-t-il de drôle dans cette information ?

Julius Zydowski semblait guetter sa question. D’une voix volubile, il lâcha :

— Un jour de février 1942, Roman Ziolek a proposé à quelqu’un que je connaissais une liste de noms. Tous les responsables de la Résistance polonaise, de l’Armia Krajowa.

— Pour quoi faire ? demanda Malko, écœuré d’avance. Les yeux du vieil antiquaire ressemblaient maintenant à deux boutons de bottine.

— Pour les donner à la Gestapo, dit-il doucement. Il ne demandait pas cher. 2 000 zlotys par tête. Le prix de dix kilos de beurre.

Malko écoutait, sceptique.

— Mais pourquoi ? Roman Ziolek était le chef de la Résistance polonaise, n’est-ce pas ?

Julius approuva avec un air entendu.

— Exact. D’ailleurs, dans sa liste, il ne dénonçait pas tous les résistants. Seulement ceux de l’A.K. Les non-communistes.

Il s’arrêta, comme s’il en avait trop dit, guignant Malko du coin de l’œil. Celui-ci l’observait, perplexe, lissant le journal d’une main distraite. Que cherchait Julius Zydowski ?

Celui-ci sourit de nouveau. Sans joie.

— Vous ne devinez pas, Ihre Hoheit ? Vous ne devinez pas ? Ziolek était un communiste. Une « taupe ». Une créature du Kominform.

Malko posa le doigt sur la manchette du journal :

— D’après cet article, il est maintenant contre les Soviétiques…

Julius Zydowski fixa Malko avec une expression pleine de commisération.

— Ce genre d’homme ne change pas, Ihre Hoheit. Il a été formé à l’école du Kominterm, à l’école spéciale du Parti, à Pouchkino, près de Moscou.

L’antiquaire se rapprocha de Malko, et demanda d’une voix confidentielle :

Ihre Hoheit, vous vous souvenez de la légende de Hans et de sa flûte enchantée ? Les rats de Hameln raffolaient de sa musique. Ils ont suivi Hans et Hans les a emmenés dans le Rhin où ils se sont noyés. Ils aimaient tant sa musique qu’ils n’écoutaient plus leur instinct de conservation…

Devant l’air sceptique de Malko, le vieil antiquaire se rapprocha encore, la tête levée vers lui.

— Je connais un témoin encore vivant qui pourra vous certifier que tout ce que je vous dis est vrai. À Varsovie. Qui en a les preuves…

Il s’interrompit brusquement. Sa voix changea, passant au registre suppliant.

— Il faut que vous partiez maintenant, Ihre Hoheit, j’attends quelqu’un. Une jeune fille, dit-il, l’air gourmand…

Bien ignoble.

— Quand me racontez-vous la fin de votre histoire ? demanda Malko.

Le vieux Julius le poussait respectueusement vers la porte de derrière, donnant sur un petit passage rejoignant Grabenstrasse.

— Ce soir, ce soir, si vous voulez, Ihre Hoheit, dit l’antiquaire. Téléphonez-moi. Quand vous voudrez, à partir de huit heures.

Il ouvrit la porte, faisant entrer une coulée d’air glacé, retrouva son air humble pour dire :

Auf Wiedersehen, Ihre Hoheit. Auf Wiedersehen.

Malko se retrouva dans le passage longeant le vieil immeuble. Il neigeait de plus belle. Il dut parcourir plus de cent mètres, tourner dans Grabenstrasse avant de retrouver la Rolls transformée en cube blanc.

Heureusement, Elko Krisantem avait eu la bonne idée de laisser le chauffage. Malko se réinstalla à l’arrière et déplia le journal polonais qu’il avait emporté.

Curieuse histoire. Mais avec Julius Zydowski, on ne savait jamais où était la vérité.

— Où allons-nous. Votre Altesse ? demanda Krisantem. Malko consulta sa montre.

— Chez la Gräfin von Wisberg, Elko. Pendant que je serai là-bas, vous irez déposer mes affaires au Sacher.


* * *

Julius Zydowski ôta sa blouse blanche, passa machinalement la main sur son crâne chauve, alla tisonner le poêle et regarda sa montre. Encore quelques minutes.

Il tira de sous une pile de magazines un vieux Penthouse et l’ouvrit à une photo particulièrement suggestive. La page était cornée et froissée car c’était sa petite joie habituelle. Il était très stable dans ses fantasmes, freiné par le prix, prohibitif à ses yeux, des magazines pornos. Celui-là durait depuis près de deux ans…

Assis près du poêle, il se plongea dans la contemplation de la fille à genoux sur une couverture en fourrure, vêtue de bas noirs trop courts et d’escarpins dorés. Elle se retournait, offrant un visage sensuel et vulgaire, avec un sourire bassement racoleur. Julius resta en extase, sentant monter en lui les prémices délicieuses du plaisir. Chaque fois qu’il faisait une belle affaire, il s’offrait une petite joie. Les filles qui travaillaient autour de la cathédrale le connaissaient et acceptaient de livrer à domicile. Julius était trop timide pour aller se faire racoler dans la rue.

Il leva les yeux. On avait frappé à la porte de la boutique. Hâtivement, il cacha le magazine, le remettant sous la pile, passa encore une fois la main sur son crâne chauve et trottina dans le bric-à-brac de la boutique, sans allumer.

Libérant la sûreté, il ouvrit la porte, se baissant pour faire sauter la gâche inférieure. Il se redressa, avec le sourire qu’il réservait normalement aux gros clients. Qui s’effaça instantanément.

Ce n’était pas Elga la Rousse qui se tenait dans l’embrasure, mais deux hommes inconnus de lui. Presque semblables.

Des chapeaux, des visages aux traits épais, sans grande expression. Des manteaux grisâtres, mal coupés. Le plus grand avait les oreilles décollées et le front bas sous un feutre verdâtre à grands bords. Julius Zydowski sentit son cœur lui monter dans la gorge. Des années de vie clandestine avaient aiguisé son sixième sens. Mais il n’eut le temps de rien faire. Le plus grand le repoussa à l’intérieur d’une bourrade. Aussitôt l’autre entra à son tour et referma la porte à clef. Appuyé à son bahut des Carpates, Julius Zydowski bredouilla :

— Meine Herren, meine Herren, que…

L’homme aux oreilles décollées s’approcha et dit d’une voix faussement joviale en polonais :

— Des nouvelles de Varsovie, przekupiony[7]. L’antiquaire eut l’impression de recevoir un coup de poing dans l’estomac. Il secoua la tête, essaya de sourire, liquéfié de terreur, paralysé, murmura :

— De Varsovie… Je ne comprends pas, Meine Herren. La boutique est fermée maintenant. Il faudrait revenir demain.

Les deux hommes le fixèrent un instant en silence.

Le grand aux oreilles décollées s’avança et le saisit par le col de sa chemise, puis l’entraîna à travers la boutique vers la pièce du fond. Julius Zydowski se débattait avec désespoir, s’accrochant aux meubles, poussant de petits cris effrayés.

— Meine Herren, meine Herren !

La poigne de son agresseur jeta Julius Zydowski contre un mur, près de la grande statue. Les deux hommes le contemplaient, inexpressifs, les mains dans les poches de leurs manteaux. Massifs, barrant la porte. Julius Zydowski avait du mal à respirer. Cela lui rappelait un mauvais et lointain souvenir, dans le ghetto de Varsovie. Ceux-là avaient des manteaux de cuir et des bottes, mais les regards étaient les mêmes. Froids, sûrs d’eux et vaguement goguenards… Il essaya de ne pas regarder le téléphone.

Comme s’il avait deviné sa pensée, le grand allongea le bras et décrocha le récepteur qu’il posa sur la table.

— Abgebrochen[8] !

Le cœur de Julius Zydowski battait à 150 pulsations-minute. Il essaya de prendre un air totalement idiot.

— Je ne comprends pas, meine Herren, répéta-t-il, essayant de rester bien poli.

L’homme aux oreilles décollées s’approcha de la table, prit la lourde boîte à Thora et s’approcha du vieil antiquaire. Brusquement, il la laissa tomber, l’arête en avant.

Julius Zydowski la reçut sur le pied, poussa un hurlement de douleur et se mit à sautiller sur place, traits tordus de douleur. L’homme aux oreilles décollées crocha de nouveau dans sa chemise et l’appuya contre le mur.

— Arrête de jouer au con, dit-il en polonais. Tu nous dis ce qu’on veut et on s’en va.

— Mais que voulez-vous ?

Julius le savait, mais l’avait enfoui tout au fond de son subconscient. De peur qu’on le lise dans ses yeux.

— Un nom, dit l’homme sans le lâcher. Juste un petit nom et une adresse à Varsovie. Après, tu seras tranquille. Et tu sais de qui on veut parler.

Julius Zydowski demeura silencieux. Ne sentant presque plus la douleur de son pied. Il fallait tenir. Attendre le miracle. Il pensa soudain à celui qui devait l’appeler. À la fille qui l’attendait. Il avait déjà été sauvé de justesse au cours de son existence mouvementée. Ce n’était pas une situation d’avenir d’être juif à Varsovie, en 1943. Et pourtant…

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répondit-il en polonais.

Sans un mot, son agresseur le prit à la gorge et le repoussa contre le mur. Jusqu’à ce que le dos de l’antiquaire heurte la Vierge de Nuremberg. Julius Zydowski chercha à s’écarter instinctivement.

— Attention ! fit-il. C’est très précieux.

La Vierge était ouverte et on apercevait les pointes de ses parois mobiles. « Oreilles Décollées » reprit Julius Zydowski au collet.

— Alors, tu parles, przekupiony ?

Julius Zydowski avala difficilement sa salive. Le cerveau vidé par la peur. Le silence n’était troublé que par le « bip-bip-bip » lancinant du téléphone décroché. Il fut rompu par « Oreilles Décollées » qui ordonna d’une voix calme :

— Entre là-dedans.

L’antiquaire ne bougea pas. Alors, sans brutalité, « Oreilles Décollées » le poussa à l’intérieur de la statue, ne s’arrêtant que lorsque Julius Zydowski eut le dos contre le bois rugueux. Le sommet de son crâne arrivait juste contre le haut.

— On dirait qu’elle a été faite pour toi, ricana le deuxième homme. Alors, tu nous dis ce qu’on veut ?

Julius regardait les longues pointes rouillées et acérées. Ils bluffaient. Les bras le long du corps, il ne pouvait plus faire un geste.

— Je ne sais rien, murmura-t-il.

Paisiblement, « Oreilles Décollées » commença à rabattre le panneau de droite. Quand les pointes appuyèrent sur la chair de Julius Zydowski, des chevilles jusqu’au visage, il poussa un couinement terrifié. Une des pointes entrait déjà dans sa chair, sous l’œil.

— Alors !

— Meine Her…

La supplication de Julius s’acheva dans un cri atroce. « Oreilles Décollées » pesait sur le panneau. Cinquante pointes venaient de transpercer Julius. Les mâchoires serrées, son bourreau pesa encore. Pour faire du zèle, son compagnon rabattit à son tour le second panneau, enfermant complètement l’antiquaire dans la statue infernale. Les hurlements de Julius Zydowski s’amplifièrent, étouffés en partie par les parois de bois.

— Hé, arrête ! cria « Oreilles Décollées ».

Il ne fallait pas tuer Zydowski. Pas tout de suite.

Soudain, il y eut un claquement sec dans la statue. Sans que les deux hommes y touchent, les deux panneaux se refermaient lentement et inexorablement, mus par un mécanisme à ressort caché dans le socle ! Les hurlements de Julius se firent plus aigus, atroces, mêlés de couinements, de gargouillements. Les deux hommes tentaient en jurant de retarder le mouvement. Ils durent lâcher prise, les doigts coincés.

— Aaaahh !

Ce fut le dernier bruit qui sortit de la Vierge de Nuremberg. Le cœur et le cerveau transpercés, Julius Zydowski venait de mourir.

Les deux hommes se regardèrent. Atterrés. Du sang commençait à suinter des interstices de la Vierge de Nuremberg, coulant sur le sol.

— Choiera[9] !

« Oreilles Décollées » était en train de mesurer la portée de l’événement. Soudain, il y eut un grincement et les deux panneaux de la Vierge commencèrent à se rouvrir. Le mécanisme était automatique… Abasourdis, les deux hommes virent une forme rouge apparaître. Des dizaines de blessures saignaient, transformant le mort en une momie rouge. Un œil était crevé, l’autre fixe, la bouche ouverte. Clac.

Le mécanisme avait stoppé, les panneaux étaient écartés. La Vierge était prête à resservir. L’homme aux oreilles décollées retrouva le premier son sang-froid. Sans se troubler, il avança la main et humecta son doigt de sang. Puis, il commença à écrire quelque chose sur le mur, à côté de la Vierge.

Son compagnon l’observait en silence. Lorsqu’il eut fini, il demanda :

— On fouille ? L’autre secoua la tête.

— Non, ce n’est pas la peine. Il n’y a rien ici.

Aucun des deux hommes n’avait retiré ses gants. « Oreilles Décollées » prit le téléphone et le remit en place. Le chat avait disparu dans la boutique, effrayé. Les deux hommes se dirigèrent vers la petite porte donnant sur l’arrière de la boutique et l’ouvrirent, déclenchant un courant d’air glacé. Le plus petit des deux sortit le premier. Il neigeait toujours.

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