Chapitre VII

Le taxi venait de stopper au feu rouge, au coin de la rue Kozia. Ils s’arrêtèrent derrière. Malko réfléchissait à la vitesse d’un ordinateur. D’abord attirer l’attention de Wanda. Mais elle était enfoncée dans son siège. Son taxi redémarra. Le prochain feu, à une centaine de mètres, était au croisement de Krakowskie Przedmiescie, la grande artère commerçante, tout près de Stare Miasto[26]. Malko eut une inspiration. Choisissant un billet de cent dollars dans sa liasse, il l’agita sous le nez du chauffeur.

— Au prochain feu, dit-il, vous le heurtez tout doucement à l’arrière… Comme ça, il sera obligé de s’arrêter. Peut-être qu’elle lui a raconté des histoires. Ensuite, je l’emmène.

Le chauffeur n’hésita qu’une fraction de seconde. Il empocha le billet et se cala dans son siège.

— Attention, accrochez-vous.

Les deux véhicules roulaient à trente à l’heure. Le premier stoppa. Le chauffeur de Malko freina, débraya et vint mourir doucement sur le pare-chocs arrière de l’autre dès qu’il s’arrêta au feu.

Il y eut une légère secousse et un choc métallique. Instantanément, le chauffeur du faux taxi jaillit de son véhicule et vint vers l’autre en l’invectivant. Malko attendit qu’il ait engagé le dialogue avec le sien pour descendre de l’autre côté. Accroupi en train d’examiner les dégâts, le chauffeur ne le vit même pas.

Il ouvrit la portière de droite du « faux » taxi. Wanda Michnik, recroquevillée sur la banquette, sursauta. Malko tendit la main.

— Venez, vite.

Il suffoquait presque sous la bise glaciale. La jeune femme se laissa tirer à l’extérieur. Les deux chauffeurs discutaient toujours avec animation. Wanda Michnik sembla retrouver d’un coup ses esprits.

— Par ici, fit-elle.

Ils partirent en courant le long de la place Zamkowy, vers la vieille ville, dont les rues étaient interdites aux voitures. Le faux chauffeur s’aperçut de leur fuite au moment où ils tournaient. Ils longèrent des palissades protégeant des travaux et s’engouffrèrent dans une rue étroite et déserte, sans trottoir, bordée de ravissants immeubles reconstitués après la guerre.

— Où allons-nous ? demanda Malko.

— Je connais un endroit, dit Wanda en anglais, d’une voix essoufflée. Mais il faut y arriver vite, ils vont nous poursuivre. Oh, j’ai eu si peur.

Malko réalisa qu’elle lui parlait comme s’ils s’étaient toujours connus.

Leurs pas claquaient sur les pavés, la brume et l’absence de voitures avec le silence qui en découlait créaient une ambiance irréelle. On se serait cru dans un décor de film. Ils débouchèrent sur une grande place rectangulaire bordée des mêmes maisons aux teintes pastel tendre, des XVIIe et XVIIIe siècles, reconstituées amoureusement, le Rynek, la place du marché. Wanda s’engouffra à gauche dans un couloir, sans allumer, le traversa, franchit une cour et ressortit dans une rue étroite. Elle tourna à gauche et enfin pénétra dans une petite maison à trois étages. Ils montèrent l’escalier sans un mot. Au second, Wanda ouvrit une porte et poussa Malko à l’intérieur. Il y faisait glacial. La jeune femme s’affaira dans le noir, alluma un radiateur électrique et une ampoule nue pendant au bout d’un fil.

— Le charbon est rationné, expliqua-t-elle. On n’arrive pas à se chauffer.

Ils se trouvaient dans un studio meublé d’un lit, d’une table ronde et d’un matelas posé à même le sol avec des coussins. Dans un coin, il y avait une petite ronéo avec des tracts. Des dizaines de cassettes s’alignaient par terre contre un mur, à côté d’un lecteur. Wanda se laissa tomber sur le canapé bas après avoir ôté son manteau et sa toque.

— C’est chez vous ? demanda Malko en anglais.

La jeune femme secoua la tête et répondit dans la même langue :

— Oh non, ce serait trop dangereux ! Ça appartient à un ami. Ils ne savent pas qu’il me le prête. Enfin, j’espère…

Malko regarda les murs avec un sentiment désagréable. Les Polonais étaient les rois des micros…

Le retour à l’hôtel Victoria allait être délicat. Le S.B. risquait de ne pas apprécier la façon dont il avait récupéré Wanda Michnik.

— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

Wanda Michnik fixait Malko avec une intensité presque douloureuse. Avant de répondre, Malko mit une cassette dans le lecteur et le déclencha. Une musique pop s’en échappa aussitôt.

— Au cas où il y aurait des micros, dit-il. Je suis venu aider le Mouvement pour la défense des droits des citoyens.

— Oh, c’est vrai !

Sa voix était éblouie, incrédule. Malko inclina la tête affirmativement. Soudain, Wanda Michnik se pencha vers lui et l’étreignit, des larmes plein les yeux.

Elle sentait le parfum bon marché mais une poitrine ferme s’écrasait contre Malko. Celui-ci réalisa tout à coup que Wanda était une fille ravissante. Même avec les vieilles bottes et la robe mal coupée.

— Si vous saviez, dit-elle, c’est si dur ! Si dur ! Il y a des moments où j’ai envie de me suicider. Ou alors de rentrer dans le rang, de ne plus rien dire, de faire semblant de croire que tout va bien, que nous sommes libres… C’est la première fois que quelqu’un vient de l’extérieur, de la liberté, pour nous tendre la main. Nous avons tellement besoin de soutien ! Je sais par celui qui nous a fait rencontrer que vous représentez une organisation puissante, riche. C’est merveilleux. Il faut fêter cela !

Elle se leva, disparut dans la cuisine et revint avec une bouteille de vodka et deux verres.

— Et vous ? dit-il. Que faites-vous ? Wanda esquissa un sourire.

— Je suis… plutôt, j’étais chanteuse pop. Je chantais toutes les chansons américaines. Les Polonais en raffolent, vous savez. Comme des blue-jeans et du coca-cola… Pour nous, c’est la liberté… Et puis, des amis m’ont parlé de Roman Ziolek. J’ai suivi les débuts de son action, sans trop y croire, parce que les autres sont très forts. Je pensais qu’ils allaient l’arrêter. (Ses yeux jetèrent une lueur de triomphe.) Ils n’ont pas osé ! Parce que l’Église le protège. Le cardinal a dit que, si on l’arrêtait, il demanderait lui aussi à aller en prison.

Elle déboucha la bouteille, remplit les deux verres à ras bord et leva le sien.

Naz drowie[27] !

— Naz drowie, répéta Malko.

Ils burent. L’alcool le réchauffa. Déjà, Wanda avait rempli les verres à nouveau et continuait son récit.

— Depuis que Ziolek a signé le manifeste, plus de 120 personnes, dont moi, ont signé aussi. Plus toutes les lettres qu’il reçoit et qu’il classe. Des gens qui lui expriment leur sympathie, lui souhaitent de réussir.

— Il garde ces lettres ? demanda Malko innocemment. Wanda secoua la tête énergiquement.

— Non, non. Il les brûle, mais il m’a dit qu’il conservait la liste des gens dans un endroit secret… Pour le jour de la victoire…

La jeune femme s’enflammait, ses yeux brillaient. Malko qui avait lui-même un peu de sang polonais se dit que les Slaves étaient incorrigibles. Toujours croire aux contes de fées. Wanda était sincère à 150 %. Mais il imaginait ce qui se passerait si Julius Zydowski avait dit la vérité… De nouveau, Wanda vida son verre de vodka, imitée aussitôt par Malko. Il avait besoin de se dénouer les nerfs.

— Vous travaillez toujours ? demanda-t-il. La jeune femme secoua la tête.

— Non. Le S.B. a donné des ordres pour que je ne passe plus à la radio. Un de mes disques allait sortir. Ils l’ont bloqué. Ils sont passés dans les magasins pour « conseiller » aux disquaires de retirer mes enregistrements de la vente. Ou de dire aux acheteurs qu’ils étaient épuisés.

— Mais comment survivez-vous ? Wanda eut un sourire ironique.

— Kombinacja[28]Comme tous mes compatriotes. Vous savez, on dit que le Polonais moyen gagne 3 000 zlotys, en dépense 4 000 et en économise 1 000… Je chante dans des boîtes ou des restaurants. Je vends des chansons sans les signer. Et puis, je n’ai pas de gros besoins… Simplement, je ne m’achète plus de vêtements neufs. Mais c’est l’hiver, ce n’est pas important…

— C’est tout ? demanda Malko.

Le regard de Wanda Michnik se ternit. Elle se versa un nouveau verre de vodka avant de répondre.

— Souvent, je suis abordée dans la rue par des agents du S.B., dit-elle. Ils m’injurient, ils me menacent… Soi-disant parce qu’ils ont lu les journaux. Le mois dernier, j’ai été condamnée à 5 000 zlotys d’amende par le Tribunal Populaire de Varsovie Centre pour avoir transgressé les normes du comportement social…

— Qu’aviez-vous fait ?

Wanda Michnik acheva sa vodka.

— Une collecte pour les ouvriers emprisonnés de Ursus et de Radom. C’est mon dernier avatar… Mais il y en aura d’autres. Pourtant, je suis si fatiguée par moments…

Elle se tut, alla changer la cassette et revint s’installer contre Malko. Celui-ci remarqua que ses yeux étaient noyés. La bouteille de Wyrobowa était à moitié vide. Wanda était ivre morte…

Ils restèrent silencieux, écoutant les mélodies de Simon et Garfunkel. Elle avait décroché d’un coup ses problèmes, comme sous l’effet d’une drogue. Elle suivait la musique, dodelinant de la tête.

— Malko ! dit-elle soudain. C’est un drôle de nom. Est-ce que les Américains vont enfin nous aider ? Ils nous promettent toujours, mais on ne voit rien venir. Nous avons besoin de support international. Il faut faire peur à Gierek, qu’il nous laisse en paix… C’est ce que vous êtes venu faire ? Les gens de l’ambassade américaine, ici, sont trop prudents. Ils ont peur de leur ombre. S’il n’y avait pas l’Église, nous serions laminés, jetés dans des camps.

Elle s’animait, les mots se bousculaient pour sortir. L’alcool nuisait fâcheusement à son anglais. D’un geste machinal, elle se reversa de la vodka et servit Malko.

— Il fait chaud…

La température ne dépassait pas 15°C dans la pièce…

Malko se sentait pris d’un étrange engourdissement. Cet appartement nu au cœur de la vieille Varsovie semblait en dehors du temps. Comme les chansons qui sortaient de la radio…

Wanda ne disait plus rien, le dos au mur, les yeux dans le vague, les jambes allongées devant elle. Elle but de nouveau en silence.

Malko se demandait comment aborder le vrai problème. Tout à coup, la jeune femme s’appuya un peu plus contre son épaule. Ses yeux bleus étaient devenus graves.

— J’ai peur, murmura-t-elle, j’ai tout le temps peur. C’est pour cela que je bois. Un jour, ils vont m’arrêter, me battre.

Malko l’attira contre lui et, aussitôt, elle s’accrocha comme une noyée. Le visage enfoui dans son épaule, elle frotta sa joue contre le cachemire de la veste.

— C’est doux, murmura-t-elle. C’est si doux… Ce doit être fantastique d’avoir des vêtements comme cela… Nous sommes si pauvres. Tout est rationné. Le charbon, le sucre, l’énergie. On ne trouve pas de viande… Chez nous, on dit que nous marchons si vite vers le socialisme que les vaches n’arrivent pas à suivre.

Elle rit nerveusement, leva le visage vers lui et, brusquement, l’embrassa sans hésitation.

Elle sentait la vodka, mais sa langue était douce, agile, insistante. Ils s’embrassèrent longtemps, sans dire un mot. Wanda glissa sur le côté, entraînant Malko, jusqu’à ce qu’ils soient étendus tous les deux. Il la caressa doucement, par-dessus ses vêtements, effleurant deux seins pointus. Soudain, Wanda Michnik s’écarta, se leva et fit passer sa robe par-dessus sa tête, dans une gymnastique furieuse. Elle semblait en transe. Avec des grognements impatients, elle arracha ses bottes, ses collants, apparut nue.

Un corps robuste, aux cuisses épaisses, très blanc, des reins cambrés et une énorme cicatrice d’appendicite.

Elle replongea sur Malko sans un mot, s’énerva sur sa ceinture, puis sur les boutons de sa chemise, qu’elle défit avec une maladresse hâtive.

Sa bouche courut sur la poitrine de Malko, s’arrêta au téton, suça, mordit avec une sorte de rage, tandis qu’elle le caressait maladroitement. Peu à peu, sa caresse se chargea d’érotisme. Elle avait trouvé une sorte de rythme de croisière, allant d’un sein à l’autre, mordillant, aspirant, léchant comme un animal. Lorsque sa bouche descendit vers son ventre, Malko le regretta presque.

Elle l’engloutit presque entièrement, dans une fellation acrobatique et violente, tandis que ses mains virevoltaient autour de son sexe, l’effleuraient, l’agaçaient. Ou Wanda était une grande amoureuse, ou la vodka avait une excellente influence sur son tempérament. Excité à la limite de la douleur, Malko fut presque soulagé lorsqu’elle remonta et s’empala sur lui d’un brusque coup de reins. Puis ils basculèrent et les bras de Wanda se refermèrent sur le torse de Malko avec une force inouïe. De nouveau, sa bouche agressa la sienne. Elle donnait de furieux et maladroits coups de reins qui déclenchèrent chez Malko un plaisir prématuré, sans qu’elle paraisse s’en apercevoir.

Elle le serrait toujours contre elle, avec la même violence. Réalisant enfin qu’il avait joui, elle cessa de bouger sans le lâcher.

— Ne t’en va pas, murmura-t-elle à son oreille. J’ai tellement besoin d’affection.

C’était sûrement plus pour se rassurer que par désir physique qu’elle avait voulu faire l’amour. D’ailleurs, elle n’avait pas joui et s’en moquait visiblement. Malko demeura allongé sur elle, la caressant doucement. Elle dégagea une main pour boire un peu de vodka au goulot.

— Cela faisait longtemps que je n’avais pas fait l’amour, soupira-t-elle. C’est bon.

Le radiateur électrique rôtissait le dos de Malko. La cassette s’était arrêtée. Il bascula sur le dos, laissa courir son doigt sur l’énorme cicatrice.

— Qu’est-ce que c’est ?

— L’appendicite, dit Wanda. Le chirurgien s’en fichait. Il est payé au mois… Je n’avais pas d’argent pour lui donner le supplément qui l’aurait fait bien travailler. Tant pis…

— Tu n’as pas de boy-friend ? demanda Malko. Elle eut un sourire triste.

— Si, j’en avais un. Mais ils lui ont fait peur. Ils lui ont dit que, s’il continuait à me voir, il perdrait son travail. Ils savent tout, tu sais. C’est moi qui lui ai dit de rompre. Il n’est pas engagé politiquement…

L’étranglement. Malko regarda les yeux bleus pleins de désarroi et de tristesse. Il était un peu plus de deux heures du matin. Wanda Michnik semblait plus lucide, comme si l’amour avait effacé l’ivresse. C’était le moment de passer aux choses sérieuses.

— Wanda, demanda Malko, sais-tu avec exactitude pourquoi je suis à Varsovie ?

Le visage de la jeune femme s’éclaira :

— Pour nous aider. Tu me l’as dit. Mais il faut faire très attention. Ils peuvent t’arrêter ou même te tuer.

L’ombre de Julius Zydowski passa devant les yeux de Malko. Il fallait plonger.

— Je suis venu enquêter sur Roman Ziolek, dit-il. Wanda se redressa, comme si on l’avait cravachée. Les traits crispés. La couverture glissa, révélant sa poitrine, petite et pleine.

— Roman ! s’exclama-t-elle, mais c’est un homme merveilleux, un martyr. Sans lui nous n’aurions même pas l’espoir…

Malko la laissa se calmer avant de continuer :

— Je sais qu’il se présente comme tel, mais nous pensons que c’est peut-être un agent du S.B. Je crois qu’il n’a pas eu un rôle très net dans la Résistance… Il aurait dénoncé des patriotes aux Allemands. Je…

La gifle claqua si violemment qu’il en fut étourdi. Wanda Michnik, d’un bond, s’arracha de la couverture et se leva, uniquement vêtue d’une fine chaîne d’or autour du cou.

— Draw[29] ! explosa-t-elle. Ils t’ont envoyé, hein ! Je me disais aussi que ce chauffeur avait été bien complaisant… Salaud ! Ordure… Tu leur diras à tes maîtres que rien ne nous empêchera de continuer…

Elle s’habillait en bégayant de rage, de guingois, tremblant d’énervement. Malko se leva à son tour, la joue cuisante.

— Wanda, essaya-t-il de plaider. Tu es folle, je ne suis pas un agent du S.B. Au contraire. Je veux éviter une catastrophe. Il faut que tu me croies. Si Roman Ziolek est bien celui qu’il dit, nous l’aiderons. Mais…

Elle ne l’écoutait pas. Il s’habilla à son tour. Wanda fut plus rapide que lui ; attrapant son manteau, elle se rua hors de l’appartement alors qu’il n’avait même pas remis sa cravate. Il se précipita à ses trousses et ils dévalèrent l’escalier sombre tous les deux. Dans le couloir, il essaya de lui prendre le bras, mais elle se dégagea violemment. Hystérique. Comme il insistait, elle se retourna, tenta de le frapper.

— Wanda ! cria Malko.

Elle était déjà repartie. Courant à perdre haleine, elle tourna dans Pietarska, suivie de Malko. Les rues de la vieille ville étaient absolument désertes. Le froid était si cinglant qu’il eut le souffle coupé au bout de vingt mètres. Wanda courait toujours, vers le pont enjambant les remparts. Il aperçut une voiture garée à l’entrée du pont sur Podwale. Le plafonnier était allumé et il y avait un homme à l’intérieur. Wanda déboula dans la lueur des phares, agitant le bras pour attirer l’attention du conducteur de la voiture. Un taxi.

Celui-ci démarra brutalement. Malko cria, mais trop tard. Comme un serpent fasciné, comme un cobra, Wanda regardait le véhicule foncer sur elle. L’aile gauche la frappa à la hauteur du bassin, l’envoya promener à plusieurs mètres. Un choc d’une violence inouïe. Le taxi ne freina pas, au contraire, accéléra et ses feux rouges disparurent au coin de l’église, au bout de Podwale. Un meurtre délibéré !

Malko atteignit l’endroit où Wanda était tombée et s’agenouilla près d’elle. La jeune femme était allongée sur le dos, les yeux ouverts, mais fixes. Un peu de sang suintait de sa bouche, mais il était impossible de voir s’il s’agissait d’une blessure superficielle ou grave. Malko souleva une paupière, n’obtenant aucune réaction du globe oculaire. Il passa la main sous le manteau, sentit la poitrine qui se soulevait. Ce qui ne voulait rien dire. Wanda Michnik pouvait avoir une fracture du crâne… Il l’appela doucement et elle ne répondit pas. Il se redressa, cherchant de l’aide. Pas un chat en vue. Le brouillard glaçant. Toutes les fenêtres étaient sombres. Il appela. Personne ne répondit. Il n’osait pas bouger Wanda.

La seule chance était de trouver du secours à l’hôtel. Plus d’un kilomètre dans le froid. Il se pencha sur Wanda. Ses yeux avaient repris un peu d’expression, mais elle était d’une blancheur de craie.

— Je vais chercher du secours, dit-il. Je reviens.

Il devina plus qu’il n’entendit : Go away ! Indomptable Wanda. Il partit en courant dans Podwale, tourna dans Senatorska pour déboucher, hors d’haleine, derrière l’Opéra. Toujours pas un chat. Plusieurs fois, il glissa, manqua s’étaler. Pas un piéton, pas une voiture. Pour gagner du temps, il coupa à travers l’esplanade en direction du Victoria, enfonçant dans la neige jusqu’aux chevilles. Les seuls êtres vivants étaient les deux sentinelles gardant le Mémorial du Soldat Inconnu, quelques colonnades, restées du Palais de Saxe, à la droite de l’esplanade. Lorsqu’il arriva au Victoria, il pouvait à peine respirer.

Miracle, il y avait un taxi devant, avec un chauffeur endormi. Malko frappa à la glace, le réveillant. Il agitait déjà le sésame, le billet de cinq dollars…

— Un accident, une femme blessée… Dans Podwale… expliqua-t-il en mauvais polonais.

Le chauffeur s’en foutait, il ne voyait que les dollars. Il démarra avec une sage lenteur, écoutant les explications de Malko avec une indifférence totale, consentant à indiquer l’hôpital le plus proche. En trois minutes, ils furent dans Podwale… devant le pont.

Malko sauta hors du taxi.

— Venez m’aider, demanda-t-il.

Le chauffeur sortit de son véhicule à regret. Malko courut jusqu’au coin où il avait laissé Wanda et s’arrêta net, l’estomac serré : il n’y avait plus personne.

— Alors, où elle est, cette blessée ? demanda le chauffeur d’un ton goguenard, derrière son dos…

Malko s’accroupit, cherchant des traces, et aperçut un gant. Celui de Wanda. Même pas de traces de sang. Beau travail. Maintenant, Wanda devait être dans un repaire du S.B… Dès que Malko avait eu le dos tourné, on l’avait enlevée, vivante ou morte. Glacé, il revint vers le taxi.

— Elle a dû aller mieux et partir, fit-il, je croyais que c’était grave.

Le chauffeur secoua la tête, plein de compréhension, murmurant un commentaire ironique sur l’abus de la vodka par grand froid. Malko se laissa tomber dans le taxi, découragé. Son unique espoir s’effondrait.

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