Chapitre XV

Malko réussit à ne rien montrer de son émotion, tandis que des cataractes d’adrénaline se déversaient dans ses artères. Il attendit pour voir si la barbouze allait se diriger sur eux. Mais il se contenta de balayer la salle d’un regard faussement indifférent avant de replonger dans l’escalier. Malko réussit à entamer son ice-cream d’un air calme. La photo dont parlait Halina était de la dynamite.

— Vous pouvez me donner cette photo ? demanda-t-il. Halina leva la tête :

— Qu’allez-vous en faire ? Que voulez-vous faire à Roman ?

— L’empêcher de faire du mal, dit Malko. Dire à ceux qui veulent le suivre ce qu’il est réellement. Un communiste convaincu. Il n’en souffrira pas. Ici, il ne risque rien. À moins qu’il n’ait changé, qu’il ne soit plus communiste. D’autres, avant lui, l’ont fait.

Halina Rodowisz demeura un long moment silencieuse avant de dire :

— Je ne sais pas. Il y a si longtemps que je ne l’ai pas vu… Mais il était tellement convaincu. Pendant des nuits entières, il m’a expliqué pourquoi il était communiste.

— Les éléments actuels tendent à prouver qu’il l’est toujours, dit Malko, sinon, le S.B. n’aurait pas été jusqu’à tuer pour le protéger.

— Oui, bien sûr, dit pensivement Halina. J’aurais dû le dénoncer en 41. Ce qu’il avait fait était monstrueux. Dénoncer ses camarades de combat. Mais j’étais trop amoureuse. Il me semble que c’est hier qu’il dormait dans mes bras. Je l’aimais tant… Il était gentil avec moi, vous savez. J’adorais les chaussures. À Varsovie, en pleine guerre, c’était introuvable. Il en a acheté au marché noir. Il m’a fait la surprise pour mon anniversaire… En 43.

Sa voix s’étrangla. Des larmes montaient à ses yeux. Malko baissa les yeux, gêné.

— Je vous enverrai cette photo, dit-elle tout à coup. Mais il faut que je la retrouve d’abord. Maintenant, je dois partir, il faut que je retourne au bazar.

— Vous devez me détester, dit Malko. Elle secoua la tête :

— Non. C’est le destin. Si vous n’étiez pas venu, je me serais tue jusqu’à ma mort.

— Vous n’avez pas envie de le revoir ?

— Je ne sais pas. Je ne crois pas. Il serait trop gêné. Elle leva la tête brusquement.

— Vous savez, je m’entendais si bien avec lui. Nous passions nos nuits à faire l’amour, littéralement. Nous étions jeunes. Je ne l’ai jamais refait de cette façon, avec cette intensité. Partons, maintenant.

Il paya. Lorsqu’ils sortirent dans le Rynek, il neigeait un peu. Halina tomba en arrêt devant les fiacres.

— Oh, des fiacres !

— Venez, dit Malko.

Ils s’installèrent dans un des deux fiacres qui démarra avec une lenteur majestueuse. Halina tourna la tête vers Malko :

— Il n’y avait que des chevaux pendant la guerre.

Ils se turent, avançant lentement le long des façades de pastel tendre de la ville reconstituée. Malko profitait peu de cette étrange promenade. Accaparé par ses soucis. Maintenant, il était en danger de mort immédiate. Si les agents du S.B. devinaient qui était réellement Halina, ils feraient tout pour les liquider tous les deux. Quant à la photo, il fallait la récupérer coûte que coûte.

Le cheval s’arrêta au bout de l’Ulica Nowowiejska, à la limite des remparts. Ils descendirent. Halina tendit la main à Malko.

— Je ne pense pas vous revoir. Mais je vous déposerai la photo à l’hôtel. Demain.

— À quelle heure ? dit Malko. Il vaut mieux me la remettre en main propre.

— À midi, alors, dit Halina Rodowisz. Comme aujourd’hui.

Elle s’éloigna d’un pas rapide dans Podwale, faisant crisser la neige sous les semelles de ses bottes noires.


* * *

Malko venait de prendre sa clef à la réception quand il se heurta presque à un jeune homme aux cheveux blonds très longs et hirsutes, engoncé dans une canadienne marron d’où émergeaient un blue-jean et des chaussures de basket. Des traits aigus avec des yeux enfoncés et une bouche mince. Il fixa Malko d’un air agressif et demanda en anglais :

— You, Malko Linge ?

— Oui, dit Malko. Qui êtes-vous ?

L’autre se dandinait d’un pied sur l’autre, comme s’il hésitait sur la conduite à tenir.

— Je m’appelle Jerzy, dit-il de mauvaise grâce, je suis un ami de Maryla Nowicka.

Malko sentit son estomac se serrer.

— Vous avez des nouvelles ?

Le Polonais regarda autour de lui, comme s’il craignait d’être écouté.

— Oui, fit-il, elle veut vous voir. Malko l’aurait embrassé.

— Elle a été relâchée ?

Jerzy inclina la tête affirmativement.

— Oui. Elle veut vous voir, répéta-t-il.

— Où ?

— Venez avec moi. Au café Krakovia.

Malko hésita. Il avait l’intention de se rendre à l’ambassade pour rendre compte des derniers développements de son enquête, mais il ne pouvait laisser tomber Maryla Novicki. D’autant que la gynécologue aurait sûrement des choses intéressantes à lui apprendre.

— Très bien, dit-il, je viens avec vous.


* * *

On se serait cru dans n’importe quel café d’étudiants du monde libre. Le blue-jean et les cheveux longs de rigueur, les disques « pop » s’échappant d’un juke-box, les conversations animées à toutes les tables. Malko se fraya un chemin derrière Jerzy. Sur son passage les conversations s’arrêtaient. Ses vêtements le faisaient immanquablement reconnaître pour un étranger. Ils arrivèrent enfin à une table au fond où se tenaient déjà trois jeunes gens et une fille brune et boutonneuse, à la moue acariâtre. Jerzy s’assit à côté d’elle et fit signe à Malko d’en faire autant.

— Où est Maryla ? demanda ce dernier.

— Nous allons la retrouver, dit Jerzy. Nous attendons quelqu’un.

Aucun ne semblait disposé à engager la conversation. On apporta à Malko une Zywiec, la bière locale, et il observa la salle. Tous les consommateurs étaient très jeunes, souvent barbus, toujours chevelus.

Soudain, il lui sembla discerner une odeur inattendue. En provenance d’un box voisin.

— Dites-moi, on fume du haschich, ici ? demanda-t-il. Jerzy inclina la tête.

— Ça arrive. Il vient de Russie…

En y regardant de plus près, Malko réalisa que la moitié de la salle du Krakovia marchait au haschich. Décidément la Pologne réservait des surprises… Le S.B. ne devait pas venir souvent au Krakovia, à voir l’ambiance.

Un nouveau venu surgit. Filiforme et pâle, avec une énorme chapka. Il fit un signe discret à Jerzy qui se leva aussitôt.

— Venez, dit-il.

Malko suivit, de plus en plus intrigué par ces mystères. Il avait l’impression d’être en compagnie de scouts effectuant un jeu de piste… Ils sortirent dans Nowy Swiat. Une petite voiture grise attendait devant la porte, une « Syrena » antédiluvienne dont la peinture partait par morceaux.

— Montez, dit Jerzy.

— Où allons-nous ?

— On vous l’a dit, fit le jeune Polonais avec agacement. Voir Maryla. Vous ne voulez pas ?

Son ton était presque menaçant. Malko eut l’impression qu’il était prêt à le faire entrer de force dans la voiture. Tout le groupe était sorti en même temps. Ils parvinrent à se tasser à cinq dans le minuscule véhicule qui démarra en direction du sud de la ville. Coincé entre Jerzy et un autre garçon, Malko pouvait à peine respirer. Pourtant, il aperçut une voiture qui démarrait derrière eux. Un taxi Fiat Polski gris. Vide, bien entendu. Il se tourna vers Jerzy.

— On nous suit.

Un drôle de sourire éclaira le visage anguleux du jeune Polonais.

— Je sais, fit-il, ça ne fait rien.

De plus en plus déroutant. La voiture prit toute la vitesse dont elle était capable – guère plus de 30 à l’heure – filant le long des allées Ujazdowskie, vers Wilanow. Puis, elle tourna, un kilomètre plus loin, à gauche dans l’Ulica Agrycola, la grande voie descendant le parc Lazienki jusqu’au bord de la Vistule. Un peu plus loin, elle s’arrêta à une sorte de rond-point, en face du monument de Jean III Sobieski.

Malko regarda dehors. À travers les grilles du parc on apercevait une sorte de canal gelé avec, à son bout, les pierres blanches du palais Lazienki. Une autre voiture vint s’arrêter près d’eux, avec deux jeunes gens. Une Fiat Polski noire.

— Descendez, ordonna Jerzy, nous changeons de voiture.

Malko fut heureux de se dégourdir les jambes, bien que ne comprenant toujours pas. Il n’y avait toujours pas un chat et le parc gelé s’étendait à perte de vue, semé de petits palais. Cent mètres derrière, la Polski grise s’était arrêtée et son chauffeur urinait ostensiblement le long des grilles.

Déjà ses compagnons remontaient dans la Polski noire. Il y prit place à son tour. Cette fois, ils étaient six ! Seul le chauffeur était demeuré dans la Syrena. Les deux véhicules redémarrèrent, la Syrena derrière, parcoururent cent mètres et tournèrent à droite dans une voie beaucoup plus étroite qui partait à travers le parc gelé. Bien entendu, le chauffeur de la Polski grise avait regagné sa voiture et suivait lui aussi.

En toute discrétion…

Deux cents mètres plus loin, nouveau virage. Vers la gauche, cette fois. Malko aperçut une plaque : « 29 go Listopada ». Maintenant, ils filaient vers la Vistule. Des coups de Klaxon furieux le firent se retourner : la Syrena avait stoppé, barrant le chemin. Son conducteur venait d’en descendre et d’ouvrir le capot. Un jet de vapeur s’en échappa. Du beau travail… Le chauffeur de la Polski grise, las de klaxonner, jaillit de son véhicule en invectivant l’étudiant penché sur son moteur expirant. La filature était interrompue…

Malko se retourna vers Jerzy.

— Bravo !

Le jeune Polonais ne répondit pas, mais ses yeux brillaient de joie.

— Où allons-nous ? demanda Malko.

— Puszcza Kampinowska, dit Jerzy.

La forêt de Kampinos, au nord-ouest de Varsovie. Jadis terrain de chasse préféré des princes de Pologne. Les Allemands y avaient creusé des charniers qu’on n’avait pas tous retrouvés et elle était encore très sauvage.

Malko ne voulut pas poser de question. La Fiat Polski avait atteint la grande voie sur berge Czerniakowska le long de la Vistule. Elle tourna à gauche et prit à toute vitesse la direction du nord. Jerzy alluma une cigarette sans en offrir à Malko. Celui-ci essaya de s’intéresser au paysage. Pas gai… D’immenses usines occupaient tout le nord de Varsovie. Peu à peu, elles laissèrent place à une campagne désolée, sinistre avec ses masures croulantes où toutes les traces de la guerre n’avaient pas encore disparu. Des champs enneigés bordaient la route rectiligne et étroite.

C’était oppressant de tristesse. Au bout d’un quart d’heure la voiture ralentit à la hauteur des maisons d’une petite bourgade et d’un panneau indiquant « Palmiry ». La Fiat s’engagea à gauche de la route dans un sentier gelé. Très vite, les champs enneigés firent place à une forêt dense, aux arbres dépouillés. Il n’y avait plus un chat. La voiture parcourut environ deux kilomètres, tourna à gauche, dans un autre sentier. Cahotant de plus en plus sur le sol gelé. Cette fois, c’était une certitude : ils n’étaient pas suivis. Le nouveau sentier était bordé d’un côté de barbelés parsemés à intervalles réguliers d’écriteaux que Malko ne parvint pas à lire.

Puis il y eut un nouveau virage, sur la droite cette fois. Encore cent mètres. La Polski stoppa.

— Descendez, dit Jerzy.

Ils en firent tous autant. Le froid était abominable. À perte de vue on ne voyait qu’arbres et broussailles gelés. À gauche s’ouvrait un sentier encore plus étroit, mais carrossable pour une voiture. Pourtant Jerzy s’y engagea d’un pas ferme. Il se retourna vers Malko :

— Venez, ce n’est pas loin.

À la queue leu leu, ils s’enfoncèrent entre les arbres. Pas un bruit, à part celui de leurs pas. À gauche, Malko vit de nouveau les barbelés. Le sentier faisait un coude à gauche. Malko aperçut une voiture qui stationnait. Les glaces couvertes de buée empêchaient d’en distinguer l’intérieur. Il était transi et ne comprenait plus. À quoi rimait cette marche dans les bois ? Comme s’il avait deviné ses pensées, Jerzy qui marchait devant lui se retourna :

— Nous sommes arrivés. Maryla nous attend. Suivez-moi.

Ils contournèrent la voiture dont le moteur tournait. Jerzy s’engagea dans un nouveau sentier qui se terminait en impasse trente mètres plus loin, avec une barrière rouge et blanche. Dans le jour qui diminuait, Malko aperçut devant la barrière ce qui lui sembla être un bonhomme de neige. Il s’approcha encore et s’arrêta, pétrifié d’horreur.

Ce n’était pas un bonhomme de neige mais une femme entièrement nue, debout sur ses jambes écartées, les bras dressés au-dessus de sa tête, comme si elle les adjurait de faire demi-tour.

Gelée. Blanche avec des traces bleues tirant sur le noir. Les traits gonflés mais quand même reconnaissables. Ceux de Maryla Nowicka, la gynécologue. Les yeux étaient ouverts, exorbités, éclatés sous le froid. Malko serra les poings au fond de ses poches. Pourquoi ne lui avaient-ils rien dit !

Il se retourna. Jerzy le fixait avec une haine incroyable.

— Vous avez vu ce qu’ont fait vos amis ! dit le jeune Polonais d’une voix étranglée par la colère et la douleur. Vous avez vu !

— Mes amis… commença Malko.

Il ne put pas continuer. Une voix de femme éclata derrière lui.

— To ou ! To ou ! Dran[42].

Une femme courait vers lui maladroitement, engoncée dans un gros manteau, la tête émergeant d’une sorte de couronne blanche lui enserrant le cou. Malko ne vit que les yeux bleus, brillants de haine de Wanda Michnik. Derrière elle, un grand barbu courait aussi, serrant dans le creux de son coude un fusil de chasse de gros calibre.

Il s’approcha de Malko, les yeux fous. Pivotant de tout son corps, il lui assena un coup de crosse en plein visage. Tout explosa en une lueur éblouissante.

Загрузка...