Chapitre V

Si le blizzard n’avait pas tué depuis longtemps toutes les mouches viennoises, on aurait pu en entendre voler dans le bureau du chef de station de la CL A. Hank Bower posa son cigare et, fixant en silence les deux photos étalées sur son bureau, sa pomme d’Adam effectua un rapide aller-retour. L’Américain n’était ni borné, ni de mauvaise foi. Simplement, il manquait d’imagination. À partir du moment où il avait des éléments tangibles, son esprit se mettait en marche. Il leva la tête et dit avec un léger sourire :

— On dirait qu’on a mis le doigt sur une sacrée histoire…

Malko ne releva pas le « on ». Tout à la satisfaction d’avoir eu raison, il remarqua :

— Je crois que cela va donner du travail à la station de Varsovie.

Bower reprit son cigare.

— Je les préviens tout de suite. Ils en savent peut-être plus que nous sur ces deux types. Ce n’est pas dans la manière d’un grand « service » de tuer aussi brutalement. Il a fallu que l’histoire Ziolek soit fichtrement importante à leurs yeux.

Malko avait réfléchi à la question.

— Cette opération doit être un truc astucieux pour faire sortir les opposants de leur réserve, dit-il.

Hank Bower s’était mis à écrire. Des notes succinctes. Il leva la tête.

— Pourquoi avoir éliminé Julius Zydowski de cette façon ? Ils préfèrent les accidents…

— Ils n’avaient pas le temps, remarqua Malko. Grâce aux micros, ils savaient que je revenais deux heures plus tard. Ils ont essayé de déguiser leur meurtre en vengeance israélienne. Sachant que notre bonne police viennoise n’irait pas chercher trop loin. Qui se soucie de la mort d’un vieil antiquaire juif, un peu canaille ?

— Right, right, murmura comme pour lui-même Bower. (Regardant ses notes, il consulta sa montre.) Il est midi à Langley. J’envoie un télex tout de suite au Directorat « Eastern Europe ».

— On déjeune ensemble ?

— Merci, dit Malko, j’ai un déjeuner. Je vous retrouve ici ensuite.


* * *

Lorsque la Rolls tourna dans Philharmonikerstrasse, le cœur de Malko se mit quand même à battre plus vite.

Allait-elle être au rendez-vous ? Deux heures plus tôt, il avait envoyé à Thala von Wisberg une gerbe de roses de la taille d’un baobab. Accompagnée d’une invitation à déjeuner au Sacher. Il traversa le hall vieillot et pénétra dans la salle à manger où, à l’heure du thé, les Viennoises venaient se bourrer de « sachertorte », les délicieux gâteaux au chocolat et à l’abricot.

Elle était là. À une table du fond, près de la paroi vitrée donnant sur la rue, en face d’un Martini bianco. Elle le regarda s’approcher d’un air glacial et ne se dérida pas lorsqu’il lui baisa la main.

— Küss die Hand, Gräfin.

Comme s’ils s’étaient quittés la veille en excellents termes…

Malko, qui n’aimait pas les bottes, dut admettre que celles de la Gräfin, longues, en cuir de veau noir, très collantes, montant jusqu’au genou, ne défiguraient pas les jambes de leur propriétaire.

Un maître d’hôtel approcha une table roulante où trônait une boîte de caviar et servit la vodka. Ils mangèrent en silence, pendant un moment. Malko ne savait pas très bien par quel bout la prendre. C’est quand même Thala qui rompit le silence, au quatrième toast au caviar.

— Ma femme de chambre est rentrée à dix heures du matin, remarqua-t-elle d’un air pincé. Dans un état… Et, à cause de toi, je n’ai même pas pu lui faire une remarque…

— Tu m’as rendu un immense service, dit Malko chaleureusement. Tu peux la reprendre en main…

Thala von Wisberg eut une moue dégoûtée.

— C’est une véritable chienne en chaleur ! Un jour je l’ai surprise dans le couloir avec ce cochon de Kurt, mon maître d’hôtel, en train de se faire enfiler, à même le sol, comme des animaux. Ils ont été privés de gages pendant une semaine…

— Bravo, dit Malko, tu es toujours aussi sociale. Mais un jour, elle te quittera.

— Mais non, fit Thala en se levant. Elle n’a pas de permis de travail…

La glace était rompue, mais Malko sentait que la Gräfin guettait la façon dont il allait se racheter. Et pour elle, il n’y en avait qu’une. Comme il se levait, après avoir payé l’addition, elle dit :

— Nous ne pouvons pas aller chez moi. Il y a ma mère.

— Tant pis, dit Malko. Ce sera pour une autre fois. Elle le fusilla du regard.

— Je croyais que tu avais une suite dans cet hôtel ?

— Exact, dit Malko. Mais j’ai un rendez-vous dans une demi-heure. Il va falloir nous dépêcher.

— Pas question.

Thala von Wisberg se leva, glaciale de nouveau.

— Je suppose que tu ne me raccompagnes pas.

— Krisantem va s’en charger, dit Malko. Je suis désolé. Elle le précéda hors de la salle à manger. Tandis qu’il l’aidait à enfiler son manteau au vestiaire, elle laissa tomber d’une voix déformée par la rage :

— Tu me traites vraiment comme une pute ! Malko ne put s’empêcher de sourire.

— Est-ce que ça t’excite, au moins ?

Sans répondre, elle tendit la main, paume en l’air :

— Alors, donne-moi de l’argent pour hier soir, puisque je suis une pute.

Malko plongea la main dans sa poche et en sortit une liasse de schillings. Il prit cinq billets de 100 schillings qu’il fourra dans la paume de la Gräfin. Sous l’œil stupéfait des employés du desk. Malko s’inclina légèrement.

— Au revoir, madame. Mon chauffeur est dehors.

Si le regard avait pu tuer, il serait mort sur-le-champ. Blanche de rage, Thala von Wisberg jeta les billets à terre et s’éloigna à grandes enjambées vers la porte tournante.

Cette fois, ils étaient trois à attendre Malko. Le chef de station et ses deux adjoints. Plus « Beau Ténébreux » que jamais, Hank Bower invita Malko à s’asseoir, après l’avoir présenté aux deux autres. Une lueur excitée brillait dans ses yeux noirs.

— Nous en savons un peu plus, annonça-t-il. Le capitaine Stanislas Pracek appartient au Directorat n°1 du S.B. Le bureau technique opérationnel. Autrement dit le service « Action ». Jusqu’à l’année dernière, il dépendait du Directorat n°4, le service des organismes religieux et du clergé. Il s’y est distingué en fabriquant une fausse lettre du cardinal Wyszynsky que le S.B. a envoyée ensuite à des centaines de prêtres polonais. Pour leur recommander une collaboration franche et loyale avec le parti ouvrier unifié polonais. Il paraît d’ailleurs qu’il s’était fait taper sur les doigts, parce que leur truc avait été éventé… C’est peut-être pour cela qu’on les avait envoyés ici.

— Intéressant, dit Malko.

— Quant au lieutenant Adam Kotlasz, continua l’Américain, c’est son second poste pour le Z 2. Spécialité : recherche à l’étranger.

Malko exultait.

— La boucle est bouclée. Le chef de station de Varsovie doit être ravi.

A voir l’expression de Hank Bower, il réalisa que quelque chose ne tournait pas rond.

— Il y a un problème, Mr. Linge, dit l’Américain. La station de Varsovie refuse absolument de s’occuper de cette histoire.

Malko crut avoir mal entendu.

— Comment ! fit-il. C’est directement de leur ressort. Hank Bower remua de gauche à droite sa belle tête de play-boy.

— Je sais. Mais le chef de station est à Langley en ce moment. Il a plaidé pour sa baraque. D’après lui, il a monté un réseau de pénétration très sensible en Pologne et veut rester en dehors de toute action de CE[24]. Ça pourrait faire des vagues.

— On ne peut rien faire ici, remarqua Malko.

— Right. You are absolutely correct, dit Hank Bower.

Silence. Lourd et interminable. Un ange passa et s’enfuit, épouvanté par ce qu’il avait vu dans la tête de l’Américain.

Malko se lança à l’eau.

— Vous n’avez pas l’intention de m’envoyer en Pologne quand même ?

— Ce serait, évidemment, la meilleure solution, dit Hank Bower, plein de diplomatie. D’ailleurs je ne suis pas le seul de cet avis…

Il tendit à Malko un télex déchiffré. Signé David Wise. Le patron de la division des opérations. Cape et épée. C’était succinct et charmant : « Compte sur vous. Contact avec objectif indispensable. »

Malko releva la tête.

— On a décidé d’avoir ma peau à Washington ? dit-il. C’est le grand nettoyage. La retraite ou le cercueil.

Hank Bower alluma une cigarette et tendit le paquet à Malko qui refusa.

— Ça a été ma première réaction, avoua le chef de station. Mais j’en ai parlé avec Ted, ici présent. À partir du moment où l’antenne de Varsovie refuse de traiter le cas, il faut envoyer quelqu’un. Vous parlez polonais et allemand, vous êtes européen…

— Et ma photo se trouve dans tous les bureaux du K.G.B., compléta Malko. Vous ignorez peut-être qu’il existe un pool de tous les services de renseignement de l’Est. Que les Polonais sauront quelle marque de dentifrice j’emploie dix minutes après que j’aurai mis le pied à Varsovie.

Bower balaya l’objection.

— Je ne l’ignore pas, mais soyons logiques. Ils ne vont pas vous flinguer à vue. Ils ne sont pas fous. Nous avons aussi des moyens de rétorsion. S’ils vous laissent entrer, le pire qu’ils puissent faire, c’est de tenter une manipulation. Cette affaire leur tient à cœur, non ?

Julius Zydowski n’aurait pas dit le contraire, pensa Malko. Devant son silence, l’Américain continua :

— L’idéal, pour eux, ce serait que vous alliez en Pologne, que vous fassiez une enquête et que vous repartiez convaincu que Roman Ziolek est bien un contestataire. À ce moment, ils ont intérêt à vous laisser revenir ici faire votre rapport, puisque vous tuez l’histoire. Donc, je crois que vous ne risquez rien, physiquement.

Malko écoutait, ébahi par un cynisme aussi tranquille.

— Séduisante construction de l’esprit, dit-il. Et si je trouve la preuve que l’opération est de l’intox ?

— Là, vous serez en danger, admit Hank Bower. Mais vous êtes un professionnel. Il suffit de garder une longueur d’avance. Si la station ne veut pas se mêler de l’enquête, ils vous aideront quand même. De plus, si vous partez, nous avons la promesse formelle du State Department que vous pourrez vous réfugier à l’ambassade en cas de coup dur.

— Quelle générosité ! soupira Malko.

On le poussait tout doucement dans le piège. Les fonctionnaires de la « Company » étaient vraiment des monstres froids. Tout pour la Raison d’État. En même temps, cela l’excitait. Il attaqua :

— Et sous quelle couverture vais-je débarquer à Varsovie ? Envoyé spécial de la C.I.A. ?

Bower prit un air absolument innocent.

— Mais vous n’avez pas besoin de couverture ! Vous y allez sous votre véritable identité, comme touriste. D’ailleurs, je crois que certains de vos ancêtres ont habité la Pologne, non ? C’est le voyage du souvenir et de la nostalgie réunis.

— En plein hiver, souligna Malko. C’est vraisemblable. L’Américain fit comme s’il n’avait pas entendu.

— La station de Varsovie vous arrangera quelques contacts pour commencer votre enquête. Ils ont des rapports avec les dissidents. N’oubliez pas que pour l’instant, en dépit de certains indices concordants, nous ne sommes sûrs de rien.

— Si, coupa Malko. Que les Polonais vont m’accueillir à bras ouverts…

Hank Bower daigna sourire.

— Pour que nous puissions agir, continua-t-il, il nous faut une preuve formelle de la trahison de Ziolek. Sinon, le dossier sera classé.

Malko rageait intérieurement. L’autre savait qu’il adorait aller au fond des choses.

— Ça peut prendre longtemps, très longtemps, objecta-t-il.

Bower secoua la tête.

— Pas forcément. L’avantage de votre présence là-bas, c’est que ça va remuer la merde… Ils risquent de prendre peur, si vous vous approchez trop près du pot aux roses, et de faire des gaffes. Il faudra en profiter…

Malko leva les yeux au ciel. S’il n’y avait pas eu de soudains problèmes de charpentes et de toiture dans son château de Liezen, il aurait probablement dit « non ». Mais il ne pouvait pas laisser pleuvoir dans ses pièces restaurées. Il soupira :

— Ah, que le Kriegspiel est joli… Je crains que votre belle construction ne s’effondre. Parce que je n’aurai jamais mon visa.

Hank Bower leva son cigare.

— Je vous parie un kilo de caviar. Parce que les Polonais savent que nous allons envoyer quelqu’un. Ils préfèrent que ce soit vous qu’ils connaissent.

— Que mon sang retombe sur votre tête, dit Malko. Mi-figue, mi-raisin.

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